Chapitre XV

Malko sortit de la Factory avec l’impression d’emmener un orchestre dans sa tête. L’air était tiède, avec la vague senteur d’essence qu’il y a toujours en Californie.

Gene Shirak était introuvable et il était deux heures du matin. Toutes les boîtes fermaient. Malko était certain qu’en ce moment Jill se trouvait en danger de mort, si elle n’était pas déjà morte.

Ficelé par la loi, le FBI et Albert Mann étaient impuissants ; ils risquaient d’intervenir trop tard. Tout en roulant sur Santa Monica Boulevard, Malko réfléchissait à ce qu’il pourrait tenter. Il tourna brusquement à droite dans Larrabee : il allait chez Gene Shirak : tout ce qu’il risquait était de se voir claquer la porte au nez.

Il y avait de la lumière dans le living-room. Malko essaya en vain de voir à travers les voilages, puis appuya sur le bouton de sonnette. Il entendit le tintement à deux tons, mais personne ne vint ouvrir.

Au bout de cinq minutes, il tourna le bouton de la porte et elle s’ouvrit. Malko entra. Toute la maison était éclairée. Il fit quelques pas à droite, vers le living, et s’arrêta, interdit.

Joyce Shirak était à quatre pattes sur la moquette blanche, en face de la TV, dodelinant doucement de la tête, un verre plein à côté d’elle. Visiblement ivre morte.

Malko l’appela et elle leva la tête, murmurant quelque chose d’inintelligible. Malko hésita. Mais il fallait trouver Gene.

— Où est Gene ? demanda-t-il.

Elle parut enfin le reconnaître, esquissa une grimace, et éructa :

— Sais pas. En train de baiser une de ses putains, comme d’habitude.

Dans un reste de dignité, elle parvint à se lever, mais elle pointa un doigt accusateur sur Malko :

— C’est lui que vous cherchez ?

— Mais non, assura Malko. Je passais seulement. Nous sommes voisins, vous savez…

Soudain, sans préavis, elle s’affala contre lui de toute la longueur de son corps. Son visage levé vers le sien, Malko faillit tomber raide : l’haleine de Joyce rappelait celle du Grand Collecteur. Il recula discrètement, mais elle le prit par la main et l’entraîna jusqu’au canapé blanc.

— On va passer une bonne soirée, bredouilla-t-elle.

Ce n’était pas évident. Joyce se rapprocha encore et dit, sur le ton de la confidence mondaine :

— Ce porc ne s’occupe jamais de moi…

Elle faisait vraisemblablement allusion à son mari. Malko était forcé de jouer le jeu. Joyce était trop saoule pour accepter la moindre discussion.

Brusquement, elle se leva, fit passer sa robe par dessus sa tête et regarda Malko avec défi dans un panty et un soutien-gorge verts : elle avait un corps mince, pas trop abîmé, mais presque sans poitrine. Elle vint s’asseoir sur les genoux de Malko et darda férocement une langue agile dans sa bouche. Après un baiser qui lui sembla interminable, elle s’effondra sur son épaule. Malko jugea le moment de prendre des risques.

— Vous ne savez pas ou est Jill Rickbell ? demanda-t-il.

Joyce sursauta, comme s’il l’avait mordue :

— Cette traînée ! Vous n’aimez donc que les putains. Malko tenta de plaider sa cause :

— Je crois qu’elle est en danger de mort…

— Qu’elle crève, cette salope, fit Joyce avec une profonde conviction.

— Je voudrais bien la trouver avant… Joyce se leva et s’écarta de Malko.

— Fous le camp, dit-elle. Fous le camp. Tu n’es qu’une ordure comme les autres.

À toute volée, elle le gifla. Il dut lui tenir les mains pour qu’elle ne récidive pas.

Visage contre visage, elle lui crachait sa haine dans une haleine de Chivas Régal.

