Daenerys

« Qu’y a-t-il ? » s’écria-t-elle quand Irri la secoua doucement par l’épaule. Dehors, il faisait nuit noire. Quelque chose ne va pas, elle le sut tout de suite. « C’est Daario ? Que s’est-il passé ? » Dans son rêve, ils étaient mari et femme, des gens simples qui menaient une existence simple dans une haute maison de pierre avec une porte rouge. Dans son rêve, il l’embrassait partout – sur la bouche, le cou, les seins.

« Non, Khaleesi, murmura Irri, c’est votre eunuque, Ver Gris, et les hommes chauves. Voulez-vous les recevoir ?

— Oui. » Daenerys avait les cheveux défaits et ses draps en désordre, elle s’en rendit compte. « Aide-moi à m’habiller. Je vais prendre une coupe de vin, également. Pour m’éclaircir les idées. » Pour noyer mon rêve. Elle entendit un bruit bas de sanglots. « Qui pleure ?

— Votre esclave, Missandei. » Jhiqui tenait une lampe à la main.

« Ma servante. Je n’ai pas d’esclaves. » Daenerys ne comprenait pas. « Pourquoi pleure-t-elle ?

— Pour celui qui fut son frère », lui expliqua Irri.

La suite, elle l’apprit de Skahaz, Reznak et Ver Gris, quand ils furent introduits en sa présence. Daenerys sut qu’ils apportaient de mauvaises nouvelles avant qu’un seul mot ne soit prononcé. Un coup d’œil au visage laid de Crâne-ras suffit à la renseigner. « Les Fils de la Harpie ? »

Skahaz hocha la tête. Sa moue était grave.

« Combien de morts ? »

Reznak se tordit les mains. « N-neuf, Votre Magnificence. Un forfait ignoble, et cruel. Une nuit affreuse, affreuse. »

Neuf. Ce mot planta un poignard dans le cœur de Daenerys. Chaque nuit, la guerre de l’ombre se livrait derechef sous les pyramides à degrés de Meereen. Chaque matin, le soleil se levait sur de nouveaux cadavres, des harpies dessinées avec du sang sur les briques à côté d’eux. Tout affranchi qui devenait trop prospère ou trop hardi était visé. Neuf en une nuit, cependant… Cela l’effraya. « Racontez-moi. »

Ver Gris lui répondit. « Vos serviteurs ont été attaqués alors qu’ils arpentaient les briques de Meereen pour maintenir la paix de Votre Grâce. Tous étaient bien armés, de lances, de boucliers et d’épées courtes. Ils avançaient deux par deux et ont péri deux par deux. Vos serviteurs Poing Noir et Cétherys ont été abattus par des carreaux d’arbalète dans le Dédale de Mazdhan. Vos serviteurs Mossador et Durann ont été écrasés par une chute de pierres sous le rempart du fleuve. Vos serviteurs Éladon Cheveux-d’or et Lance Loyale ont été empoisonnés dans une maison de vins où ils avaient coutume de s’arrêter chaque nuit durant leur ronde. »

Mossador. Daenerys serra le poing. Missandei et ses frères avaient été enlevés à leur maison de Naath par des esclavagistes des îles du Basilic et vendus à Astapor. En dépit de sa jeunesse, Missandei avait manifesté un tel talent pour les langues étrangères que Leurs Bontés en avaient fait une scribe. Mossador et Marselen n’avaient pas eu cette chance. On les avait castrés et transformés en Immaculés. « A-t-on capturé un des meurtriers ?

— Vos serviteurs ont arrêté le propriétaire de la maison de vins et ses filles. Ils plaident l’ignorance et implorent pitié. »

Tous, ils plaident l’ignorance et implorent pitié. « Confiez-les au Crâne-ras. Skahaz, tenez-les séparés les uns des autres et soumettez-les à la question.

— Ce sera fait, Votre Excellence. Souhaitez-vous que je les interroge en douceur, ou avec dureté ?

— En douceur, pour commencer. Écoutez ce qu’ils ont à raconter et les noms qu’ils peuvent vous livrer. Il se peut qu’ils n’aient eu aucun rôle dans l’affaire. » Elle hésita. « Neuf, a dit le noble Reznak. Qui d’autre ?

— Trois affranchis, assassinés chez eux, répondit le Crâneras. Un usurier, un cordonnier et Rylona Rhée, la harpiste. Ils lui ont sectionné les doigts avant de la tuer. »

La reine frémit. Rylona Rhée avait joué de la harpe avec la douceur de la Pucelle. Au temps où elle était esclave à Yunkaï, elle avait joué devant toutes les familles de haute lignée de la cité. À Meereen, elle était devenue une meneuse parmi les affranchis yunkaïis, leur voix dans les conseils de Daenerys. « Nous n’avons pas d’autre captif que ce vendeur de vin ?

— Aucun, votre serviteur souffre de l’avouer. Nous implorons votre pardon. »

De la pitié, songea Daenerys. Ils vont recevoir la pitié du dragon. « Skahaz, j’ai changé d’avis. Interroge l’homme avec dureté.

— Je pourrais agir ainsi. Mais je pourrais aussi interroger les filles avec dureté sous les yeux du père. Ça lui arrachera quelques noms.

