Davos

La Gaie Ventrière entra discrètement dans Blancport avec la marée du soir, sa voile rapiécée ondulant sous chaque rafale de vent.

C’était une vieille cogue, et même dans sa jeunesse nul ne l’avait jamais qualifiée de jolie. Sa figure de proue montrait une femme hilare tenant un enfançon par un pied, mais les joues de la femme et le cul du marmot étaient à l’identique piquetés de trous de ciron. D’innombrables couches de peinture brun terne tartinaient sa coque ; elle avait des voiles grises et reprisées. Ce n’était pas un navire à mériter un deuxième coup d’œil, sinon pour s’étonner qu’il restât à flot. D’ailleurs, à Blancport, on connaissait la Gaie Ventrière. Depuis des années, elle commerçait modestement entre le port et Sortonne.

Ce n’était pas ce genre d’arrivée que Davos Mervault s’était figuré en prenant la mer avec Sla et sa flotte. Tout, alors, semblait plus simple. Faute de corbeaux pour apporter au roi Stannis l’allégeance de Blancport, Son Altesse enverrait un émissaire traiter en personne avec lord Manderly. En démonstration de sa puissance, Davos arriverait à bord de la galéasse de Sla, le Valyrien, le reste de la flotte lysienne à sa suite. Chaque coque était striée : noir et jaune, rose et bleu, vert et blanc, mauve et or. Les Lysiens raffolaient des couleurs vives, et Sladhor Saan était le plus bigarré de tous.

Sladhor le Magnifique, se dit Davos, mais les tempêtes ont signé le terme de tout cela.

En fait, il allait s’introduire en contrebande dans la cité, à l’instar de ce qu’il aurait pu faire vingt ans plus tôt. Tant qu’il ne connaîtrait pas la situation, mieux valait par prudence jouer le simple matelot, plutôt que le lord.

Les murs en pierre chaulée de Blancport se dressaient devant eux, sur la côte est, où la Blanchedague plongeait dans l’estuaire. Une partie des défenses de la ville avaient été renforcées, depuis le dernier passage de Davos, une demi-douzaine d’années auparavant. La jetée qui séparait l’intérieur de la rade de l’extérieur avait été fortifiée par un mur de pierre, haut de trente pieds et long de presque un mille, avec des tours toutes les cent verges. De la fumée s’élevait également du roc aux Otaries, où jadis n’étaient que ruines. Cela pourrait être bon ou mauvais, en fonction du camp que choisira lord Wyman.

Davos avait toujours aimé cette cité, depuis sa première visite en qualité de mousse à bord du Chat de gouttière. Quoique petite en comparaison avec Villevieille et Port-Réal, elle était propre et bien divisée, avec de larges rues droites et pavées qui facilitaient la recherche de son chemin. Les maisons étaient bâties en pierre chaulée, avec des toits fortement pentus en ardoise gris sombre. Roro Uhoris, le vieux maître bougon du Chat de gouttière, se vantait de savoir différencier les ports entre eux simplement par leur odeur. Les cités ressemblaient aux femmes, insistait-il ; chacune avait son propre arôme. Villevieille était fleurie comme une douairière parfumée. Port-Lannis était une laitière, fraîche et ancrée à la terre, avec la fumée du bois dans ses cheveux. Port-Réal empestait telle une putain pas lavée. Mais Blancport avait des effluves vifs et salés, et quelque peu saumurés, aussi. « Elle sent ainsi que le devrait une sirène, avait déclaré Roro. Elle a l’odeur de la mer. »

