Daenerys

Les danseurs palpitèrent, leurs corps sveltes et rasés couverts d’un fin lustre d’huile. Des torches ardentes virevoltaient de main en main au rythme des tambours et aux trilles d’une flûte. Chaque fois que deux torches se croisaient en l’air, une fille nue bondissait entre elles, en pirouettant. La lumière des torches jouait sur les membres, les torses et les fesses huilés.

Les trois hommes étaient en érection. Leur excitation était excitante en soi, bien que Daenerys Targaryen la trouvât également comique. Les hommes avaient tous la même taille, de longues jambes et des ventres plats, chaque muscle dessiné aussi précisément que s’il avait été taillé dans la pierre. Jusqu’à leurs visages qui paraissaient analogues, en quelque sorte… Chose fort étrange, car l’un avait la peau aussi noire que l’ébène et le second, une pâleur de lait, tandis que le troisième rutilait comme du cuivre poli.

Ont-ils pour objectif d’enflammer mes sens ? Daenerys changea de position sur ses coussins de soie. Contre les colonnes, ses Immaculés se tenaient comme des statues sous leurs casques à pointe, leurs visages lisses impassibles. À la différence des hommes complets. Reznak mo Reznak demeurait bouche bée, et ses lèvres humides brillaient tandis qu’il lorgnait. Hizdahr zo Loraq glissait quelques mots à son voisin de table, sans pourtant lâcher les danseuses des yeux. Le visage laid et suiffeux du Crâne-ras affichait sa sévérité coutumière, mais il n’en perdait pas une miette.

Il était plus difficile de deviner si son invité d’honneur rêvait. L’homme pâle et mince au profil de rapace qui partageait le haut bout de la table resplendissait dans ses robes en soie bordeaux et tissu d’or, son crâne chauve luisant à la clarté des torches tandis qu’il dévorait une figue à petits coups de dents précis et élégants. Des opales clignotaient au long du nez de Xaro Xhoan Daxos tandis qu’il bougeait la tête pour suivre les danseurs.

En son honneur, Daenerys avait revêtu une robe qarthienne, une confection transparente en samit violet coupé de façon à laisser à nu le sein gauche. Ses cheveux d’or argenté passaient avec légèreté par-dessus ses épaules pour tomber presque à la pointe du sein. La moitié des hommes dans la salle de banquet lui avaient jeté des coups d’œil furtifs, mais pas Xaro. Il en allait de même à Qarth. Elle ne pourrait pas s’attirer de cette façon les bonnes grâces du prince marchand. Je le dois, pourtant. Il était arrivé de Qarth sur la galéasse Nuée de soie, avec treize galères voguant de conserve, une flotte qui exauçait les prières de Daenerys. À Meereen, le commerce avait diminué jusqu’à s’éteindre depuis qu’elle avait mis un terme à l’esclavage, mais Xaro avait le pouvoir de le relancer.

Tandis que les tambours battaient crescendo, trois des filles bondirent au-dessus des flammes, tournoyant dans les airs. Les danseurs les attrapèrent par la taille pour les faire glisser sur leur membre. Daenerys vit les femmes cambrer le dos et nouer leurs jambes autour de leurs partenaires alors que les flûtes pleuraient et que les hommes donnaient des coups de reins au rythme de la musique. Elle avait déjà assisté à l’acte d’amour ; les Dothrakis s’accouplaient de façon aussi ouverte que leurs juments et leurs étalons. C’était la première fois qu’elle voyait le désir mis en musique, toutefois.

Elle avait le visage échauffé. Le vin, se dit-elle. Cependant, sans savoir pourquoi, elle se surprit à penser à Daario Naharis. Son messager était arrivé ce matin. Les Corbeaux Tornade rentraient de Lhazar. Son capitaine galopait de nouveau vers elle, lui apportant l’amitié des Agnelets. De la nourriture et du commerce, se remémora-t-elle. Il ne m’a pas failli, il ne me faillira pas. Daario m’aidera à sauver ma cité. La reine aspirait à voir son visage, à caresser sa barbe trifide, à lui raconter ses soucis… Mais les Corbeaux Tornade se trouvaient encore à plusieurs jours de distance, de l’autre côté du col du Khyzai, et elle avait un royaume à gouverner.

Un voile de fumée flottait en suspens entre les colonnes pourpres. Les danseurs s’agenouillèrent, la tête inclinée. « Vous avez été splendides, leur dit Daenerys. J’ai rarement vu tant de grâce, tant de beauté. » Elle fit signe à Reznak mo Reznak, et le sénéchal se hâta auprès d’elle. Des perles de sueur ponctuaient son crâne chauve et ridé. « Escorte nos invités aux bains, qu’ils puissent se rafraîchir, et qu’on leur apporte à manger et à boire.

— Ce sera pour moi un grand honneur, Votre Magnificence ! »

Daenerys tendit sa coupe pour qu’Irri la remplisse. C’était un vin fort et sucré, fleurant les épices d’Orient, bien supérieur aux piètres crus ghiscaris qui avaient rempli sa coupe, ces derniers temps. Xaro examina les fruits sur le plateau que lui présentait Jhiqui et opta pour un kaki. Sa peau orange s’accordait à la nuance du corail serti dans son nez. Il mordit dans le fruit et plissa les lèvres. « Acide.

— Souhaiteriez-vous quelque chose de plus sucré, messire ?

— Le sucré écœure. La verdeur des fruits et des femmes confère à la vie sa saveur. » Xaro mordit de nouveau, mastiqua, déglutit. « Daenerys, douce reine, je ne saurais vous dire le plaisir que je prends à jouir à nouveau de votre présence. C’est une enfant qui a quitté Qarth, aussi désemparée qu’elle était délicieuse. Je craignais qu’elle ne voguât à sa perte, et voici que je la retrouve ici sur un trône, maîtresse d’une cité ancienne, entourée par un ost puissant qu’elle a conjuré par ses rêves. »

Non, rectifia-t-elle à part elle, par sang et le feu. « Je me réjouis que vous soyez venu à moi. J’ai plaisir à revoir votre visage, mon ami. » Je ne placerai aucune confiance en toi, mais j’ai besoin de toi. Besoin de tes Treize, de tes vaisseaux, de ton commerce.

