Tyrion

Il rêva du seigneur son père et du Seigneur au Linceul. Il rêva qu’ils ne formaient qu’une seule et même personne et lorsque son père l’enveloppa de son bras de pierre et se pencha pour lui accorder son baiser gris, il s’éveilla, la bouche sèche et rouillée par le goût du sang, et le cœur qui battait comme un marteau dans sa poitrine.

« Notre défunt nain nous est revenu », commenta Haldon.

Tyrion secoua la tête pour chasser les toiles d’araignée du rêve. Les Chagrins. J’étais perdu dans les Chagrins. « Je ne suis pas mort.

— Cela reste à voir. » Le Demi-Mestre se tenait au-dessus de lui. « Canard, conduis-toi comme un bon petit palmipède, et va faire chauffer un peu de bouillon pour notre petit ami ici présent. Il doit être mort de faim. »

Tyrion constata qu’il se trouvait à bord de la Farouche Pucelle, sous une couverture qui grattait et empestait le vinaigre. Nous avons laissé les Chagrins derrière nous. Ce n’était qu’un rêve que j’ai fait en me noyant. « Pourquoi est-ce que je pue le vinaigre ?

— Lemore t’en a lavé. Selon certains, cela aide à prévenir la grisécaille. J’incline à en douter, mais il n’y avait aucun mal à essayer. C’est Lemore qui a vidé l’eau de tes poumons après que Griff t’a remonté. Tu étais froid comme glace, et tu avais les lèvres bleues. Yandry insistait pour qu’on te rejette, mais le petit l’a interdit. »

Le prince. Les souvenirs lui revinrent comme une vague : l’homme de pierre qui tendait des mains grises et crevassées, le sang qui coulait de ses phalanges. Il était lourd comme un roc, m’entraînait au fond. « Griff m’a remonté ? » Il doit vraiment me haïr, sinon il m’aurait laissé mourir. « Combien de temps ai-je dormi ? Où nous trouvons-nous ?

— À Selhorys. » Haldon sortit de sa manche un petit couteau. « Tiens », dit-il en le lançant précautionneusement à Tyrion.

Le nain sursauta. Le couteau atterrit entre ses pieds et resta planté dans le pont en vibrant. Il le retira. « Qu’est-ce que c’est ?

— Ôte tes bottes. Pique chacun de tes orteils et de tes doigts.

— J’ai l’impression que cela pourrait… être douloureux.

— J’espère bien. Vas-y. »

Tyrion fit sauter une botte, puis l’autre, baissa ses chausses, plissa les yeux en considérant ses orteils. Ils ne lui paraissaient ni meilleurs ni pires que d’habitude. Il tapota avec précaution un gros orteil.

« Plus fort, insista Haldon Demi-Mestre.

— Tu veux que je me pique jusqu’au sang ?

— Si besoin est.

— J’aurai une croûte à chaque orteil.

— Le but de l’exercice n’est point de les compter. Je veux te voir faire la grimace. Du moment que les piqûres te font mal, tu n’as rien à craindre. C’est seulement quand tu ne sentiras pas la lame que tu auras un motif d’avoir peur. »

La grisécaille. Tyrion grimaça. Il se piqua un autre orteil, poussa un juron quand une perle de sang monta autour de la pointe du couteau. « Ça m’a fait mal. Content ?

— Je danse de joie.

— Tu pues des pieds plus que moi, Yollo. » Canard tenait une tasse de bouillon. « Griff t’a prévenu de ne pas porter la main sur les hommes de pierre.

— Oui-da, mais il a oublié de prévenir les hommes de pierre de ne pas porter la main sur moi.

— En te piquant, cherche les zones de peau grise morte, les ongles qui commencent à noircir, poursuivit Haldon. Si tu vois de tels signes, n’hésite pas. Mieux vaut perdre un orteil qu’un pied. Mieux vaut perdre un bras que de passer sa vie à ululer sur le Pont des Rêves. À présent, l’autre pied, je te prie. Ensuite, tes doigts. »

Tyrion recroisa ses jambes courtes et se mit en devoir de piquer les orteils de son autre pied. « Dois-je également me darder la queue ?

— Ça ne ferait aucun mal.

— Ça ne te ferait aucun mal à toi, tu veux dire. Mais je pourrais fort bien me la trancher, pour tout l’usage que j’en ai.

— Ne te gêne pas. Nous la ferons tanner et bourrer de son, et la vendrons une fortune. Un vit de nain a des vertus magiques.

— C’est ce que je répète à toutes les femmes, depuis des années. » Tyrion planta la pointe de la dague dans le charnu de son pouce, regarda le sang perler et le suça. « Combien de temps dois-je continuer à me torturer ? Quand serons-nous certains que je suis sain ?

— En vérité ? demanda le Demi-Mestre. Jamais. Tu as avalé la moitié du fleuve. Tu es peut-être déjà en train de virer au gris, de te changer en pierre par l’intérieur, en commençant par le cœur et les poumons. En ce cas, ni te piquer les orteils, ni barboter dans le vinaigre ne te sauvera. Quand tu auras fini, viens boire un bouillon. »

Le bouillon était savoureux, mais Tyrion remarqua que le Demi-Mestre maintenait la table interposée entre eux pendant qu’il mangeait. La Farouche Pucelle était amarrée à un vieux ponton sur la berge orientale de la Rhoyne. À deux quais de là, une galère d’eau douce volantaine débarquait des soldats. Des échoppes, des étals et des entrepôts s’entassaient sous une muraille de grès. On voyait par-delà les tours et les dômes de la cité, rougis par la lumière du soleil couchant.

Non, pas une cité. Selhorys n’était considérée que comme une bourgade, et gouvernée depuis l’antique Volantis. Ce n’était pas Westeros, ici.