— Si c’est elle que tu veux baiser, siffla-t-elle, vas-y donc. Elle doit y être dans leur baisoir. Elle y passe sa vie. Il croit que je ne suis pas au courant, Gene. Il ne sait pas que Seymour m’y a emmenée dans son baisoir, comme les autres…

— C’est plus grave que cela, protesta Malko.

Joyce ne répondit pas. Elle se leva, alla chercher le verre posé sur la moquette et revint en titubant jusqu’à dix centimètres de Malko. Ses yeux étaient injectés de sang et elle paraissait cinquante ans.

— Crève, salope, dit-elle à voix basse.

Malko ne vit pas partir le verre de whisky. Le liquide ambré lui brûla les yeux et dégoulina sur sa chemise. Joyce oscillait en face de lui.

Malko était déjà près de la porte. Au moins, il avait une idée de l’endroit où pouvait se trouver Jill.

Au moment où il l’atteignait, un verre s’écrasa contre le mur. L’adieu de Joyce. Il se retrouva dans la Mustang, perplexe. Il fallait trouver l’endroit que Joyce désignait comme le « baisoir de Seymour ». Il ignorait où joindre Seymour. La seule fille qui accepterait de l’aider était Sue, qui faisait partie de la bande. Elle savait sûrement où se trouvait la garçonnière de Seymour…

Mais Sue habitait tout en haut de Laurel Canyon. Encore une demi-heure perdue. Si elle était chez elle.


* * *

Erain et Gene Shirak discutaient à voix basse dans la Lincoln garée au parking du Food Giant de Santa Monica. Pour plus de sûreté, le producteur avait bloqué électriquement les portières. Il avait attendu dix minutes qu’Erain le rappelle à la cabine près du Candy Store. La Hongroise n’avait pas discuté pour le rejoindre quand il lui avait expliqué ce qui se passait. Gene avait raccompagné sa starlette, et avait attendu Erain.

— Vous êtes sûr qu’elle est encore là-bas ? demanda la Hongroise.

Depuis vingt minutes, ils parlaient de Jill. Gene dit sombrement :

— J’espère. Elle a peur de la police, heureusement. Elle m’attend.

— Il n’y avait rien dans les journaux ce soir ?

— Rien.

— Ça ne veut rien dire, personne n’est peut-être venu à la villa depuis, objecta Erain. De toute façon, il faut s’occuper de Jill.

— Bien sûr, dit faiblement le producteur.

Dans la pénombre, il vit le regard d’Erain posé sur lui et en eut froid dans le dos.

— N’ayez pas peur, fit la Hongroise, méprisante. Vous avez assez fait de gaffes comme cela. Si nous n’avions pas une mission à réussir, je ne vous demanderais plus rien. Je vais régler le sort de Jill Rickbell.

Gene éprouva à la fois un lâche soulagement et un dégoût intense pour lui-même.

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ? demanda-t-il.

— Vous voulez vraiment le savoir ?

Non, Gene Shirak ne voulait pas le savoir. Il ne voulait plus rien savoir. Erain ordonna :

— Expliquez-moi comment aller là-bas. Ensuite, filez dans n’importe quelle boîte et n’en bougez pas de la nuit.

Gene lui dit tout ce dont elle avait besoin. Erain écouta attentivement et ouvrit la portière.

— Tout sera bientôt fini, assura-t-elle. Et vous serez tranquille.

La portière claqua et Gene se retrouva seul. Il avait absolument besoin de voir des gens. Même si Erain ne lui en avait pas donné l’ordre, il aurait été s’étourdir.

Sue Scala était couchée en maillot au bord de sa piscine, à côté d’un blond athlétique dans la même tenue. Un électrophone à piles jouait de la musique douce. Malko avait pénétré par le jardin. Entre les deux, était posée l’inévitable bouteille de whisky. Malko se planta devant elle et Sue daigna sourire.

— Ah ! salut, fit-elle.

Et elle replongea dans ses vices. Marijuana et whisky.

Malko commençait à en avoir sa claque des dingues et des ivrognes. Il saisit Sue par ses courts cheveux roux, oubliant toute galanterie, et lui fit lever la tête.