Des siècles durant, Meereen et ses cités sœurs, Yunkaï et Astapor, avaient constitué les pivots du trafic d’esclaves, les lieux où les khals dothrakis et les corsaires des îles du Basilic vendaient leurs captifs et où le reste du monde venait acheter. Sans esclaves, Meereen n’avait guère à offrir aux marchands. Si le cuivre abondait dans les collines ghiscaries, ce métal n’était plus aussi recherché qu’il avait pu l’être lorsque le bronze dominait le monde. Les grands cèdres qui avaient autrefois hérissé toute la côte avaient disparu, abattus par les haches de l’Ancien Empire ou consumés par le feu des dragons quand Ghis avait guerroyé contre Valyria. Une fois les arbres partis, la terre avait cuit sous la chaleur du soleil et s’était envolée en épais nuages rouges. « Ce sont ces calamités qui ont changé mon peuple en esclavagistes », lui avait expliqué Galazza Galare, dans le Temple des Grâces. Et je suis la calamité qui changera de nouveau ces esclavagistes en gens ordinaires, s’était juré Daenerys.

« Je me devais de venir, confia Xaro sur un ton languissant. Même dans la lointaine Qarth, de terrifiants récits ont atteint mes oreilles. J’ai pleuré de les entendre. Il se raconte que vos ennemis ont promis la fortune, la gloire et cent esclaves vierges à l’homme qui vous tuera, quel qu’il soit.

— Les Fils de la Harpie. » Comment l’a-t-il appris ? « Ils barbouillent les murs la nuit et tranchent la gorge d’honnêtes affranchis pendant leur sommeil. Quand le soleil se lève, ils se terrent comme des cafards. Ils craignent mes Bêtes d’airain. » Skahaz mo Kandaq lui avait fourni le nouveau guet qu’elle avait exigé, composé à parts égales d’affranchis et de crânes-ras meereeniens. Jour et nuit, ils arpentaient les rues, affublés de cagoules sombres et de masques de bronze. Les Fils de la Harpie avaient promis un trépas atroce à tous les traîtres qui oseraient servir la reine dragon, ainsi qu’à leurs parents et amis ; si bien que les hommes du Crâne-ras sortaient sous l’apparence de chacals, de hiboux et d’autres animaux, pour cacher leur vrai visage. « Je pourrais avoir motif de redouter les Fils s’ils me voyaient parcourir les rues seule, mais seulement s’il faisait nuit et que j’étais nue et sans arme. Ce sont des êtres lâches.

— Un couteau de lâche tue une reine aussi aisément que celui d’un héros. Je dormirais d’un sommeil plus profond en sachant que le délice de mon cœur a conservé ses féroces seigneurs du cheval à proximité immédiate d’elle. À Qarth, vous aviez trois Sang-coureurs qui ne quittaient jamais vos côtés. Où s’en sont-ils donc allés ?

— Aggo, Jhoqo et Rakharo continuent à me servir. » Il joue avec moi. Daenerys pouvait jouer, elle aussi. « Je ne suis qu’une jeune femme, et je m’y connais mal en ces sujets, mais des hommes plus âgés et plus sages m’affirment que pour tenir Meereen je dois contrôler l’arrière-pays, tout le territoire à l’ouest de Lhazar, et au sud jusqu’aux collines yunkaïies.

— Je me moque de votre arrière-pays comme d’une guigne. Pas de votre personne. S’il devait vous arriver le moindre mal, ce monde perdrait toute saveur.

— Vous êtes bien bon de vous inquiéter autant, messire, mais je suis bien protégée. » Daenerys indiqua d’un geste l’endroit où se tenait Barristan Selmy, une main posée sur la poignée de son épée. « On l’appelle Barristan le Hardi. À deux reprises, il m’a sauvée d’assassins. »

Xaro jeta à Selmy un coup d’œil de principe. « Barristan le Blanchi, disiez-vous ? Votre chevalier ours était plus jeune et il était dévoué à votre personne.

— Je ne souhaite pas discuter de Jorah Mormont.

— Certes. Le personnage était un rustre hirsute. » Le prince marchand se pencha au-dessus de la table. « Parlons plutôt d’amour, de rêves, de désirs et de Daenerys, la plus belle femme de ce monde. Votre vision m’enivre. »

Les courtisaneries excessives de Qarth n’étaient pas étrangères à Daenerys. « Si vous êtes ivre, c’est le vin qu’il en faut blâmer.

— Aucun vin n’est à moitié aussi grisant que votre beauté. Ma demeure paraît aussi vide qu’une tombe depuis que Daenerys l’a quittée, et tous les plaisirs de la Reine des Cités n’ont été que cendres dans ma bouche. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Traquée, je devais quitter ta cité parce que je craignais pour ma vie. « L’heure était venue. Qarth désirait mon départ.

— Qui donc ? Les Impollus ? Ils n’ont que de l’eau dans les veines. Les Épiciers ? Ils ont du lait caillé entre les oreilles. Et les Nonmourants sont tous morts. Vous auriez dû me prendre comme époux. Je suis presque certain d’avoir demandé votre main. De vous avoir suppliée, même.

— À peine une cinquantaine de fois, le taquina Daenerys. Vous avez trop aisément capitulé, messire. Car je dois me marier, tous s’accordent sur ce point.

— Une Khaleesi se doit d’avoir un khal, déclara Irri en remplissant encore une fois la coupe de la reine. C’est connu.