Elle l’a toujours, jugea Davos, mais il percevait la fumée de la tourbe qui flottait du roc aux Otaries. Ce bloc de pierre marin dominait les approches vers la rade extérieure, un massif éperon gris-vert qui surplombait de cinquante pieds les flots. Son sommet se couronnait d’un cercle de pierres érodées, un fort circulaire des Premiers Hommes qui se tenait depuis des centaines d’années, désolé et abandonné. Il ne l’était plus, actuellement. Davos voyait des scorpions et des boutefeux en place derrière les pierres dressées, et des arbalétriers aux aguets entre elles. On doit avoir froid, là-haut, et souffrir de l’humidité. Toujours, lors de ses visites précédentes, on voyait des otaries se chauffer sur les rochers déchiquetés en dessous. Le Bâtard Aveugle les lui faisait toujours compter, chaque fois que le Chat de gouttière levait l’ancre de Blancport ; plus nombreuses les otaries, selon Roro, et meilleures leurs chances durant leur traversée. Il n’y avait pas d’otaries, pour l’heure. La fumée et les soldats les avaient chassées. Un homme plus sage verrait là-dedans un avertissement. Si j’avais un dé à coudre de sens commun, j’aurais suivi Sla. Il aurait pu voguer vers le sud, vers Marya et leurs fils. J’ai perdu quatre fils au service du roi, et le cinquième sert actuellement comme écuyer auprès de lui. Je devrais avoir le droit de chérir les deux garçons qui me restent encore. Voilà trop longtemps que je ne les ai vus.

À Fort-Levant, les frères noirs lui avaient dit qu’il n’y avait aucune affection entre les Manderly de Blancport et les Bolton de Fort-Terreur. Le Trône de Fer avait élevé Roose Bolton à la dignité de gouverneur du Nord, il paraissait donc raisonnable que Wyman Manderly se déclare pour Stannis. Blancport ne peut tenir seul. La cité a besoin d’un allié, d’un protecteur. Lord Wyman a besoin du roi Stannis autant que Stannis a besoin de lui. Du moins semblait-il, à Fort-Levant.

Sortonne avait sapé ces espoirs. Si lord Borrell disait vrai, si les Manderly avaient l’intention d’unir leurs forces à celles des Bolton et des Frey… Non, il ne voulait pas y trop penser. Il connaîtrait la vérité bien assez tôt. Il priait pour ne pas être arrivé trop tard.

Cette muraille de jetée masque la rade intérieure, conçut-il, tandis que la Gaie Ventrière abattait sa voile. La rade extérieure était plus vaste, mais l’intérieure offrait meilleur ancrage, abrité sur un côté par la muraille de la ville, la masse en surplomb de l’Antre du Loup sur un autre, et désormais par la jetée également. À Fort-Levant, Cotter Pyke avait appris à Davos que lord Wyman construisait des galères de guerre. Il aurait pu y avoir une vingtaine de navires derrière ces murailles, n’attendant qu’un ordre pour prendre la mer.

Derrière les épais remparts de la ville, se dressait le Châteauneuf, orgueilleux et pâle sur sa colline. Davos voyait également le toit en dôme du Septuaire des Neiges, surmonté par de hautes statues des Sept. Lorsqu’ils avaient été chassés du Bief, les Manderly avaient apporté la Foi au nord, avec eux. Blancport possédait aussi son Bois sacré, un morose enchevêtrement de racines, de branches et de pierres enfermé derrière les murailles noires croulantes de l’Antre du Loup, une ancienne forteresse qui ne servait plus que de prison. Mais pour l’essentiel, c’étaient les septons qui prévalaient, ici.

Le triton de la maison Manderly figurait partout en évidence, arboré aux tours du Châteauneuf, au-dessus de la porte des Otaries, et le long des remparts de la ville. À Fort-Levant, les Nordiens soutenaient que jamais Blancport ne renierait son allégeance à Winterfell, mais Davos ne voyait aucun signe du loup-garou des Stark. Il n’y a pas de lions non plus. Lord Wyman ne peut pas encore s’être déclaré pour Tommen, sinon il aurait levé sa bannière.

Les quais du port grouillaient de monde. Un désordre de petits bateaux était amarré au long du marché aux poissons, en train de décharger leurs prises. Il vit aussi trois coureurs de fleuve, de longs bateaux fins construits solidement pour braver les forts courants et les rapides semés de rochers de la Blanchedague. Toutefois, c’étaient surtout les vaisseaux de haute mer qui l’intéressaient : deux caraques aussi mornes et décrépites que la Gaie Ventrière, la galère de commerce la Cavalière des Tornades, les cogues le Brave Maître et la Corne d’abondance, une galéasse de Braavos reconnaissable au mauve de sa coque et de ses voiles.

