BRIENNE

On avait fermé et barré les portes de Sombreval. Dans l’entre chien et loup qui précédait l’aube, les murailles de la ville ne se signalaient que par un vague chatoiement blanchâtre. Des effilochures de brouillard se mouvaient au faîte des remparts comme des sentinelles fantomatiques. Une file d’une douzaine de charrettes et de carrioles attelées de bœufs stationnaient à l’extérieur, attendant le lever du soleil pour pouvoir entrer dans la ville. Brienne se plaça à la queue derrière une cargaison de navets. Elle avait les mollets rompus, et elle fut ravie de mettre pied à terre pour se dégourdir les jambes. Peu de temps après surgit des bois en cahotant bruyamment une autre charrette. Lorsque le ciel commença à s’éclaircir, les véhicules immobilisés s’étiraient sur un quart de mille.

Les campagnards lui décochaient des regards curieux, mais aucun ne lui adressait la parole. C’est à moi de leur parler, se dit-elle, mais elle avait toujours eu beaucoup de mal à lier conversation avec des inconnus. Cette timidité remontait à sa plus tendre enfance, mais les longues années de rejet qu’elle avait dû subir n’avaient réussi qu’à la rendre encore plus timide. Je dois essayer de me renseigner sur Sansa. Sans cela, comment la retrouverai-je ? Elle se racla la gorge. « Ma bonne, dit-elle à la femme perchée sur la carriole de navets, peut-être aurez-vous aperçu ma sœur sur la route. Une damoiselle de treize ans, belle de visage, avec des yeux bleus et des cheveux auburn. Il n’est pas impossible qu’elle chevauche en compagnie d’un chevalier ivrogne. »

La femme se contenta de secouer la tête, mais son mari lâcha : « Alors, elle est p’us d’moiselle, chuis prêt à parier. Elle a un nom, la pauvre enfant ? »

Brienne demeura pantoise, la tête vide. J’aurais dû lui inventer un nom. N’importe lequel ferait l’affaire, mais il ne lui en vint pas un seul.

« Pas de nom ? Enfin, les routes sont pleines de filles qu’en ont pas aucun.

— Et le cimetière encore p’us plein », ajouta sa femme.

Avec l’aurore, des gardes apparurent aux parapets. Les paysans remontèrent dans leurs véhicules et secouèrent les rênes. Brienne aussi se remit en selle et jeta un coup d’œil vers l’arrière. La plus grande partie des gens qui attendaient l’heure de pénétrer dans Sombreval étaient des fermiers venus vendre en ville leur chargement de légumes et de fruits. A une douzaine de places d’elle, deux riches bourgeois montaient des palefrois pur-sang, et elle repéra plus loin un gamin maigrichon juché sur un roussin pie. Elle ne vit pas trace des deux chevaliers errants, pas plus que de ser Ombrich la Souris démente.

Les gardes faisaient signe aux voitures de passer quasiment sans leur accorder un regard, mais, lorsque Brienne atteignit la porte à son tour, il se produisit comme un flottement dans leurs rangs. « Halte à vous, là ! » cria leur capitaine. Deux hommes en haubert de chaîne de mailles croisèrent leur pique pour lui barrer le passage. « Dites-moi ce qui vous amène ici.

— Je souhaite rencontrer le sire de Sombreval ou, à défaut, son mestre. »

Les yeux du capitaine s attardèrent sur son bouclier. « La chauve-souris noire des Lothston. Ces armoiries-là n’ont pas bonne réputation…

— Ce ne sont pas les miennes. J’ai bien l’intention de faire repeindre ce bouclier.

— Ah ouais ? » L’homme frictionna son menton hérissé de picots. « Ma sœur fait ce genre de boulot, le hasard veut. Vous la trouverez à la maison qu’a des portes peintes, en face les Sept Epées. » Il fit un geste à l’adresse des gardes. « Laissez-la passer, les gars. C’est une bonne femme. »

La poterne débouchait sur une place de marché où les gens qui l’avaient précédée s’affairaient déjà à déballer leurs marchandises, navets, oignons jaunes et sacs d’orge. D’autres avaient à leur étal des armes et des pièces d’armure qu’ils cédaient pour trois fois rien, s’il fallait en croire les prix qu’elle leur entendit crier sur son passage. Les pillards et les charognards surviennent de pair après chaque bataille. Elle poussa son cheval parmi des monceaux de chemises de mailles encore encroûtées de sang séché, de heaumes cabossés, de rapières ébréchées. Il y avait également là des vêtements offerts à la convoitise des chalands : bottes de cuir, manteaux de fourrure, surcots rehaussés de taches ou d’accrocs suspects. Elle reconnut nombre des insignes qui les blasonnaient. Le poing maillé, l’orignac, le soleil blanc, la francisque… Tous ceux-là étaient des emblèmes nordiens. Mais il avait aussi péri des vassaux Tarly dans les parages, et beaucoup de gens des contrées de l’Orage. Elle distingua des pommes, tant rouges que vertes, un bouclier zébré des trois éclairs en faisceau de la maison Bonleu, des caparaçons frappés aux fourmis de la famille Ambrose. Le chasseur à longues foulées de lord Tarly lui-même figurait sur maints écussons, maintes broches et maints doublets. Ami ou ennemi, les charognards s’en fichent éperdument.

Il était possible de se procurer pour quelques liards des boucliers de tilleul et de pin, mais Brienne passa son chemin. Elle n’entendait pas se séparer du lourd bouclier de chêne dont l’avait dotée Jaime, après l’avoir porté lui-même de Harrenhal jusqu’à Port-Réal. Les boucliers en pin n’étaient pas dénués d’avantages : étant plus légers, ils étaient par là d’un port plus facile, et la tendreté de leur bois se prêtait en principe mieux à piéger la hache ou l’épée de votre adversaire. Mais le chêne offrait une meilleure protection, si vous étiez suffisamment costaud pour en supporter le poids.

Sombreval était construit sur le pourtour de sa rade. Au nord de la ville se dressaient les falaises de craie ; au sud, un promontoire rocheux préservait les navires à l’ancre des tornades enfilant le détroit. La forteresse surplombait le port, et son donjon carré, ses grosses tours en forme de tambour étaient visibles de tous les coins de la ville. Les rues pavées se révélant si populeuses qu’il était plus facile d’y circuler à pied qu’à cheval, Brienne se défit de sa jument dans une écurie avant de poursuivre sa route, son bouclier suspendu en travers de son dos, et son paquetage coincé sous un bras.