— Dois-je présenter une nouvelle demande ? s’interrogea Xaro. Non, je connais ce sourire. Cruelle est la reine qui joue aux dés avec le cœur des hommes. D’humbles marchands tels que moi ne sont que cailloux sous vos sandales serties de joyaux. » Une unique larme coula lentement le long de sa pâle joue blanche.

Daenerys le connaissait trop bien pour s’en émouvoir. Les hommes de Qarth savaient pleurer à volonté. « Oh, cessez donc. » Elle prit une cerise dans le bol sur la table et la lui jeta sur le nez. « Je suis peut-être une jeune femme, mais point si sotte pour épouser un homme qui trouve à un plateau de fruits plus d’attraits qu’à mon sein. J’ai bien vu lesquels des danseurs vous regardiez. »

Xaro essuya sa larme. « Ceux-là mêmes que suivait Votre Grâce, je pense. Vous voyez, nous sommes semblables. Si vous ne voulez pas de moi pour époux, je me contenterai d’être votre esclave.

— Je ne veux pas d’un esclave. Je vous affranchis. » Le nez incrusté de pierres précieuses de Xaro offrait une cible tentante. Cette fois-ci, Daenerys lui jeta un abricot.

Xaro l’attrapa au vol et mordit dedans. « D’où vous est venue cette folie ? Devrais-je m’estimer heureux que vous n’ayez pas libéré mes propres esclaves lorsque vous étiez mon invitée à Qarth ? »

J’étais une reine mendiante et tu étais Xaro des Treize, se dit Daenerys, et tu ne voulais de moi qu’une chose, mes dragons. « Vos esclaves semblaient bien traités et satisfaits. Ce n’est qu’à Astapor que mes yeux se sont ouverts. Savez-vous comment l’on crée et l’on forme les Immaculés ?

— De façon cruelle, je n’en doute point. Lorsqu’un forgeron façonne une épée, il plante la lame dans le feu, la frappe à coups de marteau et la plonge ensuite dans de l’eau glacée pour en tremper l’acier. Si vous voulez savourer le goût sucré du fruit, il faut arroser l’arbre.

— L’arbre en question a été arrosé avec du sang.

— Comment faire pousser un soldat, sinon ? Votre Lumière a apprécié mes danseurs. Seriez-vous surprise d’apprendre que ce sont des esclaves, formés et entraînés à Yunkaï ? Ils dansent depuis qu’ils sont en âge de marcher. Comment, sinon, atteindre tant de perfection ? » Il but une gorgée de vin. « Ils excellent également dans tous les arts érotiques. J’avais songé en faire don à Votre Grâce.

— Mais faites ! » Daenerys n’était nullement surprise. « Je les affranchirai. »

Il ne put retenir une grimace. « Et que feraient-ils de la liberté ? Autant donner à un poisson une cotte de mailles. Ils sont faits pour danser.

— Faits par qui ? Leurs maîtres ? Peut-être vos danseurs préféreraient-ils construire des maisons, cuire le pain, s’occuper d’une ferme. Le leur avez-vous demandé ?

— Peut-être vos éléphants souhaiteraient-ils être des rossignols. Au lieu de doux chants, les nuits de Meereen retentiraient d’un tonnerre de barrissements, et vos arbres se fracasseraient sous le poids de grands volatiles gris. » Xaro poussa un soupir. « Daenerys, délice, sous cette douce jeune poitrine bat un cœur tendre… Mais croyez-en le conseil d’une tête plus grise et plus sage. Les apparences sont parfois trompeuses. Bien des situations qui semblent mauvaises ont du bon. Considérez en exemple la pluie.

— La pluie ? » Me prend-il pour une sotte, ou simplement pour une enfant ?

— Nous maudissons la pluie quand elle nous tombe sur la tête et pourtant, sans elle, nous mourrions de faim. Le monde a besoin de pluie… et d’esclaves. Vous grimacez, mais c’est la vérité. Prenez Qarth. Dans les arts, la musique, la magie, le commerce, tout ce qui nous permet de surpasser l’animal, Qarth trône au-dessus du reste de l’humanité, comme vous trônez au sommet de cette pyramide… Mais à la base, plutôt que sur des briques, la magnificence qu’est la Reine des Cités repose sur des dos d’esclaves. Demandez-vous, si tous les hommes doivent gratter le sol pour se nourrir, comment il pourra y en avoir un qui lèvera les yeux et contemplera les étoiles ? Si chacun de nous doit se rompre l’échine à construire un galetas, qui élèvera des temples afin de glorifier les dieux ? Pour que certains atteignent à la grandeur, d’autres doivent connaître l’esclavage. »

Il était trop éloquent pour elle. Daenerys n’avait rien à lui opposer en réponse, sinon un sentiment brut au creux de son ventre. « L’esclavage ne se compare pas à la pluie, insista-t-elle. J’ai subi la pluie et j’ai été vendue. Ce n’est pas la même chose. Nul homme ne souhaite être un bien. »

Xaro haussa les épaules avec langueur. « Il se trouve que, quand j’ai posé le pied sur la rive de votre douce cité, mon regard est par hasard tombé, au bord du fleuve, sur un homme qui avait jadis été un invité dans ma demeure, un marchand qui faisait commerce d’épices rares et de vins de choix. Il allait torse nu, avec sa peau rouge qui pelait, et, de toute évidence, il creusait un trou.

— Pas un trou. Un fossé, pour amener l’eau du fleuve jusqu’aux champs. Nous avons l’intention de planter des haricots. Les champs de haricots ont besoin d’eau.

— Que mon vieil ami est aimable d’aider au terrassement. Et comme cela lui ressemble peu. Se pourrait-il qu’on ne lui ait pas donné le choix sur ce point ? Non, assurément pas. Vous n’avez pas d’esclaves, à Meereen. »

Daenerys rougit. « On paie votre ami en nourriture et en gîte. Je ne peux lui rendre sa fortune. Meereen a besoin de haricots plus que d’épices rares, et les haricots exigent de l’eau.