— Fais comme tu le jugeras opportun, mais apporte-moi des noms. » Sa fureur entretenait un feu dans son ventre. « Je ne veux plus voir d’Immaculés massacrés. Ver Gris, rappelle tes hommes dans leurs casernements. Qu’ils gardent désormais mes murs, mes portes et ma personne. À compter de ce jour, il incombera aux Meereeniens de maintenir la paix à Meereen. Skahaz, prépare-moi un nouveau guet, composé à parts égales de crânes-ras et d’affranchis.

— À vos ordres. Combien d’hommes ?

— Autant que tu en auras besoin. »

Reznak mo Reznak eut un hoquet. « Votre Magnificence, où trouvera-t-on les sommes pour régler la solde de tant d’hommes ?

— Dans les pyramides. Appelez cela un impôt sur le sang. Je veux que chaque pyramide me verse cent pièces d’or pour chaque affranchi que les Fils de la Harpie ont tué. »

Cela amena un sourire sur le visage du Crâne-ras. « Ce sera fait, dit-il, mais Votre Lumière devrait savoir que les Grands Maîtres de Zhak et de Merreq se préparent à quitter leur pyramide et la ville. »

Daenerys n’en pouvait plus de Zhak et de Merreq ; non plus que de tous les Meereeniens, grands et petits. « Qu’ils partent, mais veillez à ce qu’ils n’emportent que les vêtements sur leur dos. Assurez-vous que tout leur or reste ici avec nous. Leurs réserves de nourriture également.

— Votre Magnificence, murmura Reznak mo Reznak, rien ne nous certifie que ces grands nobles ont l’intention de rejoindre vos ennemis. Il semble plus probable qu’ils se retirent simplement dans leurs propriétés des collines.

— Alors, ils ne verront aucune objection à ce que nous gardions leur or en sécurité. Il n’y a rien à acheter, dans les collines.

— Ils craignent pour leurs enfants », insista Reznak.

Oui, pensa Daenerys, et moi aussi. « Nous devons les placer en sécurité eux aussi. Je veux deux enfants de chaque famille. Des autres pyramides également. Un garçon et une fille.

— Des otages, commenta Skahaz avec satisfaction.

— Des pages et des échansons. Si les Grands Maîtres élèvent des objections, expliquez-leur qu’à Westeros, pour un enfant, c’est un grand honneur d’être choisi pour servir à la cour. » Elle laissa le reste implicite. « Allez et exécutez mes ordres. J’ai mes morts à déplorer. »

Lorsqu’elle regagna ses appartements au sommet de la pyramide, elle trouva Missandei en train de pleurer doucement sur sa paillasse, essayant de son mieux d’étouffer le bruit de ses sanglots. « Viens dormir avec moi, proposa-t-elle à la petite scribe. L’aube n’arrivera pas avant des heures.

— Votre Grâce est bienveillante pour ma personne. » Missandei se glissa sous les draps. « C’était un bon frère. »

Daenerys enveloppa la jeune fille de ses bras. « Parle-moi de lui.

— Il m’a appris à grimper aux arbres quand nous étions petits. Il savait attraper les poissons à la main. Un jour, je l’ai trouvé en train de dormir dans notre jardin, une centaine de papillons posés sur lui. Il était tellement beau, ce matin-là, ma personne… Je veux dire : je l’aimais.

— Comme il t’aimait lui-même. » Daenerys caressa les cheveux de la jeune fille. « Un mot de toi, ma douce, et je t’envoie loin de cet endroit affreux. J’arriverai à trouver un navire et je te renverrai chez toi. Sur Naath.

— Je préférerais rester avec vous. Sur Naath, j’aurais peur. Et si les esclavagistes revenaient ? Je me sens en sécurité quand je suis avec vous. »

En sécurité. Ces mots remplirent de larmes les yeux de Daenerys. « Je veux te garder en sécurité. » Missandei n’était qu’une enfant. Avec elle, Daenerys avait l’impression qu’elle pourrait elle aussi en être une. « Personne n’a jamais veillé à ma sécurité quand j’étais petite. Enfin, si : ser Willem. Mais il est mort, et Viserys… Je veux te protéger, mais… C’est tellement dur. D’être forte. Je ne sais pas toujours ce que je devrais faire. Il faut pourtant que je le sache. Ils n’ont que moi. Je suis la reine… la… la…

— … la mère, chuchota Missandei.

— La Mère des Dragons. » Daenerys frissonna.

« Non. Mère de nous tous. » Missandei l’étreignit plus fort. « Votre Grâce devrait dormir. L’aube ne tardera plus, et l’audience non plus.

— Nous allons dormir toutes les deux, et rêver de jours plus heureux. Ferme les yeux. » Quand elle obéit, Daenerys lui baisa les paupières, ce qui la fit pouffer.