La sœur du capitaine ne fut pas difficile à trouver. Les Sept Epées étaient la plus grande auberge de la ville, et elles dominaient de leurs trois étages toutes les habitations voisines. La maison qui lui faisait face se signalait par une porte à double battant et somptueusement bariolée qui représentait un château enfoui dans une forêt automnale aux frondaisons tout en nuances d’or et de roux ; du lierre escaladait les fûts de chênes centenaires dont les glands eux-mêmes avaient été réalisés avec une amoureuse minutie. En examinant de plus près le tableras, Brienne discerna des créatures dans la végétation luxuriante, ici un renard rouge à la mine rusée, là deux moineaux sur une branche et, en arrière du taillis feuillu, la silhouette d’un sanglier.

« Votre porte est bien jolie, complimenta-t-elle la femme à cheveux noirs qui vint la lui ouvrir après qu’elle eut frappé. De quel château est-il censé s’agir ?

— De tous les châteaux, répondit la sœur du capitaine. Je n’en ai jamais vu d’autre que le Fort Jaune, à côté du port. Alors, je me suis fabriqué dans ma tête cet autre-là, et je lui ai donné l’allure qu’un vrai château, je trouve, ça devrait avoir. Je n’ai jamais vu de dragon non plus, ni de griffon, ni de licorne, hein ? » Elle avait une attitude chaleureuse, mais il suffit à Brienne de lui montrer son bouclier pour qu’elle se rembrunisse instantanément. « Ma pauvre M’man disait toujours que ces chauves-souris géantes s’envolaient d’Harrenhal par les nuits sans lune et apportaient les enfants méchants à Folle Danelle pour les faire cuire dans ses chaudrons. Des fois, je les ai entendues gratter aux volets. » Elle suçota ses dents un moment d’un air pensif. « Qu’est-ce qu’il faut mettre à la place ? »

Ecartelées de rose et d’azur, les armoiries de Torth comportaient un soleil jaune et un croissant de lune. Mais, aussi longtemps qu’on la croirait coupable du meurtre de Renly, Brienne n’aurait pas l’audace de les arborer. « Votre porte m’a remis en mémoire un bouclier très ancien que j’ai vu autrefois dans l’armurerie de mon père. » Elle en décrivit le blason le moins mal possible en se fondant sur ses souvenirs.

La femme opina du chef. « Je peux m’y mettre tout de suite, mais il va falloir laisser sécher la peinture. Prenez une chambre aux Sept Epées, si cela vous agrée. Je vous y apporterai le bouclier demain matin. »

Brienne n’avait pas eu l’intention de passer la nuit à Sombreval, mais il se pouvait en définitive que ce fût la meilleure solution. Elle ignorait si le seigneur et maître de la forteresse y résidait actuellement, et s’il consentirait, le cas échéant, à lui accorder audience. Après avoir remercié l’artiste, elle traversa la rue pour se rendre à l’auberge. Au-dessus de l’entrée de celle-ci se balançaient sept lattes de bois surmontées d’une pique en fer. Tout écaillé et craquelé qu’était leur badigeonnage au lait de chaux, Brienne en connaissait la signification. Elles symbolisaient les sept fils Sombrelyn qui avaient porté le blanc manteau de la Garde Royale. Aucune autre famille du royaume ne pouvait se targuer de lui avoir fourni tant de membres. Ils furent la gloire de leur maison, et les voilà réduits à servir d’enseigne à une auberge. Elle pénétra dans la salle commune et s’enquit auprès du tenancier d’une chambre et d’un bain.

Il l’installa au premier étage, et une servante au visage affligé d’une marque de naissance lie-de-vin lui monta un baquet de bois puis de l’eau, seau après seau. « Est-ce qu’il reste encore des Sombrelyn à Sombreval ? questionna Brienne en enjambant le rebord du cuvier.

— Ben, y a toujours des Sombre, même que j’en suis une, moi qui vous cause. Mon mari dit que j’étais une Sombre avant qu’on se marie, et que je suis devenue encore plus sombre après. » Elle se mit à rire. « On peut pas jeter un caillou, à Sombreval, sans frapper quelque Sombre ou Sombrebois ou Sombrebon, mais les Sombrelyn nobles ont tous disparu. Le tout dernier d’eux, c’était lord Denys, ce doux dingue de jouvenceau. Saviez-vous que les Sombrelyn étaient les rois de Sombreval avant l’arrivée des Andals ? On s’en douterait pas à me voir, mais j’ai quand même du sang royal. Vous imaginez un peu ça ? "Votre Grâce, une autre coupe de bière", que je devrais me faire traiter ! "Votre Grâce, faut me vider le pot de chambre, et puis amenez-moi d’autres fagots, Votre Foutue Grâce, le feu est en train de baisser." » Elle se reprit à rire, et secoua son seau pour en faire tomber les dernières gouttes. « Enfin, vous voilà au courant. Est-ce que l’eau est assez chaude pour vous ?

— Ça ira. » Elle était tout juste tiède.

« Je vous en monterais plus, mais elle ferait que déborder. Une fille de votre taille, ça vous remplit tout un cuvier. »

Du moins un petit baquet exigu comme celui-ci.Elle se remémora, du coup, les énormes cuves, et taillées dans la pierre, de Harrenhal. La vapeur qui s’élevait de l’eau bouillante y noyait les bains publics dans un brouillard à couper au couteau, et Jaime en avait subitement émergé, nu comme au jour de sa venue au monde, efflanqué comme un cadavre et beau comme un dieu. Il m’avait rejointe dans la baignoire où j’étais plongée, repensa-t-elle en rougissant. Elle s’empara d’un morceau coriace de savon à lessive et s’en récura le dessous des bras, tout en essayant de convoquer une fois de plus le souvenir des traits de Renly.

L’eau s’était complètement refroidie quand Brienne fut aussi propre et nette que les circonstances le lui permettaient. Après avoir utilisé pour se rhabiller les vêtements qu’elle avait précédemment ôtés, elle arrima sévèrement son baudrier d’épée autour de ses hanches, mais elle abandonna là sa maille et son heaume, de manière à ne pas se présenter au Fort Jaune dans une tenue par trop agressive. Se dégourdir les jambes en marchant jusque-là lui procura un vrai plaisir. Les gardes postés aux portes du château portaient des justaucorps de cuir et avaient pour emblème deux masses de guerre croisées sur une croix blanche en forme de X. « Je souhaiterais parler à votre seigneur et maître », leur annonça-t-elle.

L’un d’eux se mit à rigoler. « Alors, t’as intérêt à gueuler vachement fort !