— Mettriez-vous mes danseurs à creuser des fossés, eux aussi ? Douce reine, dès qu’il m’a vu, mon vieil ami est tombé à genoux et m’a supplié de l’acheter comme esclave et de le ramener à Qarth. »

Elle eut l’impression qu’il venait de la gifler. « Eh bien, achetez-le donc.

— Ne vous déplaise. Je sais que cela ne lui déplaira pas, à lui. » Il posa la main sur le bras de Daenerys. « Il est de ces vérités que seul un ami peut vous dire. Je vous ai aidée quand vous êtes arrivée, mendiante, à Qarth, et j’ai franchi de longues lieues et des mers démontées pour vous assister à nouveau. Y a-t-il un endroit où nous pourrions discuter en toute franchise ? »

Daenerys sentait la chaleur de ses doigts. À Qarth aussi, il était chaleureux, se remémora-t-elle, jusqu’au jour où je ne lui ai plus été d’aucune utilité. Elle se remit debout. « Venez », l’invita-t-elle, et Xaro la suivit entre les colonnes, jusqu’aux larges degrés de marbre qui conduisaient à ses appartements privés, au sommet de la pyramide.

« Ô la plus belle des femmes, susurra Xaro tandis qu’ils entamaient l’ascension, j’entends des pas derrière nous. On nous suit.

— Mon vieux chevalier ne vous effraie pas, certainement ? Ser Barristan a juré de garder tous mes secrets. »

Elle le mena sur la terrasse qui dominait la cité. Une pleine lune flottait dans le ciel noir au-dessus de Meereen. « Marchons, voulez-vous ? » Daenerys glissa son bras sous le sien. L’air était lourd du parfum des floraisons nocturnes. « Vous parliez d’aide. Commercez avec moi, en ce cas. Meereen a du sel à vendre, et du vin…

— Du vin ghiscari ? » Xaro fit la grimace. « La mer fournit tout le sel dont Qarth a besoin, mais je prendrai volontiers la totalité des olives que vous voudrez bien me vendre. De l’huile d’olive, également.

— Je n’en ai pas à proposer. Les esclavagistes ont incendié les arbres. » Depuis des siècles, on cultivait des oliviers sur les bords de la baie des Serfs, mais les Meereeniens avaient bouté le feu à leurs oliveraies quand l’ost de Daenerys avait avancé sur eux, lui laissant traverser des terres brûlées. « Nous replantons, mais il faut sept ans avant qu’un olivier commence à donner des fruits, et trente avant qu’on puisse véritablement le considérer comme productif. Et le cuivre ?

— Un joli métal, mais capricieux comme une femme. L’or, en revanche… L’or est sincère. Qarth vous fournira volontiers de l’or… contre des esclaves.

— Meereen est une cité libre habitée par des hommes libres.

— Une cité pauvre qui jadis fut riche. Une cité affamée qui jadis fut grasse. Une cité sanglante qui jadis fut paisible. »

Ses accusations portaient. Elles contenaient trop de vérité. « Meereen redeviendra riche, grasse et paisible, et libre au surplus. Allez voir les Dothrakis, si vous tenez à vos esclaves.

— Les Dothrakis créent les esclaves, mais les Ghiscaris les dressent. Et pour atteindre Qarth, par nécessité, les seigneurs du cheval doivent faire franchir le désert rouge à leurs captifs. Ils mourraient par centaines, voire par milliers… Et bien des chevaux, également, raison pour laquelle aucun khal ne s’y risquera. Et il y a un détail supplémentaire : Qarth ne veut pas voir des khalasars grouiller autour de nos remparts. La puanteur de tous ces chevaux… Ceci dit sans vouloir vous offenser, Khaleesi.

— Le cheval a une odeur franche. C’est plus que je ne peux en dire de certains grands lords et princes marchands. »

Xaro ne prêta aucune attention à la pique. « Daenerys, permettez-moi d’être honnête avec vous, comme il convient à un ami. Vous ne rendrez pas Meereen riche, grasse et paisible. Vous ne lui apporterez que la destruction, comme vous l’avez fait à Astapor. Vous avez conscience qu’une bataille s’est déroulée aux Cornes d’Hazzat ? Le Roi Boucher a fui et regagné son palais, ses nouveaux Immaculés courant à ses basques.

— La chose est connue. » Brun Ben Prünh avait dépêché un rapport sur les combats depuis le champ de bataille. « Les Yunkaïis se sont attaché de nouvelles épées-louées, et deux légions de la Nouvelle-Ghis ont combattu à leurs côtés.

— Deux deviennent bientôt quatre, puis dix. Et des émissaires yunkaïis ont été expédiés à Myr et à Volantis pour engager d’autres épées. La Compagnie du Chat, les Longues Lances, les Erre-au-Vent. Certains racontent que Leurs Bontés ont également acheté la Compagnie Dorée. »

Son frère Viserys avait un jour donné un banquet pour les capitaines de la Compagnie Dorée, dans l’espoir qu’ils soutiendraient sa cause. Ils ont mangé ses plats, écouté ses suppliques et lui ont ri au nez. Daenerys n’était alors qu’une petite fille, mais elle se souvenait. « J’ai moi aussi des épées-louées.

— Deux compagnies. Les Yunkaïis en enverront vingt contre vous, s’il le faut. Et quand elles se mettront en marche, elles ne partiront pas seules. Tolos et Mantarys ont accepté de conclure une alliance. »

Funestes nouvelles, si elles étaient vraies. Daenerys avait envoyé des missions à Tolos et à Mantarys, dans l’espoir de trouver de nouveaux amis à l’ouest pour compenser l’inimitié de Yunkaï au sud. Ses émissaires n’étaient pas revenus. « Meereen a conclu une alliance avec Lhazar. »

Cela le fit simplement glousser. « Les seigneurs du cheval dothrakis appellent les Lhazaréens les Agnelets. Quand vous les tondez, ils se bornent à bêler. Ce n’est pas un peuple martial. »

Même un ami bêlant vaut mieux qu’aucun. « Leurs Bontés devraient suivre leur exemple. J’ai déjà épargné Yunkaï, mais je ne commettrai pas cette erreur deux fois. S’ils devaient oser m’attaquer, je raserais entièrement la Cité Jaune.

