Bran

Est-ce qu’on arrive bientôt ?

Si Bran ne prononça jamais ces mots à haute voix, il les eut souvent sur le bout de la langue durant la progression de la compagnie dépenaillée à travers des futaies de chênes anciens et d’immenses vigiers gris-vert, croisant de lugubres pins plantons et des marronniers bruns dénudés. Est-ce qu’on approche ? se demandait le jeune garçon, pendant qu’Hodor gravissait une pente empierrée ou s’enfonçait dans une crevasse sombre où des traînées de neige sale lui crissaient sous les pieds. Combien de temps encore ? s’interrogeait-il, tandis que le grand orignac soulevait des gerbes d’eau en franchissant un ruisseau à demi pris par les glaces. Combien de trajet reste-t-il ? Qu’il fait froid. Où est la corneille à trois yeux ?

Tanguant dans sa hotte d’osier sur le dos d’Hodor, le garçon se tassa, baissant la tête alors que le colossal garçon d’écurie passait sous une branche de chêne. La neige avait recommencé à tomber, humide et lourde. Hodor avançait, un œil clos par la glace, sa barbe brune et drue changée en hallier de givre, des glaçons accrochés au bout de sa moustache épaisse. Une main gantée empoignait encore la longue épée bâtarde en fer rouillé qu’il avait prise dans les cryptes sous Winterfell et, de temps en temps, il en frappait une branche, libérant une averse de neige. « Hod-d-d-d-dor », grommelait-il, en claquant des dents.

Ce bruit procurait un étrange réconfort. Tout au long du périple qui les avait conduits de Winterfell au Mur, Bran et ses compagnons avaient rendu les lieues plus courtes en discutaillant et en échangeant des histoires, mais il en allait autrement, ici. Même Hodor le sentait. Il poussait ses hodors moins souvent qu’il n’en avait eu coutume au sud du Mur. Régnait dans cette forêt une immobilité qui ne ressemblait pour Bran à rien de connu. Avant le début des chutes de neige, le vent du nord avait tourbillonné autour d’eux et des nuées de feuilles mortes et brunes s’envolaient soudain avec un petit chuintement léger qui lui rappelait une carapate de cafards dans un placard, mais désormais toutes les feuilles mortes étaient enfouies sous une couverture blanche. De temps en temps un corbeau les survolait, de grandes ailes noires claquant contre l’air froid. À part cela, le monde était silence.

Juste devant eux, l’orignac zigzaguait entre les monticules de neige, la tête baissée, ses énormes andouillers cuirassés de glace. Le patrouilleur siégeait à califourchon sur sa vaste échine, austère et silencieux. Mains-froides, l’avait baptisé le gros Sam, car malgré son visage blême le patrouilleur avait les mains noires et dures comme fer, et froides comme le fer également. Tout le reste de sa personne était bardé de couches de laine, de cuir bouilli et de maille, les traits de son visage noyés dans l’ombre de sa cape cagoulée et une écharpe en laine noire nouée sur le bas de son visage.

Derrière le patrouilleur, Meera Reed serrait de ses bras son frère, pour l’abriter du vent et du froid avec la chaleur de son propre corps. Une croûte de morve gelée s’était formée sous le nez de Jojen et, de temps en temps, il tressaillait d’un violent frisson. Il a l’air si petit, songea Bran en le regardant vaciller. On le croirait plus menu que moi, à présent, et plus faible, aussi, alors que c’est moi, l’estropié.

Été fermait la marche de leur petite bande. Le souffle du loup géant givrait l’air de la forêt tandis qu’il avançait sur leurs talons, en clopinant toujours de la patte arrière qui avait reçu la flèche, à Reine-Couronne. Bran éprouvait la douleur de la vieille blessure chaque fois qu’il se glissait dans la peau du grand loup. Ces derniers temps, Bran avait endossé le corps d’Été plus souvent que le sien propre ; le loup ressentait la morsure du froid, en dépit de l’épaisseur de sa toison, mais il pouvait voir plus loin, mieux entendre et flairer davantage de choses que le jeune garçon dans sa hotte, emballé comme un marmot dans ses langes.