— Lord Rykker est allé cavaler à Viergétang avec Randyll Tarly, expliqua le second. Il a laissé ser Rufus Poireau comme gouverneur, pour veiller sur lady Rykker et sur la couvée. »

Ce fut donc devant ledit Poireau qu’ils la conduisirent. Ser Rufus était un petit gros à barbe grise dont la jambe gauche se terminait par un moignon. « Vous voudrez bien me pardonner si je ne me lève pas », dit-il. Brienne lui tendit son fameux parchemin mais, comme il ne savait pas lire, il la renvoya par-devant le mestre, un chauve dont le crâne était parsemé de taches de son et la moustache rêche et rouge.

Au seul énoncé du nom de Hollard, celui-ci fronça les sourcils d’un air exaspéré. « Il va me falloir encore entendre chanter cette chanson souvent ? » Elle avait dû être trahie par sa physionomie. « Vous avez cru quoi ? Que vous étiez la première à venir à la recherche de Dontos ? Plutôt la vingt et unième ! Les manteaux d’or sont arrivés ici dans les plus brefs délais après l’assassinat du roi, munis d’un mandat de lord Tywin. Et vous, de quoi vous prévalez-vous, je vous prie ? »

Elle lui exhiba le document scellé du sceau de Tommen et paraphé de sa signature enfantine. Le mestre fit des hmhmhm et des rhrhrh, grattouilla la cire et finit par lui restituer l’ordre de mission. « Ça m’a l’air en règle. » Il se jucha sur un tabouret, en désigna un autre à Brienne. « Je n’ai jamais rencontré ser Dontos. A son départ de Sombreval, il était tout gosse. Dans le temps, les Hollard étaient une noble maison, le fait est incontestable. Vous connaissez leurs armoiries ? Barrées de rose et de rouge, avec trois couronnes d’or sur chef bleu. Pendant les âges héroïques, les Sombrelyn furent des roitelets, et trois d’entre eux prirent pour femmes des Hollard. Par la suite, leur menu royaume fut avalé par des royaumes plus conséquents, mais les Sombrelyn persistèrent à ne point s’éteindre et les Hollard à les servir…, mouais, jusque et y compris dans le défi. Vous étiez au courant de cela ?

— Plus ou moins. » Son propre mestre se plaisait à dire que c’était au Défi de Sombreval qu’il convenait d’imputer la démence du roi Aerys.

« Les gens de Sombreval continuent à chérir lord Denys, malgré les malheurs qu’il a attirés sur eux. C’est lady Serala qu’ils incriminent, son épouse myrienne. Le Serpent de Dentelle, on l’avait surnommée. Si lord Sombrelyn avait seulement épousé une Staunton ou une Castelfoyer… Bref, vous savez comment les gens du commun vous refont l’histoire. A les entendre, le Serpent de Dentelle versa tant et tant de poison de Myr dans l’oreille de son époux qu’il finit par se soulever contre son roi et s’empara de sa personne. Au cours de la capture, son maître d’armes, ser Symon Hollard, abattit ser Gwayne le Décharné, de la Garde Royale. Six mois durant, Aerys demeura prisonnier dans ces mêmes murs, pendant que la Main du Roi campait devant Sombreval avec une puissante armée. Lord Tywin disposait de forces infiniment suffisantes pour emporter la ville à sa guise n’importe quand, mais lord Denys lui avait fait mander qu’au premier indice d’attaque il exécuterait le roi. »

Brienne se ressouvint alors de ce qui s’ensuivait. « Et ser Barristan le Hardi vint à la rescousse de ce dernier, dit-elle, et le délivra.

— Tout juste, abonda le mestre. Une fois privé de son otage, lord Denys préféra ouvrir ses portes et mettre un terme à son défi, plutôt que de laisser lord Tywin enlever la ville de vive force. Il ploya le genou et demanda merci, mais le roi n’était pas spécialement enclin à pardonner. Le rebelle y perdit sa tête, tout comme l’y perdirent ses frères et sa sœur, ses oncles, ses cousins, chacun des membres de l’altière maison Sombrelyn. Le Serpent de Dentelle, la pauvre, fut brûlée vive, mais non sans qu’on lui eût préalablement arraché la langue et les parties intimes, grâce auxquelles elle avait asservi son époux, disait-on. Ce qui n’empêchera pas la moitié de Sombreval, encore aujourd’hui, de vous déclarer qu’Aerys se montra trop clément pour elle.

— Et les Hollard ?

— Poursuivis et anéantis, répondit le mestre. J’étais en train de forger ma chaîne à la Citadelle quand se produisirent ces événements, mais j’ai lu les comptes rendus de leurs procès et de leurs châtiments. Ser Jon Hollard l’Intendant, qui avait épousé la sœur de lord Denys, fut mis à mort avec elle, ainsi que leur jeune fils, qui n’était pourtant Sombrelyn qu’à demi. Robin Hollard, qui était écuyer lors de la capture du roi, et qui avait dansé la ronde autour de lui en lui tirant la barbe, périt sur le chevalet. Ser Symon Hollard fut tué par ser Barristan au cours de l’évasion du roi. Les terres Hollard furent saisies, leur château démoli, leurs villages passés à la torche. Ainsi s’éteignit, comme celle des Sombrelyn, la maison Hollard.

— Sauf en la personne de Dontos.

— Justement. Le jeune Dontos était le fils de ser Steffon Hollard, frère jumeau de ser Symon, mais qui, étant mort de maladie quelques années auparavant, n’avait évidemment pas pris part au Défi. Aerys n’en aurait pas moins volontiers fait sauter la tête du gamin, seulement, ser Barristan lui demanda de l’épargner. Le roi ne pouvant repousser la requête de l’homme qui l’avait sauvé, Dontos fut emmené à Port-Réal en qualité d’écuyer. A ma connaissance, il ne remit jamais les pieds à Sombreval, et pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Il n’y possédait pas de terres, n’y avait ni parentèle ni château. Si lui et cette donzelle nordienne ont trempé dans le meurtre de notre délicieux roi, m’est avis qu’ils souhaiteraient interposer le plus grand nombre de lieues possible entre eux-mêmes et la justice. Cherchez-les à Villevieille, si tel est votre devoir, ou sur l’autre bord du détroit. Cherchez-les à Dorne, ou bien sur le Mur. Mais cherchez ailleurs. » Il se leva. « J’entends mes corbeaux qui appellent. Vous voudrez bien me pardonner si je vous souhaite le bonjour. »

Le trajet du retour à l’auberge parut à Brienne beaucoup plus long que celui de l’aller au Fort Jaune, mais peut-être était-ce seulement une question d’humeur. Sansa Stark, elle ne la trouverait pas à Sombreval, cela semblait une évidence. Si ser Dontos l’avait emmenée à Villevieille ou sur l’autre bord du détroit, comme le mestre paraissait le croire, sa propre quête était sans espoir. Qu’est-ce qui aurait bien pu l’attirer à Villevieille ? se demanda-t-elle. Le mestre ne l’a pas connue, pas plus qu’il n’a connu Hollard. Elle n’aurait sûrement pas voulu aller se réfugier chez des étrangers.