Néanmoins, les baisers venaient plus aisément que le sommeil. Daenerys ferma les yeux et essaya de penser à sa patrie, à Peyredragon et Port-Réal, et à tous ces lieux dont Viserys lui avait parlé, dans une terre plus aimable que celle-ci… Mais ses pensées revenaient sans cesse à la baie des Serfs, comme des navires captifs d’un vent cruel. Quand Missandei dormit profondément, Daenerys se glissa hors de ses bras et sortit dans l’air du moment qui précède l’aube, afin de se pencher sur le parapet de brique fraîche et de contempler la cité. Mille toitures s’étiraient au-dessous d’elle, peintes par la lune en nuances d’ivoire et d’argent.

Quelque part sous ces toits, les Fils de la Harpie étaient réunis, conspirant à des méthodes pour la tuer, elle et tous ceux qui l’aimaient, et pour remettre ses enfants aux fers. Quelque part là en bas un mioche affamé pleurait en réclamant du lait. Quelque part une vieille femme reposait, mourante. Quelque part un homme et une jeune fille s’étreignaient et retiraient maladroitement leurs vêtements de leurs mains impatientes. Mais ici, en haut, seul régnait le lustre de la lune sur les pyramides et les arènes, sans aucun indice sur ce qu’il nappait. Là-haut, il n’y avait qu’elle, toute seule.

Elle était du sang du dragon. Elle pouvait tuer les Fils de la Harpie, les fils de leurs fils, et les fils des fils de leurs fils. Mais un dragon ne saurait rassasier la faim d’un enfant, ni soulager la douleur d’une agonisante. Et qui oserait jamais aimer un dragon ?

Elle se surprit à penser une fois de plus à Daario Naharis. Daario avec sa dent en or et sa barbe en trident, ses mains robustes posées sur la poignée de ses arakhs et stylet assortis, les poignées d’or ouvragées en forme de femmes nues. Le jour où il avait pris congé d’elle, tandis qu’elle lui disait adieu, il avait glissé avec légèreté le charnu de son pouce sur elles, de long en large. Je suis jalouse d’une poignée d’épée, s’était-elle aperçue, de femmes en or. Elle avait été sage de l’envoyer chez les Agnelets. Elle était reine et Daario Naharis n’avait pas l’étoffe des rois.

« Cela fait si longtemps, disait-elle encore la veille à ser Barristan. Et si Daario m’avait trahie, qu’il était passé à l’ennemi ? » Trois trahisons te faut vivre. « Et s’il avait rencontré une autre femme, une princesse des Lhazaréens ? »

Le vieux chevalier ne plaçait en Daario ni affection ni confiance, elle le savait. Pourtant, il répondit avec galanterie : « Il n’est plus belle femme que Votre Grâce. Seul un aveugle pourrait en croire autrement, et Daario Naharis n’est pas aveugle. »

Non, songea-t-elle. Il a des yeux d’un bleu profond, presque mauve, et sa dent en or brille quand il me sourit.

Ser Barristan était certain qu’il reviendrait, toutefois. Daenerys ne pouvait que prier pour qu’il ait raison.

Un bain aiderait à m’apaiser. Elle traversa pieds nus l’herbe jusqu’à son bassin en terrasse. L’eau était fraîche au contact de sa peau, lui donnant la chair de poule. De petits poissons vinrent lécher ses bras et ses jambes. Elle ferma les yeux et se laissa flotter.

Un froissement léger lui fit rouvrir ses paupières. Elle se rassit avec un doux clapotis. « Missandei ? appela-t-elle. Irri ? Jhiqui ?

— Elles dorment », lui répondit-on.

Une femme se tenait sous le plaqueminier, vêtue d’une robe à coule qui frôlait l’herbe. Sous le capuchon, le visage paraissait dur, brillant. Elle porte un masque, comprit Daenerys, un masque en bois vernis de laque rouge sombre. « Quaithe ? Est-ce que je rêve ? » Elle se pinça l’oreille et grimaça sous la douleur. « Je vous ai vue en rêve, chevauchant Balerion, lorsque nous sommes arrivés à Astapor.

— Tu n’as pas rêvé. Ni alors ni maintenant.

— Que faites-vous ici ? Comment avez-vous évité mes gardes ?

— Je suis arrivée par un autre chemin. Tes gardes ne m’ont jamais vue.

— Si j’appelle, ils vous tueront.

— Ils te jureront que je ne suis pas ici.

— Mais êtes-vous ici ?

— Non. Écoute-moi, Daenerys Targaryen. Les chandelles de verre se consument. Bientôt viendra la jument pâle et, après elle, les autres. Le kraken et la flamme noire, le lion et le griffon, le fils du soleil et le dragon du comédien. Ne te fie à aucun d’eux. Souviens-toi des Nonmourants. Défie-toi du sénéchal parfumé.

— Reznak ? Pourquoi devrais-je le craindre ? » Daenerys se leva du bassin. L’eau ruissela le long de ses jambes, et la chair de poule couvrit ses bras dans l’air frais de la nuit. « Si vous avez pour moi une mise en garde, parlez clair. Que voulez-vous de moi, Quaithe ? »

Le clair de lune brillait dans les yeux de la femme. « T’indiquer le chemin.