— Et tandis que vous rasez Yunkaï, ma douceur, Meereen se soulèvera dans votre dos. Ne fermez pas les yeux sur vos périls, Daenerys. Vos eunuques sont d’excellents soldats, mais ils sont trop peu nombreux pour rivaliser avec les armées qu’enverra Yunkaï contre vous, dès qu’Astapor tombera.

— Mes affranchis…, commença Daenerys.

— Des esclaves de lit, des barbiers et des maçons ne gagnent pas les batailles. »

Il se trompait sur ce point, elle l’espérait. Les affranchis avaient autrefois formé une simple populace, mais elle avait organisé les hommes en âge de se battre en compagnies, et ordonné à Ver Gris d’en faire des soldats. Qu’il pense ce qu’il voudra. « L’auriez-vous oublié ? J’ai des dragons.

— Vraiment ? À Qarth, on vous voyait rarement sans un dragon sur l’épaule… Et pourtant à présent, cette gracieuse épaule est aussi charmante et nue que votre sein délicieux, je me dois de le constater.

— Mes dragons ont grandi, et point mes épaules. Ils volent loin, pour chasser. » Hazzéa, pardon. Elle s’interrogea sur l’ampleur de ce que savait Xaro, sur ce qu’il avait entendu chuchoter. « Questionnez Leurs Bontés d’Astapor sur mes dragons, si vous ne me croyez pas. » J’ai vu les yeux d’un esclavagiste fondre et lui couler sur les joues. « Dites-moi, vieil ami, pourquoi me rendre visite, si ce n’est pas pour le commerce ?

— Pour apporter un présent à la reine de mon cœur.

— Poursuivez. » Quel piège va-t-il tendre, à présent ?

« Le don que vous me suppliiez de vous accorder, à Qarth. Des vaisseaux. Il y a dans la baie treize galères. Les vôtres, si vous en voulez. Je vous ai apporté une flotte, pour vous emporter chez vous, à Westeros. »

Une flotte. C’était plus qu’elle ne pouvait en espérer, aussi, bien entendu, se méfia-t-elle. À Qarth, Xaro lui avait offert trente vaisseaux… contre un dragon. « Et quel prix exigez-vous pour ces vaisseaux ?

— Aucun. Je n’ai plus aucun désir de dragons. J’ai vu leur ouvrage à Astapor en venant ici, lorsque ma Nuée de soie a fait escale pour se réapprovisionner en eau. Les vaisseaux sont à vous, douce reine. Treize galères, et des hommes, pour tirer sur les rames. »

Treize. Bien entendu. Xaro faisait partie des Treize. Nul doute qu’il ait convaincu chacun de ses collègues de céder un vaisseau. Elle connaissait trop bien le prince marchand pour imaginer qu’il sacrifierait treize de ses propres navires. « Je dois y réfléchir. Puis-je inspecter ces bâtiments ?

— Vous êtes devenue méfiante, Daenerys. »

Toujours. « Je suis devenue sage, Xaro.

— Inspectez tout votre content. Quand vous serez satisfaite, jurez-moi que vous rentrerez sur-le-champ à Westeros, et les vaisseaux sont à vous. Jurez sur vos dragons et votre dieu à sept faces et les cendres de vos pères, et partez.

— Et si je décidais d’attendre un an, ou trois ? »

Une expression de deuil traversa le visage de Xaro. « Cela m’attristerait beaucoup, délice de douceur… Car, si jeune et forte que vous puissiez pour l’heure paraître, vous ne vivrez pas si longtemps. Pas ici. »

Il offre le rayon de miel d’une main, et montre le fouet de l’autre. « Les Yunkaïis ne sont point si terrifiants.

— Tous vos ennemis ne se trouvent pas dans la Cité Jaune. Méfiez-vous des hommes au cœur froid et aux lèvres bleues. Vous n’aviez pas quitté Qarth depuis quinze jours que Pyat Pree se mettait en route avec trois de ses collègues conjurés, pour vous chercher à Pentos. »

Daenerys ressentit plus d’amusement que de crainte. « Il est bon que j’aie obliqué, en ce cas. La moitié d’un monde sépare Pentos de Meereen.

— Certes, reconnut-il. Cependant, tôt ou tard, la rumeur de la présence de la reine dragon dans la baie des Serfs finira par les atteindre.

— Cela devrait-il m’effrayer ? J’ai vécu quatorze ans dans la peur, messire. Je m’éveillais craintive chaque jour, et allais me coucher craintive chaque soir… Mais mes peurs ont été cautérisées le jour où j’ai émergé du feu. Je ne crains plus qu’une seule chose, désormais.

— Et que craignez-vous donc, douce reine ?

— Je ne suis qu’une sotte jeune femme. » Daenerys se dressa sur la pointe des pieds et lui baisa la joue. « Mais point assez sotte pour vous le dire. Mes hommes inspecteront ces vaisseaux. Ensuite, vous recevrez ma réponse.

— À votre convenance. » Il effleura son sein nu et chuchota : « Laissez-moi m’attarder pour aider à vous convaincre. »

Un instant, elle fut tentée. Peut-être les danseurs l’avaient-ils échauffée, après tout. Je pourrais fermer les yeux et imaginer qu’il est Daario. Un Daario rêvé serait plus sûr que le vrai. Mais elle repoussa cette pensée. « Non, messire, je vous en remercie, mais non. » Daenerys se coula hors de ses bras. « Une autre nuit, peut-être.