En d’autres occasions, quand il se fatiguait d’être un loup, Bran se glissait plutôt dans la peau d’Hodor. Le doux géant geignait en percevant sa présence et agitait sa tête hirsute d’un côté à l’autre, mais pas aussi violemment qu’il l’avait fait la première fois, à Reine-Couronne. Il sait que c’est moi, aimait à se répéter le garçon. Il s’est habitué à moi, maintenant. Quand bien même, il n’avait jamais vraiment ses aises dans la peau d’Hodor. L’énorme garçon d’écurie ne comprenait toujours pas la situation – et Bran sentait au fond de sa bouche un goût de peur. On était mieux à l’intérieur d’Été. Je suis lui, et il est moi. Il ressent ce que je ressens.

Parfois, Bran sentait le loup-garou flairer l’orignac, en se demandant s’il pourrait le jeter à bas. Été s’était accoutumé aux chevaux, à Winterfell, mais les orignacs étaient des proies. Le loup géant percevait le sang chaud qui circulait sous la peau hirsute de l’orignac. L’odeur seule suffisait à faire couler la bave de ses mâchoires et, lorsque cela arrivait, des chimères de viande riche et sombre mettaient l’eau à la bouche de Bran.

Depuis un chêne proche, un corbeau croassa et Bran entendit battre des ailes tandis qu’un autre des gros volatiles noirs descendait pour venir se poser près de lui. Le jour, une demi-douzaine de corbeaux demeuraient avec eux, voletant d’arbre en arbre ou se laissant transporter sur les bois de l’orignac. Le reste du groupe partait en éclaireur ou s’attardait en arrière. Mais ils revenaient dès que le soleil baissait, fondant du ciel sur des ailes noires comme la nuit, surchargeant enfin chaque branche de chaque arbre à plusieurs pas à la ronde. Certains planaient jusqu’au patrouilleur pour lui marmotter on ne savait quoi, et il semblait à Bran que celui-ci interprétait leurs croassements et leurs jacasseries. Ce sont ses yeux et ses oreilles. Ils partent en éclaireurs pour lui, et lui soufflent les dangers en avant et en arrière.

Comme en ce moment. L’orignac fit subitement halte, et le patrouilleur sauta de son dos avec légèreté pour atterrir dans la neige qui lui montait aux genoux. Été gronda à son adresse, sa fourrure hérissée. L’odeur de Mains-froides ne plaisait pas au loup géant. Viande morte, sang séché, un vague relent de pourri. Et le froid. Par-dessus tout, le froid.

« Qu’y a-t-il ? voulut savoir Meera.

— Derrière nous », annonça Mains-froides, sa voix étouffée par l’écharpe en laine noire sur son nez et sa bouche.

« Des loups ? » demanda Bran. Ils savaient depuis des jours qu’on les suivait. Chaque nuit ils entendaient le hurlement lugubre de la meute, et chaque nuit les loups semblaient un peu plus proches. Des chasseurs, et affamés. Ils ont senti notre faiblesse. Souvent Bran s’éveillait en frissonnant des heures avant l’aube, et il écoutait le son de leurs appels de l’un à l’autre, au loin, tandis qu’il attendait le lever du soleil. Si ce sont des loups, il doit y avoir des proies, avait-il pensé, jusqu’à ce que l’idée lui vienne que les proies, c’étaient eux.

Le patrouilleur secoua la tête. « Des hommes. Les loups continuent à tenir leurs distances. Ces hommes sont moins timides. »

Meera Reed repoussa sa cagoule en arrière. La neige détrempée qui l’avait couverte croula au sol avec un choc mou. « Combien d’hommes ? Qui est-ce ?

— Des ennemis. Je me chargerai d’eux.

— Je vous accompagne.

— Vous restez ici. Il faut protéger le petit. Il y a un lac en avant, pris par les glaces. Quand vous y arriverez, tournez au nord et suivez la berge. Vous parviendrez à un village de pêcheurs. Réfugiez-vous-y jusqu’à ce que je puisse vous rattraper. »

Bran eut l’impression que Meera allait protester jusqu’à ce que son frère dise : « Fais ce qu’il dit. Il connaît le pays. » Jojen avait des yeux vert sombre, couleur de mousse, mais chargés d’une lassitude que Bran n’y avait encore jamais vue. Le petit grand-père. Au sud du Mur, le gamin des huttes de pierre avait semblé doté d’une sagesse qui dépassait son âge, mais ici, il était aussi désorienté et effrayé que le reste de la bande. Cependant Meera l’écoutait toujours.