Lemore émergea sur le pont, le prince à sa suite. En voyant Tyrion, elle se précipita pour le serrer dans ses bras. « La Mère est miséricordieuse. Nous avons prié pour toi, Hugor. »

Toi, du moins. « Je ne t’en tiendrai pas rigueur. »

Griff le Jeune le salua avec moins d’effusions. Le prince était d’humeur morose, furieux d’avoir été consigné à bord de la Farouche Pucelle au lieu d’accompagner Yandry et Ysilla à terre. « Nous voulons simplement te garder en sécurité, lui dit Lemore. Nous vivons une époque agitée. » Haldon Demi-Mestre expliqua. « En descendant le fleuve des Chagrins jusqu’à Selhorys, nous avons à trois reprises aperçu des cavaliers en route vers le sud le long de la rive orientale. Des Dothrakis. En une occasion, ils étaient si proches que nous entendions tintinnabuler les clochettes sur leurs tresses, et parfois, la nuit, on voyait leurs feux au-delà des collines de l’est. Nous avons également croisé des vaisseaux de guerre, des galères de fleuve volantaines chargées d’esclaves soldats. Les triarques craignent une attaque contre Selhorys, de toute évidence. »

Tyrion saisit assez vite la situation. Seule des principales villes du fleuve, Selhorys occupait la rive orientale de la Rhoyne, ce qui la rendait beaucoup plus vulnérable aux seigneurs du cheval que ses sœurs sur l’autre berge. Toutefois, elle demeure un maigre butin. Si j’étais khal, je feindrais de guigner Selhorys, laisserais les Volantains se ruer à sa défense, puis j’obliquerais vers le sud pour galoper vers Volantis elle-même.

« Je sais manier une épée, insistait Griff le Jeune.

— Même le plus brave de vos ancêtres conservait sa Garde Royale près de lui en temps de péril. » Lemore avait quitté ses robes de septa pour une tenue plus appropriée à l’épouse ou à la fille d’un marchand prospère. Tyrion l’observa avec attention. Il avait décelé assez aisément la vérité sous les cheveux teints en bleu de Griff et Griff le Jeune, et Yandry et Ysilla ne semblaient point autres que ce qu’ils disaient, tandis que Canard l’était un peu moins. Lemore, cependant… Qui est-elle, réellement ? Pourquoi est-elle ici ? Pas pour de l’or, selon mon jugement. Que représente ce prince, pour elle ? A-t-elle jamais été vraiment septa ?

Haldon nota également le changement de tenue. « Comment devons-nous interpréter cette subite perte de foi ? Je vous préférais dans vos robes de septa, Lemore.

— Je la préférais nue », déclara Tyrion.

Lemore lui adressa un regard de reproche. « C’est parce que tu as l’âme vile. Des robes de septa hurlent Westeros et pourraient attirer sur nous une attention malvenue. » Elle se retourna vers le prince Aegon. « Vous n’êtes pas le seul à devoir vous cacher. »

Le jeune homme n’en parut pas adouci. Le prince parfait, mais encore à demi un enfant, malgré tout, avec tant et moins d’expérience du monde et de tous ses malheurs. « Prince Aegon, dit Tyrion, puisque nous sommes tous deux bloqués à bord de ce bateau, me ferez-vous l’honneur d’une partie de cyvosse pour passer les heures ? »

Le prince lui jeta un regard méfiant. « J’en ai soupé, du cyvosse.

— Soupé de perdre contre un nain, voulez-vous dire ? »

La remarque piqua l’orgueil du jeune homme, exactement comme Tyrion s’y attendait. « Allez chercher le plateau et les pièces. Cette fois, j’ai bien l’intention de vous écraser. »

Ils jouèrent sur le pont, assis en tailleur derrière le rouf. Griff le Jeune disposa son armée pour l’attaque, avec dragon, éléphants et cavalerie lourde en avant-garde. Une formation de jeune homme, aussi hardie que sotte. Il prend tous les risques en visant l’écrasement rapide. Il laissa le premier coup au prince. Haldon se tenait derrière eux, pour observer le jeu.

Lorsque le prince tendit la main vers son dragon, Tyrion s’éclaircit la voix. « Je ne ferais pas ça, à votre place. Avancer trop tôt son dragon est une erreur. » Il sourit d’un air innocent. « Votre père connaissait les dangers d’un excès de hardiesse.

— Tu as connu mon vrai père ?

— Oh, je l’ai vu deux ou trois fois, mais je n’avais que dix ans quand Robert l’a tué, et mon propre géniteur m’avait caché sous un roc. Non, je ne peux pas prétendre que je connaissais le prince Rhaegar. Pas comme votre faux père l’a connu. Lord Connington était l’ami le plus cher du prince, non ? »

Griff le Jeune repoussa de ses yeux une mèche de cheveux bleus. « Ils ont été écuyers ensemble à Port-Réal.

— Un véritable ami, notre lord Connington. Il doit l’être, pour rester si farouchement loyal au petit-fils du roi qui l’a privé de ses terres et de ses titres pour l’envoyer en exil. C’est fort dommage. Sinon, l’ami du prince Rhaegar aurait pu se trouver sur place lorsque mon père a mis à sac Port-Réal, et sauver le précieux petit-fils du prince Rhaegar de se faire fracasser sa royale cervelle contre un mur. »

Le jeune homme rougit. « Ce n’était pas moi. Je te l’ai dit. C’était le fils d’un tanneur de l’Anse-Pissat dont la mère est morte en lui donnant naissance. Son père l’a vendu à lord Varys contre une cruche d’or de La Treille. Il avait d’autres fils, mais n’avait jamais goûté à l’or de La Treille. Varys a donné le gamin de l’Anse à la dame ma mère et m’a emporté.

— Certes. » Tyrion déplaça ses éléphants. « Et une fois la mort du prince du Pissat assurée, l’eunuque vous a transféré en contrebande de l’autre côté du détroit chez son ami pansu le marchand de fromages, qui vous a caché sur une barge et a déniché un lord en exil disposé à passer pour votre père. Voilà qui constitue en effet une splendide histoire, et les bardes broderont à loisir sur votre évasion, lorsque vous aurez gagné le Trône de Fer… en supposant que notre belle Daenerys vous prenne pour consort.

— Elle le fera. Elle le doit.

— Le doit ? » Tyrion fit un petit bruit de reproche. « Ce n’est point un mot que les reines aiment à entendre. Vous êtes son prince idéal, certes, intelligent, hardi et avenant autant qu’une pucelle pourrait le désirer. Cependant, Daenerys Targaryen n’est point une pucelle. C’est la veuve d’un khal dothraki, la mère de dragons et une pilleuse de villes, Aegon le Conquérant avec des nichons. Elle pourrait se révéler pas aussi complaisante que vous le souhaiteriez.

— Elle m’acceptera. » Le prince Aegon semblait scandalisé. De toute évidence, il n’avait encore jamais envisagé la possibilité que sa future épouse pourrait le refuser. « Tu ne la connais pas. » Il prit sa cavalerie lourde et la déposa avec un choc.