— Je me souviens du chemin. Pour me rendre au nord, je pars vers le sud, je chemine à l’est pour gagner l’ouest, je retourne en arrière pour aller de l’avant. Et pour atteindre la lumière, je dois passer sous l’ombre. » Elle pressa ses cheveux argentés pour les essorer. « Je suis tellement lasse des devinettes. À Qarth, j’étais une mendiante, mais ici, je suis reine. Je t’ordonne…

Daenerys. Souviens-toi des Nonmourants. Souviens-toi de qui tu es.

— Le sang du dragon. » Mais mes dragons rugissent dans le noir. « Je me souviens des Nonmourants. Fille de trois, ils m’ont appelée. Trois montures ils m’ont promis, trois feux et trois trahisons. Une pour le sang, une pour l’or et une pour…

— Votre Grâce ? » Missandei se tenait dans l’encadrement de la porte donnant sur la chambre de la reine, une lanterne à la main. « À qui parlez-vous ? »

Daenerys jeta un regard en arrière vers le plaqueminier. Il n’y avait pas de femme là-bas. Pas de robe à capuchon, de masque de laque, ni de Quaithe.

Une ombre. Un souvenir. Personne. Elle était du sang du dragon, mais ser Barristan l’avait avertie : ce sang charriait une souillure. Serais-je en train de devenir folle ? Ils avaient traité son père de fou, autrefois. « Je priais, répondit-elle à la Naathie. Il fera bientôt jour. Il vaudrait mieux que je mange quelque chose, avant l’audience.

— Je vous apporte votre déjeuner. »

De nouveau seule, Daenerys effectua le tour complet de la pyramide dans l’espoir de retrouver Quaithe, au-delà des arbres calcinés et de la terre brûlée à l’endroit où ses hommes avaient essayé de capturer Drogon. Mais il n’était d’autre bruit que le vent dans les arbres fruitiers, ni d’autres créatures dans les jardins que quelques blafards papillons de nuit.

Missandei revint avec un melon et une jatte d’œufs durs, mais Daenerys se trouva dépourvue de tout appétit. Tandis que le ciel se clarifiait et que les étoiles s’effaçaient une à une, Irri et Jhiqui l’aidèrent à revêtir un tokar en soie violette frangée d’or.

Lorsque Reznak et Skahaz apparurent, elle se retrouva à les considérer d’un œil critique, songeant aux trois trahisons. Méfie-toi du sénéchal parfumé. Elle huma Reznak mo Reznak, soupçonneuse. Je pourrais ordonner au Crâne-ras de l’arrêter et de le soumettre à la question. Cela préviendrait-il la prophétie ? Ou quelque autre traître prendrait-il sa place ? Les prophéties sont perfides, se remémora-t-elle, et Reznak n’est peut-être rien de plus qu’il ne paraît.

Dans la salle pourpre, Daenerys trouva son banc d’ébène couvert d’une haute pile de coussins en satin. Cette vue amena sur ses lèvres un pâle sourire. L’œuvre de ser Barristan, elle le savait. Le vieux chevalier était brave homme, mais parfois fort littéral. Ce n’était qu’une boutade, ser, se dit-elle, mais elle ne s’en assit pas moins sur l’un des coussins.

Sa nuit d’insomnie ne tarda pas à se faire sentir. Bientôt, elle lutta contre un bâillement tandis que Reznak pérorait sur les guildes d’artisans. Les tailleurs de pierre étaient en courroux contre elle, apparemment. Les briquetiers également. Certains anciens esclaves débitaient la pierre et posaient des briques, volant le travail, tant des compagnons que des maîtres de la guilde. « Les affranchis travaillent pour un salaire trop bas, expliqua Reznak. Certains se proclament compagnons, voire maîtres, des titres qui appartiennent de droit aux seuls artisans des guildes. Les maçons et les briquetiers requièrent humblement de Votre Excellence qu’elle fasse respecter leurs anciens droits et coutumes.

— Les affranchis travaillent pour de bas salaires parce qu’ils ont faim, fit observer Daenerys. Si je leur interdis de tailler la pierre ou de poser des briques, les armateurs, les tisserands ou les orfèvres seront bientôt à mes portes pour exiger qu’ils soient de même exclus d’exercer ces métiers. » Elle réfléchit un moment. « Qu’il soit écrit que, dorénavant, seuls les membres de la guilde auront le droit de se dénommer compagnons ou maîtres… À condition que les guildes ouvrent leurs registres à tout affranchi qui saura faire preuve des talents requis.

— Ainsi sera-t-il proclamé, assura Reznak. Votre Majesté daignera-t-elle écouter le noble Hizdahr zo Loraq ? »

Ne reconnaîtra-t-il jamais sa défaite ? « Qu’il s’avance. »

Hizdahr ne portait pas de tokar aujourd’hui. Il arborait à la place une simple robe grise et bleue. Il s’était tondu, également. Il a rasé sa barbe et coupé ses cheveux, constata-t-elle. L’homme n’était pas devenu crâne-ras, pas tout à fait, mais au moins ses ailes absurdes avaient-elles disparu. « Votre barbier a bien travaillé, Hizdahr. J’espère que vous êtes venu me montrer son œuvre, et non me harceler de nouveau sur le sujet des arènes de combat. »

Il exécuta une profonde révérence. « Votre Grâce, je le dois, je le crains. »

