Jon

Ils firent sortir le Roi-d’au-delà-du-Mur, les mains liées par une corde de chanvre et un nœud coulant autour du cou.

L’autre extrémité de la corde était enroulée autour du pommeau de selle du coursier de ser Godry Farring. Mort-des-Géants et sa monture étaient caparaçonnés d’acier argenté orné de nielle. Mance Rayder ne portait qu’une légère camisole qui laissait ses membres exposés au froid. Ils auraient pu lui rendre son manteau, songea Jon Snow, celui que la sauvageonne lui a rapiécé avec des bouts de soie écarlate.

Rien d’étonnant si le Mur pleurait.

« Mance connaît la forêt hantée mieux que n’importe quel patrouilleur », avait expliqué Jon au roi Stannis, dans un dernier effort pour convaincre Son Altesse que le Roi-d’au-delà-du-Mur leur serait plus utile vivant que mort. « Il connaît Tormund Fléau-d’Ogres. Il a combattu les Autres. Et il détenait le Cor de Joramun et n’a pas soufflé dedans. Il n’a pas fait crouler le Mur alors qu’il l’aurait pu. »

Ses paroles ne rencontrèrent qu’oreilles sourdes. Stannis était demeuré inébranlable. La loi était claire ; un déserteur devait perdre la vie.

Sous le Mur en larmes, dame Mélisandre leva ses pâles mains blanches. « Nous devons tous choisir, proclama-t-elle. Homme ou femme, jeune ou vieux, lord ou vilain, nos choix sont les mêmes. » Sa voix évoquait à Jon Snow l’anis, la muscade et les clous de girofle. Elle se tenait auprès du roi sur une tribune de bois dressée au-dessus de la fosse. « Nous choisissons entre la lumière et les ténèbres. Nous choisissons entre le bien et le mal. Nous choisissons entre le vrai dieu ou les faux. »

L’épaisse chevelure gris-brun de Mance Rayder lui vola dans la figure tandis qu’il avançait. Il se dégagea les yeux avec ses mains liées, en souriant. Mais quand il vit la cage, le courage lui faillit. Les gens de la reine l’avaient construite avec les arbres de la forêt hantée, des arbrisseaux et des branches souples, des rameaux de pin gluants de résine, et des doigts de barrals, blancs comme l’os. Ils les avaient ployés et entortillés les uns autour des autres de façon à tresser une nasse de bois, puis l’avaient suspendue haut au-dessus d’une fosse profonde remplie de bûches, de feuilles et de petit bois.

À cette vue, le roi sauvageon recula. « Non, s’écria-t-il, pitié. Ce n’est pas juste. Je ne suis pas le roi, ils… »

Ser Godry tira un coup sur la corde. Le Roi-d’au-delà-du-Mur n’eut d’autre choix que de le suivre en trébuchant, la corde étranglant ses mots. Lorsque Mance perdit pied, Godry le traîna sur le reste du parcours. Mance saignait quand les gens de la reine, mi-poussant, mi-portant, l’encagèrent. Une douzaine d’hommes d’armes hissèrent tous ensemble pour le soulever dans les airs.

Dame Mélisandre le regarda monter. « PEUPLE LIBRE ! Le voilà, votre roi des mensonges. Et voici le cor dont il promettait qu’il abattrait le Mur. » Deux des gens de la reine apportèrent le Cor de Joramun, noir avec des bandes de vieil or, huit pieds de long d’un bout à l’autre. Des runes étaient gravées dans ses bandeaux d’or, l’écriture des Premiers Hommes. Joramun avait péri des milliers d’années plus tôt, mais Mance avait retrouvé sa tombe sous un glacier, dans les sommets des Crocgivre. Et Joramun sonna du Cor de l’Hiver, et il éveilla les géants de la terre. Ygrid avait raconté à Jon que Mance n’avait jamais découvert le cor. Elle a menti, ou alors Mance le tenait secret même des siens.

Mille captifs observèrent à travers les barreaux de bois de leur enclos tandis qu’on brandissait le cor. Tous dépenaillés, à demi morts de faim. Les Sept Couronnes les appelaient sauvageons ; eux se nommaient le peuple libre. Ils ne paraissaient ni sauvages ni libres – seulement morts de faim et de peur, abasourdis.

« Le Cor de Joramun ? continua Mélisandre. Non. Appelez-le Cor des Ténèbres. Que tombe le Mur et la nuit tombera avec lui, la longue nuit qui jamais n’a de fin. Cela ne doit pas arriver, cela n’arrivera pas ! Le Seigneur de Lumière a vu ses enfants en péril et leur a envoyé un champion, Azor Ahaï ressuscité. » Elle désigna de la main Stannis, et le grand rubis à sa gorge palpita de lumière.

Il est la pierre, elle est la flamme. Les yeux du roi semblaient des ecchymoses bleues, profondément enfoncées dans un visage cave. Il était vêtu de plate grise, un manteau en tissu d’or bordé de fourrure volant sur ses larges épaules. Son pectoral portait un cœur ardent gravé au-dessus du sien. Ceignant son front, une couronne d’or roux avec des pointes qui se tordaient comme des flammes. Val se tenait auprès de lui, grande, belle. On l’avait couronnée d’un simple cercle de bronze sombre, et elle paraissait pourtant plus royale avec ce bronze que Stannis avec son or. Elle avait des yeux gris intrépides, qui ne cillaient point. Sous l’hermine de sa mante, elle portait du blanc et de l’or. Ses cheveux blonds comme miel avaient été coiffés en une tresse épaisse qui tombait de son épaule droite jusqu’à sa taille. Le froid dans l’air avait apposé de la couleur sur ses joues.