Le nain haussa les épaules. « Je sais qu’elle a passé son enfance en exil, dans la misère, à vivre de rêves et de projets, courant de cité en cité, toujours dans la peur, jamais en sécurité, sans amis sinon un frère qui, selon tout ce que l’on en dit, était à moitié fou… Un frère qui a vendu sa virginité aux Dothrakis contre la promesse d’une armée. Je sais que quelque part dans les herbes ses dragons ont éclos, et elle aussi. Je sais qu’elle est fière. Comment ne le serait-elle pas ? Que lui reste-t-il d’autre que l’orgueil ? Je sais qu’elle est forte. Comment ne le serait-elle pas ? Les Dothrakis méprisent la faiblesse. Si Daenerys avait été faible, elle aurait péri avec Viserys. Je sais qu’elle est féroce. Astapor, Yunkaï et Meereen en apportent assez de preuves. Elle a traversé les prairies et le désert rouge, survécu aux assassins, aux conspirations et aux vénéfices, porté le deuil d’un frère, d’un époux et d’un fils, pour fouler de ses jolis petons en sandales les cités des esclavagistes et les réduire en poussière. Et maintenant, comment croyez-vous que cette reine réagira quand vous apparaîtrez, sébile en main, et que vous lui direz : Bien le bonjour, ma tante. Je suis votre neveu, Aegon, revenu d’entre les morts. J’ai passé toute ma vie caché sur une barge, mais à présent, j’ai lavé la teinture bleue de mes cheveux et j’aimerais bien avoir un dragon, s’il vous plaît… Et, oh, en ai-je fait mention, j’ai sur le Trône de Fer des prétentions plus fondées que les vôtres ? »

La bouche d’Aegon se tordit de fureur. « Je n’irai pas voir ma tante comme un mendiant. J’irai à elle en parent, à la tête d’une armée.

— Une petite armée. » Voilà, je l’ai bien mis en colère. Le nain ne put s’empêcher de songer à Joffrey. J’ai un don pour faire enrager les princes. « La reine Daenerys en possède une grande, et vous n’y êtes pour rien. » Tyrion déplaça ses arbalètes.

« Dis ce que tu voudras. Elle deviendra mon épouse, lord Connington y veillera. J’ai confiance en lui comme s’il était de mon propre sang.

— Peut-être devriez-vous jouer le fou à ma place. Ne vous fiez à personne, mon prince. Ni à votre mestre sans chaîne, ni à votre faux père, ni au preux Canard ni à la charmante Lemore ni à tous ces beaux amis qui vous ont fait croître à partir de rien. Par-dessus tout, ne vous fiez ni au marchand de fromages, ni à l’Araignée, ni à cette petite reine dragon que vous vous êtes mis en tête d’épouser. Toute cette défiance vous aigrira le ventre et vous tiendra éveillé la nuit, certes, mais mieux vaut cela que le long sommeil qui n’a point de fin. » Le nain poussa son dragon noir par-dessus une chaîne de montagnes. « Mais qu’est-ce que j’y connais ? Votre faux père est un grand lord, et je ne suis qu’un petit homme singe tout tordu. Mais quand même, j’agirais autrement. »

Cela capta l’attention du jeune homme. « Et comment ?

— Si j’étais à votre place ? Je partirais à l’ouest, plutôt qu’à l’est. Je débarquerais à Dorne et je déploierais mes bannières. Jamais les Sept Couronnes ne seront plus mûres pour une conquête qu’à l’heure actuelle. Un roi enfant siège sur le Trône de Fer. Le Nord est plongé dans le chaos, les terres du fleuve dans la dévastation, un rebelle tient Accalmie et Peyredragon. Avec l’arrivée de l’hiver, le royaume va manquer de nourriture. Et qui reste-t-il pour s’occuper de tout ceci, qui gouverne le petit roi qui gouverne les Sept Couronnes ? Mais ma douce sœur, voyons. Personne d’autre. Mon frère, Jaime, a soif de batailles, mais point de puissance. Il a fui toutes les occasions de régner qui se sont présentées. Mon oncle Kevan ferait un régent fort passable si quelqu’un lui en imposait la charge, mais jamais il ne tendra la main pour la prendre. Les dieux l’ont modelé pour être un acolyte, et non un meneur. » Enfin… les dieux et le seigneur mon père. « Mace Tyrell empoignerait avec joie le sceptre, mais ma famille risque peu de s’écarter pour le lui céder. Et tout le monde déteste Stannis. Qui cela laisse-t-il ? Ma foi, rien que Cersei.

« Westeros est en lambeaux et en sang, et je ne doute pas qu’en ce moment même ma douce sœur soit en train de panser ses plaies… avec du sel. Cersei est aussi douce que le roi Maegor, aussi dévouée qu’Aegon l’Indigne, aussi sage qu’Aerys le Fol. Elle n’oublie jamais un affront, réel ou imaginaire. Elle considère la prudence comme de la couardise et la contradiction comme du défi. Et elle est avide. Avide de puissance, d’honneurs, d’amour. Le règne de Tommen s’appuie sur toutes les alliances que le seigneur mon père a soigneusement édifiées, mais très bientôt elle les anéantira, jusqu’à la dernière. Débarquez et brandissez vos bannières, et les hommes courront se rallier à votre cause. Les lords, grands et petits, et les petites gens aussi. Mais n’attendez point trop longtemps, mon prince. Le moment ne durera pas. La marée qui vous porte en cette heure se retirera bientôt. Veillez à atteindre Westeros avant que ma sœur ne tombe et que quelqu’un de plus compétent ne prenne sa place.

— Mais, demanda le prince Aegon, sans Daenerys et ses dragons, comment pouvons-nous espérer gagner ?

— Vous n’avez nul besoin de gagner, lui expliqua Tyrion. Il vous suffit de lever vos bannières, de rallier vos partisans et de tenir, jusqu’à ce que Daenerys arrive pour joindre ses forces aux vôtres.

— Tu disais qu’elle pourrait ne pas vouloir de moi.

— J’ai pu grossir le trait. Elle serait capable de vous prendre en pitié en vous voyant arriver pour quémander sa main. » Le nain haussa les épaules. « Voulez-vous parier votre trône sur un caprice de femme ? Si vous allez à Westeros, en revanche… Ah, là, vous voilà rebelle, et point mendiant. Hardi, intrépide, un véritable fils de la maison Targaryen, qui marche dans les pas d’Aegon le Conquérant. Un dragon.