Cela restait vrai. Mains-froides se glissa entre les arbres, rebroussant le chemin qu’ils avaient parcouru, avec quatre corbeaux battant des ailes derrière lui. Meera le regarda partir, les joues rougies de froid, le souffle fumant de ses narines. Elle remonta sa cagoule et donna une bourrade à l’orignac, et leur périple reprit. Avant qu’ils n’eussent parcouru vingt pas, toutefois, elle se retourna pour regarder en arrière et releva : « Des hommes, il a dit. Quels hommes ? Est-ce qu’il parle de sauvageons ? Pourquoi ne veut-il rien dire ?

— Il a dit qu’il allait s’en charger, répondit Bran.

— Oh certes, il l’a dit. Il a aussi dit qu’il nous mènerait à cette corneille à trois yeux. La rivière que nous avons traversée ce matin est la même que nous avions franchie il y a quatre jours, j’en jurerais. Nous tournons en rond.

— Les rivières serpentent et forment des méandres, avança Bran en hésitant, et quand il y a des lacs et des collines, on est obligé de contourner.

— Nous contournons beaucoup trop de choses, insista Meera, et il y a trop de cachotteries. Ça ne me plaît pas. Et lui non plus, il ne me plaît pas. Je n’ai pas confiance en lui. Ses mains, déjà, ce n’est rien de bon. Mais il cache son visage et refuse de donner un nom. Qui est-il ? Qu’est-il ? N’importe qui peut endosser une cape noire. N’importe qui et n’importe quoi. Il ne mange rien, il ne boit jamais, il ne semble pas sensible au froid. »

C’est vrai. La peur avait retenu Bran d’en parler, mais il l’avait remarqué. Chaque fois qu’ils s’abritaient pour la nuit, alors qu’Hodor, lui et les Reed se pelotonnaient les uns contre les autres pour se tenir chaud, le patrouilleur restait à l’écart. Mains-froides fermait parfois les yeux, mais Bran ne pensait pas qu’il dormait. Et il y avait autre chose…

« L’écharpe. » Bran jeta un coup d’œil circulaire, inquiet, mais il n’y avait pas de corbeau en vue. Les gros oiseaux noirs les avaient tous quittés en même temps que le patrouilleur. Personne n’écoutait. Quand bien même, il continua de parler à voix basse. « L’écharpe qui lui cache la bouche, elle ne se couvre jamais de glace, comme la barbe d’Hodor. Pas même quand il parle. »

Meera lui lança un regard pénétrant. « Tu as raison. Nous n’avons jamais vu son souffle, si ?

— Non. » Une bouffée blanche annonçait chaque hodor d’Hodor. Lorsque Jojen ou sa sœur parlaient, on voyait aussi leurs paroles. Même l’orignac lâchait dans l’air un brouillard tiède en expirant.

« S’il ne respire pas… »

Bran se surprit à se remémorer les contes que lui disait sa vieille nourrice quand il était enfant. Outre-Mur vivent les monstres, les géants et les goules, les ombres qui chassent et les morts qui marchent, disait-elle en le bordant sous sa couverture en laine qui grattait, mais ils peuvent pas passer, tant que le Mur se dressera solide et que les hommes de la Garde de Nuit seront loyaux. Alors, dors, mon petit Brandon, mon bébé, et fais de beaux rêves. Il n’y a pas de monstres ici. Le patrouilleur portait le noir de la Garde de Nuit, mais… et si ce n’était pas du tout un homme ? Si c’était un genre de monstre qui les conduisait vers les autres monstres pour se faire dévorer ?

« Le patrouilleur a sauvé Sam et la fille des spectres, rappela Bran avec hésitation, et il me mène à la corneille à trois yeux.