Dame Mélisandre ne portait nulle couronne, mais chaque homme ici présent savait qu’elle était la véritable reine de Stannis Baratheon, elle et non la femme sans attraits qu’il avait laissée grelotter à Fort-Levant. On racontait que le roi n’avait point l’intention d’envoyer chercher la reine Selyse et leur fille tant que Fort-Nox ne serait pas habitable. Jon se sentait marri pour elles. Le Mur n’offrait guère les conforts auxquels étaient accoutumées les dames sudières et les petites filles de haute naissance, et Fort-Nox n’en avait aucun. C’était un lieu lugubre, même en ses meilleures époques.

« PEUPLE LIBRE ! s’écria Mélisandre. Voyez ce qu’il advient de ceux qui choisissent les ténèbres ! »

Le Cor de Joramun s’enflamma.

Il s’embrasa avec un bruit de souffle tandis que des langues tourbillonnantes de feu vert et jaune dansaient en crépitant sur toute sa longueur. Le destrier de Jon, nerveux, broncha, et tout au long de la ligne d’autres cavaliers s’évertuèrent eux aussi à calmer leur monture. Une plainte monta de l’enclos lorsque le peuple libre vit son espoir prendre feu. Quelques-uns jetèrent des cris et des imprécations, mais la plupart s’abîmèrent dans le silence. L’espace d’un demi-battement de cœur, les runes gravées sur les bandeaux d’or parurent trépider dans l’air. D’une poussée, les gens de la reine firent dégringoler le cor dans la fosse à feu.

À l’intérieur de sa cage, Mance Rayder s’acharna avec ses mains liées sur le nœud coulant autour de son cou et hurla des phrases incohérentes sur la traîtrise et la sorcellerie, reniant sa royauté, reniant son peuple, reniant son nom, reniant tout ce qu’il avait jamais été. Il hurla en implorant pitié, maudit la femme rouge et partit d’un rire hystérique.

Jon observait sans ciller. Il n’osait faire montre de sensiblerie devant ses frères. Il avait ordonné que sortent deux cents hommes, plus de la moitié de la garnison de Châteaunoir. À cheval, en de solennelles rangées ébène, leurs grandes piques à la main, ils avaient relevé leurs cagoules pour placer leurs visages dans l’ombre… et dissimuler le fait que tant d’entre eux étaient des barbes grises et des gamins sans expérience. Le peuple libre craignait la Garde. Jon voulait qu’ils emportent cette peur avec eux dans leurs nouveaux foyers au sud du Mur.

Le cor s’écrasa au sein des bûches, des feuilles et du petit bois. En trois battements de cœur, toute la fosse flamba. Empoignant à deux mains les barreaux de sa cage, Mance sanglotait, suppliait. Quand le feu l’atteignit, il exécuta une petite danse. Ses cris devinrent un long hurlement inarticulé de peur et de souffrance. À l’intérieur de sa cage, il voletait comme une feuille embrasée, comme un papillon de nuit tombé dans la flamme d’une bougie.

Jon se surprit à se rappeler une chanson.

Frères, ô mes frères, mon temps ici s’achève,

Le Dornien a pris ma vie,

Mais qu’importe : tous les hommes crèvent,

Et au Dornien j’ai pris sa mie !

Val se tenait sur l’estrade aussi immobile que si on l’avait sculptée dans le sel. Elle ne pleurera ni ne détournera les yeux. Jon se demanda ce qu’aurait fait Ygrid à sa place. Ce sont les femmes qui sont fortes. Il se reprit à penser à Sam et à mestre Aemon, à Vère et au bébé. Elle me maudira jusqu’à son dernier souffle, mais je ne voyais pas d’autre issue. Fort-Levant avait signalé des tempêtes terribles sur le détroit. Je voulais les placer en sécurité. Les ai-je en vérité livrés en pâture aux crabes ? La nuit précédente, il avait rêvé de Sam noyé, d’Ygrid morte, sa flèche plantée en elle (la flèche n’avait pas appartenu à Jon, mais dans ses rêves, c’était toujours la sienne), de Vère versant des larmes de sang.

Jon Snow en avait assez vu. « Maintenant », décida-t-il.

Ulmer du Bois-du-Roi ficha sa lance dans le sol, prit son arc et encocha une flèche noire prise dans son carquois. Gentil Donnel Hill rejeta son capuchon pour l’imiter. Garth Plumegrise et Ben la Barbe placèrent des flèches, bandèrent leurs arcs et décochèrent.

Une flèche frappa Mance Rayder à la poitrine, une au ventre, une à la gorge. La quatrième heurta un des barreaux de bois de la cage, et vibra un instant avant de prendre feu. Les sanglots d’une femme résonnèrent contre le Mur tandis que le roi sauvageon s’effondrait mollement au fond de sa cage, auréolé de flammes. « À présent sa Garde est achevée », murmura doucement Jon. Mance Rayder avait jadis été un homme de la Garde de Nuit, avant de troquer son manteau noir contre un autre, avec des crevés de soie rouge vif.