— Une autre nuit. » Sa bouche était triste, mais ses yeux semblaient plus soulagés que déçus.

Si j’étais un dragon, je pourrais voler jusqu’à Westeros, se dit-elle quand il fut parti. Je n’aurais nul besoin de Xaro et de ses vaisseaux. Daenerys se demanda combien d’hommes treize galères pouvaient contenir. Il en avait fallu trois pour la transporter de Qarth à Astapor avec son khalasar, mais c’était avant qu’elle eût acquis huit mille Immaculés, mille épées-louées et une vaste horde d’affranchis. Et les dragons, que vais-je en faire ? « Drogon, chuchota-t-elle d’une voix douce, où es-tu ? » Un moment, elle le vit presque, filant à travers les cieux, ses ailes noires avalant les étoiles.

Elle tourna le dos à la nuit, vers ser Barristan Selmy qui se tenait en silence dans les ombres. « Mon frère m’a posé un jour une devinette ouestrienne. Qui écoute tout et n’entend rien ?

— Un chevalier de la Garde Royale. » La voix de Selmy était solennelle.

« Vous avez entendu l’offre qu’a faite Xaro ?

— Oui, Votre Grâce. » Le vieux chevalier prenait garde à ne point fixer son sein nu tandis qu’il parlait.

Ser Jorah n’aurait pas détourné les yeux. Il m’aimait comme femme, tandis que ser Barristan n’aime en moi que sa reine. Mormont avait été un informateur, qui rendait compte à ses ennemis à Westeros ; néanmoins il l’avait bien conseillée, également. « Que pensez-vous de l’offre ? Et de lui ?

— De lui, bien peu de chose. Ces navires, toutefois… Votre Grâce, avec eux nous pourrions être chez nous avant le terme de l’année. »

Daenerys n’avait jamais été nulle part chez elle. À Braavos, il y avait eu une demeure avec une porte rouge, mais c’était tout. « Méfiez-vous des Qarthiens qui apportent des présents, surtout s’ils sont marchands des Treize. Il y a ici un traquenard. Peut-être les vaisseaux sont-ils pourris, ou…

— S’ils étaient tellement impropres à la navigation, ils n’auraient pas pu traverser la mer pour venir de Qarth, fit observer ser Barristan, mais Votre Grâce a été bien avisée d’insister pour les soumettre à une inspection. Dès l’aube, j’accompagnerai l’amiral Groleo aux galères, avec ses capitaines et une quarantaine de marins. Nous pourrons scruter chaque pouce de ces vaisseaux. »

Le conseil était bon. « Oui, faites donc. » Westeros. Chez moi. Mais si elle partait, que deviendrait sa ville ? Meereen n’a jamais été ta ville, sembla lui susurrer la voix de son frère. Tes villes se trouvent de l’autre côté de la mer. Tes Sept Couronnes, où t’attendent tes ennemis. Tu es née pour leur porter le sang et le feu.

Ser Barristan s’éclaircit la gorge et ajouta : « Ce conjuré dont le marchand a parlé…

— Pyat Pree. » Elle essaya de se remémorer son visage, mais ne vit que ses lèvres. Le vin des conjurés les avait colorées de bleu. On appelait cela l’Ombre-du-soir. « Si un sortilège pouvait me tuer, je serais déjà morte. J’ai laissé leur palais en cendres. » Drogon m’a sauvée alors qu’ils allaient me vider de ma vie. Drogon les a tous calcinés.

« Vous parlez avec justesse, Votre Grâce. Néanmoins, je resterai vigilant. »

Elle l’embrassa sur la joue. « Je le sais bien. Venez, raccompagnez-moi au banquet. »


Le lendemain matin, Daenerys s’éveilla pleine d’espoir comme elle ne l’avait jamais été depuis son arrivée dans la baie des Serfs. Bientôt, Daario serait de nouveau à ses côtés, et ensemble ils prendraient la mer pour Westeros. Chez moi. Une de ses jeunes otages lui apporta son repas du matin, une fillette grassouillette et timide du nom de Mezzara, dont le père gouvernait la pyramide de Merreq. Daenerys la serra joyeusement dans ses bras et la remercia d’un baiser.

« Xaro Xhoan Daxos m’a offert treize galères, annonça-t-elle à Irri et Jhiqui tandis qu’elles l’habillaient pour ses audiences.

— Treize est un mauvais chiffre, Khaleesi, murmura Jhiqui en langue dothrakie. C’est connu.

— C’est connu, confirma Irri.

— Trente vaudrait mieux, acquiesça Daenerys. Trois cents mieux encore. Mais treize pourraient suffire à nous transporter à Westeros. »

Les deux Dothrakies échangèrent un coup d’œil. « L’eau empoisonnée est maudite, Khaleesi, expliqua Irri. Les chevaux ne peuvent la boire.

— Je n’ai aucune intention d’en boire », leur promit Daenerys.

Quatre pétitionnaires seulement l’attendaient, ce matin-là. Comme toujours, lord Ghael fut le premier à se présenter, paraissant encore plus accablé que d’habitude. « Votre Gloire, gémit-il en s’abattant sur le marbre à ses pieds. Les armées des Yunkaïis fondent sur Astapor. Je vous en prie, venez au sud avec toutes vos forces !

— J’ai prévenu votre roi que sa guerre était une folie, lui rappela Daenerys. Il n’a pas voulu écouter.

— Le Grand Cleon n’avait pour seul but que de frapper les ignobles esclavagistes de Yunkaï.

— Le Grand Cleon est lui-même esclavagiste.

— Je sais que la Mère des Dragons ne nous abandonnera pas à l’heure de notre péril. Prêtez-nous vos Immaculés pour défendre nos remparts. »

Et si je le fais, qui défendra les miens ? « Nombre de mes affranchis ont été esclaves à Astapor. Peut-être certains voudront-ils défendre votre roi. Le choix leur appartient, ce sont des hommes libres. J’ai donné à Astapor sa liberté. À vous de la défendre.