… et là-bas, plus loin, le vaisseau de guerre.

À sa vue, il sentit un poignard percer ses espoirs. Le bâtiment avait une coque noire et or, et un lion à la patte levée pour figure de proue. Le Lion, disaient les lettres sur sa proue, sous une bannière flottante qui portait les armes du roi enfant siégeant sur le Trône de Fer. Un an plus tôt, il n’aurait pas su les déchiffrer, mais mestre Pylos lui avait un peu appris à lire à Peyredragon. Pour une fois, il tira peu de plaisir de sa lecture. Davos avait prié pour que la galère se perde dans les mêmes tempêtes qui avaient ravagé la flotte de Sla, mais les dieux n’avaient pas eu cette bonté. Les Frey étaient ici, et il allait devoir les affronter.

La Gaie Ventrière s’amarra au bout d’un ponton de bois usé par les éléments dans la rade extérieure, à bonne distance du Lion. Tandis que son équipage la fixait aux piliers et abaissait une passerelle, son capitaine s’approcha de Davos d’un pas guilleret. Casso Mogat était de ces métis du détroit, le fils dont un baleiner ibbénien avait engrossé une putain de Sortonne. Haut de cinq pieds et fort hirsute, il se teignait les cheveux et la barbe en vert mousse. Cela lui donnait l’allure d’une souche moussue en bottes jaunes. En dépit de son apparence, il paraissait bon marin, même s’il était un maître dur envers son équipage. « Combien de temps serez-vous absent ?

— Un jour au moins. Peut-être plus. » Davos avait constaté que les lords aiment à faire patienter les gens. À seule fin de les inquiéter, soupçonnait-il, et de démontrer leur pouvoir.

« La Ventrière va rester ici trois jours. Pas davantage. On va m’attendre, à Sortonne.

— Si tout se passe bien, je pourrais être de retour demain.

— Et si ça se passe mal ? »

Je pourrais ne pas revenir du tout. « Vous n’avez nul besoin de m’attendre. »

Deux agents des douanes montaient à bord alors qu’il descendait la passerelle, mais aucun ne lui accorda ne fût-ce qu’un regard. Ils venaient voir le capitaine et inspecter la cale ; de simples marins ne les concernaient pas, et peu de gens paraissaient aussi ordinaires que Davos. Taille moyenne, un visage de paysan matois tanné par le vent et le soleil, une barbe grisonnante et des cheveux bruns bien saupoudrés de gris. Même sa tenue était banale : de vieilles bottes, des chausses brunes et une tunique bleue, un manteau en laine écrue, retenu par un fermoir en bois. Il portait une paire de gants en cuir rongés de sel afin de cacher les moignons de doigts à la main que Stannis avait raccourcie, bien des années auparavant. Davos n’avait guère l’apparence d’un lord, moins encore celle d’une Main de Roi. Ce qui lui convenait parfaitement, tant qu’il ne saurait pas quelle était la situation ici.

Il longea le quai et traversa le marché aux poissons. Le Brave Maître embarquait de l’hydromel. Les futailles étaient stockées sur quatre niveaux le long du quai. Derrière une pile, il aperçut trois marins qui jouaient aux dés. Plus loin, des poissonnières vendaient la prise du jour à la criée, et un morveux marquait la cadence sur un tambour, tandis qu’un vieil ours pelé dansait en rond devant des coureurs de fleuve qui faisaient le cercle. Deux piqueurs avaient été postés à la porte de l’Otarie, l’insigne de la maison Manderly sur la poitrine, mais ils étaient trop occupés à conter fleurette à une catin des docks pour accorder leur attention à Davos. La porte était ouverte, la herse levée. Il se joignit à la foule qui circulait.

À l’intérieur s’étendait une place pavée, avec une fontaine en son centre. Un triton de pierre s’élevait de ses eaux, haut de vingt pieds de queue en cap. Sa barbe bouclée était verte et blanche de lichens et un des fourchons de son trident s’était brisé avant la naissance de Davos, mais il demeurait impressionnant, néanmoins. Le vieux Pied-de-Poisson, disaient les gens du cru. La place portait le nom d’un lord défunt, mais personne ne l’appelait jamais autrement que la cour Pied-de-Poisson.