En haut sur la plate-forme, Stannis faisait la grimace. Jon refusa de croiser son regard. Le fond de la cage de bois avait cédé, et ses barreaux se disloquaient. Chaque fois qu’une langue de feu montait, d’autres branches libérées dégringolaient, rouge cerise et noires. « Le Seigneur de Lumière a créé le soleil et la lune et les étoiles pour éclairer notre chemin, et nous a donné le feu pour tenir la nuit en respect, proclama Mélisandre aux sauvageons. Nul ne peut soutenir ses flammes.

Nul ne peut soutenir ses flammes », reprirent en écho les gens de la reine.

Les robes de la femme rouge, teintes d’un écarlate profond, se balançaient autour d’elle et ses cheveux cuivrés composaient un halo autour de son visage. De hautes flammes jaunes dansaient au bout de ses doigts, comme des griffes. « PEUPLE LIBRE ! Tes faux dieux ne peuvent pas t’aider. Ton faux cor ne t’a pas sauvé. Ton faux roi ne t’a apporté que la mort, le désespoir, la défaite… Mais ici se tient le vrai roi. CONTEMPLEZ SA GLOIRE ! »

Stannis Baratheon dégaina Illumination.

L’épée rutila, rouge, jaune et orange, toute vive de lumière. Jon avait déjà assisté au spectacle… mais pas comme ça, jamais encore comme ça. Illumination était le soleil devenu acier. Lorsque Stannis éleva la lame au-dessus de sa tête, les hommes durent détourner le regard ou se couvrir les yeux. Les chevaux piaffèrent, et l’un d’eux jeta son cavalier à terre. Dans la fosse, le brasier sembla se rétracter face à cet ouragan de lumière, comme un roquet se recroqueville devant un dogue. Le Mur lui-même revêtit des teintes rouges, rosées et orange, tandis que des vagues de couleur dansaient sur la glace. Est-ce donc là la puissance du sang des rois ?

« Westeros n’a qu’un roi », clama Stannis. Sa voix résonnait avec rudesse, sans rien de la mélodie de celle de Mélisandre. « Avec cette épée, je défends mes sujets et je détruis ceux qui les menacent. Ployez le genou et je vous promets de la nourriture, des terres et la justice. Agenouillez-vous et vous vivrez. Ou partez et mourez. Le choix vous appartient. » Il glissa Illumination dans son fourreau et le monde s’obscurcit de nouveau, comme si le soleil avait passé derrière un nuage. « Ouvrez les portes. »

« OUVREZ LES PORTES ! » beugla ser Clayton Suggs d’une voix aussi grave qu’une trompe de guerre. « OUVREZ LES PORTES ! » reprit ser Corliss Penny en écho, pour relayer l’ordre aux gardes. « OUVREZ LES PORTES ! » gueulèrent les sergents. Les hommes s’empressèrent d’obéir. Des épieux aiguisés furent arrachés au sol, des planches jetées en travers de fossés profonds, et les portes de l’enclos grandes ouvertes. Jon Snow leva la main et l’abaissa, et les rangs noirs s’écartèrent sur la droite et sur la gauche, dégageant un passage jusqu’au Mur, où Edd-la-Douleur Tallett ouvrit la porte en fer d’une poussée.

« Venez, les encouragea Mélisandre. Venez à la lumière… ou courez rejoindre les ténèbres. » Dans la fosse au-dessous d’elle crépitait l’incendie. « Si vous choisissez la vie, venez à moi. »

Et ils vinrent. D’abord lentement, certains en boitant, ou appuyés sur leurs camarades, les captifs commencèrent à émerger de leur enclos grossièrement édifié. Si vous voulez manger, venez à moi, songea Jon. Si vous ne voulez pas geler ou crever de faim, soumettez-vous. Hésitant à l’affût d’un piège, les premiers prisonniers traversèrent les planches et le cercle d’épieux, pour aller vers Mélisandre et le Mur. D’autres les imitèrent, lorsqu’ils virent qu’il n’était advenu aucun mal aux premiers passés. Puis davantage, jusqu’à ce que cela devienne un flot régulier. Des gens de la reine en jaque cloutée et demi-heaumes tendaient au passage à chaque homme, femme et enfant un morceau de barral : un bâton, une branche cassée, pâle comme un os brisé, une liasse de feuilles rouge sang. Un morceau des anciens dieux pour nourrir le nouveau. Jon plia les doigts de sa main d’épée.

La chaleur de la fosse était palpable, même à cette distance ; pour les sauvageons, elle devait être terrible. Il vit des hommes se contracter en approchant des flammes, entendit des enfants pleurer. Quelques-uns se tournèrent vers la forêt. Il regarda une jeune femme s’éloigner en trébuchant, un enfant à chaque main. Chaque fois qu’elle avançait de quelques pas, elle se retournait pour s’assurer que personne ne les poursuivait, et lorsqu’elle atteignit les arbres, elle se mit à courir. Un vieillard chenu empoigna la branche de barral qu’on lui tendait et en usa comme d’une arme, frappant avec elle jusqu’à ce que les gens de la reine convergent sur lui avec des lances. Les suivants durent contourner son corps ; finalement, ser Corliss le fit jeter au brasier. Ils furent plus nombreux dans le peuple libre à choisir les bois après cela… Un sur dix, peut-être.