« Je vous l’ai dit, je connais notre petite reine. Qu’elle entende dire que le fils assassiné de son frère Rhaegar est toujours en vie, que ce vaillant garçon a levé une fois de plus l’étendard de ses aïeux en Westeros, qu’il livre une guerre désespérée pour venger son père et revendiquer le Trône de Fer au nom de la maison Targaryen, assailli de tous côtés… Et elle volera auprès de vous aussi vite que l’eau et le vent la pourront porter. Vous êtes le dernier représentant de sa lignée et, par-dessus tout, cette Mère des Dragons, cette Briseuse de Fers, devient une salvatrice. La jeune fille qui a noyé les cités des esclavagistes dans le sang plutôt que de laisser des étrangers dans leurs chaînes pourrait difficilement abandonner le fils de son propre frère en son heure de grand péril. Et quand elle parviendra à Westeros et qu’elle vous verra pour la première fois, vous vous rencontrerez sur un pied d’égalité, homme et femme, et non reine et pétitionnaire. Comment pourrait-elle alors ne pas s’éprendre de vous, je vous le demande ? » En souriant, il saisit son dragon, lui fit traverser le plateau de son vol. « Votre Grâce me pardonnera, j’espère. Votre roi est mon prisonnier. Mort en quatre coups. »

Le prince fixa le tablier de jeu. « Mon dragon…

— … se trouve trop loin pour vous sauver. Vous auriez dû le placer au centre de la bataille.

— Mais vous m’avez dit…

— J’ai menti. Ne vous fiez à personne. Et gardez votre dragon à proximité. »

Griff le Jeune se releva d’un bond et renversa le plateau d’un coup de pied. Des pièces de cyvosse volèrent en tous sens, rebondissant et roulant sur le pont de la Farouche Pucelle. « Ramassez-moi ça », ordonna le garçon.

C’est peut-être bien un Targaryen, en fin de compte. « Si tel est le plaisir de Votre Grâce. » Tyrion se mit à quatre pattes et commença à ramper sur le pont, réunissant les pièces.

Le crépuscule approchait quand Yandry et Ysilla remontèrent à bord. Un porteur trottait sur leurs talons, poussant une brouette chargée d’une pile de provisions : sel et farine, beurre baratté frais, tranches de bacon enveloppées dans des linges, sacs d’oranges, de pommes et de poires. Yandry portait une barrique de vin sur une épaule, tandis qu’Ysilla avait jeté un brochet en travers de la sienne. Le poisson avait la taille de Tyrion.

Lorsqu’elle vit le nain debout à l’extrémité de la passerelle, Ysilla s’arrêta si soudain que Yandry vint buter contre elle, et que le brochet faillit glisser de son dos dans le fleuve. Canard l’aida à le récupérer. Ysilla jeta un coup d’œil mauvais à Tyrion et exécuta un curieux geste de trois de ses doigts, comme pour frapper. Un signe pour tenir le mal à distance. « Laisse-moi vous aider, avec votre poisson, proposa-t-il à Canard.

— Non, coupa Ysilla. Reste à l’écart. Ne touche aucune autre nourriture que celle que tu manges. »

Le nain leva ses deux mains. « À tes ordres. »

Yandry laissa lourdement tomber le fût de vin sur le pont. « Où est Griff ? demanda-t-il à Haldon.

— Il dort.

— Alors, éveille-le. Nous avons des nouvelles qu’il devrait entendre. Le nom de la reine court sur toutes les lèvres, à Selhorys. On dit qu’elle trône toujours à Meereen, en grave péril. S’il faut croire les ragots du marché, l’Antique Volantis ne tardera plus à se joindre à la guerre contre elle. »

Haldon eut une moue. « On ne peut guère se fier à des commérages de poissonnières. Toutefois, Griff voudra entendre ça, je suppose. Vous savez comment il est. » Le Demi-Mestre descendit sous le pont.

La fille n’a jamais pris la route pour l’ouest. Sans doute avait-elle de bonnes raisons. Entre Meereen et Volantis s’étendaient cinq cents lieues de déserts, de montagnes, de marécages et de ruines, en sus de Mantarys et de sa sinistre réputation. Une cité de monstres, à ce qu’on dit, mais si Daenerys prend la voie de terre, où pourrait-elle s’adresser pour obtenir de l’eau et des vivres, sinon ? La voie de mer serait plus rapide, mais si elle ne possède pas de vaisseaux…

Le temps que Griff paraisse sur le pont, le brochet crachotait et crépitait au-dessus du brasero tandis qu’Ysilla le surplombait, un citron en main qu’elle pressait. L’épée-louée portait sa cotte de mailles et sa cape en peau de loup, des gants de cuir doux, des chausses de laine sombre. S’il fut surpris de voir Tyrion debout, il n’en laissa rien paraître, au-delà de sa moue coutumière. Il entraîna Yandry à la barre, où ils discutèrent à voix basse, trop doucement pour que le nain puisse entendre.

Finalement, Griff fit signe à Haldon. « Nous avons besoin de savoir si ces rumeurs sont vraies. Rends-toi à terre et apprends tout ce que tu pourras. Qavo saura, si tu arrives à le trouver. Essaie L’Homme du Fleuve et La Tortue Peinte. Tu connais ses autres repaires.

— Certes. Je vais prendre le nain avec moi, par la même occasion. Quatre oreilles valent mieux que deux. Et tu connais Qavo, avec le cyvosse.

— Comme tu voudras. Reviens avant le lever du soleil. Si, pour la moindre raison, vous êtes retardés, rendez-vous à La Compagnie Dorée. »

Voilà qui est parlé en lord. Tyrion garda sa réflexion pour lui.

Haldon revêtit un manteau à cagoule, et Tyrion se dépouilla de sa défroque bipartie improvisée en faveur de ternes vêtements gris. Griff leur alloua à chacun une bourse d’argent tirée des coffres d’Illyrio. « Afin de délier les langues. »

Le crépuscule cédait la place aux ténèbres quand ils remontèrent le front de fleuve. Certains des vaisseaux qu’ils longèrent paraissaient désertés, leurs passerelles relevées. D’autres grouillaient d’hommes armés qui attachèrent sur eux des regards soupçonneux. Sous les remparts de la cité, on avait allumé au-dessus des étals des lanternes en parchemin, qui jetaient des flaques de lumière colorée sur les pavés du chemin. Tyrion regarda le visage d’Haldon devenir vert, rouge, puis mauve. Sous la cacophonie de langues étrangères, il perçut une curieuse musique qui jouait quelque part en avant, un air de flûte aigrelet accompagné de tambours. Un chien aboyait, aussi, derrière eux.

Et les putains étaient de sortie. Fleuve ou mer, un port restait un port, et partout où l’on trouvait des matelots, on trouvait des catins. Est-ce d’ici que voulait parler mon père ? Est-ce ici que vont les putes, à la mer ?