Daenerys fit la grimace. Même son propre peuple ne laissait pas le sujet en repos. Reznak mo Reznak insistait sur l’argent qu’on pouvait gagner au travers de taxes. La Grâce Verte affirmait que rouvrir les arènes contenterait les dieux. Le Crâne-ras estimait que cela vaudrait à la reine des soutiens contre les Fils de la Harpie. « Qu’ils se battent », bougonna Belwas le Fort, qui avait jadis été un champion de l’arène. Ser Barristan suggérait plutôt un tournoi ; ses orphelins pouvaient galoper sus aux anneaux et s’affronter en mêlée avec des armes émoussées, disait-il, une suggestion que Daenerys savait aussi impraticable qu’inspirée par de bonnes intentions. C’était du sang que les Meereeniens avaient envie de voir, et non du talent. Sinon les esclaves de combat auraient porté une armure. Seule la petite scribe Missandei semblait partager les réticences de la reine.

« Je vous ai dit non à six reprises, rappela Daenerys à Hizdahr.

— Votre Lumière a sept dieux, aussi considérera-t-elle peut-être ma septième requête d’un œil favorable. Aujourd’hui, je ne viens pas seul. Voulez-vous entendre mes amis ? Ils sont eux aussi au nombre de sept. » Il les fit avancer un par un. « Voici Khrazz. Ici, Barséna Cheveux-noirs, toujours vaillant. Voici Camarron du Compte et Goghor le Géant. Ici, le Félin moucheté, et là, Ithoke l’Intrépide. En dernier lieu, Belaquo Briseur-d’os. Ils sont venus ajouter leur voix à la mienne et prier Votre Grâce de laisser nos arènes rouvrir. »

Daenerys connaissait ses sept compagnons, de nom sinon de vue. Tous avaient figuré parmi les esclaves de combat les plus réputés de Meereen… Et c’étaient les esclaves de combat, libérés de leurs entraves par ses rats d’égout, qui avaient pris la tête du soulèvement, remportant pour elle la cité. Elle avait contracté envers eux une dette de sang. « Je vous écoute », concéda-t-elle.

Un par un, chacun lui demanda d’autoriser les arènes à rouvrir. « Pourquoi ? s’enquit-elle lorsque Ithoke eut fini. Vous n’êtes plus des esclaves, condamnés à mourir sur le caprice d’un maître. Je vous ai libérés. Pourquoi tiendriez-vous à finir vos jours sur les sables rougis ?

— Je entraîne depuis moi trois ans, répondit Goghor le Géant. Je tue depuis moi six. Mère des Dragons dit je est libre. Pourquoi pas libre moi battre ?

— Si tu tiens à combattre, alors bats-toi pour moi. Jure ton épée aux Hommes de la Mère, aux Frères Libres ou aux Boucliers Fidèles. Apprends à mes autres affranchis à se battre. »

Goghor secoua la tête. « Avant, je bats pour maître. Vous dit, combats pour vous. Je dis, combats pour moi. » Le colosse se frappa le torse d’un poing gros comme un jambon. « Pour or. Pour gloire.

— Goghor parle pour nous tous. » Le Félin moucheté portait une peau de léopard en travers d’une épaule. « La dernière fois que l’on m’a vendu, le prix a atteint trois cent mille honneurs. Quand j’étais esclave, je dormais sur des fourrures et je mangeais de la viande rouge à même l’os. Maintenant que je suis libre, je dors sur une paillasse et je mange du poisson salé, quand j’arrive à en avoir.

— Hizdahr jure que les gagnants remporteront la moitié de toutes les sommes perçues à l’entrée, ajouta Khrazz. La moitié, il le jure, et Hizdahr est un homme d’honneur. »

Non, un habile homme. Daenerys se sentait prise au piège. « Et les perdants ? Que recevront-ils ?

— Leurs noms seront gravés sur les Portes du Destin, parmi les autres vaillants tombés », déclara Barséna. Huit années durant, elle avait tué toutes les autres femmes envoyées contre elle, disait-on. « Tous les hommes doivent mourir, et les femmes aussi… Mais on ne se souviendra pas de tous. »

À cela, Daenerys ne trouvait rien à répondre. Si tel est vraiment le souhait de mon peuple, ai-je le droit de le leur refuser ? C’était leur cité avant que d’être la mienne, et ce sont leurs vies qu’ils souhaitent jeter au vent. « Je prendrai tout ce que vous avez dit en considération. Merci de m’avoir avisée. » Elle se leva. « Nous reprendrons demain.

— Que tous s’agenouillent devant Daenerys, Typhon-Née, l’Imbrûlée, Reine de Meereen, Reine des Andals et des Rhoynars et des Premiers Hommes, Khaleesi de la Grande Mer d’Herbe, Briseuse des fers et Mère des Dragons », clama Missandei.

Ser Barristan l’escorta jusqu’à ses appartements. « Racontez-moi une histoire, ser, lui demanda Daenerys durant l’ascension. Une histoire de hauts faits, avec une fin heureuse. » Elle ressentait un besoin de fin heureuse. « Racontez-moi comment vous avez échappé à l’Usurpateur.