Mais la plupart continuèrent de venir. Derrière eux, il n’y avait que le froid et la mort. Devant eux, l’espoir. Ils vinrent, serrant leurs bribes de bois jusqu’à ce que vienne le moment d’en alimenter les flammes. R’hllor était un dieu jaloux, toujours inassouvi. Aussi le nouveau dieu dévora-t-il le cadavre des anciens, et projeta-t-il sur le Mur les ombres gigantesques de Stannis et de Mélisandre, noires contre les reflets rougeoyant sur la glace.

Sigorn fut le premier à s’agenouiller devant le roi. Le nouveau Magnar de Thenn était une réplique plus jeune et plus courtaude de son père – mince, dégarni, portant grèves de bronze et chemise de cuir cousue d’écailles de bronze. Puis vint Clinquefrac, dans une bruyante armure d’os et de cuir bouilli, avec pour casque un crâne de géant. Sous les os se terrait une créature ravagée et piteuse avec ses dents brunes et fendues et ses yeux aux blancs teintés de jaune. Un homme petit, malveillant et sournois, aussi borné que cruel. Jon ne croyait pas un instant qu’il resterait loyal. Il se demanda ce que ressentait Val en le voyant s’agenouiller, pardonné.

Suivirent des dirigeants de moindre importance. Deux chefs de clan des Pieds Cornés, dont les pieds étaient noirs et durs. Une vieille sage, révérée par les peuples de la Laiteuse. Un gamin de douze ans, maigre, aux yeux sombres, le fils d’Alfyn Freux-buteur. Halleck, frère d’Harma la Truffe, avec les cochons de sa sœur. Chacun mit un genou en terre devant le roi.

Il fait trop froid pour cette comédie, jugea Jon. « Le peuple libre méprise les agenouillés, avait-il mis en garde Stannis. Laissez-leur préserver leur fierté et ils ne vous en aimeront que mieux. » Sa Grâce n’avait point voulu écouter. Il avait répliqué : « D’eux, j’attends des épées, pas des baisers. »

Ayant ployé le genou, les sauvageons défilèrent d’un pas pénible devant les rangs des frères noirs, jusqu’à la porte. Jon avait délégué Tocard, Satin et une demi-douzaine d’autres pour les guider à travers le Mur avec des torches. De l’autre côté, les attendaient des bols de soupe à l’oignon chaude, des morceaux de pain noir et des saucisses. Des vêtements, aussi : des manteaux, des chausses, des bottes, des tuniques, des gants de bon cuir. Ils dormiraient sur des piles de paille propre, avec des feux ronflants pour tenir en respect le froid de la nuit. Le roi était par-dessus tout méthodique. Tôt ou tard, cependant, Tormund Fléau-d’Ogres lancerait un nouvel assaut contre le Mur et, quand viendrait cette heure, Jon se demandait quel camp les nouveaux sujets de Stannis choisiraient. Tu peux leur donner des terres et de la miséricorde, mais le peuple libre choisit ses propres rois, et ils avaient choisi Mance, pas toi.

Bowen Marsh approcha sa monture de celle de Jon. « Voilà un jour que je n’aurais jamais pensé voir. » Le lord Intendant avait visiblement maigri depuis sa blessure à la tête reçue au pont des Crânes. Une portion d’oreille avait disparu. Il ne ressemble plus guère à une pomme granate, songea Jon. « Nous avons versé notre sang pour arrêter les sauvageons dans la Gorge, déclara Marsh. Des hommes braves ont péri là-bas, des amis, des frères. Pour quel résultat ?

— Le royaume nous maudira tous pour ça, déclara ser Alliser Thorne sur un ton venimeux. Chaque honnête homme de Westeros détournera la tête pour cracher, à la mention de la Garde de Nuit. »

Que sais-tu des honnêtes gens ? « Silence dans les rangs. » Ser Alliser usait de plus de circonspection depuis que lord Janos avait perdu sa tête, mais sa malveillance était toujours présente. Jon avait songé à lui confier le commandement que Slynt avait refusé, mais il tenait à conserver l’homme à ses côtés. Il a toujours été le plus dangereux des deux. Il avait nommé à sa place un intendant de Tour Ombreuse, blanchi sous le hamois, afin de prendre en main Griposte.

Il espérait que ces deux nouvelles garnisons feraient une différence. La Garde peut verser le sang du peuple libre, mais, au bout du compte, nous n’avons aucun espoir de les arrêter. Livrer Mance Rayder aux flammes n’avait pas changé cette vérité. Nous sommes toujours trop peu et eux trop nombreux et, sans patrouilleurs, nous sommes pratiquement aveugles. Il faut que j’envoie des hommes. Mais si je le fais, reviendront-ils ?

Le tunnel traversait le Mur par un goulet étroit et sinueux, et nombre de sauvageons étaient vieux, malades ou blessés, si bien que la progression s’effectuait avec une pénible lenteur. Le temps que le dernier d’entre eux ait plié le genou, la nuit était tombée. Le feu dans la fosse brûlait bas, et l’ombre du roi sur le Mur avait rétréci jusqu’à un quart de sa taille première. Jon Snow distinguait son souffle dans l’air. Il fait froid, constata-t-il, et cela ne fait que commencer. Cette comédie a assez duré.

Une quarantaine de captifs s’attardaient près de l’enclos. Parmi eux, quatre géants, des créatures massives et hirsutes aux épaules voûtées, aux jambes aussi grandes que des troncs d’arbre et aux énormes pieds écartés. En dépit de leur envergure ils auraient quand même pu passer sous le Mur, mais l’un d’eux refusait d’abandonner son mammouth, et les autres, de le quitter. Le reste de ces traînards avaient tous taille humaine. Certains étaient morts, d’autres mourants ; davantage encore étaient des parents ou des proches, qui n’acceptaient pas de les laisser, fût-ce pour un bol de soupe à l’oignon.