— Alors, nous sommes tous morts. C’est la mort que vous nous avez donnée, et non la liberté. » Ghael se remit d’un bond sur pied et lui cracha au visage.

Belwas le Fort le saisit par l’épaule et le jeta contre le marbre avec tant de force que Daenerys entendit les dents de Ghael casser. Le Crâne-ras aurait fait pire, mais elle l’arrêta.

« Assez, dit-elle en se tapotant la joue avec une extrémité de son tokar. « Personne n’est jamais mort d’un crachat. Emmenez-le. »

Ils le traînèrent par les pieds, laissant derrière lui quelques débris de dents et une traînée de sang. Daenerys aurait volontiers renvoyé le reste des pétitionnaires… Mais elle demeurait leur reine, aussi les écouta-t-elle et s’efforça-t-elle de rendre la justice de son mieux.

Plus tard, cet après-midi-là, l’amiral Groleo et ser Barristan revinrent de leur inspection des galères. Daenerys réunit son conseil pour les écouter. Ver Gris était là, pour représenter les Immaculés. Skahaz mo Kandaq, les Bêtes d’airain. En l’absence de ses Sang-coureurs, un jaqqa rhan flétri du nom de Rommo, yeux plissés et jambes arquées, vint parler pour ses Dothrakis. Ses affranchis étaient représentés par les capitaines des trois compagnies qu’elle avait formées – Mollono Yos Dob des Boucliers fidèles, Symon Dos-zébré des Libres Frères, Marselen des Hommes de la Mère. Reznak mo Reznak papillonnait auprès de la reine, et Belwas le Fort se tenait derrière elle, ses bras énormes croisés. Daenerys ne manquerait pas de conseillers.

Groleo avait été un bien triste hère depuis qu’on avait démantelé son navire afin de construire les engins de siège qui avaient remporté Meereen pour Daenerys. Elle avait tenté de le consoler en le nommant lord Amiral, mais c’était un honneur vide de sens ; la flotte meereenienne avait pris la mer pour Yunkaï en voyant l’ost de Daenerys approcher de la cité, si bien que le vieux Pentoshi était un amiral sans marine. Et pourtant, maintenant, il souriait dans sa barbe éparse zébrée de sel, d’une façon dont la reine n’avait guère le souvenir.

« Les navires sont donc solides ? demanda-t-elle, avec un espoir.

— Convenables, Votre Grâce. Ce sont de vieux bâtiments, certes, mais bien entretenus pour la plupart. La coque de la Princesse Impollue est vermoulue. Je n’aimerais pas la piloter hors de vue des côtes. Un changement de gouvernail et de haubans ne ferait pas de mal au Narraqqa, et le Lézard Strié a quelques rames fendues, mais elles sont utilisables. Les rameurs sont des esclaves, mais si nous leur offrons un salaire décent de rameur, la plupart resteront avec nous. Ils ne savent que ramer. On pourra remplacer ceux qui partiront par des éléments puisés dans mes propres équipages. Le voyage jusqu’à Westeros sera long et dur, mais ces navires sont assez solides pour nous y mener, ce me semble. »

Reznak mo Reznak poussa un pitoyable gémissement. « Alors, c’est vrai. Votre Excellence a l’intention de nous abandonner. » Il se tordit les mains. « Les Yunkaïis rétabliront les Grands Maîtres à l’instant où vous partirez et nous, qui avons si fidèlement servi votre cause, nous seront passés par l’épée, nos tendres épouses et nos filles vierges violées et réduites en esclavage.

— Pas les miennes, grommela Skahaz Crâne-ras. Je les tuerai d’abord. » Il gifla la poignée de son épée.

Daenerys eut l’impression qu’il venait en fait de la gifler, elle. « Si vous redoutez ce qui suivra quand je partirai, accompagnez-moi à Westeros.

— Où la Mère des Dragons ira, les Hommes de la Mère la suivront, annonça Marselen, le dernier frère de Missandei.

— Comment ? » voulut savoir Symon Dos-zébré, ainsi dénommé pour l’entrelacs de cicatrices qui lui couturaient le dos et les épaules, un souvenir des coups de fouet qu’il avait reçus en tant qu’esclave à Astapor. « Treize vaisseaux… Cela ne suffit pas. Cent vaisseaux pourraient n’y pas suffire.

— Les chevaux de bois ne sont pas bons, objecta Rommo, le vieux jaqqa rhan. Les Dothrakis iront à cheval.

— Nos humbles personnes pourraient avancer par voie de terre, en suivant la côte, suggéra Ver Gris. Les vaisseaux pourraient se maintenir à leur hauteur et ravitailler la colonne.

— Cela serait faisable jusqu’à ce que vous atteigniez les ruines de Bhorash, déclara le Crâne-ras. Plus loin, vos vaisseaux devront virer vers le sud, au-delà de Tolos et de l’île des Cèdres, et contourner Valyria, tandis que l’infanterie continuera vers Mantarys par l’ancienne route des dragons.

— La route des démons, on l’appelle, désormais », glissa Mollono Yos Dob. Le dodu commandant des Boucliers fidèles ressemblait davantage à un scribe qu’à un soldat, avec ses mains maculées d’encre et sa lourde bedaine, mais il était aussi habile qu’on peut l’être. « Tant et plus d’entre nous périraient.

— Ceux restés derrière à Meereen envieraient leurs trépas faciles, se lamenta Reznak. Ils nous feront tous esclaves, ou nous jetteront dans l’arène. Tout redeviendra comme avant, ou pire.

— Où est passé ton courage ? s’emporta ser Barristan. Son Altesse vous a libérés de vos chaînes. À vous d’affûter vos épées et de défendre votre propre liberté, à son départ.