— Et pourquoi cette corneille à trois yeux ne peut-elle pas venir à notre rencontre ? Pourquoi ne pouvait-elle pas nous retrouver au Mur ? Les corneilles ont des ailes. Mon frère s’affaiblit de jour en jour. Combien de temps pourrons-nous encore continuer ? »

Jojen toussa. « Jusqu’à ce que nous arrivions là-bas. »

Ils atteignirent peu après le lac promis, et tournèrent au nord comme le patrouilleur le leur avait demandé. C’était la partie facile.

L’eau était gelée, la neige tombait depuis si longtemps, changeant le lac en vaste désert blanc, que Bran avait perdu le compte des jours. Aux endroits où la glace était plane et le sol bosselé, ils progressaient facilement, mais lorsque le vent avait accumulé la neige en ondulations, il devenait parfois difficile de départager la fin du lac et le début de la berge. Même les arbres ne fournissaient pas le repère infaillible qu’ils auraient pu espérer, car le lac comportait des îlots boisés et sur de larges zones de terre ne poussait aucune végétation.

L’orignac allait à sa guise, n’ayant cure des exigences de Meera et de Jojen sur son dos. Pour l’essentiel il se tenait sous le couvert des arbres, mais lorsque la côte s’incurvait vers l’ouest il coupait par la voie la plus directe à travers le lac gelé, se forçant un passage au milieu de congères plus hautes que Bran tandis que la glace craquait sous ses sabots. À découvert, le vent soufflait plus fort, une bise du nord qui hurlait en courant sur le lac pourfendait leurs couches de laine et de cuir et les faisait grelotter. Quand elle leur giflait le visage, elle leur chassait la neige dans les yeux et les laissait pratiquement aveugles.

Des heures s’écoulèrent dans le silence. Devant eux, des ombres commencèrent à se faufiler entre les arbres, les longs doigts du crépuscule. Le noir tombait tôt, si loin au nord. Bran en était venu à le redouter. Chaque jour semblait plus court que la veille et, si les jours étaient froids, les nuits avaient une rigueur cruelle.

Meera leur imposa de nouveau une halte. « Nous aurions déjà dû atteindre le village. » Sa voix paraissait retenue, bizarre.

« Est-ce qu’on aurait pu le dépasser ? demanda Bran.

— J’espère que non. Nous avons besoin de trouver un abri avant la tombée de la nuit. »

Elle n’avait pas tort. Les lèvres de Jojen étaient bleues, les joues de Meera d’un rouge profond. Le visage de Bran lui-même avait perdu toute sensation. La barbe d’Hodor formait une masse de glace. La neige lui bottait les jambes presque jusqu’aux genoux et, plus d’une fois, Bran l’avait senti tituber. Personne n’était aussi fort qu’Hodor, personne. Si sa force prodigieuse elle-même faillait…

« Été saura localiser le village », déclara soudain Bran, ses mots brouillant l’air. Il n’attendit pas d’écouter ce que pourrait répondre Meera, mais ferma les yeux et se laissa couler hors de son corps brisé.

Quand il se glissa sous la peau d’Été, les bois morts accédèrent subitement à la vie. Où jusqu’ici régnait le silence, il entendait à présent : le vent dans les arbres, le souffle d’Hodor, l’orignac qui grattait le sol de son sabot en quête de nourriture. Des senteurs familières lui emplissaient les narines : les feuilles humides et l’herbe morte, la carcasse putréfiée d’un écureuil en train de se décomposer dans les taillis, la puanteur aigre de la sueur humaine, les relents musqués de l’orignac. De la nourriture. De la viande. L’orignac perçut son intérêt. Il tourna la tête vers le loup géant, méfiant, et abaissa ses grands andouillers.

Ce n’est pas une proie, chuchota le garçon à la bête qui partageait sa peau. Laisse-le. Cours.

Été courut. Il fila à travers le lac, ses pattes soulevant des projections de neige derrière lui. Les arbres se rangeaient côte à côte, comme des hommes en ligne de bataille, tous mantelés de blanc. Par-dessus racines et rochers, le loup-garou galopa, traversant un banc de neige ancienne, la surface craquant sous son poids. Ses pattes devinrent humides et froides. La colline suivante était couverte de pins, et l’odeur forte de leurs aiguilles emplit l’atmosphère. Lorsqu’il parvint au sommet, il tourna en rond, flairant l’air, puis il leva la tête et hurla.

Les odeurs étaient là. Les odeurs de l’homme.