Certains grelottant, d’autres trop engourdis pour grelotter, ils écoutèrent la voix du roi dont l’écho roulait contre le Mur. « Vous êtes libres de partir, leur dit Stannis. Racontez à votre peuple ce dont vous avez été témoins. Dites-leur que vous avez vu le vrai roi, et qu’ils sont les bienvenus en son royaume tant qu’ils en préservent la paix. Sinon, qu’ils fuient ou qu’ils se cachent. Je ne tolérerai plus aucune attaque contre mon Mur.

Un royaume, un dieu, un roi ! » lança dame Mélisandre.

Les gens de la reine reprirent le cri, martelant de la hampe de leurs lances leurs boucliers. « Un royaume, un dieu, un roi ! STANNIS ! STANNIS ! UN ROYAUME, UN DIEU, UN ROI ! »

Val ne se joignait pas au cri scandé, constata Jon. Ni les frères de la Garde de Nuit. Durant le tumulte, les quelques sauvageons qui restaient se fondirent entre les arbres. Les géants furent les derniers à partir, deux à califourchon sur le dos d’un mammouth, les deux autres à pied. Seuls les morts furent laissés en arrière. Jon regarda Stannis descendre de l’estrade, Mélisandre auprès de lui. Son ombre rouge. Elle ne quitte jamais longtemps son côté. La garde d’honneur du roi prit position autour d’eux – ser Godry, ser Clayton et une douzaine d’autres chevaliers, tous gens de la reine. Le clair de lune luisit sur leur armure et le vent fouetta leurs manteaux. « Lord Intendant, ordonna Jon à Marsh, démantelez cet enclos pour en faire du bois pour le feu et jetez les cadavres dans les flammes.

— À vos ordres, messire. » Marsh aboya des ordres, et une nuée de ses assistants sortit des rangs pour s’attaquer aux parois de bois. Le lord Intendant les regarda faire, la mine sombre. « Ces sauvageons… Croyez-vous qu’ils resteront loyaux, messire ?

— Certains, oui. Pas tous. Nous avons nos couards et nos félons, nos faibles et nos sots, tout comme eux.

— Nos vœux… Nous avons juré de protéger le royaume…

— Une fois que le peuple libre sera installé sur le Don, il deviendra partie du royaume, fit observer Jon. L’époque est désespérée, et le deviendra probablement plus encore. Nous avons vu le visage de notre véritable ennemi, un visage blanc et mort aux yeux bleus lumineux. Le peuple libre a vu cette face, également. En cela, Stannis ne se trompe pas. Nous devons faire cause commune avec les sauvageons.

— Cause commune contre un ennemi commun, je pourrais m’accorder avec cela, répondit Bowen Marsh, mais cela ne signifie pas que nous devions laisser des dizaines de milliers de sauvages à demi morts de faim passer le Mur. Qu’ils retournent dans leurs villages et qu’ils se battent là-bas contre les Autres, tandis que nous murons les portes. Ce ne sera pas difficile, à ce que me dit Othell. Il nous suffit de combler les tunnels avec des quartiers de roc et de déverser de l’eau par les meurtrières. Le Mur fera le reste. Le froid, le poids… Dans un cycle de lune, ce sera comme s’il n’y avait jamais eu de porte. Tout ennemi devra se creuser un passage.

— Ou grimper.

— Peu probable. Il ne s’agit pas de razzieurs venus dérober une épouse et un peu de butin. Tormund aura avec lui de vieilles femmes, des enfants, des troupeaux de moutons et de chèvres, et même des mammouths. Il a besoin d’une porte, et il n’en reste que trois. Et s’il devait envoyer des grimpeurs, eh bien, se défendre contre des grimpeurs est aussi aisé que de harponner des poissons dans un seau. »

Jamais les poissons ne remontent hors du seau pour venir te planter une lance dans le ventre. Jon avait déjà escaladé le Mur.

Marsh poursuivit : « Les archers de Mance Rayder ont dû décocher sur nous dix mille flèches, à en juger par le nombre de projectiles perdus que nous avons ramassés. Moins d’une centaine ont atteint nos hommes au sommet du Mur, la plupart portées par une subite rafale de vent. Alyn des Roseraies a été le seul homme à mourir là-haut et c’est sa chute qui l’a tué, pas la flèche qui lui a piqué la jambe. Donal Noye a péri afin de tenir la porte. Un acte de bravoure, certes… Mais si l’on avait scellé la porte, peut-être notre brave armurier serait-il toujours des nôtres. Que nous affrontions cent ennemis ou cent mille, tant que nous occupons le sommet du Mur, ils ne peuvent nous faire de mal. »

Il n’a pas tort. L’ost de Mance Rayder s’était brisé contre le Mur comme la vague sur une côte rocheuse, alors que les défenseurs se résumaient à une poignée de vieillards, de jeunes inexpérimentés et d’estropiés. Cependant, la méthode que suggérait Bowen allait à l’encontre de tous les instincts de Jon. « Si nous murons les portes, nous ne pourrons pas envoyer de patrouilleurs, fit-il observer. Nous serons aveugles.