Cet après-midi-là, il y avait foule dans la cour. Une commère lavait son petit linge dans la fontaine de Pied-de-Poisson et l’accrochait à sécher sur son trident. Sous les arches de la colonnade, des camelots, scribes et changeurs d’argent s’étaient installés pour travailler, en même temps qu’un sorcier de campagne, une herboriste et un très mauvais jongleur. Un homme vendait des pommes dans une brouette et une femme proposait des harengs avec des oignons hachés. Des poulets et des enfants traînaient dans les jambes de tout le monde. Les énormes portes de chêne et de fer du Vieil Hôtel des Monnaies avaient été fermées lors des passages précédents de Davos dans la cour Pied-de-Poisson ; aujourd’hui elles étaient ouvertes. À l’intérieur, il aperçut des centaines de femmes, d’enfants, de vieillards, entassés à même le sol sur des piles de fourrures. Certains avaient allumé de petits feux pour cuisiner.

Davos s’arrêta sous la colonnade et échangea un demi-sou contre une pomme. « Y a des gens qui vivent dans le Vieil Hôtel des Monnaies ? demanda-t-il au vendeur de pommes.

— Ceux qui-z-ont pas d’aut’ endroit où vivre. Des pauv’ gens v’nus par la Blanchedague, presque tous. Des de Corbois, aussi. Avec c’ Bâtard d’ Bolton qui court, y’ veulent tous se r’trouver derrière les remparts. Ch’sais pas c’ que Sa Seigneurie a l’intention d’ faire, d’eux tous. Pour la plupart, y’ sont arrivés rien qu’avec les affaires qu’y’-z-ont sur l’ dos. »

Davos ressentit une pointe de culpabilité. Ils sont venus se réfugier ici, dans une ville épargnée par les combats, et voici que je viens de nouveau les entraîner dans la guerre. Il croqua la pomme et se sentit coupable pour cela aussi. « Comment font-ils, pour manger ? »

Le vendeur de pommes haussa les épaules. « Y en a qui mendient. D’aut’ qui volent. Pas mal de jeunettes qui se mettent sur le marché, comme toujours les filles quand elles ont qu’ ça à vendre. Les gars qu’ont plus de cinq pieds de haut peuvent s’ trouver une place dans les casernes de Sa Seigneurie, du moment qu’y’ savent tenir une lance. »

Ainsi donc, il recrute des hommes. Ce pouvait être une bonne chose… ou une mauvaise, ça dépendait. La pomme était sèche et farineuse, mais Davos se força à y mordre de nouveau. « Lord Wyman a l’intention de rejoindre le Bâtard ?

— Eh ben, la prochaine fois qu’ Sa Seigneurie s’ pointe par ici pour s’ payer une pomme, je manquerai pas d’ lui d’mander.

— J’ai entendu dire que sa fille allait épouser un Frey.

— Sa p’tite-fille. J’ai entendu dire ça, aussi, mais Sa Seigneurie a oublié de m’inviter aux noces. Dis, t’as l’intention d’le finir, ça ? Bon, alors, j’vais récupérer c’ qui reste. Sont bons, les pépins. »

Davos lui renvoya le trognon. Sale pomme, mais apprendre que Manderly recrute méritait bien un demi-sou. Il contourna le vieux Pied-de-Poisson, dépassant une jeune fille qui vendait des tasses du lait frais de sa chèvre. La ville lui revenait mieux en mémoire, maintenant qu’il était sur place. Dans la direction qu’indiquait le trident du vieux Pied-de-Poisson se trouvait une ruelle où l’on vendait de la morue frite, croustillante et dorée à l’extérieur, blanche et friable à l’intérieur. Par là-bas se situait un bordel, plus propre que la moyenne, où un marin pouvait prendre du plaisir avec une femme sans craindre de se faire détrousser ou tuer. Dans l’autre sens, dans l’un de ces établissements qui s’accrochaient à la muraille de l’Antre du Loup comme berniques à une vieille coque, il y avait eu une brasserie où l’on fabriquait une bière noire si épaisse et goûteuse qu’une barrique rapporterait autant qu’un La Treille auré à Braavos et à Port-Ibben, à condition que les autochtones en laissent suffisamment au brasseur pour qu’il en exporte.