— Votre Grâce, il n’y a aucun haut fait à fuir pour sauver sa vie. »

Daenerys s’installa sur un coussin, croisa les jambes et leva les yeux vers lui. « Je vous en prie. C’est le Jeune Usurpateur qui vous a chassé de la Garde Royale ?

— Joffrey, certes. Ils ont prétexté mon âge, mais la vérité se trouvait ailleurs. Le garçon voulait un manteau blanc à donner à son chien, Sandor Clegane, et sa mère voulait le Régicide pour lord Commandant. Lorsqu’ils m’ont fait part de leur décision, j’ai… j’ai retiré mon manteau, comme ils me l’ordonnaient, jeté mon épée aux pieds de Joffrey et j’ai parlé avec imprudence.

— Qu’avez-vous dit ?

— La vérité… Mais la vérité n’a jamais été la bienvenue à cette cour. J’ai quitté la salle du trône la tête haute, mais je ne savais pas où aller. Je ne connaissais d’autre foyer que la tour de la Blanche Épée. Mes cousins me trouveraient une place aux Éteules, je le savais, mais je n’avais nulle intention d’attirer sur leur tête le déplaisir de Joffrey. Je rassemblais mes affaires quand l’idée m’est venue que j’avais provoqué tout ceci en acceptant le pardon de Robert. C’était un bon chevalier, mais un mauvais roi, car il n’avait aucun droit sur le trône où il siégeait. C’est alors que j’ai compris que, pour me racheter, je devais trouver le roi légitime et le servir loyalement de toutes les forces qui me restaient encore.

— Mon frère Viserys.

— Telle était mon intention. Quand j’ai atteint les écuries, les manteaux d’or ont essayé de s’emparer de moi. Joffrey m’avait offert une tour où aller mourir, mais j’avais rejeté son présent, et il avait désormais l’intention de me proposer un cachot. Le commandant du Guet en personne s’est campé devant moi, enhardi par mon fourreau vide, mais ne l’accompagnaient que trois hommes et j’avais gardé mon couteau. J’ai entaillé le visage de l’un avec un coup de lame quand il a posé la main sur moi et j’ai chargé à cheval les autres. Alors que je piquais des deux vers la porte, j’ai entendu Janos Slynt leur hurler de se lancer à ma poursuite. À l’extérieur du Donjon Rouge, les rues étaient encombrées, sinon je me serais enfui sans encombre. Mais ils m’ont bloqué à la porte de la Rivière. Les manteaux d’or qui m’avaient coursé depuis le château ont crié à ceux de la porte de m’arrêter, aussi ont-ils croisé leurs piques pour me barrer le passage.

— Et vous, sans épée ? Comment avez-vous franchi l’obstacle ?

— Un vrai chevalier vaut dix gardes. Les hommes à la porte ont été pris par surprise. J’en ai piétiné un, je lui ai arraché sa lance que j’ai plongée dans la gorge de mon plus proche poursuivant. L’autre s’est arrêté une fois que j’ai eu passé la porte, si bien que j’ai piqué des deux, poussant mon cheval au galop, et j’ai filé bride abattue le long du fleuve jusqu’à perdre de vue la ville derrière moi. Ce soir-là, j’ai troqué mon cheval contre une poignée de sous et des haillons, et le lendemain matin je me suis joint au flot de petites gens qui se dirigeaient vers Port-Réal. J’étais sorti par la porte de la Gadoue, aussi suis-je rentré par la porte des Dieux, le visage maculé de terre, un début de barbe sur les joues, sans autre arme qu’un bâton de bois. Avec mes vêtements grossiers et mes bottes crottées, j’étais un vieillard parmi tant d’autres qui fuyaient la guerre. Les manteaux d’or m’ont réclamé un cerf et fait signe de passer. Port-Réal grouillait de petit peuple venu chercher un refuge contre les combats. Je me suis mêlé à eux. J’avais un peu d’argent, mais j’en avais besoin pour payer mon passage à travers le détroit, aussi ai-je dormi dans des septuaires et des ruelles, et ai-je pris mes repas dans des échoppes. J’ai laissé pousser ma barbe pour m’accoutrer de grand âge. Le jour où lord Stark a perdu sa tête, j’étais là, j’observais. Par la suite, je suis entré dans le Grand Septuaire et j’ai remercié les Sept Dieux que Joffrey m’ait dépouillé de mon manteau.

— Stark était un traître qui a connu la fin des traîtres.

— Votre Grâce, répondit Selmy, Eddard Stark a joué un rôle dans la chute de votre père, mais il n’avait à votre encontre aucune malveillance. Quand Varys l’eunuque nous a appris que vous portiez un enfant, Robert a voulu votre mort, mais lord Stark s’y est opposé. Plutôt que de tolérer un meurtre d’enfant, il a mis Robert en demeure de se trouver une autre Main.

— Avez-vous oublié la princesse Rhaenys et le prince Aegon ?

— Nullement. C’était là l’œuvre des Lannister, Votre Grâce.