— Sue, il faut que je vous parle.

Elle bafouilla :

— Laissez-moi, j’ai le cafard. Je me suis engueulé avec mon ancien mari. Il a été méchant. Il dit que je suis une traînée et que je finirai dans un asile.

N’eût été son excellente éducation, Malko lui aurait prédit la même chose.

Le gorille blond ouvrit un œil et fit jouer ses muscles :

— Foutez la paix à Sue, mec, dit-il. Ou je vous rentre dedans. C’est ma petite.

Malko ne répondit même pas.

— Sue, insista-t-il. Où se trouve la garçonnière de Seymour ?

Elle secoua la tête :

— Qu’est-ce que cela peut vous foutre ? Et, elle repartit dans le brouillard.

Cette fois, Malko n’hésita pas. Il prit l’actrice par le bras et la cuisse et la fit basculer dans la piscine. Le gorille se dressa avec un hurlement. Malko crut qu’il allait se frapper la poitrine avant de foncer. Tranquillement, il sortit le 38 et le braqua sur le plexus solaire de l’autre :

— Qu’est-ce que vous préférez ? Faire du café ou aller à l’hôpital ?

Encore une vocation de cuisinière rentrée. En grommelant, le blond partit vers la cuisine.

— Faites-le fort, cria Malko.

Sue barbotait, la tête hors de l’eau, étouffant et crachant. Il l’aida à sortir. Son maquillage avait coulé, c’était horrible. À peine au bord, elle retomba sur le matelas.

Sans hésiter, Malko la replongea dans l’eau. Il crut qu’elle n’allait pas remonter. Le gorille gronda de la cuisine, de façon beaucoup plus discrète. Malko plongea encore Sue deux fois dans la piscine. Elle suffoquait, pleurnichait, mais n’avait pas retrouvé la parole. Finalement, il l’enveloppa dans une serviette et l’emmena à la cuisine. Le café fumait sur la table. Malko ajouta de l’eau froide pour gagner du temps et fit boire toute la tasse à Sue. Maintenant, le gorille blond était absolument effaré.

À la seconde tasse de café, Sue s’ébroua, eut un hoquet et ouvrit des yeux démesurés. Malko lui fit ingurgiter une troisième tasse de café.

— Pourquoi me torturez-vous ainsi ? gémit-elle. Malko lui tapota la main.

— Pardon, Sue, mais c’est une question de vie ou de mort. Où se trouve la garçonnière de Seymour ?

Elle lui jeta un regard stupéfait :

— Comment êtes-vous au courant de cela ?

— Peu importe, fit Malko. Où est-ce ?

Elle se prit la tête à deux mains et fronça les sourcils. De petites veines rouges s’entrelaçaient sur ses joues. L’alcool.

— Attendez, c’est après Beverly Glen, une petite maison sur la gauche, dans…


* * *

« Darling » Jill se précipita à la porte en entendant la sonnette. Elle était en train de devenir folle d’angoisse. Cette maison déserte la déprimait.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle en voyant Erain.

La Hongroise entra et referma la porte derrière elle.

— Je viens de la part de Gene.

Jill détailla avec angoisse le visage brutal d’Erain. Une horrible panique descendit le long de sa colonne vertébrale. Elle s’assit et chercha une cigarette.

— Où est Gene ? gémit-elle. Il m’a promis qu’il allait venir.

Erain eut un sourire rassurant.

— Il a été retardé, je suis venu vous tenir compagnie, en l’attendant. Il n’y a pas de musique ici ?

« Darling » Jill se leva et alla mettre en marche le tourne-disque. La musique calma un peu sa panique. Elle préférait ne pas penser. Et si Gene était un assassin ? Comme elle aurait voulu que Sun soit là. Sans lui, elle se sentait impuissante et nue.

— Où est la salle de bains ? demanda poliment Erain.

Il n’y avait aucune menace dans sa voix, mais Jill frissonna. Dès que la Hongroise eut disparu, elle regarda le téléphone. C’était si facile d’appuyer sur le « 0 » et d’appeler la police.