Les putains de Port-Lannis et de Port-Réal étaient des femmes libres. Leurs sœurs de Selhorys étaient esclaves, leur sujétion marquée par des larmes tatouées sous l’œil droit. Vieilles comme le péché, et deux fois plus laides, toutes autant qu’elles sont. Il y aurait presque de quoi dégoûter un homme des gueuses. Tyrion sentit leurs yeux fixés sur eux tandis qu’il passait en se dandinant, et les entendit chuchoter entre elles et pouffer derrière leurs mains. À croire qu’elles n’ont jamais vu de nain.

Un peloton de lanciers volantains montait la garde à la porte du fleuve. La lueur des torches luisait sur les griffes d’acier qui saillaient de leurs gantelets. Leurs heaumes représentaient des masques de tigres, les visages au-dessous striés de zébrures vertes tatouées sur les deux joues. Les esclaves soldats de Volantis ressentaient une fierté farouche vis-à-vis de leurs rayures de tigres, Tyrion le savait. Souhaiteraient-ils être libres ? se demanda-t-il. Que feraient-ils si cette reine enfant leur accordait la liberté ? Que sont-ils, sinon des tigres ? Que suis-je, sinon un lion ?

Un des tigres aperçut le nain et dit quelque chose qui fit rire les autres. Comme Haldon et Tyrion arrivaient à la porte, le tigre retira son gantelet griffu et la mitaine trempée de sueur au-dessous, noua un bras autour du cou du nain et lui frictionna l’occiput avec rudesse. Tyrion en fut trop désarçonné pour opposer la moindre résistance. Le temps d’un battement de cœur, tout fut fini. « Il avait une raison précise de faire ça ? demanda-t-il au Demi-Mestre.

— Il prétend que frotter le crâne d’un nain porte chance », déclara Haldon, après avoir échangé quelques mots avec le garde dans sa langue maternelle.

Tyrion se força à sourire à l’homme. « Dis-lui que sucer la queue d’un nain porte encore plus bonheur.

— Il vaudrait mieux éviter. Les tigres ont la réputation d’avoir des crocs pointus. »

Un autre garde leur fit signe de passer la porte, agitant avec impatience une torche à leur intention. Haldon Demi-Mestre entra le premier dans Selhorys proprement dite, Tyrion se dandinant avec méfiance sur ses talons.

Une grande place s’ouvrait devant eux. Même à cette heure tardive, elle était encombrée, bruyante, éblouissante de lumières. Des lanternes se balançaient à des chaînes de fer au-dessus de l’entrée des auberges et des maisons de plaisir, mais, une fois passé les portes, elles étaient faites de verre coloré et non de parchemin. À leur droite, un feu de nuit brûlait devant un temple de pierre rouge. Un prêtre aux robes écarlates, debout sur le balcon du temple, haranguait la petite foule qui s’était assemblée autour des flammes. Ailleurs, des voyageurs assis jouaient au cyvosse devant une auberge, des soldats ivres entraient et sortaient de ce qui était de toute évidence un bordel, une femme rossait un mulet devant une écurie. Une carriole à deux roues les croisa avec fracas, tirée par un éléphant blanc nain. C’est un autre monde, songea Tyrion, mais pas si différent de celui que je connais.

La place était dominée par la statue en marbre blanc d’un homme décapité en armure d’une ornementation impossible, chevauchant un destrier caparaçonné à l’identique. « Qui est-ce que ça peut bien être ? se demanda Tyrion.

— Le triarque Horonno. Un héros volantain du Siècle de Sang. Il a été réélu triarque chaque année, pendant quarante ans, jusqu’à ce qu’il se lasse des élections et se proclame triarque à vie. Les Volantains n’ont pas goûté la plaisanterie. Il a été mis à mort peu après. Attaché entre deux éléphants et déchiré en deux.

— Sa statue semble avoir perdu la tête.

— C’était un tigre. Quand les éléphants sont arrivés au pouvoir, leurs fidèles se sont déchaînés, décapitant les statues de ceux qu’ils rendaient responsables de toutes les guerres et les morts. » Il haussa les épaules. « C’était une autre époque. Viens, nous ferions bien d’écouter ce que raconte ce prêtre. Je jurerais que j’ai entendu le nom de Daenerys. »

De l’autre côté de la place, ils se joignirent à la foule croissante devant le temple rouge. Avec les habitants du cru qui le dominaient de toutes parts, le petit homme avait bien du mal à voir plus loin que leurs culs. Il entendait à peu près tous les mots que prononçait le prêtre, ce qui ne voulait pas dire qu’il les comprenait. « Tu saisis de quoi il parle ? demanda-t-il à Haldon dans la Langue Commune.

— Je pourrais, si je n’avais pas un nain qui me piaille dans l’oreille.

— Je n’ai pas piaillé ! » Tyrion croisa les bras et regarda derrière lui, étudiant les visages des hommes et des femmes qui s’arrêtaient pour écouter. Partout où il se tournait, il voyait des tatouages. Des esclaves. Quatre sur cinq sont des esclaves.

« Le prêtre appelle les Volantains à partir en guerre, lui traduisit le Demi-Mestre, mais du côté du bon droit, comme soldats du Seigneur de Lumière, R’hllor qui a fait le soleil et les étoiles et qui combat éternellement contre les ténèbres. Il dit que Nyessos et Malaquo se sont détournés de la lumière, que leurs cœurs ont été obscurcis par les harpies jaunes de l’Orient. Il dit…

Dragons. J’ai compris ce mot-là. Il a dit dragons.

— Oui. Les dragons sont venus l’emporter vers la gloire.

— Qui ça ? Daenerys ? »

Haldon opina. « Benerro a transmis la nouvelle arrivée de Volantis. Sa venue accomplit une ancienne prophétie. De la fumée et du sel elle est née, pour refaire le monde. Elle est Azor Ahaï revenu… et son triomphe sur les ténèbres amènera un été qui jamais n’aura de fin… La mort elle-même ploiera le genou, et tous ceux qui mourront en combattant pour sa cause seront ressuscités…

— Est-ce que je serai obligé de ressusciter dans le même corps ? » demanda Tyrion. La foule augmentait. Il les sentait se presser tout autour de lui. « Qui est ce Benerro ? »

Haldon leva un sourcil. « Le grand prêtre du temple rouge de Volantis. Flamme de la Vérité, Lumière de Sagesse, Premier Servant du Seigneur de Lumière, Esclave de R’hllor. »

Le seul prêtre rouge qu’ait jamais connu Tyrion était Thoros de Myr, le fêtard dodu, jovial et taché de vin qui traînait à la cour de Robert pour siffler les plus grands crus du roi et enflammait son épée au cours des mêlées. « Donnez-moi des prêtres gras, corrompus et cyniques, dit-il à Haldon, du genre qui aime se carrer les fesses sur de moelleux coussins de satin, en grignotant des friandises et en tripotant de petits garçons. Ce sont ceux qui croient aux dieux, qui créent les problèmes.