Brella, celle des anciennes femmes de chambre de Sansa que Brienne avait retrouvée, travaillait comme blanchisseuse dans un bordel de Port-Réal et ne cachait pas son amertume : « J’avais été au service de lord Renly avant d’entrer à celui de m’dame Sansa, et voilà qu’ils ont viré traîtres tous les deux, s’était-elle lamentée. Y aura plus un seigneur pour vouloir de moi, maintenant, c’est ça qui m’oblige à faire la lessive pour des putains. » Pressée de questions sur sa précédente maîtresse, elle avait néanmoins répondu : « Je ne vais rien pouvoir faire d’autre que vous répéter ce que j’ai déjà dit à lord Tywin. La petite passait tout son temps à prier. Elle allait volontiers au septuaire allumer ses cierges comme une vraie dame, mais, presque toutes les nuits, voilà-t-il pas qu’elle se rendait dans le bois sacré ? Elle est retournée dans le Nord, ça, sûr qu’elle y est retournée. C’est là qu’elle avait ses dieux. »

Mais c’était immense, le Nord, et Brienne n’avait pas la plus petite idée de celui des bannerets d’Eddard Stark en qui Sansa aurait eu tendance à se fier le plus. A moins qu’elle n’ait plutôt cherché à trouver asile auprès de son propre sang ? Tous ses frères et sa sœur avaient eu beau périr, il lui restait toutefois encore, à ce que savait Brienne, un oncle paternel et un demi-frère bâtard sur le Mur, tous deux engagés dans la Garde de Nuit. Plus un second oncle, du côté maternel, Edmure Tully, prisonnier des Frey, aux Jumeaux, mais dont le propre oncle, ser Brynden, tenait toujours Vivesaigues. Enfin, la sœur cadette de lady Catelyn gouvernait le Val. Le sang écoute la voix du sang. Ainsi la fuite de Sansa risquait-elle d’avoir eu l’un de ces parents pour but. Mais lequel ? Ça…

Le Mur se trouvait à une distance excessive, pour sûr, et les conditions d’existence y étaient en outre âpres et lugubres. Quant à Vivesaigues assiégée, il aurait fallu pour y parvenir traverser le Conflans dévasté par la guerre et puis se faufiler entre les lignes Lannister. Se rendre aux Eyrié soulevait en revanche moins de difficultés, et lady Lysa ne se serait sans doute pas fait faute d’y accueillir à bras ouverts la fille de sa propre sœur…

Devant, la ruelle amorçait un virage. D’une manière ou d’une autre, Brienne avait dû s’égarer en chemin. Elle aboutit dans un cul-de-sac formé par une espèce de petite cour bourbeuse où trois cochons furetaient autour d’un puits de pierre bas. L’un d’entre eux se mit à couiner en l’apercevant, et une vieille femme qui tirait de l’eau l’examina de pied en cap d’un air soupçonneux. « C’est pour quoi faire que vous venez par là ?

— J’étais à la recherche des Sept Epées.

— Derrière, d’où vous arrivez. A gauche, au septuaire.

— Je vous remercie. » Brienne retournait déjà sur ses pas quand elle donna tête baissée dans quelqu’un qui prenait le virage au triple galop. La collision fut si brutale que l’autre perdit l’équilibre et se retrouva le cul dans la boue. « Mille pardons », murmura-t-elle. C’était à un simple gamin qu’elle avait affaire, à un garçonnet maigrichon qui avait des cheveux pas très drus, raides, et un orgelet sur la paupière inférieure. « Tu t’es fait mal ? » Elle lui tendit une main pour l’aider à se relever, mais il se déroba vaille que vaille à quatre pattes. Il pouvait avoir tout au plus dix ou douze ans, mais il n’en portait pas moins une brigandine en chaîne de mailles, et le baudrier d’une grande épée gainée de cuir lui barrait le dos. « Est-ce que je t’ai déjà rencontré ? » lui demanda-t-elle. Sa tête lui disait vaguement quelque chose, mais elle n’arrivait pas à se rappeler où elle avait pu la voir.

« Non. Vous ne me connaissez pas. Vous n’avez jamais… » Il se remit gauchement sur pied. « P-p-pardonnez-moi, madame. Je ne regardais pas. Je veux dire que si, je regardais, mais par terre. Mes pieds. » Et, prenant sur ces entrefaites ses jambes à son cou, il repartit à l’aveuglette comme une fusée par où il était venu.

Quelque chose dans sa personne ressuscita les mille soupçons de Brienne, mais sans la décider pour autant à se jeter à sa poursuite dans les rues de Sombreval. Devant les portes, ce matin, c’est là que je l’ai aperçu, s’avisa-t-elle brusquement. Il chevauchait un roussin pie. Et elle avait comme l’impression de l’avoir déjà entrevu quelque part ailleurs, mais où ?

Quand elle eut fini par retrouver Les Sept Epées, la salle commune était comble. Quatre septas étaient assises au plus près du feu, vêtues de robes maculées, crottées par leurs pérégrinations. A part cela, les bancs étaient bondés d’autochtones en train d’éponger des écuellées bouillantes de ragoût de crabe avec des croûtons de pain. Le fumet de cuisine lui fit gargouiller l’estomac, mais elle n’avait pas réussi à repérer un seul siège libre quand une voix lança dans son dos : « M’dame, ici, prenez ma place. » C’est seulement après que l’individu qui venait de s’adresser à elle eut sauté à bas du banc que Brienne se rendit compte que c’était un nain. Il avait plutôt moins de quatre pieds de haut. Son nez était marbré de veines et bulbeux, ses dents rougies par la surelle, il portait les robes de bure brune d’un religieux, et le marteau de fer du Ferrant pendouillait en sautoir sur son col massif.

« Gardez votre siège, mon frère, répondit-elle. Je peux tout aussi bien rester debout que vous.