Des cendres, analysa Bran, vieilles et effacées, mais des cendres. C’était l’odeur du bois brûlé, de la suie et du charbon. Un feu mort.

Il secoua la neige de son museau. Le vent soufflait en rafales, si bien que le loup avait du mal à suivre les odeurs. Il tourna d’un côté puis de l’autre, en reniflant. Tout autour se dressaient des monticules de neige et de grands arbres revêtus de blanc. Le loup laissa pendre sa langue entre ses crocs, goûtant l’air glacé, son souffle formant une brume tandis que des flocons de neige venaient lui fondre sur la langue. Dès qu’il partit en trottant vers l’odeur, Hodor le suivit d’un pas lourd. L’orignac mit plus de temps à se décider, si bien que Bran réintégra à regret son corps pour annoncer : « Par là. Suivez Été. Je l’ai senti. »

Alors que la première lamelle d’un croissant de lune venait jeter un œil à travers les nuages, ils débouchèrent finalement sur le village près du lac. Ils avaient failli le traverser sans s’arrêter. Vu de la glace, le village ne différait pas d’une dizaine d’autres lieux au long des berges. Enfouies sous des congères de neige, les maisons rondes en pierre auraient tout autant pu être des rochers, des buttes ou des branches tombées, comme les chutes de bois morts que Jojen avait confondues avec une construction, la veille, avant qu’ils creusent et ne trouvent que des ramures cassées et des bûches pourries.

Le village était vide, abandonné par les sauvageons qui l’habitaient naguère, comme tous les autres villages qu’ils avaient croisés. Certains avaient été incendiés, comme si les habitants avaient voulu s’assurer qu’ils ne pourraient pas y revenir en tapinois, mais la torche avait épargné celui-ci. Sous la neige ils découvrirent une douzaine de cabanes et une maison commune, avec son toit en terre et ses épais murs de rondins mal dégrossis.

« Au moins, nous serons à l’abri du vent, déclara Bran.

Hodor », approuva Hodor.

Meera se laissa glisser à bas du dos de l’orignac. Son frère et elle aidèrent à soulever Bran hors de sa hotte d’osier. « Il se pourrait que les sauvageons aient laissé à manger derrière eux », dit-elle.

L’espoir se révéla vain. À l’intérieur de la maison commune, ils trouvèrent les cendres d’un feu, des sols de terre battue, un froid qui pénétrait jusqu’à l’os. Mais au moins avaient-ils un toit au-dessus de leurs têtes et des parois de rondins pour tenir le vent en respect. Un ruisseau coulait tout près, caparaçonné d’une pellicule de glace. L’orignac dut la briser de son sabot pour boire. Une fois Bran, Jojen et Hodor installés en lieu sûr, Meera leur rapporta des brisures de glace à sucer. L’eau de fonte était si froide qu’elle faisait frissonner Bran.

Été ne les suivit pas à l’intérieur de la maison commune. Bran percevait la faim du grand loup, comme une ombre de la sienne. « Va chasser, lui dit-il, mais laisse l’orignac en paix. » Une partie de lui regrettait de ne pouvoir l’accompagner. Peut-être en serait-il capable, plus tard.

Le souper se résuma à une poignée de glands, broyés et martelés pour les transformer en une pâte, tellement âcre que Bran hoqueta en voulant la garder en lui. Jojen Reed ne s’y essaya même pas. Plus jeune et plus frêle que sa sœur, il s’affaiblissait de jour en jour.

« Jojen, il faut que tu manges, lui dit Meera.

— Plus tard. J’ai juste envie de me reposer. » Jojen afficha un pâle sourire. « C’est pas aujourd’hui que je mourrai, ma sœur.

— Tu as failli tomber de l’orignac.

— Failli. J’ai froid et j’ai faim, c’est tout.

— Alors, mange.

— De la purée de glands ? J’ai mal au ventre, mais ça ne servira qu’à aggraver les choses. Laisse-moi donc, ma sœur. Je rêve de poulet rôti.

— Ce ne sont pas les rêves qui te rassasieront. Pas même les rêves verts.