— Il n’est pas exclu que nous puissions exploiter ces problèmes à notre avantage. Je sais où nous avons une chance de trouver des réponses. » Haldon ouvrit la route, passant devant le héros décapité pour se rendre à une grande auberge de pierre qui s’ouvrait sur la place. La carapace crénelée d’une tortue immense était suspendue au-dessus de la porte, peinte de couleurs criardes. À l’intérieur, une centaine de pauvres bougies rouges brûlaient comme des étoiles lointaines. L’air embaumait la viande rôtie et les épices, et une esclave arborant une tortue sur la joue versait un vin vert pâle.

Haldon s’arrêta sur le seuil. « Là. Ces deux-là. »

Dans l’alcôve, deux hommes assis étaient penchés sur un tablier de cyvosse en pierre taillée, regardant leurs pièces avec des yeux plissés, à la lumière d’une chandelle rouge. L’un était maigre et jaunâtre, avec des cheveux noirs clairsemés et un nez en lame. L’autre, large d’épaules et rond de ventre, avait des mèches spiralées qui descendaient plus bas que son col. Aucun ne daigna lever les yeux de leur partie jusqu’à ce qu’Haldon tire une chaise entre eux deux et déclare : « Mon nain joue mieux au cyvosse que vous deux réunis. »

Le plus grand des deux leva le regard pour considérer les intrus avec répugnance et prononça quelques mots dans la langue de l’antique Volantis, trop vite pour que Tyrion ait le moindre espoir de suivre. Le plus mince se renversa contre le dossier de son siège. « Il est à vendre ? demanda-t-il dans la Langue Commune de Westeros. La ménagerie de grotesques du triarque aurait bien besoin d’un nain joueur de cyvosse.

— Yollo n’est pas un esclave.

— C’est dommage. » L’homme mince bougea un éléphant d’onyx.

De l’autre côté du tablier de cyvosse, l’homme derrière l’armée d’albâtre avança les lèvres en une moue désapprobatrice. Il déplaça sa cavalerie lourde.

« Grossière erreur », commenta Tyrion. Autant interpréter son rôle.

« Exact », renchérit l’homme mince. Il répliqua avec sa propre cavalerie lourde. Une rapide série de mouvements s’ensuivit, jusqu’à ce qu’enfin l’homme mince sourie et annonce : « La mort, mon ami. »

Le gaillard foudroya le plateau d’un œil noir, puis il se leva et bougonna quelque chose dans sa propre langue. Son adversaire rit. « Allons. Le nain ne pue pas autant que ça. » Il fit signe à Tyrion d’aller occuper le siège vide. « À ton tour, petit homme. Place ton argent sur la table, et nous allons bien voir ton talent à ce jeu. »

À quel jeu jouons-nous ? aurait pu demander Tyrion. Il grimpa sur le siège. « Je joue mieux le ventre plein, une coupe de vin en main. » L’homme mince se tourna avec obligeance et héla l’esclave pour qu’elle leur apporte à manger et à boire.

« Le noble Qavo Nogarys, annonça Haldon, est agent des douanes, ici, à Selhorys. Je ne l’ai jamais défait au cyvosse. »

Tyrion comprit. « Peut-être connaîtrai-je meilleure fortune. » Il ouvrit sa bourse et empila des pièces d’argent à côté du tablier, l’une sur l’autre jusqu’à ce que Qavo affiche un sourire.

Tandis que chacun d’eux disposait ses pièces derrière le paravent de cyvosse, Haldon demanda : « Quelles nouvelles de l’aval ? Aura-t-on la guerre ? »

Qavo haussa les épaules. « Les Yunkaïis le voudraient bien. Ils se font appeler les Judicieux. Sur leur jugement, je ne saurais commenter, mais ils ne manquent pas de doigté. Leur envoyé nous est arrivé avec des coffres d’or et de pierres précieuses et deux cents esclaves, des filles nubiles et des garçons à la peau douce, formés à l’art des Sept Soupirs. On me dit que ses festins sont mémorables et ses pots-de-vin opulents.

— Les hommes de Yunkaï ont acheté vos triarques ?

— Uniquement Nyessos. » Qavo retira le paravent et étudia le devisement de l’armée de Tyrion. « Aussi vieux et édenté que soit Malaquo, il reste un tigre, et Doniphos ne sera pas reconduit comme triarque. La cité a soif de guerre.

— Pourquoi ? s’étonna Tyrion. Meereen se trouve à de longues lieues d’ici, par-delà la mer. En quoi cette douce reine enfant a-t-elle offensé l’antique Volantis ?

— Douce ? » Qavo en rit. « Si la moitié seulement des histoires qui reviennent de la baie des Serfs sont vraies, l’enfant en question est un monstre. On la dit altérée de sang, et ceux qui la contredisent sont empalés sur des pieux pour y périr de mort lente. On la dit sorcière qui nourrit ses dragons de la chair des nouveau-nés, parjure qui se rit des dieux, viole les trêves, menace les émissaires et se retourne contre ceux qui l’ont loyalement servie. On dit qu’on ne peut point étancher sa luxure, qu’elle s’accouple avec hommes, femmes, eunuques et même chiens et enfants, et malheur à l’amant qui échoue à la satisfaire. Elle offre son corps aux hommes afin de réduire leur âme en captivité. »

Oh, excellent, songea Tyrion. Si elle m’offre son corps, elle peut bien prendre mon âme, toute maigrichonne et contrefaite quelle soit.

« On dit, commenta Haldon. Par on, tu veux dire les esclavagistes, les exilés qu’elle a chassés d’Astapor et de Meereen. De simples calomnies.