— Ouais, sauf que mon crâne à moi, il est pas si tant apte à cogner le plafond ! » Malgré son parler vulgaire, il se montrait tout à fait poli. De son haut, Brienne voyait intégralement la couronne rasée dans son cuir chevelu. Beaucoup de moines se faisaient des tonsures de cette sorte. Septa Roelle avait autrefois expliqué à Brienne qu’ils entendaient ainsi montrer qu’ils n’avaient rien à cacher au Père. Ce qu’entendant, « Le Père est donc incapable de voir à travers les cheveux ? » s’était-elle enquise. Une question vraiment stupide. Elle avait été une enfant balourde, et septa Roelle ne se privait pas de le lui ressasser. Et voilà qu’elle se sentait presque aussi stupide, aujourd’hui. Aussi s’empressa-t-elle de s’installer à la place du petit homme, en bout de banc, et, après avoir fait un geste pour commander du ragoût, elle se tourna vers lui pour le remercier. « Est-ce que vous faites partie d’une sainte communauté de Sombreval, mon frère ?

— Elle était plutôt plus près de Viergétang, m’dame, mais les loups nous ont brûlés de fond en comble, répondit-il, tout en grignotant un quignon de pain. On a reconstruit du mieux qu’on a pu, jusqu’à temps que des mercenaires nous tombent dessus. Je ne saurais pas dire les hommes de qui c’était, mais ils nous ont volé nos cochons puis tué les frères. Je n’ai eu qu’à me fourrer dans une bûche creuse, moi, pour me planquer, mais les autres, ils étaient trop grands. Ç’a m’en a pris, du temps, de les enterrer tous, mais le Ferrant, il m’a donné la force. Une fois que j’ai eu terminé, j’ai creusé pour récupérer les trois picaillons cachés pas loin par notre doyen, et puis je me suis tiré tout seulet.

— En route, j’ai croisé une poignée d’autres religieux qui se rendaient à Port-Réal.

— Ouais, il y en a des centaines par les chemins. Et pas que des frères. Des septons aussi, et puis des tas de petites gens. Des moineaux, tous. Ça se pourrait bien, que je suis un moineau, pareil, moi. Le Ferrant, il ne m’a pas fait si tant gros que ça. » Il se mit à glousser. « Et vous, c’est quoi, votre pauvre histoire à vous, m’dame ?

— Je suis à la recherche de ma sœur. Elle est de haute naissance, elle n’a que treize ans, et elle est jolie comme un cœur, avec des yeux bleus et des cheveux auburn. Il se peut que vous l’ayez vue passer en compagnie d’un homme. Un chevalier, voire un bouffon. » Elle hésita. « Il y a de l’or pour récompenser qui voudra bien m’aider à la retrouver.

— De l’or ? » Le frère lui adressa un sourire rouge. « Une écuellée de ce ragoût de crabe-là, ça me suffirait, comme récompense, mais j’ai peur que je peux rien faire pour vous aider. Des bouffons, ça, j’ai rencontré, et des tas, même, mais pas si tant que ça de jolies damoiselles. » Il demeura un moment songeur, la tête inclinée de biais. « Il y en avait un, de bouffon, à Viergétang, maintenant que je pense à ça. Il n’était habillé que de loques et de crotte, pour autant que je m’en rappelle, mais, dessous la crotte, y avait du bariolé. »

Est-ce que Dontos portait un costume arlequiné ? Personne ne le lui avait dit… Mais personne ne lui avait affirmé le contraire non plus. Seulement, pourquoi aurait-il été en loques ? Un malheur les avait-il frappés, lui et Sansa, après leur fuite de Port-Réal ? Il n’y avait évidemment rien d’impossible à cela, tant les routes étaient dangereuses. Mais il pourrait tout aussi bien ne pas s’agir de lui du tout. « Est-ce que ce bouffon-là avait le nez rouge, avec plein de veines éclatées ?

— Pour ça, je ne pourrais pas jurer que oui ni que non. J’avoue que je n’y ai pas prêté si tant d’attention. J’étais parti pour Viergétang, après avoir enterré mes frères, avec l’idée dans la tête que j’y dénicherais peut-être un bateau pour me prendre jusqu’à Port-Réal. Mon bouffon, je l’ai d’abord entrevu sur les quais. Je lui ai trouvé une allure comme qui dirait furtive, et il évitait soigneusement les soldats de lord Tarly. Après, je l’ai rencontré de nouveau, mais là, c’était à L’Oie qui pue.

— L’Oie qui pue ?fît-elle, dubitative.

— Un endroit répugnant, convint le nain. Les hommes de lord Tarly patrouillent au port de Viergétang, mais L’Oie, c’est toujours bourré de marins, et les marins, c’est connu pour vous embarquer sur leurs bateaux des passagers de contrebande, à condition que vous mettiez le prix. Le bouffon, lui, c’était trois places qu’il se cherchait pour la traversée du détroit. Je l’ai souvent vu là en conciliabules avec des rameurs descendus des galères. Y a des fois, il chantait une chanson marrante.

— Il cherchait trois places pour traverser ? Pas deux ?

— Trois, m’dame. Ça, j’en jurerais, par les Sept. »

Trois, songea-t-elle. Sansa, ser Dontos, bon… Mais qui serait le troisième, alors ? Le Lutin ? « Et ce bateau, il l’a trouvé, en fin de compte ?

— Pour ça, je ne pourrais pas dire, répondit le nain, mais, une nuit, il y a des soldats de lord Tarly qui ont fait une descente à L’Oie, c’était lui qu’ils cherchaient, et, quelques jours après, j’ai entendu un autre type se vanter qu’il y avait un bouffon qu’il avait sacrément bouffonné, et que l’or qu’il avait pouvait le prouver. Même qu’il était ivre mort, et qu’il payait des tournées de bière à tout le monde.

— Bouffonné un bouffon, répéta-t-elle. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ?

— Je ne pourrais pas vous dire. Mais il s’appelait Dick Main-leste, si j’ai bonne mémoire. » Il étendit ses paumes ouvertes. « J’ai peur que c’est vraiment tout ce que je peux vous offrir, en dehors des prières d’un tout petit homme. »

Fidèle à sa parole, Brienne lui fit servir une écuellée de ragoût de crabe bouillant, plus du pain frais, tout juste sorti du four, ainsi qu’une coupe de vin. Pendant qu’il dévorait, debout à ses côtés, elle rumina les renseignements qu’il lui avait fournis. Se pourrait-il que le Lutin se soit joint à eux ? Si c’était bien Tyrion Lannister, et non ser Dontos Hollard, qui était derrière la disparition de Sansa, il allait de soi que force leur serait d’aller se réfugier sur l’autre rive du détroit.