— Braves paroles, de la part de quelqu’un qui a l’intention de prendre la mer pour le couchant, riposta avec hargne Symon Dos-zébré. Jetterez-vous un regard derrière vous, pour nous voir mourir ?

— Votre Grâce…

— Votre Magnificence…

— Votre Excellence…

Il suffit ! » Daenerys tapa sur la table. « Nous ne laisserons mourir personne. Vous êtes tous mon peuple. » Elle s’était laissé aveugler par ses rêves de retour et d’amour. « Je n’abandonnerai pas Meereen pour qu’elle subisse le sort d’Astapor. J’ai peine à le dire, mais Westeros devra attendre. »

Groleo fut effaré. « Nous devons accepter ces vaisseaux. Si nous refusons ce présent… »

Ser Barristan mit un genou en terre devant elle. « Ma reine, votre royaume a besoin de vous. On ne veut pas de vous ici, mais à Westeros, les hommes accourront pour se placer sous vos bannières, par milliers, grands lords et nobles chevaliers. Elle est venue, se crieront-ils de l’un à l’autre, avec des voix pleines de joie. La sœur du prince Rhaegar est enfin de retour chez elle.

— S’ils m’aiment tant, ils m’attendront. » Daenerys se mit debout. « Reznak, convoquez Xaro Xhoan Daxos. »

Elle reçut le prince marchand seule à seul, assise sur son banc d’ébène polie, sur les coussins que ser Barristan avait disposés pour elle. Quatre matelots qarthiens accompagnaient Xaro, les épaules chargées d’une tapisserie roulée. « J’ai apporté à la reine de mon cœur un nouveau présent, annonça Xaro. Il se trouvait dans les caves de ma famille depuis avant le Fléau qui emporta Valyria. »

Les marins déroulèrent la tapisserie sur le sol. Elle était vieille, poussiéreuse, fanée… et immense. Daenerys dut venir se placer à côté de Xaro avant que les motifs n’apparaissent clairement. « Une carte ? Elle est magnifique. » Elle couvrait la moitié du sol. Les mers étaient bleues, les terres vertes, les montagnes noires et brunes. Les cités étaient représentées par des étoiles en fils d’or ou d’argent. Il n’y a pas de mer Fumeuse, s’aperçut-elle. Valyria n’est pas encore une île.

« Vous voyez là Astapor, et Yunkaï, et Meereen. » Xaro indiqua du doigt trois étoiles d’argent près du bleu de la baie des Serfs. « Westeros se trouve… quelque part par là-bas. » Sa main s’agita en un geste vague en direction de l’autre bout de la salle. « Vous avez obliqué au nord alors que vous auriez dû poursuivre au sud-ouest et traverser la mer d’Été, mais, avec mon présent, vous regagnerez promptement votre légitime place. Acceptez mes galères d’un cœur joyeux, et faites force de rames vers l’ouest. »

Si seulement je pouvais. « Messire, j’accepte de grand cœur ces vaisseaux, mais je ne puis vous faire la promesse que vous me demandez. » Elle lui prit la main. « Donnez-moi les galères, et je jure que Qarth aura l’amitié de Meereen jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent. Laissez-les-moi pour le commerce, et vous récolterez une bonne part des profits. »

Le sourire heureux de Xaro mourut sur ses lèvres. « Que me dites-vous ? Êtes-vous en train de m’annoncer que vous ne voulez pas partir ?

— Je ne peux pas. »

Des larmes coulèrent des yeux de Xaro, le long de son nez, plus bas que les émeraudes, les améthystes et les diamants noirs. « J’ai assuré aux Treize que vous écouteriez ma sagesse. J’éprouve du chagrin à apprendre que je me trompais. Prenez ces vaisseaux et partez, sinon, assurément, vous périrez dans les hurlements. Vous n’avez aucune idée du nombre d’ennemis que vous vous êtes attirés. »

Je sais que l’un d’eux se tient devant moi en cet instant même, versant des larmes de comédie. Cette découverte l’attristait.

« Quand je suis allé dans la Salle des Mille Trônes implorer les Impollus d’épargner votre vie, j’ai plaidé que vous n’étiez qu’une enfant, poursuivit Xaro. Mais Egon Emeros le Délicat s’est levé et a dit : C’est une enfant stupide, une folle irresponsable, trop dangereuse pour qu’on la laisse vivre. Petits, vos dragons excitaient l’admiration. Grands, ils représentent la mort et la dévastation, une épée ardente suspendue sur le monde. » Il essuya ses larmes. « J’aurais dû vous tuer à Qarth.

— J’étais une invitée sous votre toit et j’avais partagé la viande et la boisson avec vous, dit-elle. En mémoire de tout ce que vous avez fait pour moi, je pardonnerai ces paroles… une fois… Mais ne vous aventurez plus jamais à me menacer.

— Xaro Xhoan Daxos ne menace pas. Il promet. »

La tristesse de Daenerys se changea en fureur. « Et je vous promets que, si vous n’êtes pas parti avant le lever du soleil, nous apprendrons si les larmes d’un menteur peuvent éteindre le feu des dragons. Laissez-moi, Xaro. Et vite. »

Il s’en fut mais abandonna son monde derrière lui. Daenerys se rassit sur son banc pour contempler la mer de soie bleue, en direction de la lointaine Westeros. Un jour, se promit-elle.

Le lendemain matin, la galéasse de Xaro était partie, mais le « don » qu’il lui avait apporté resta derrière lui, dans la baie des Serfs. De longues bannières rouges volaient des mâts des treize galères qarthiennes, pour se tordre au vent. Et lorsque Daenerys descendit accorder audience, un messager des vaisseaux l’attendait. Il ne prononça pas un mot, mais déposa à ses pieds un coussin de satin noir, sur lequel reposait un seul gant, taché de sang.

« Qu’est-ce donc ? demanda Skahaz. Un gant taché de sang…

— … signifie la guerre », acheva la reine.

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