— Les meilleures calomnies sont épicées de vérité, suggéra Qavo, mais on ne peut point nier le véritable péché de cette fille. Cette arrogante enfant s’est donné pour tâche de briser les reins au négoce des esclaves, mais jamais ce trafic ne s’est borné à la baie des Serfs. Il s’imbriquait à l’océan de commerce qui baigne le monde, et la reine dragon a brouillé les eaux. Derrière le Mur noir, des seigneurs d’anciennes lignées dorment mal, en écoutant les esclaves aux cuisines affûter leurs longs coutelas. Ce sont des esclaves qui cultivent notre nourriture, des esclaves qui nettoient nos rues, des esclaves qui instruisent nos jeunes. Ils gardent nos murs, meuvent nos galères, livrent nos batailles. Et maintenant, lorsqu’ils regardent vers l’est, ils voient briller au loin cette jeune reine, cette briseuse de fers. L’Ancien Sang ne saurait le souffrir. Les pauvres aussi la haïssent. Même le plus vil des mendiants se place plus haut qu’un esclave. Cette reine dragon voudrait le départir de cette consolation. »

Tyrion avança ses lanciers. Qavo répliqua avec sa cavalerie légère. Tyrion déplaça ses arbalétriers d’une case et dit : « Le prêtre rouge au-dehors semble d’avis que Volantis devrait combattre pour cette reine d’argent, et non contre elle.

— Les prêtres rouges seraient bien avisés de tenir leur langue, lui répliqua Qavo Nogarys. Déjà, des rixes ont éclaté entre leurs fidèles et ceux qui adorent d’autres dieux. Les vagissements de Benerro n’arriveront qu’à attirer sur sa tête un sauvage courroux.

— Quels vagissements ? » s’enquit le nain, en tripotant sa piétaille.

Le Volantain agita la main. « À Volantis, des milliers d’esclaves et d’affranchis encombrent chaque soir la place du temple pour écouter Benerro bramer des histoires d’étoiles de sang et d’une épée de feu qui purgera le monde. Il prêche qu’assurément Volantis brûlera si les triarques prennent les armes contre la reine d’argent.

— Voilà une prophétie dont je serais moi-même capable. Ah, le dîner. »

Le dîner consistait en une assiette de rôti de chèvre servi sur un lit de tranches d’oignons. La viande était épicée et odorante, brûlée au-dehors, rouge et juteuse à l’intérieur. Tyrion en piocha un morceau. Il était si chaud que le nain se brûla les doigts, mais si bon qu’il ne put se retenir d’en saisir un nouveau. Il l’arrosa avec l’alcool volantain vert pâle, le plus proche équivalent de vin qu’il ait bu depuis des éternités. « Excellent, dit-il en soulevant son dragon. La plus puissante pièce du jeu, annonça-t-il en éliminant un des éléphants de Qavo. Et Daenerys Targaryen en possède trois, à ce qu’on raconte.

— Trois, reconnut Qavo, face à trois fois trois mille ennemis. Grazdan mo Eraz n’a pas été le seul émissaire dépêché par la Cité Jaune. Lorsque les Judicieux feront mouvement contre Meereen, les légions de la Nouvelle-Ghis combattront à leurs côtés. Les Tolosiens. Les Élyréens. Même les Dothrakis.

— Vous-mêmes, vous avez des Dothrakis à vos portes, fit observer Haldon.

— Le khal Pono. » Qavo agita avec dédain sa main pâle. « Les seigneurs du cheval s’en viennent, nous leur offrons des présents, les seigneurs du cheval s’en vont. » Il déplaça de nouveau sa catapulte, referma la main sur le dragon d’albâtre de Tyrion, le retira du plateau.

La suite fut un massacre, même si le nain résista encore une douzaine de coups. « Voici venu le temps des larmes amères, déclara enfin Qavo en récoltant la pile d’argent. Une autre partie ?

— Pas la peine, répondit Haldon. Mon nain a reçu sa leçon d’humilité. Je crois qu’il vaut mieux que nous regagnions notre bateau. »

Dehors, sur la place, le fanal de nuit brûlait encore, mais le prêtre était parti et la foule s’était depuis longtemps dispersée. La lueur des chandelles brillait aux fenêtres du bordel. De l’intérieur filtraient des rires de femmes. « Il est encore tôt, observa Tyrion. Qavo ne nous a peut-être pas tout dit. Et les ribaudes entendent tant et plus des hommes qu’elles servent.

— As-tu tellement besoin d’une femme, Yollo ?

— On se lasse de n’avoir d’autres maîtresses que ses phalanges. » C’est peut-être à Selhorys que vont les putes. Tysha pourrait se trouver là-dedans en ce moment même, avec des larmes tatouées sur sa joue. « J’ai failli me noyer. Un homme a besoin d’une femme, après ça. D’ailleurs, j’ai besoin de vérifier que ma queue ne s’est pas muée en pierre. »

Le Demi-Mestre s’esclaffa. « Je vais t’attendre à la taverne près de la porte. Ne traîne pas trop à ton affaire.

— Oh, sur ce compte, ne crains rien. La plupart des femmes préfèrent en terminer avec moi aussi vite que possible. »

Le bordel était modeste, comparé à ceux qu’avait fréquentés le nain à Port-Lannis et Port-Réal. Le propriétaire ne semblait parler aucune autre langue que celle de Volantis, mais il comprit fort bien le tintement de l’argent et conduisit Tyrion par une porte voûtée dans une longue pièce qui sentait l’encens, où quatre esclaves qui s’ennuyaient étaient affalées à divers stades de nudité. Deux avaient vu passer au moins quarante anniversaires, supputa-t-il ; la plus jeune devait avoir quinze ou seize ans. Aucune n’était aussi hideuse que les catins qu’il avait vues racoler sur les quais, mais elles se situaient bien en deçà de la beauté. L’une d’elles était visiblement enceinte. Une autre, simplement grosse, portait des anneaux de fer à ses deux tétons. Toutes les quatre arboraient des larmes tatouées sous un œil.

« Vous avez une fille qui parle la langue de Westeros ? » demanda Tyrion. Le tenancier plissa les yeux, sans comprendre, aussi Tyrion répéta-t-il sa question en haut valyrien. Cette fois, l’homme sembla saisir deux ou trois mots et il répondit en volantain. « Fille soleil couchant » fut tout ce que le nain put entendre de sa réponse. Il supposa qu’il était question d’une fille des Royaumes du Couchant.