Après qu’il eut récuré son écuelle de ragoût, le nain termina aussi ce que Brienne avait laissé du sien. « Vous devriez manger plus, lui conseilla-t-il. Une femme de votre taille a besoin de se remonter les forces. Il n’y a pas si tant loin d’ici à Viergétang, mais la route est périlleuse par ces temps qu’on vit. »

J’en sais quelque chose. C’était en effet sur cette même route que ser Cleos Frey avait trouvé la mort, et qu’elle et ser Jaime étaient tombés entre les pattes des Pitres Sanglants. Jaime a essayé de me tuer, se ressouvint-elle, mais il était amaigri, débilité par sa réclusion, et il avait les poignets enchaînés. Il s’en était fallu de rien qu’il parvienne à ses fins, malgré cela, mais c’était avant que Zollo ne lui tranche la main. Et elle-même aurait été violée cent fois par Zollo, Rorge et Huppé le Louf si Jaime ne leur avait fait gober qu’elle valait son poids de saphirs…

« M’dame ? Vous m’avez l’air affligée. C’est à votre sœur que vous êtes en train de penser ? » Le petit moine lui tapota la main. « L’Aïeule vous éclairera la voie pour la retrouver, n’ayez crainte. Et la Jouvencelle veillera sur sa sécurité.

— Puissiez-vous avoir raison…

J’ai raison. » Il s’inclina. « Mais, maintenant, il faut que je vous quitte. Il me reste encore à faire un long chemin pour atteindre Port-Réal.

— Vous avez un cheval ? Un mulet ?

— Deux mulets ! » Il se mit à rire. « Les voilà, tenez, au bout de mes jambes. Ils me portent où c’est que j’ai envie d’aller. » Il s’inclina derechef, puis trottina vers la porte en se dandinant sur ses pattes courtes, non sans un tantinet de tangage à chacun de ses pas.

Après qu’il eut disparu, Brienne demeura attablée, s’attardant à siroter une coupe de vin trempé d’eau. Du vin, il ne lui arrivait guère d’en boire mais, de loin en loin, elle trouvait qu’il contribuait à lui donner du cœur au ventre. Où vais-je décider d’aller, à présent ? s’interrogea-t-elle. A Viergétang, pour essayer de mettre la main sur un individu nommé Dick Main-leste dans un ignoble bouge appelé L’Oie qui pue ?

La dernière fois qu’elle y avait mis les pieds, Viergétang présentait un aspect sinistre, avec son châtelain claquemuré dans ses quatre murs et ses humbles ou morts ou en fuite ou planqués dans les ruines. Elle s’en rappelait les maisons incendiées, les rues désertes, les portes enfoncées, démolies. Des chiens sauvages y maraudaient dans le sillage de leurs chevaux, tandis que des cadavres ballonnés flottaient comme d’énormes nénuphars livides à la surface de l’étang alimenté par une source et auquel la ville devait son nom. Jaime s’était mis à chanter « Six Belles au bain », et il se moqua de moi quand je le priai de se taire. Pour comble, Randyll Tarly se trouvait lui-même actuellement à Viergétang, raison de plus pour elle d’éviter les lieux. Peut-être serait-elle donc mieux inspirée de prendre un bateau pour Goëville ou Blancport . Je pourrais toujours faire les deux, néanmoins. Faire un saut à cette Oie qui pue pour parler à ce Dick Main-leste, puis trouver un bateau qui, de Viergétang, m’emmène plus au nord. La salle commune avait commencé à se vider. Tout en s’acharnant à couper en deux un morceau de pain, Brienne prêta l’oreille aux conversations des autres tables. La plupart portaient sur la mort de lord Tywin Lannister. « Assassiné par son propre fils, à ce qu’y paraît », jacassait un type du coin, cordonnier de son état, d’après son aspect. « Cet infâme bout de nabot.

— Et le roi n’est qu’un tout petit garçon, commenta la plus vieille des quatre septas. Qui est-ce qui va donc nous gouverner jusqu’à ce qu’il soit d’âge à le faire ?

— Le frangin à lord Tywin, affirma un garde. Ou bien ce lord Tyrell, peut-être. Ou le Régicide.

— Pas lui, déclara l’aubergiste. Pas ce parjure. » Il cracha dans les flammes. Brienne lâcha le pain qu’elle n’avait pas cessé de triturer et épousseta les miettes éparpillées sur ses chausses. Ce qu’elle venait d’entendre lui suffisait amplement.

Cette nuit-là, elle se revit en rêve, une fois de plus, dans la tente de Renly. Toutes les chandelles étaient sur le point de s’éteindre, et un froid formidable l’environnait. Quelque chose se déplaçait dans les ténèbres verdâtres, quelque chose de pestilentiel et d’abominable se précipitait vers son roi bien-aimé. Elle voulait coûte que coûte le protéger, mais elle sentait ses membres gourds et gelés, et il fallait avoir plus de vigueur qu’elle n’en avait, ne serait-ce que pour lever la main. Et, lorsque l’épée d’ombre transperça le gorgerin d’acier vert et que le sang se mit à gicler, elle s’aperçut que le roi mourant n’était pas Renly, en définitive, mais Jaime Lannister, et que c’était envers lui qu’elle avait failli.

La sœur du capitaine la trouva dans la salle commune, en train d’avaler un bol de lait miellé dans lequel on avait battu trois œufs crus. « Du bien beau travail », admira Brienne, en découvrant le nouveau décor de son bouclier. C’était plutôt un tableau que des armoiries proprement dites, et cette seule vue la reporta de longues années en arrière, dans la fraîcheur et la pénombre de l’armurerie paternelle. Elle lui remémora la façon dont elle avait caressé du bout des doigts la peinture craquelée, délavée, de l’arbre au feuillage vert et suivi le sillage tracé par l’étoile filante.

Après avoir augmenté de moitié le prix convenu la veille avec l’artiste et fait aux cuisines l’acquisition de pain de munition, de fromage et de farine, elle arrima le bouclier sur son épaule et quitta l’auberge. Elle sortit de la ville par la porte nord et, chevauchant au petit pas, traversa la campagne parsemée de fermes où s’était déroulé le pire de la bataille lors de l’expédition calamiteuse des loups contre Sombreval.

Commandée par lord Randyll Tarly, l’armée de Joffrey se composait en cette occasion de soldats originaires tant de l’ouest que des contrées de l’Orage, ainsi que de chevaliers du Bief. Ceux d’entre eux qui avaient péri là, on les avait remportés dans l’enceinte de Sombreval et honorés de funérailles de héros en les enterrant dans les cryptes des septuaires. Infiniment plus nombreux, les morts nordiens bénéficiaient, eux, d’une fosse commune creusée non loin de la mer. Au sommet du cairn qui marquait l’emplacement de celle-ci, les vainqueurs avaient planté une pancarte de bois taillée à la serpe qui portait pour toute inscription : ci-gisent les loups.