— La dernière patrouille de lord Mormont a coûté à la Garde le quart de ses hommes, messire. Nous avons besoin de conserver les forces qu’il nous reste. Chaque mort nous diminue, et nous sommes déjà tellement dispersés sur nos positions… Occupe les hauteurs et tu remporteras la bataille, disait mon oncle. Il n’y a pas de plus haute position que le Mur, lord Commandant.

— Stannis promet des terres, de la nourriture et la justice à tous les sauvageons qui ploient le genou. Jamais il ne nous autorisera à murer ces portes. »

Marsh hésita. « Lord Snow, je ne suis pas homme à colporter des rumeurs, mais il se dit que vous devenez trop… vous vous liez trop avec lord Stannis. Certains suggèrent même que vous êtes… un… »

Un rebelle et un tourne-casaque, certes, et un bâtard, et un zoman par-dessus le marché. Janos Slynt n’était plus là, mais ses mensonges résistaient. « Je sais ce que l’on raconte. » Jon avait entendu les murmures, vu des hommes se détourner quand il traversait la cour. « Que voudraient-ils que je fasse, que je tire l’épée contre Stannis et les sauvageons tout d’un bloc ? Sa Grâce a trois fois le nombre de combattants dont nous disposons, et il est par ailleurs notre invité. Les lois de l’hospitalité le protègent. Et nous avons une dette envers lui et les siens.

— Lord Stannis nous a prêté main-forte quand nous avions besoin d’aide, s’entêta Marsh, mais il demeure un rebelle, et sa cause est perdue. Autant que nous le serons, si le Trône de Fer nous tient pour des traîtres. Nous devons nous assurer de ne pas choisir le côté des perdants.

— Il n’est pas dans mon intention de choisir un côté, répliqua Jon, mais je ne suis pas aussi sûr de l’issue de cette guerre que vous semblez l’être, messire. Pas après la mort de lord Tywin. » Si l’on devait croire les nouvelles venues par la route Royale, la Main du Roi avait péri, assassinée par son nain de fils tandis qu’elle trônait sur une chaise percée. Jon avait connu Tyrion Lannister, brièvement. Il m’a pris la main et considéré comme un ami. Difficile d’imaginer que le petit homme avait en lui la force de tuer son propre père, mais la réalité du trépas de lord Tywin ne semblait faire aucun doute. « Le lion à Port-Réal est un lionceau, et l’on sait que le Trône de Fer a déjà taillé des adultes en pièces.

— Ce peut être un enfant, messire, mais… Le roi Robert était fort aimé, et la plupart des hommes continuent d’accepter que Tommen est son fils. Plus ils voient lord Stannis et moins ils l’aiment, et moins nombreux encore sont ceux qui apprécient dame Mélisandre avec ses feux et son austère dieu rouge. Ils se plaignent.

— Ils se plaignaient aussi du lord Commandant Mormont. Les hommes adorent se plaindre de leurs épouses et de leurs lords, m’a dit celui-ci un jour. Ceux qui n’ont pas de femmes se plaignent deux fois plus de leurs lords. » Jon Snow jeta un coup d’œil vers l’enclos. Deux palissades étaient tombées, une troisième ne tarderait guère. « Je vous laisse ici en terminer, Bowen. Assurez-vous que tous les cadavres sont brûlés. Merci de vos conseils. Je vous le promets, je vais réfléchir à tout ce que vous avez dit. »

De la fumée et des cendres volantes flottaient encore dans l’air autour de la fosse quand Jon retourna au trot vers la porte. Là, il mit pied à terre, pour guider son destrier à travers la glace jusqu’au côté sud. Edd-la-Douleur le précéda avec une torche. Sa flamme léchait le plafond, si bien que des larmes froides dégouttelaient sur eux à chaque pas.

« Ça me soulage d’avoir vu brûler ce cor, messire, commenta Edd. La nuit dernière encore, j’ai rêvé que je pissais du haut du Mur au moment où quelqu’un décidait de sonner de ce cor. Oh, c’est pas que j’ me plaigne. Ça valait mieux que mon ancien rêve où Harma la Truffe me donnait à bouffer à ses cochons.

— Harma est morte.

— Mais pas ses cochons. Ils me regardent de la façon qu’avait l’Égorgeur de lorgner les jambons. J’ veux pas dire que les sauvageons nous veulent du mal. Oh, certes, on a taillé leurs dieux en pièces pour leur faire cramer les morceaux, mais on leur a refilé de la soupe à l’oignon. Ça compte pour quoi, un dieu, comparé à un bon bol de soupe à l’oignon ? Personnellement, pour moi, un bol, ça serait pas de refus. »

Les relents de fumée et de chair brûlée s’accrochaient encore à la tenue noire de Jon. Il savait qu’il devait manger un peu, mais c’était de compagnie qu’il avait besoin, et non de nourriture. Une coupe de vin avec mestre Aemon, quelques mots au calme avec Sam, quelques rires avec Pyp, Grenn et Crapaud. Mais Aemon et Sam étaient partis, et ses autres amis… « Je prendrai mon repas avec les hommes, ce soir.