Il n’y en avait qu’une seule dans l’établissement, et ce n’était pas Tysha. Elle avait les joues semées de taches de rousseur et une chevelure drue, rouge et frisée, qui promettaient des seins couverts de son et une toison rousse entre les jambes. « Elle fera l’affaire, décida Tyrion, et je vais prendre un pichet, en plus. Du vin rouge pour aller avec de la chair rouge. » La ribaude fixait son visage dépourvu de nez avec de la révulsion aux yeux. « Ma vue te choque-t-elle, ma douceur ? Je suis une créature choquante, comme mon père aurait plaisir à te le confirmer s’il n’était pas mort et en voie de décomposition. »

Bien qu’elle parût ouestrienne, la fille ne parlait pas un mot de la Langue Commune. Peut-être a-t-elle été capturée par des esclavagistes quand elle était enfant. Elle avait une petite chambre, mais on y trouvait un tapis myrien sur le plancher et un matelas bourré de plumes en lieu de paille. J’ai connu pire. « Veux-tu me donner ton nom ? » demanda-t-il en acceptant la coupe de vin qu’elle lui versait. « Non ? » Le vin, fort et aigre, n’avait nul besoin de traduction. « Je suppose que je me contenterai de ton connin. » Il s’essuya la bouche du revers de la main. « As-tu déjà couché avec un monstre ? Voilà l’occasion arrivée. Allez, ôte ces vêtements et passe sur le dos, s’il te plaît. Ou même s’il ne te plaît pas. »

Elle le regarda sans comprendre, jusqu’à ce qu’il lui prenne le pichet des mains et lui soulève les jupes par-dessus la tête. Dès lors, elle comprit ce qu’on attendait d’elle, même si elle ne se révéla pas la plus active des partenaires. Tyrion était resté si longtemps sans femme qu’il se répandit en elle au troisième coup de boutoir.

Il roula sur lui-même pour se dégager, plus honteux qu’assouvi. C’était une erreur. Quel triste sire je suis devenu. « Connais-tu une femme du nom de Tysha ? » demanda-t-il, en regardant sa semence couler hors d’elle sur le lit. La catin ne répondit pas. « Est-ce que tu sais où vont les putes ? » Elle ne répondit pas davantage. Elle avait le dos zébré de crêtes de tissu cicatriciel. Cette fille est comme morte. Je viens de baiser un cadavre. Même ses yeux paraissaient morts. Elle n’a même pas la force de me haïr.

Il avait besoin de vin. De beaucoup de vin. Il empoigna le pichet à deux mains et le porta à ses lèvres. Le vin se répandit, rouge. Dans sa gorge, sur son menton. Il dégoulina de sa barbe et aspergea le lit de plume. À la clarté de la chandelle, il paraissait aussi sombre que le cru qui avait empoisonné Joffrey. Quand il eut terminé, Tyrion rejeta le pichet vide et, mi-roulant, mi-titubant, il tâtonna en quête du vase de nuit. Il n’y en avait nulle part. Son estomac se souleva et il se retrouva à genoux, en train de rendre sur le tapis, ce merveilleux tapis épais de Myr, aussi réconfortant que des mensonges.

La catin poussa des cris de détresse. C’est elle qu’ils vont blâmer de ça, comprit-il avec honte. « Tranche-moi le chef et emporte-le à Port-Réal, lui conseilla instamment Tyrion. Ma sœur te fera grande dame, et jamais plus nul ne te fouettera. » Ça non plus, elle ne le comprit pas, aussi lui écarta-t-il les cuisses, pour ramper entre elles et la prendre une nouvelle fois. Cela au moins, elle pouvait le comprendre.

Après, il ne resta rien à verser, ni du vin ni de lui, aussi roula-t-il les vêtements de la fille en boule qu’il lança vers la porte. Elle comprit la suggestion et s’enfuit, le laissant seul dans le noir, s’enfonçant plus profond dans son lit de plume. Je suis soûl comme un porc. Il n’osait pas clore les paupières, par crainte de s’endormir. Au-delà du voile du rêve l’attendaient les Chagrins. Des degrés de pierre grimpant sans fin, escarpés, glissants et traîtres et, quelque part au sommet, le Seigneur au Linceul. Je ne veux pas rencontrer le Seigneur au Linceul. Tyrion se rhabilla tant bien que mal et chercha à tâtons son chemin jusqu’à l’escalier. Griff va m’écorcher vif. Eh bien, pourquoi pas ? Si jamais un nain a mérité d’être écorché vif c’est bien moi.

À mi-hauteur de l’escalier, il perdit l’équilibre. Il ne sut comment, il réussit à amortir sa chute avec les mains et à la transformer en une roue, balourde et bruyante. Les putains dans la pièce du bas levèrent les yeux avec stupeur quand il atterrit au pied des marches. Tyrion roula pour se remettre debout et exécuta pour elles une courbette. « Je suis plus agile soûl. » Il se tourna vers le propriétaire. « Je crains bien d’avoir gâché votre tapis. La fille n’y est pour rien. Permettez-moi de payer. » Il tira une poignée de pièces et les jeta à l’homme.

« Lutin », appela une voix grave, derrière lui.

Dans le coin de la pièce, un homme était assis dans une mare d’ombre, avec une gueuse qui se tortillait sur son giron. Je n’ai jamais vu cette fille. Sinon, c’est elle que j’aurais emmenée en haut, au lieu de Taches-de-son. Elle était plus jeune que les autres, fine, jolie, avec de longs cheveux d’argent. Lysienne, supposa-t-il… Mais l’homme dont elle occupait les genoux venait des Sept Couronnes. Massif et large d’épaules, quarante ans au bas mot, probablement davantage. La moitié de son crâne était chauve, mais un chaume dru couvrait ses joues et son menton, et des poils épais lui garnissaient les bras jusqu’aux phalanges.

Tyrion n’aima guère son apparence. Et moins encore le gros ours noir sur son surcot. De la laine. Il porte de la laine, par cette chaleur. Qui d’autre qu’un chevalier serait aussi con ? « Comme c’est agréable d’entendre la Langue Commune si loin de chez soi, se força-t-il à répondre, mais je crains que vous ne m’ayez confondu avec quelqu’un d’autre. J’ai pour nom Hugor Colline. Puis-je vous offrir une coupe de vin, l’ami ?

— J’ai assez bu. » Le chevalier repoussa sa catin et se remit debout. Son baudrier était suspendu à une patère à côté de lui. Il le décrocha et dégaina sa lame. L’acier susurra contre le cuir. Les putains observaient avec avidité, la lueur des chandelles brillant dans leurs prunelles. Le propriétaire avait disparu. « Tu es à moi, Hugor. »

Tyrion n’aurait pas pu s’enfuir davantage que se battre. Soûl comme il était, il ne pouvait même pas jouer au plus fin. Il écarta les mains. « Et que voulez-vous faire de moi ?

— Te livrer à la reine. »

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