Brienne fit halte devant pour adresser aux dieux une prière silencieuse en leur faveur comme en celle de Catelyn Stark et de son fils Robb, ainsi que de tous ceux de leurs compagnons assassinés avec eux chez les Frey lors des noces pourpres.

Le souvenir l’assaillit du soir où lady Catelyn avait appris la disparition de ses autres fils, les deux petits garçons qu’elle avait laissés à Winterfell pour garantir leur sécurité. Devinant qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable, Brienne lui avait demandé si elle avait des nouvelles d’eux. « Je n’ai plus d’autre fils que Robb », avait répondu lady Stark, du ton de quelqu’un dont un poignard est en train de vriller les entrailles. Brienne avait tendu la main par-dessus la table pour lui témoigner sa sympathie mais interrompu ce geste dérisoire de réconfort avant même que ses doigts n’effleurent seulement le bras de la malheureuse, de peur d’essuyer une rebuffade. Lady Catelyn avait alors retourné ses mains pour lui faire voir les profondes cicatrices de ses paumes et de ses doigts lacérés lors de la tentative d’assassinat perpétrée contre son pauvre Bran, alors dans le coma, par un tueur à gages des Lannister. Et puis elle s’était mise à lui parler de ses filles. « Dès l’âge de trois ans, Sansa était une dame, avait-elle dit, toujours si polie, tellement désireuse de plaire. Elle n’aimait rien tant que les contes de bravoure chevaleresque. Elle sera bien plus belle que je n’étais, vous verrez un peu. Je m’offrais souvent le bonheur de la coiffer moi-même. Elle avait des cheveux auburn, et si épais, soyeux… Leur nuance rouge réverbérait la lumière des torches et miroitait comme du cuivre. »

Elle avait également parlé d’Arya, la cadette, mais Arya, disparue sans laisser de traces, était probablement morte à présent. Quant à Sansa… Je la retrouverai, ma dame, jura Brienne à l’ombre inapaisée de lady Catelyn . Jamais je n’interromprai ma quête. Je renoncerai à la vie, s’il le faut, je renoncerai à mon honneur, je renoncerai à tous mes rêves, mais je la retrouverai.

Au-delà des champs de bataille, la route courait le long de la grève, entre les déferlements de la mer gris-vert et une ligne continue de monticules en calcaire. Brienne était loin d’être la seule à l’emprunter. Sur des lieues et des lieues, la côte abritait des villages de pêcheurs, et la chaussée servait à leurs habitants pour aller au marché vendre les produits de leur industrie. Elle dépassa une femme et ses filles qui rentraient chez elles, leurs corbeilles à poisson vides sur l’épaule. A son armure, elles la prirent pour un chevalier jusqu’à l’instant où son visage leur apparut. Alors, les gamines se chuchotèrent des choses à l’oreille en lui décochant des regards furtifs. « Auriez-vous vu une jouvencelle de treize ans sur votre chemin ? leur demanda-t-elle. Une damoiselle de haute naissance avec des yeux bleus et des cheveux auburn ? » Sa rencontre avec ser Ombrich avait eu beau la rendre méfiante, il lui fallait tout de même poursuivre ses tentatives. « Il se pourrait qu’elle voyage en compagnie d’un bouffon. » Mais elles se bornèrent à secouer la tête, tout en pouffant, la main sur la bouche, hilares de sa dégaine.

Dans le premier village où elle arriva, des galapiats nu-pieds l’escortèrent en courant le long des flancs de son cheval. Piquée par les fous rires des petites poissardes, elle s’était recoiffée de son heaume, et ils la prenaient pour un homme. L’un d’entre eux voulait lui vendre des palourdes, un autre proposait des crabes, un troisième lui offrit sa sœur.

Elle acheta trois crabes au deuxième. Quand elle atteignit les dernières bicoques, il avait commencé de pleuvoir, et le vent se levait. Tempête en vue, songea-t-elle en jetant un coup d’œil vers les flots. Les gouttes de pluie martelaient si fort l’acier de son heaume que les oreilles lui tintaient tandis qu’elle poursuivait sa chevauchée, mais mieux valait encore se trouver en pleine nature qu’à bord d’un bateau.

Une heure plus au nord, la route bifurquait de part et d’autre d’un monceau de pierres chaotique marquant les décombres d’un petit château. L’embranchement de droite suivait la côte et grimpait en sinuant vers la presqu’île de Clacquepince, un ramassis navrant de marécages et de pinèdes arides ; celui de gauche enfilait des collines, des bois et des champs jusqu’à Viergétang. La pluie ayant entre-temps redoublé de violence, Brienne mit pied à terre et entraîna la jument vers les ruines pour tâcher de s’y abriter. Le tracé du rempart d’enceinte se discernait encore au travers des ronces, des herbes folles et des ormeaux sauvages, mais les moellons qui avaient servi à l’édifier étaient éparpillés à la fourche des routes comme les pièces de bois d’un joujou puéril. Une partie du bâtiment le plus important demeurait toutefois debout. A l’instar des vestiges de la muraille, ses trois tours en trèfle étaient de granit gris, mais elles portaient des merlons de calcaire jaune. Trois couronnes, s’avisa-t-elle, en les examinant à travers l’averse. Trois couronnes d’or. Il s’était agi d’un castel Hollard. Selon toute probabilité, c’était même là qu’avait dû naître ser Dontos.

Menant toujours sa jument par la bride, elle traversa le fouillis des ruines en direction de l’entrée principale du fort. Il ne subsistait de la porte que des gonds de fer rouillés, mais la toiture n’avait pas subi de dommages et, dedans, on était au sec. Après avoir attaché sa monture à une applique fichée dans le mur, Brienne retira son heaume et secoua ses cheveux. Elle s’affairait déjà à chercher du bois qui lui permette d’allumer un feu quand elle entendit retentir les pas d’un cheval qui se rapprochait. De manière presque instinctive, elle alla se rencogner dans l’ombre à un endroit d’où l’on ne pourrait la voir de la route. C’était précisément sur celle-ci qu’on les avait capturés, Jaime et elle. Et elle n’avait pas du tout envie de subir cette épreuve une seconde fois.