Mais c’était du vin qu’il cherchait – une piquette, sombre et misérable. Il traversa la cour d’un pas serein et descendit une volée de marches, jusqu’à une gargote de vins appelée L’Anguille alanguie, au-dessous d’un entrepôt rempli de toisons de moutons. Au temps où il pratiquait la contrebande, L’Anguille avait eu la réputation d’offrir les plus vieilles putains et le plus ignoble guignet de Blancport, en même temps que des tourtes farcies de lard et de nerfs, immangeables les jours fastes, et toxiques les mauvais. Face à une telle offre, les autochtones avaient déserté l’établissement, l’abandonnant aux matelots, qui n’y connaissaient rien. Jamais on ne voyait de garde municipal à L’Anguille alanguie, ni d’agent des douanes.

Il est des choses qui ne changent pas. À l’intérieur de L’Anguille, le temps restait suspendu. La suie noircissait le plafond voûté, le sol était de terre battue, l’air puait la fumée, la viande gâtée et le vieux vomi. Sur les tables, de grosses chandelles de suif dégorgeaient plus de fumée que de lumière, et la vinasse que commanda Davos semblait brune plus que rouge dans la pénombre. Quatre catins buvaient, assises près de la porte. L’une d’elles lui adressa un sourire engageant, quand il entra. Lorsque Davos secoua la tête, la femme dit quelques mots qui firent glousser ses camarades. Cela fait, plus aucune ne lui accorda d’attention.

Les putains et le propriétaire mis à part, Davos avait L’Anguille pour lui tout seul. La cave était vaste, pleine de recoins et d’alcôves enténébrées où l’on pouvait s’isoler. Il porta son vin jusqu’à l’une d’elles et s’assit, le dos contre un mur, pour attendre.

Avant longtemps, il se retrouva en train de fixer l’âtre. La femme rouge voyait l’avenir dans le feu, mais tout ce que Davos y percevait jamais, c’étaient les ombres du passé : les vaisseaux embrasés, la chaîne ardente, les ombres vertes filant sur le ventre des nuages, le tout dominé par le Donjon Rouge. Davos était un homme simple, distingué par le hasard, la guerre et Stannis. Il ne comprenait pas pourquoi les dieux pouvaient prendre des jeunes hommes aussi jeunes et forts que ses fils, et épargner leur père las. Certaines nuits, il se disait qu’il était resté pour sauver Edric Storm… Mais désormais le bâtard du roi Robert devait être en sécurité sur les Degrés de Pierre, et Davos était toujours là. Les dieux m’ont-ils réservé une autre tâche ? se demanda-t-il. En ce cas, Blancport pourrait en faire partie. Il goûta le vin, puis versa la moitié de sa coupe sur le sol à côté de son pied.

Tandis que le crépuscule tombait au-dehors, les bancs de L’Anguille commencèrent à se remplir de matelots. Davos héla le propriétaire pour réclamer une autre coupe. Quand celui-ci l’apporta, il tenait aussi une chandelle. « Vous voulez manger ? demanda-t-il. On a des tourtes à la viande.

— C’est quoi, comme viande, dedans ?

— Comme d’habitude. Elle est bonne. »

Les putains s’esclaffèrent. « Elle est toute grise, il veut dire.

— Mais ferme ta gueule. T’en bouffes, toi.

— Je bouffe tout un tas de merdes. Ça veut pas dire que ça m’ plaît. »

Davos souffla sa chandelle dès que le tenancier s’en fut, et il se rassit dans l’ombre. Les marins étaient les pires colporteurs de ragots du monde dès que le vin coulait, même une piquette si infâme. Il lui suffisait de tendre l’oreille.