Tout à coup, la musique emplit la pièce. Jill leva la tête. Erain venait de tourner à fond la puissance de l’électrophone. Elle s’avançait vers elle, le visage indifférent, une paire de longs ciseaux dans la main droite. Jill remarqua qu’elle avait ôté ses chaussures à hauts talons.

« Darling » Jill hurla. Mais la musique étouffa son cri. Puis elle se rua vers le téléphone, appuya sur le zéro. Le numéro de la Bel Air Patrol était collé sur le récepteur, mais elle n’avait pas le temps de le composer.

Erain plongea sur elle au moment où l’opératrice répondait. Une des branches des ciseaux s’enfonça dans la gorge de « Darling » Jill, sectionnant la carotide gauche. Un jet de sang éclaboussa son menton, elle lâcha l’appareil pour lutter. Mais la femme qui tenait les ciseaux était beaucoup plus forte qu’elle. Et elle voulait tuer. La lame s’enfonça encore plus dans la chair fragile de « Darling » Jill et elle tomba en arrière.


* * *

Malko se catapulta littéralement hors de la Mustang. Il y avait de la lumière dans la maison et le bruit de la musique s’entendait de la route.

Il se sentit si bête qu’il faillit faire demi-tour. Il allait encore tomber en pleine partouze. Il sonna en vain puis poussa la porte.

Tout de suite l’odeur fade du sang lui sauta au visage. La pièce était vide. Il alla à l’électrophone et le stoppa. Alors seulement, il aperçut une jambe dépassant de derrière le divan. Il s’approcha, sachant déjà ce qu’il allait trouver.

« Darling » Jill s’était débattue avec une énergie insoupçonnée. C’était une boucherie. La moquette était imprégnée de sang tout autour du corps. La jeune femme avait les yeux ouverts ; le visage déformé par une terreur abjecte. Elle avait vu venir la mort, une mort horrible. On l’avait égorgée, comme un animal. Il y avait du sang jusque sur son pantalon de cuir marron. Tous ses ongles étaient cassés.

Malko posa sa main sur sa joue. Elle était encore tiède. Le meurtre ne remontait pas à plus d’une heure. Si Sue avait été moins saoule, Jill serait peut-être encore vivante et il se serait heurté à son assassin.

Mais une fois de plus, il était arrivé trop tard. Décourageant. Pourquoi cette série de meurtres sauvages ? Maintenant, le seul homme à pouvoir répondre à cette question était Gene Shirak. Malko décrocha le téléphone et composa le numéro d’Albert Mann.


* * *

Gene Shirak commanda sa troisième bouteille de Dom Perignon.

Ruth, la femme de son avocat, qui n’avait pas plus de vingt-trois ans, le regarda avec admiration. Elle s’offrait si visiblement que c’en était gênant. Gene représentait tout ce qu’elle admirait dans l’existence : l’argent, la puissance, la renommée. Chaque fois que Jim, le mari de Ruth, sortait avec Gene Shirak, il souffrait le martyre. Mais il lui était impossible de refuser. Gene était son meilleur client.

Gene prit Ruth par la main.

— Allons danser !

Le producteur avait retrouvé le couple au « Climax », la seule boîte ouverte après deux heures du matin. L’enfer psychédélique du sous-sol battait son plein. Dans la quasi-obscurité, Ruth put se serrer à son aise contre le producteur. Celui-ci glissa la main entre son boléro et le pantalon de dentelle. La jeune femme creusa les reins pour qu’il puisse atteindre la peau de ses reins.

Ils ne s’étaient rien dit, mais Gene savait qu’elle était à lui. Le petit visage brun triangulaire cherchait à accrocher son regard. Sur le moment, il éprouva une grande chaleur heureuse, puis il pensa à Jill. Il était trois heures du matin. Tout devait être fini.

— J’en ai marre de danser, fit-il brutalement.

Ruth se demanda en quoi elle lui avait déplu. Elle se promit, à la prochaine danse, d’en faire encore plus.

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