— Nous n’avons que cela, des rêves. »

Et rien d’autre. Dix jours plus tôt, ils avaient épuisé les derniers vivres qu’ils avaient apportés du sud. Depuis lors, la faim cheminait à leurs côtés jour et nuit. Été lui-même n’arrivait pas à trouver de gibier dans ces bois. Ils survivaient avec des glands broyés et du poisson cru. La forêt abondait de ruisseaux gelés et de lacs froids et noirs, et Meera se débrouillait aussi bien pour pêcher avec sa foëne à rainettes que la plupart des hommes avec un hameçon et une ligne. Certains jours, le temps qu’elle leur rapporte sur la berge sa prise qui se tortillait au bout de ses fourchons, elle avait les lèvres bleuies de froid. Mais voilà trois jours que Meera n’avait plus piqué de poisson. Bran avait le ventre si creux que cela aurait pu être trois ans.

Après qu’ils eurent ingurgité leur maigre souper, Meera s’assit dos à un mur, aiguisant son poignard sur une pierre à ciseau. Hodor s’accroupit près de la porte, se balançant d’avant en arrière en psalmodiant : « Hodor, hodor, hodor. »

Bran ferma les yeux. Il faisait trop froid pour discuter, et ils ne pouvaient pas prendre le risque d’allumer un feu. Mains-froides les avait mis en garde. Ces bois ne sont pas aussi déserts que vous le pensez, avait-il dit. Vous ne savez pas ce que la lumière pourrait appeler des ténèbres. Ce souvenir fit frissonner Bran, malgré la chaleur d’Hodor à côté de lui.

Le sommeil ne voulait pas venir, ne pouvait pas venir. À sa place, il y avait le vent, le froid mordant, le clair de lune sur la neige, et le feu. Bran était revenu à l’intérieur d’Été, à de longues lieues de là, et la nuit puait le sang. La piste était forte. Une mort, pas loin. La chair serait encore chaude. La bave lui coula entre les crocs tandis que la faim se réveillait en lui. Pas un orignac. Ni un daim. Pas cette fois-ci.

Le loup-garou s’approcha de la viande, une ombre grise et efflanquée qui se coulait d’arbre en arbre, traversant des flaques de clair de lune et franchissant des monticules de neige. Le vent poussait ses rafales autour de lui, changeant de direction. Il perdit la piste, la retrouva puis la perdit encore. Alors qu’il la recherchait à nouveau, un bruit au loin lui fit dresser les oreilles.

Un loup, sut-il immédiatement. Été progressa vers le son, prudent à présent. Assez vite l’odeur de sang revint, mais il y en avait d’autres, maintenant : de la pisse et des peaux mortes, des fientes d’oiseau, des plumes et un loup, un loup et un loup. Une meute. Il devrait se battre pour sa viande.

Ils le flairèrent aussi. Tandis qu’il quittait l’ombre des arbres pour s’avancer dans la clairière sanglante, ils l’observèrent. La femelle mâchait une botte en cuir qui contenait encore une moitié de jambe, mais elle la laissa choir à son approche. Le chef de la meute, un vieux mâle au museau gris et blanc avec un œil aveugle, se détacha pour venir à sa rencontre, grondant, crocs exposés. Derrière lui, un mâle plus jeune montrait les dents lui aussi.

Les yeux jaune pâle du loup-garou absorbèrent les images qui les entouraient. Un nid d’entrailles était pris dans un buisson, emmêlé dans les branches. De la vapeur montait d’un ventre béant, riche des exhalaisons du sang et de la viande. Une tête contemplait sans la voir la lune en croissant, ses joues lacérées et arrachées jusqu’à l’os sanglant, des trous à la place des yeux, le cou qui se terminait sur un moignon déchiqueté. Une mare de sang gelé, miroitant de rouge et de noir.

Des hommes. Leur puanteur emplissait le monde. Vivants, ils avaient été aussi nombreux que les doigts sur une patte humaine, mais à présent il n’y en avait plus. Morts. Finis. De la viande. Encapés et capuchonnés, avant, mais les loups avaient déchiqueté leurs vêtements dans leur fièvre de parvenir à la chair. Ceux qui avaient encore un visage portaient de lourdes barbes, encroûtées de glace et de morve gelée. La neige en tombant avait commencé à ensevelir ce qu’il restait d’eux, si pâle contre le noir des capes et des chausses en lambeaux. Noir.