— Bœuf bouilli et betteraves. » Edd-la-Douleur semblait toujours connaître ce qui mijotait. « Hobb dit qu’il n’a plus de raifort, par contre. À quoi bon le bœuf bouilli, sans raifort ? »

Depuis que les sauvageons avaient incendié l’ancienne salle commune, les hommes de la Garde de Nuit prenaient leurs repas dans la cave de pierre située sous l’armurerie, une caverne spacieuse divisée par deux rangées de piliers carrés en pierre, avec des plafonds en voûte, et des murs bordés de grandes barriques de vin et de bière. Lorsque Jon entra, quatre ouvriers jouaient aux dominos à la table la plus voisine de l’escalier. Plus près du feu étaient assis un groupe de patrouilleurs et quelques gens du roi, en train de discuter doucement.

Les hommes plus jeunes étaient réunis à une autre table, où Pyp avait poignardé un navet avec son couteau. « La nuit est sombre et hantée de navets, annonça-t-il d’une voix solennelle. Prions pour qu’arrive la venaison, mes enfants, avec des oignons et un peu de bonne sauce. » Ses amis rirent – Grenn, Crapaud, Satin, tous là.

Jon Snow ne se joignit pas aux rires. « Se moquer de la religion d’un autre est tâche de sot, Pyp. Et dangereux, de surcroît.

— Si le dieu rouge se sent offensé, qu’il me foudroie sur-le-champ. »

Tous les sourires s’étaient effacés. « C’est de la prêtresse que nous riions », intervint Satin, un joli jeune homme souple qui se prostituait jadis à Villevieille. « Il n’y avait là que plaisanterie, messire.

— Vous avez vos dieux, elle a les siens. Laissez-la en paix.

— Elle laisse pas nos dieux en paix, protesta Crapaud. Elle traite les Sept de faux dieux, m’sire. Et les anciens dieux aussi. Elle a forcé les sauvageons à cramer des branches de barral. Z’avez bien vu.

— Dame Mélisandre n’est pas sous mes ordres. Vous, si. Je ne veux aucune animosité entre les gens du roi et les miens. »

Pyp posa une main sur le bras de Crapaud. « Cesse de coasser, bon Crapaud, car le grand lord Snow a parlé. » Pyp se remit debout d’un bond et adressa à Jon une moqueuse courbette. « Je vous demande pardon. Dorénavant, point n’agiterai même mes oreilles sans la seigneuriale permission de Votre Seigneurie. »

Il prend tout cela comme un jeu. Jon avait envie de le secouer pour lui faire entrer un peu de bon sens dans le crâne. « Agite tes oreilles tout ton content. C’est l’agitation de ta langue qui crée les ennuis.

— Je veillerai à ce qu’il soit plus discret, promit Grenn, et je le cognerai s’il ne l’est pas. » Il hésita. « Messire, voulez-vous souper avec nous ? Owen, pousse-toi, laisse de la place à Jon. »

Rien n’aurait plus satisfait Jon. Non, dut-il se dire. Ce temps est révolu. Cette compréhension se tordit dans son ventre comme un couteau. Ils l’avaient choisi pour gouverner. Le Mur était à lui, et leurs vies lui appartenaient aussi. Un lord peut aimer les hommes qu’il commande, entendait-il encore son père dire, mais il ne saurait être leur ami. Un jour, il devra peut-être siéger pour les juger, ou les envoyer à la mort. « Un autre jour, mentit le lord Commandant. Edd, veille donc à ton souper. J’ai du travail à terminer. »

L’air extérieur semblait encore plus froid qu’auparavant. De l’autre côté du château, il voyait la clarté des chandelles briller aux fenêtres de la tour du Roi. Val se tenait sur le toit de la tour, les yeux levés vers le Mur. Stannis la gardait étroitement enfermée dans des appartements au-dessus des siens, mais l’autorisait à se promener sur le chemin de ronde pour prendre de l’exercice. Elle paraît seule, songea Jon. Seule et belle. Ygrid avait été jolie à sa façon, avec ses cheveux roux comme d’un baiser du feu, mais c’était son sourire qui avait animé son visage. Val n’avait pas besoin de sourire ; elle aurait tourné la tête des hommes dans n’importe quelle cour du vaste monde.

Malgré tout, la princesse sauvageonne n’était guère aimée de ses geôliers. Elle les traitait tous avec dédain d’« agenouillés » et avait tenté de s’évader à trois reprises. Lorsqu’un homme d’armes s’était laissé aller à la négligence en sa présence, elle avait vivement arraché le poignard du garde à son fourreau pour l’en frapper au cou. Un pouce de plus sur la gauche, et il aurait bien risqué périr.

Seule, belle et dangereuse, réfléchit Jon, et j’aurais pu l’avoir à moi. Elle, ainsi que Winterfell et le nom du seigneur mon père. Mais il avait opté plutôt pour un manteau noir et un mur de glace. Opté plutôt pour l’honneur. Une sorte d’honneur, faite pour les bâtards.

Le Mur se dressait sur sa droite tandis qu’il traversait la cour. L’escarpement de glace luisait, pâle, mais au-dessous tout n’était qu’ombre. À la porte, une trouble lueur orange filtrait à travers les barreaux, à l’endroit où les gardes avaient cherché refuge contre le vent. Jon entendait grincer les chaînes de la cage à poulie qui se balançait et raclait contre la glace. Tout en haut, les sentinelles devaient se pelotonner autour d’un brasero dans la cahute de réchauffage, en criant pour se faire entendre par-dessus le vent. À moins qu’ils n’aient renoncé à leurs efforts, et que chaque homme soit abîmé dans sa propre mare de silence. Je devrais parcourir la glace. Le Mur m’appartient.