L’essentiel de ce qu’il grappilla, il l’avait déjà entendu à Sortonne, par lord Godric ou des piliers du Ventre de la Baleine. Tywin Lannister était mort, massacré par son nain de fils ; son cadavre avait empesté si fort que personne n’avait pu entrer dans le Grand Septuaire de Baelor pendant plusieurs jours, par la suite ; la Dame des Eyrié avait été assassinée par un chanteur ; Littlefinger régnait désormais sur le Val, mais Yohn Royce le Bronzé avait juré sa perte ; Balon Greyjoy était mort également, et ses frères se disputaient le Trône de Grès ; Sandor Clegane, devenu hors-la-loi, pillait et tuait dans les territoires riverains du Trident ; Myr, Lys et Tyrosh étaient engagées dans une nouvelle guerre ; une révolte des esclaves faisait rage dans l’Est.

D’autres nouvelles avaient plus d’intérêt. Robett Glover se trouvait en ville et avait essayé d’enrôler des hommes, sans grand succès. Lord Manderly avait fait la sourde oreille à ses demandes. Blancport était las de la guerre, aurait-il répondu. C’était une mauvaise nouvelle. Les Ryswell et les Dustin avaient surpris les Fer-nés sur la Fièvre et incendié leurs boutres. C’était pire. Et à présent le Bâtard de Bolton chevauchait vers le Sud en compagnie d’Hother Omble pour les rejoindre en vue d’un assaut sur Moat Cailin. « Pestagaupes en personne », clama un homme du fleuve qui venait d’apporter une cargaison de peaux et de bois en suivant la Blanchedague, « avec trois cents lanciers et une centaine d’archers. Quelques hommes de Corbois se sont joints à eux, et des Cerwyn aussi. » Cela, c’était le pire.

« Lord Wyman a intérêt à envoyer quelques hommes au combat, s’il a deux sous de cervelle, commenta le vieux en bout de table. Lord Roose, c’est l’ gouverneur, à présent. Blancport est tenu sur l’honneur de répondre à ses requêtes.

— Qu’est-ce qu’un Bolton peut connaître de l’honneur ? riposta le tenancier de L’Anguille tout en versant de nouveau du vin brun dans leurs coupes.

— Il ira nulle part, lord Wyman. Il est trop gras du bide.

— J’ai entendu dire qu’il va pas bien. Il dort, il chiale, c’est tout ce qu’il fait, à ce qu’on raconte. Il est trop mal pour se lever du lit, la plupart du temps.

— Trop gras, tu veux dire.

— Gras, mince, ça a rien à voir là-dedans, objecta le tenancier. Les lions retiennent son fils. »

Personne ne parlait du roi Stannis. Personne ne semblait même savoir que Sa Grâce était partie dans le Nord aider à défendre le Mur. Sauvageons, spectres et géants occupaient toutes les conversations à Fort-Levant, mais ici, personne ne semblait seulement y penser.

Davos se pencha dans la clarté du feu. « Je croyais que les Frey avaient tué son fils. C’est ce qu’on a entendu raconter à Sortonne.

— Ils ont tué ser Wendel, répondit le propriétaire. Ses os reposent dans le Septuaire des Neiges, tout entourés de cierges, si vous voulez y jeter un coup d’œil. Ser Wylis, lui, il est toujours captif. »

De pire en pire. Il savait que lord Wyman avait deux fils, mais il les croyait morts tous les deux. Si le Trône de Fer détient un otage… Davos avait eu sept fils lui-même, et en avait perdu quatre sur la Néra. Il savait qu’il ferait tout ce que les dieux ou les hommes lui demandaient pour protéger les trois autres. Steffon et Stannis étaient à des milliers de lieues des combats et à l’abri du danger, mais Devan se trouvait à Châteaunoir, comme écuyer du roi. Le roi dont la cause, pour ses futurs heurs et malheurs, pourrait dépendre de Blancport.

Ses camarades buveurs discutaient de dragons, à présent. « T’es complètement cinglé, jeta un barreur de la Cavalière des Tornades. Le Roi Gueux est mort depuis des années. Un seigneur du ch’val dothraki lui a tranché la tête.