À de longues lieues de là, le garçon s’agita dans un malaise.

Noir. La Garde de Nuit. Ils appartenaient à la Garde de Nuit.

Le loup géant n’en avait cure. C’était de la viande. Il était affamé.

Les yeux des trois loups se mirent à luire jaune. Le loup géant balança sa tête d’un côté à l’autre, dilatant ses narines, puis il découvrit ses crocs avec un grognement. Le plus jeune mâle recula. Le loup-garou sentit la peur en lui. Subalterne, comprit-il. Mais le loup borgne répondit par un grondement et se déplaça pour lui couper la route. Chef. Et il ne me craint pas, malgré ma taille deux fois supérieure.

Leurs yeux se rencontrèrent.

Un zoman !

Puis tous deux se ruèrent l’un sur l’autre, loup et loup-garou, et il n’y eut plus le temps de penser. Le monde se réduisit à la griffe et à la dent, la neige volant tandis qu’ils roulaient, viraient et se déchiraient, les autres loups grognant et claquant des mâchoires autour d’eux. Ses mâchoires se refermèrent sur une fourrure hirsute et glissante de givre, sur une patte mince comme un bâton sec, mais le loup borgne lui griffa le ventre et se dégagea de sa prise, roula et se jeta sur lui. Des crocs jaunes se refermèrent en grinçant sur sa gorge, mais il repoussa son vieux cousin gris en s’ébrouant comme il l’aurait fait d’un rat, puis chargea à sa suite, le précipitant à terre. Roulant, mordant, donnant des coups de patte, ils luttèrent jusqu’à ce que tous les deux soient lacérés et que du sang frais mouchette les neiges autour d’eux. Mais enfin le vieux loup borgne se coucha et exposa son ventre. Le loup-garou claqua encore deux fois des mâchoires vers lui, lui renifla le postérieur, puis leva la patte sur lui.

Quelques claquements de dents, un grondement de mise en garde, et la femelle et le subalterne se soumirent aussi. La meute lui appartenait.

La proie également. Le loup géant passa d’homme en homme, reniflant, avant de choisir le plus gros, une chose sans visage qui serrait du fer noir dans une main. L’autre main avait disparu, sectionnée au poignet, le moignon ligaturé de cuir. Du sang coulait, épais et lent, de l’entaille en travers de sa gorge. Le loup le lapa avec sa langue, lécha la ruine lacérée et énucléée de son nez et de ses joues, puis il fourra son museau dans le cou et l’ouvrit en le déchirant, gobant une bouchée délicieuse de viande. Aucune chair n’avait jamais eu la moitié de cette saveur.

Quand il en eut fini avec celui-ci, il passa au suivant, et dévora aussi les meilleurs morceaux de cet homme. Des corbeaux l’observaient du haut des arbres, tassés, l’œil noir et silencieux sur les branches tandis que la neige descendait lentement autour d’eux. Les autres loups se contentèrent de ses restes ; le vieux mâle se nourrit le premier, ensuite la femelle, puis le subalterne. Ils lui appartenaient, à présent. Ils formaient une meute.

Non, chuchota le garçon, nous avons une autre meute. Lady est morte et peut-être aussi Vent Gris, mais quelque part, il reste Broussaille, Nymeria et Fantôme. Tu te souviens de Fantôme ?

La neige qui tombait et les loups qui se repaissaient commencèrent à se brouiller. De la chaleur battit contre son visage, aussi réconfortante que les baisers d’une mère. Du feu, se dit-il, de la fumée. Son nez se fronça à l’odeur de la viande rôtie. Puis la forêt bascula et il fut de retour dans la maison commune, de retour dans son corps cassé, les yeux posés sur un feu. Meera Reed faisait tourner une pièce de viande rouge crue au-dessus des flammes, pour la laisser charbonner et crachoter. « Juste à temps », commenta-t-elle. Bran se frotta les yeux du bas de la paume et se tortilla à reculons contre le mur pour se rasseoir. « Tu as failli manquer le repas, à force de dormir. Le patrouilleur a trouvé une truie. »

Derrière elle, Hodor déchirait à belles dents un morceau de chair brûlante et carbonisée, alors que du sang et de la graisse lui dégoulinaient dans la barbe. Des fumerolles montaient d’entre ses doigts. « Hodor, marmonnait-il entre deux bouchées, hodor, hodor. » Sa bâtarde était posée sur le sol en terre à côté de lui. Jojen Reed grignotait son propre rôti à petits coups de dents, mâchant chaque morceau de viande une douzaine de fois avant d’avaler.