— Lannister ou Stark, quelle différence ? Viserys les appelait les chiens de l’Usurpateur. Si un enfant est assailli par une meute de chiens, que lui importe de savoir lequel l’égorge de ses crocs ? Tous les chiens sont également coupables. La culpabilité… » Le mot lui resta dans la gorge. Hazzéa, songea-t-elle, et soudain, elle s’entendit dire : « Je dois visiter la fosse », d’une voix menue comme un chuchotis d’enfant. « Conduisez-moi là-bas, ser, s’il vous plaît. »

Un éclair de désapprobation traversa le visage du vieillard, mais il n’était pas homme à questionner sa reine. « À vos ordres. »

L’escalier de service était le chemin le plus rapide pour descendre – sans aucune splendeur, mais escarpé, droit et étriqué, dissimulé dans les murailles. Ser Barristan apporta une lanterne, de crainte que Daenerys ne trébuche. Des briques de vingt coloris différents se pressaient tout contre eux, se fanant en gris et en noir en dehors de la lumière de la lanterne. À trois reprises, ils croisèrent des gardes immaculés, debout comme sculptés dans la pierre. Pour seul bruit on n’entendait que le frottement doux de leurs pieds sur les degrés.

Au niveau du sol, la Grande Pyramide de Meereen était un lieu silencieux, rempli de poussière et d’ombres. Ses parois extérieures mesuraient trente pieds d’épaisseur. À l’intérieur, les sons résonnaient contre des arches de briques multicolores, entre les écuries, les étals et les entrepôts. Ils passèrent sous trois arches massives, descendirent une déclivité éclairée par des torches, jusqu’aux caves sous la pyramide, croisant des citernes, des cachots et les salles de torture où l’on avait fouetté, écorché et brûlé les esclaves au fer rouge. Enfin, ils arrivèrent devant deux immenses portes de fer aux charnières rouillées, gardées par des Immaculés.

Sur ordre de la reine, l’un d’eux sortit une clé de fer. La porte s’ouvrit, dans un hurlement de gonds. Daenerys Targaryen entra dans le cœur ardent des ténèbres, et s’arrêta sur le pourtour d’une fosse profonde. Quarante pieds plus bas, ses dragons levèrent la tête. Quatre yeux s’embrasèrent dans les ombres : deux d’or fondu, et deux de bronze.

Ser Barristan la saisit par le bras. « N’avancez plus.

— Vous pensez qu’ils s’en prendraient à moi ?

— Je ne sais, Votre Grâce, mais je préférerais ne pas mettre votre personne en péril pour connaître la réponse. »

Lorsque Rhaegal rugit, une gerbe de flamme jaune changea les ténèbres en jour l’espace d’un demi-battement de cœur. Le feu lécha les parois, et Daenerys sentit la chaleur sur son visage, comme le souffle d’un four. À l’autre bout de la fosse, Viserion déploya ses ailes, brassant l’atmosphère stagnante. Il essaya de voler à elle, mais les chaînes se tendirent sèchement tandis qu’il prenait son essor et le firent brutalement choir sur le ventre. Des maillons gros comme un poing humain retenaient ses pattes au sol. Le collier de fer autour de son cou était rivé au mur derrière lui. Rhaegal portait des chaînes identiques. À la lueur de la lanterne de Selmy, ses écailles luisaient comme du jade. De la fumée s’élevait d’entre ses crocs. Des ossements parsemaient le sol à ses pieds, broyés, calcinés et éclatés. Régnait une chaleur oppressante et l’air sentait le soufre et la viande brûlée.

« Ils ont grandi. » La voix de Daenerys résonna contre la pierre noircie des murs. Une goutte de sueur coula sur son front et tomba sur son sein. « Est-il vrai que les dragons ne cessent jamais de grandir ?

— S’ils ont assez à manger, et de l’espace où se développer. Mais enchaînés ici… »

Les Grands Maîtres avaient employé la fosse comme prison. Elle était assez vaste pour contenir cinq cents hommes… et ample plus qu’assez pour deux dragons. Mais pour combien de temps ? Qu’arrivera-t-il lorsqu’ils seront devenus trop grands pour la fosse ? Se retourneront-ils l’un contre l’autre à coups de flammes et de griffes ? S’étioleront-ils pour s’affaiblir, avec des flancs étiques et des ailes mutilées ? Leurs feux s’éteindront-ils avant la fin ?

Quelle sorte de mère faut-il être pour laisser croupir ses enfants dans le noir ?

Si je regarde en arrière, je suis perdue, se répéta Daenerys… Mais comment ne pas regarder en arrière ? J’aurais dû prévoir tout cela. Ai-je été si aveugle, ou ai-je fermé les yeux délibérément, afin de ne pas affronter le prix du pouvoir ?

Viserys lui avait raconté toutes les histoires, quand elle était petite. Il adorait parler de dragons. Elle savait comment Harrenhal était tombée. Elle connaissait le Champ de Feu et la Danse des Dragons. Un de ses ancêtres, Aegon troisième du nom, avait vu sa propre mère dévorée par le dragon de son oncle. Et il y avait des chansons sans nombre sur les villages et les royaumes qui vivaient dans la crainte des dragons jusqu’à ce qu’un preux vienne à leur secours. À Astapor, les yeux des esclavagistes avaient fondu. Sur la route de Yunkaï, lorsque Daario avait jeté à ses pieds les têtes de Sollir le Chauve et de Prendahl na Ghezn, ses enfants s’en étaient régalés. Les dragons n’avaient aucune crainte des hommes. Et un dragon assez grand pour se repaître de moutons pouvait tout aussi aisément s’emparer d’une enfant.