— C’est c’ qu’on raconte, répliqua le vieil homme. Peut-être qu’ c’est des mensonges, cela dit. Il est mort à une moitié de monde d’ici, s’il est vraiment mort. Qui peut le dire ? Si un roi voulait ma mort, il s’ pourrait que j’ l’oblige en jouant les cadavres. Aucun d’entre nous a jamais vu l’ corps.

— J’ai jamais vu l’ corps de Joffrey, non plus, ni çui de Robert, bougonna le tenancier de L’Anguille. Sont peut-être encore en vie, aussi. Et si Baelor le Bienheureux avait juste piqué une p’tite sieste depuis tant d’années ? »

Le vieil homme fit la grimace. « Le prince Viserys était pas le seul dragon, si ? On est sûr qu’y’ z’ ont tué le fils du prince Rhaegar ? C’était un nourrisson.

— Y avait pas une princesse, aussi ? » demanda une putain, celle qui avait raconté que la viande était grise.

« Deux, répondit le vieux. La fille de Rhaegar, et pis l’autre, sa sœur.

— Daena, précisa l’homme du fleuve. C’était la sœur, ça. Daena de Peyredragon. Ou Daera, non ?

— Daena, c’était la femme du roi Baelor, corrigea le rameur. J’ai tiré l’aviron sur un navire qui portait son nom, une fois. La Princesse Daena.

— Si elle était l’épouse d’un roi, ça d’vrait être une reine.

— Baelor a jamais eu de reine. Il était sacré.

— Ça veut pas dire qu’il a pas épousé sa sœur, contra la putain. C’est juste qu’il a jamais couché avec elle, voilà tout. Quand on l’a fait roi, il l’a enfermée dans une tour. Ses autres sœurs aussi. Y en avait trois.

— Daenela, intervint bruyamment le tenancier. C’est ça, son nom. La fille du Roi Fou, j’ veux dire, pas c’te foutre de femme de Baelor.

Daenerys, dit Davos. On lui a donné le nom de Daenerys, qui avait épousé le prince de Dorne durant le règne de Daeron II. Je me demande ce qu’elle est devenue.

— Moi, je sais », affirma l’homme qui avait lancé toute la discussion sur les dragons, un rameur braavien vêtu d’une jaque de laine sombre. « Quand on a fait escale à Pentos, on s’est amarrés près d’un navire marchand, l’Aguicheuse, et j’ me suis retrouvé à boire avec l’ second de son capitaine. Y’ m’a raconté une drôle d’histoire, une simple gamine qu’était montée à bord à Qarth, pour tenter d’acheter un passage pour rentrer en Westeros, elle et trois dragons. Des cheveux d’argent, qu’elle avait, et les yeux mauves. “J’ l’ai conduite moi-même au capitaine, m’a juré l’ second, mais il a carrément r’fusé. Y a plus de profit à faire avec des clous de girofle et du safran, qu’y’ m’a dit, et les épices, ça risque pas d’ te bouter l’ feu aux voiles.” »

Les rires coururent toute la cave. Davos ne s’y joignit pas. Il connaissait le sort de l’Aguicheuse. Les dieux étaient cruels : laisser un homme sillonner la moitié du monde, puis l’envoyer après un fanal trompeur, alors qu’il était pratiquement rentré chez lui. Ce capitaine était un homme plus hardi que moi, songea-t-il en prenant le chemin de la porte. Un voyage en Orient, et l’on pouvait vivre riche comme un lord jusqu’à la fin de ses jours. Quand il avait été plus jeune, Davos avait lui-même rêvé d’accomplir de tels périples, mais les années s’étaient mises à danser comme les papillons de nuit autour d’une flamme et, sans qu’il sache comment, l’heure n’avait jamais paru vraiment propice. Un jour, se dit-il. Un jour quand la guerre sera finie et que le roi Stannis siégera sur le Trône de Fer et n’aura plus besoin de chevaliers oignons. Je prendrai Devan avec moi. Et Steff et Stanny aussi, s’ils sont assez grands. Nous verrons ces dragons et toutes les merveilles du monde.