Il marchait sous la carcasse de la tour du lord Commandant, croisant l’endroit où Ygrid était morte dans ses bras, quand Fantôme apparut près de lui, son souffle chaud ennuageant le froid. Au clair de lune, ses yeux rouges luisaient comme des flaques de flamme. Le goût du sang chaud envahit la bouche de Jon, et il sut que Fantôme avait tué, cette nuit. Non, se dit-il. Je suis un homme, pas un loup. Il se frotta la bouche avec le revers de sa main gantée et cracha.

Clydas occupait encore les appartements au-dessous de la roukerie. Quand Jon frappa à la porte, il vint en traînant des pieds, une salamandre à la main, pour entrebâiller le battant. « Je dérange ? demanda Jon.

— Pas du tout. » Clydas ouvrit la porte plus grand. « Je réchauffais du vin. Voulez-vous prendre une coupe, messire ?

— Avec plaisir. » Il avait les mains raidies de froid. Il retira ses gants et plia les phalanges.

Clydas regagna l’âtre pour remuer le vin. Il a soixante ans, au bas mot. Un vieillard. Il ne paraissait jeune qu’en comparaison avec Aemon. Court et rond, il avait les yeux roses et troubles d’une créature nocturne. Quelques cheveux blancs s’accrochaient à son crâne. Lorsque Clydas versa, Jon tint la coupe à deux mains, huma les épices, avala. La chaleur se répandit dans sa poitrine. Il but de nouveau, à longs traits avides, pour laver de sa bouche le goût du sang.

« Les gens de la reine disent que le Roi-d’au-delà-du-Mur a péri comme un lâche. Qu’il a imploré sa grâce et renié sa royauté.

— En effet. Illumination a plus resplendi que je ne l’avais jamais vue faire. Aussi brillante que le soleil. » Jon leva sa coupe. « À Stannis Baratheon et à son épée magique. » Le vin eut de l’amertume dans sa bouche.

« Sa Grâce n’est pas un homme facile. Rares le sont, chez les porteurs de couronne. Bien des hommes bons ont fait de mauvais rois, disait mestre Aemon, et inversement.

— Il était bien placé pour le savoir. » Aemon Targaryen avait vu neuf monarques se succéder sur le Trône de Fer. Il avait été fils, frère et oncle de rois. « J’ai regardé l’ouvrage que mestre Aemon m’a laissé. Le Compendium de Jade. Les pages qui parlent d’Azor Ahaï. Illumination était son épée. Trempée dans le sang de son épouse s’il faut en croire Votar. De ce jour, Illumination n’a jamais été froide au toucher, mais chaude, aussi chaude que l’avait été Nissa Nissa. À la bataille, la lame brûlait d’une ardeur féroce. Un jour, Azor Ahaï a combattu un monstre. Quand il a plongé la lame dans le ventre de la bête, le sang de celle-ci s’est mis à bouillir. De la fumée et de la vapeur se sont déversées de sa gueule, ses yeux ont fondu et dégouliné sur ses joues, et son corps s’est embrasé. »

Clydas cligna les yeux. « Une épée qui engendre sa propre chaleur…

— … serait fort commode, sur le Mur. » Jon déposa sa coupe de vin et enfila ses gants noirs en peau de taupe. « Dommage que celle que manie Stannis soit froide. Je serai curieux de voir comment son Illumination se comporte à la bataille. Merci pour le vin. Fantôme, avec moi. » Jon Snow releva le capuchon de son manteau et tira la porte. Le loup blanc le suivit dans la nuit.

L’armurerie était obscure et silencieuse. Jon adressa un signe de tête aux gardes avant de longer les râteliers d’armes muets jusqu’à ses appartements. Il accrocha son épée à une patère près de la porte et son manteau à une autre. Quand il retira ses gants, il avait les mains engourdies et glacées. Il lui fallut un long moment pour allumer les chandelles. Fantôme se roula en boule sur son tapis et s’endormit, mais Jon ne pouvait pas encore aller se reposer. La table en pin abîmée était couverte de cartes du Mur et des terres au-delà, une liste de patrouilleurs et une lettre de Tour Ombreuse, rédigée de l’écriture souple de ser Denys Mallister.

Il relut la missive de Tour Ombreuse, tailla une plume et déboucha un pot d’encre noire et épaisse. Il rédigea deux lettres, la première pour ser Denys, la deuxième pour Cotter Pyke. Tous deux le harcelaient pour obtenir plus d’hommes. Halder et Crapaud, il les assigna dans l’ouest à Tour Ombreuse, Grenn et Pyp à Fort-Levant. L’encre coulait mal, et tous ses mots semblaient secs, rudes et patauds, mais il s’entêta.

Lorsqu’il déposa enfin la plume, la chambre était sombre et froide, et il sentait ses murs se refermer sur lui. Perché au-dessus de la fenêtre, le corbeau du Vieil Ours le considérait avec des yeux noirs et sagaces. Mon dernier ami, se dit Jon avec amertume. Et j’ai intérêt à te survivre, sinon tu me picoreras le visage, à moi aussi. Fantôme ne comptait pas. Fantôme était plus proche qu’un ami. Fantôme faisait partie de lui.

Jon se leva et monta les marches jusqu’au lit étroit qui avait naguère été celui de Donal Noye. Voilà mon lot, comprit-il en se déshabillant, maintenant et à jamais.

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