Elle s’était appelée Hazzéa. Elle avait quatre ans. À moins que son père n’ait menti. Il avait pu mentir. Personne d’autre que lui n’avait vu le dragon. Sa preuve tenait en quelques os calcinés, mais des os calcinés ne prouvaient rien. Il avait pu tuer la petite fille lui-même et la brûler ensuite. Ce n’aurait pas été le premier père à se débarrasser d’une fillette non désirée, affirmait le Crâne-ras. Les Fils de la Harpie auraient pu être responsables, et avoir imité l’ouvrage d’un dragon pour soulever contre moi la haine de la cité. Daenerys voulait le croire… Mais, s’il en allait ainsi, pourquoi le père d’Hazzéa avait-il attendu que la salle d’audience soit presque vide pour s’avancer ? S’il avait eu pour but d’exciter les Meereeniens contre elle, il aurait conté son histoire lorsque la salle était remplie d’oreilles pour l’entendre.

Le Crâne-ras l’avait pressée de mettre l’homme à mort. « Au moins, arrachez-lui la langue. La menterie de cet homme pourrait tous nous détruire, Votre Magnificence. » Mais Daenerys avait choisi d’acquitter le prix du sang. Personne n’avait su lui dire le prix d’une fillette, aussi l’avait-elle fixé à cent fois la valeur d’un agneau. « Je vous rendrais Hazzéa si cela était en mon pouvoir, avait-elle confié au père, mais certaines choses dépassent même la puissance des reines. Ses ossements reposeront dans le Temple des Grâces, et cent cierges brûleront nuit et jour à sa mémoire. Revenez me voir tous les ans pour son anniversaire, et vos autres enfants ne manqueront de rien… Mais cette histoire ne doit plus jamais franchir vos lèvres.

— Les gens poseront des questions, avait répondu le père accablé. On me demandera où est passée Hazzéa et comment elle est morte.

— Elle est morte d’une morsure de serpent, insista Reznak mo Reznak. Un loup affamé l’a emportée. Une maladie subite vous l’a prise. Racontez-leur ce que vous voudrez, mais ne parlez jamais de dragons. »

Les serres de Viserion griffèrent les pierres et les énormes chaînes tintèrent tandis qu’il essayait encore une fois de rejoindre Daenerys. Incapable d’y parvenir, il poussa un rugissement, rabattit sa tête en arrière aussi loin qu’il put et cracha une gerbe d’or contre le mur derrière lui. Combien de temps axant que son feu soit assez chaud pour fendre la pierre et fondre le fer ?

Il fut un temps, pas si lointain, où Daenerys le portait sur son épaule, la queue lovée autour de son bras. Un temps où elle lui donnait de sa propre main des morceaux de viande calcinée à manger. Il avait été le premier enchaîné. Daenerys l’avait elle-même mené dans la fosse et enfermé à l’intérieur avec plusieurs bœufs. Une fois repu, il s’était assoupi. On l’avait enchaîné pendant son sommeil.

Rhaegal s’était montré plus difficile. Peut-être entendait-il son frère tempêter dans la fosse, malgré l’épaisseur des murs de brique et de pierre qui les séparaient. Finalement, ils avaient dû le couvrir d’un filet de lourdes chaînes de fer tandis qu’il lézardait sur la terrasse de Daenerys, et il avait résisté avec tant de fureur qu’il avait fallu trois jours pour le transporter par l’escalier de service, tandis qu’il se tordait et mordait. Six hommes avaient été brûlés au cours de la lutte.

Et Drogon…

L’ombre ailée, l’avait appelé le père endeuillé. C’était le plus grand des trois, le plus féroce, le plus sauvage, avec des écailles noires comme la nuit et des yeux comme des fosses ardentes.

Drogon chassait loin mais, quand il était repu, il aimait à se chauffer au soleil au sommet de la Grande Pyramide, à l’endroit où se dressait naguère la Harpie de Meereen. Trois fois ils avaient essayé de le capturer là, et trois fois ils avaient échoué. Quarante de ses hommes les plus braves avaient tenté de le capturer au péril de leur vie. Presque tous avaient subi des brûlures et quatre avaient péri. La dernière fois qu’elle avait vu Drogon, c’était au crépuscule, au soir de la troisième tentative. Le dragon noir volait vers le nord par-delà la Skahazadhan, en direction des longues herbes de la mer Dothrak. Il n’était pas revenu.

Mère des Dragons, se dit Daenerys. Mère des monstres. Qu’ai-je lâché sur le monde ? Je suis reine, mais mon trône est bâti d’os calcinés, et repose sur des sables mouvants. Sans dragons, comment pouvait-elle espérer tenir Meereen et, plus encore, reprendre Westeros ? Je suis du sang des dragons, songea-t-elle. Si ce sont des monstres, j’en suis un aussi.

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