Dehors, le vent montait, faisant frémir les flammes des lampes à huile qui éclairaient la cour. Il faisait plus froid depuis que le soleil s’était couché, mais Davos se souvint de Fort-Levant, et du vent qui arrivait du Mur en hurlant, la nuit, transperçant comme une lame les plus chauds manteaux pour glacer dans leurs veines le sang des hommes. Blancport était un bain chaud, en comparaison.

Il existait d’autres établissements où il pouvait aller se remplir les oreilles : une auberge, réputée pour ses tourtes aux lamproies, la brasserie où buvaient les facteurs de laine et les agents de douane, une salle de spectacle où l’on pouvait se livrer à des distractions délurées pour quelques sous. Mais Davos estimait en avoir entendu assez. J’arrive trop tard. Un vieil instinct lui fit tendre la main vers sa poitrine, à l’endroit où il conservait autrefois les os de ses doigts dans une petite bourse attachée à une lanière en cuir. Il n’y avait plus rien. Il avait égaré son porte-bonheur dans les brasiers de la Néra, en perdant son navire et ses fils.

Que faire, à présent ? Il serra son manteau contre lui. Gravir la colline et frapper aux portes du Châteauneuf, et présenter une requête futile ? Revenir à Sortonne ? Rentrer auprès de Marya et de mes fils ? M’acheter un cheval et suivre la route Royale, pour apprendre à Stannis qu’il n’a point d’amis à Blancport, et plus d’espoir ?

La reine Selyse avait donné un banquet pour Sla et ses capitaines, le soir avant que la flotte prenne la mer. Cotter Pyke s’était joint à eux, et quatre autres officiers de haut rang de la Garde de Nuit. On avait permis aussi à la princesse Shôren de participer. Tandis qu’on servait le saumon, ser Axell Florent avait régalé la table de l’histoire d’un princelet targaryen qui avait un singe pour animal de compagnie. Ledit prince aimait à revêtir la créature des tenues de son défunt fils et à le traiter en enfant, assurait ser Axell et, de temps en temps, il présentait en son nom des demandes en mariage. Les lords honorés de la sorte déclinaient toujours l’offre avec courtoisie, mais ils la déclinaient, bien entendu. « Même drapé dans la soie et le velours, un singe reste un singe, avait conclu ser Axell. Un prince plus sage aurait su qu’on n’envoie pas un singe accomplir l’ouvrage d’un homme. » Les gens de la reine s’étaient esclaffés, et plusieurs avaient souri à Davos. Je ne suis pas un singe, avait-il pensé. Je suis lord tout autant que vous, et meilleur homme. Mais le souvenir demeurait cuisant.

La porte des Otaries était fermée. Impossible pour Davos de regagner la Gaie Ventrière avant l’aube. Il était bloqué ici pour la nuit. Il leva les yeux vers le vieux Pied-de-Poisson, avec son trident brisé. J’ai traversé la pluie, les naufrages et les tempêtes. Je ne rentrerai pas sans accomplir ce que je suis venu faire, aussi désespérée que la tâche puisse paraître. Même s’il avait perdu ses doigts et sa chance, il n’était pas un singe en velours. Il était une Main de Roi.

L’Escalier du Château était une rue avec des marches, une large voie en pierre blanche qui menait de l’Antre du Loup le long de la mer jusqu’au Châteauneuf sur la colline. Des sirènes en marbre éclairaient le chemin tandis que montait Davos, des vasques d’huile de baleine enflammée posées dans leurs bras. Lorsqu’il parvint au sommet, il se retourna pour regarder derrière lui. D’ici, il voyait les rades. L’une et l’autre. Derrière le mur de la jetée, la rade intérieure était encombrée de galères de guerre. Davos en compta vingt-trois. Tout gras qu’il fût, lord Wyman n’était apparemment pas un homme oisif.

On avait fermé les portes du Châteauneuf, mais une poterne s’ouvrit quand il héla, et un garde en émergea pour s’enquérir de sa démarche. Davos lui présenta le ruban noir et or qui portait les sceaux royaux. « J’ai besoin de voir lord Manderly sur-le-champ, déclara-t-il. Mon affaire le concerne, et lui seul. »

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