Le patrouilleur a tué un cochon. Mains-froides se tenait à côté de la porte, un corbeau perché sur son bras, et tous deux fixaient le feu. Le reflet des flammes brillait sur quatre prunelles noires. Il ne mange pas, se remémora Bran, et il a peur des flammes.

« Vous aviez dit pas de feu, rappela-t-il au patrouilleur.

— Les murs autour de nous masquent la lumière, et l’aube approche. Nous ne tarderons pas à reprendre la route.

— Qu’est-il arrivé aux hommes ? Les ennemis derrière nous ?

— Ils ne vous ennuieront pas.

— Qui était-ce ? Des sauvageons ? »

Meera tourna la viande pour cuire l’autre face. Hodor mastiquait et avalait, marmonnant d’un ton heureux pour lui-même. Seul Jojen sembla conscient de ce qui se passait, quand Mains-froides tourna la tête pour considérer Bran. « C’étaient des ennemis. »

Des hommes de la Garde de Nuit. « C’est toi qui les as tués. Toi et les corbeaux. Ils avaient la face toute déchiquetée, et plus d’yeux. » Mains-froides ne nia rien. « C’étaient tes frères. J’ai vu. Les loups avaient déchiré leurs vêtements, mais je pouvais quand même voir ça. Ils portaient des capes noires. Comme tes mains. » Mains-froides ne dit rien. « Qui es-tu ? Pourquoi as-tu les mains noires ? »

Le patrouilleur examina ses mains comme s’il ne les avait encore jamais remarquées. « Une fois que le cœur a cessé de battre, le sang d’un homme reflue vers ses extrémités, où il s’alourdit et se fige. » Sa voix raclait dans sa gorge, aussi légère et maigre que lui-même. « Ses mains et ses pieds gonflent et deviennent noirs comme du boudin. Le reste de son corps a la blancheur du lait. »

Meera Reed se leva, sa foëne à rainettes en main, un morceau de viande fumante encore piqué à ses fourchons. « Montre-nous ton visage. »

Le patrouilleur ne fit pas un geste pour obéir.

« Il est mort. » Bran sentait la bile au fond de sa gorge. « Meera, c’est une créature morte. Les monstres ne peuvent pas passer tant que le Mur se dressera solide et que les hommes de la Garde de Nuit seront loyaux, c’est ce que me disait ma vieille nourrice. Il est venu à notre rencontre au Mur, mais il ne pouvait pas le franchir. Il a envoyé Sam à sa place, avec sa sauvageonne. »

La main gantée de Meera se resserra sur la hampe de sa foëne. « Qui t’a envoyé ? Qui est cette corneille à trois yeux ?

— Un ami. Rêveur, sorcier, appelez-le comme vous voudrez. Le dernier vervoyant. » La porte en bois de la maison commune s’ouvrit avec fracas. Au-dehors, le vent de la nuit hurlait, lugubre et noir. Les arbres étaient chargés de corbeaux, qui criaillaient. Mains-froides ne bougea pas.

« Un monstre », déclara Bran.

Le patrouilleur regarda Bran comme si le reste n’existait pas. « Ton monstre à toi, Brandon Stark.

À toi », reprit le corbeau en écho, de son épaule. Devant la porte, les corbeaux dans les arbres répercutèrent le cri, jusqu’à ce que la forêt nocturne résonne du chahut de la volée : « Toi, toi, toi.

— Jojen, avais-tu rêvé de ça ? demanda Meera à son frère. Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il est ? Qu’allons-nous faire, à présent ?

— Nous allons suivre le patrouilleur, décréta Jojen. Nous sommes allés trop loin pour rebrousser chemin maintenant, Meera. Jamais nous ne rejoindrions le Mur vivants. Nous allons suivre le monstre de Bran, ou nous mourrons. »

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