Le cavalier était un individu de petite taille. La Souris démente, songea-t-elle au premier coup d’œil. Il s’est débrouillé pour me suivre. Sa main se porta à la poignée de son épée, et elle se surprit à se demander si ser Ombrich la considérerait comme une proie facile, simplement parce qu’elle était une femme. Le gouverneur de lord Grandison avait déjà commis cette erreur-là. Humfrey Frétilletrique, il s’appelait ; vieillard hautain de soixante-cinq ans, il avait un nez en bec de faucon et un crâne tout tavelé. Le jour de leurs fiançailles, il avait prévenu Brienne qu’après le mariage elle aurait à se comporter en femme digne de ce nom. « Je ne tolérerai pas de voir dame mon épouse gambader comme un homme en cotte de mailles. Sur ce point, vous m’obéirez, sous peine de me contraindre à vous châtier. »

Elle avait alors seize ans, n’était pas des plus ignorantes en fait de maniement d’épée mais, malgré ses prouesses à l’exercice dans la cour, faisait preuve d’une incurable timidité… qui ne l’avait cependant pas empêchée, va savoir comment, de puiser quelque part le courage de répliquer à ser Humfrey qu’elle ne consentirait jamais à se laisser châtier que par un homme qui serait capable de lui en imposer les armes à la main. Quitte à s’empourprer, le vieux chevalier avait consenti à revêtir son armure pour lui apprendre où se trouvait la digne place d’une femme. Ils s’étaient affrontés avec des armes de tournoi, dûment mouchetées, de sorte que leurs masses ne comportaient pas de pointes. Nonobstant quoi, Brienne avait rompu quasiment d’un coup la clavicule de Frétilletrique et deux côtes, ainsi que leurs projets matrimoniaux. Il était son troisième époux potentiel, il fut le dernier. Le sire de Torth cessa définitivement de faire pression sur elle.

S’il s’avérait que celui qui lui collait aux talons était bel et bien ser Ombrich, elle risquait fort d’avoir un combat sur les bras. Elle ne voulait à aucun prix l’avoir pour partenaire, et pas davantage s’en laisser pister jusqu’auprès de Sansa. Il avait le genre d’outrecuidance imperturbable que confère aux bretteurs la dextérité, songea-t-elle, mais il était menu. J’aurai sur lui l’avantage de l’allonge, et je devrais avoir aussi celui de la vigueur.

Vigoureuse, elle l’était autant que la plupart des chevaliers, et son vieux maître d’armes se plaisait à lui reconnaître plus de promptitude qu’aucune femme de sa taille ne pouvait se flatter d’en posséder jamais. Les dieux l’avaient également dotée d’une endurance que ser Bonvainc qualifiait de noble cadeau. C’était une affaire épuisante que la lutte à l’épée et au bouclier, et la victoire revenait souvent à celui des deux adversaires qui se montrait le plus résistant. Ser Bonvainc lui avait enseigné l’art de combattre en se ménageant pour conserver ses forces en laissant l’ennemi gaspiller les siennes en assauts furieux. « Les hommes te sous-estimeront invariablement, disait-il, et leur fatuité les poussera à vouloir te vaincre au plus vite, de peur qu’il ne soit dit qu’une femme leur a mené la vie dure. » Sitôt lancée dans ce vaste monde, elle avait pu vérifier la pertinence de ces propos. Même Jaime Lannister s’était comporté avec elle de cette manière, dans les bois des parages de Viergétang. Si les dieux se montraient bienveillants, la Souris démente ne manquerait pas de commettre le même impair. Quelque chevalier chevronné qu’il puisse être, songea-t-elle, il n’a rien d’un Jaime Lannister. Elle tira sans bruit son épée du fourreau.

Or, ce ne fut pas le coursier alezan de ser Ombrich qui s’arrêta pile à la bifurcation de la route, mais une vieille rosse de roussin pie montée par un maigrichon de gamin. En voyant le cheval, Brienne tressaillit, perplexe. Rien qu’un gosse, songea-t-elle, avant de discerner le visage enfoui sous le capuchon. Le gosse de Sombreval, celui qui m’a foncé dedans. C’est lui, bien lui.

Loin d’accorder l’ombre d’un coup d’œil au château en ruine, le gamin considéra l’un des embranchements puis l’autre. Après un moment d’hésitation, il orienta sa monture vers les collines et repartit d’un pas pesant. Brienne le regarda s’évanouir derrière le rideau de pluie, puis brusquement lui revint à l’esprit que c’était ce garçon-là, le même, qu’elle avait entrevu à Rosby. Il est à mes trousses, comprit-elle enfin, mais c’est un jeu qu’on peut jouer à deux. Elle détacha sa jument, se remit en selle, et le suivit à son tour.

Tout en progressant, le gamin scrutait le sol, louchant sur les ornières de la route que l’eau remplissait peu à peu. Le bruit de l’averse lui couvrait l’approche de Brienne, et sans doute que son capuchon contribuait aussi à l’assourdir. Pas une seule fois il ne regarda en arrière avant que sa poursuivante, l’ayant rattrapé au petit trot, n’ait administré du plat de sa rapière une bonne claque sur la croupe du roussin.

Celui-ci se cabra, le gamin maigrichon prit tan brusque essor et, les pans de son manteau battant comme une paire d’ailes, alla s’aplatir dans la boue puis ne se rassembla sur son séant, les dents pleines de terre et de brins d’herbe bruns, que pour trouver Brienne plantée devant lui de toute sa hauteur. C’était bel et bien le même gosse, incontestablement. Elle reconnut l’orgelet. « Qui es-tu ? » l’interpella-t-elle.

La bouche du gamin s’activa sans émettre un son. Ses yeux s’étaient arrondis, gros comme des œufs. « Peuh », fut tout ce qu’il réussit finalement à sortir. « Peuh. » Sa brigandine en chaîne de mailles fit entendre une espèce de cliquetis quand le prit la tremblote. « Peuh. Peuh.

— Pitié ? » questionna Brienne. « C’est pitié que tu essaies de dire ? » Elle lui piqua la pomme d’Adam avec la pointe de sa lame. « Eh bien, par pitié, dis-moi qui tu es et pourquoi tu t’acharnes à me suivre !

— Pas peuh-peuh-pitié. » Il se fourra un doigt dans la bouche, en extirpa une bolée de boue dont il se débarrassa d’une chiquenaude tout en crachotant. « Peuh-peuh-Pod. Mon nom. Peuh-peuh-Podrick. Peuh-P-Payne. »

Brienne abaissa son épée. Elle éprouva une bouffée de sympathie pour ce petit gars. Il lui ressouvint subitement d’un jour, à La Vesprée, et d’un jeune chevalier qui tenait une rose à la main. Il apporta la rose pour me la donner. A ce qu’avait du moins prétendu sa septa. Son rôle à elle devait se borner à lui souhaiter la bienvenue au château de son père. Il avait dix-huit ans, de longs cheveux rouges qui lui cascadaient jusqu’aux épaules. Elle en avait douze, était lacée à mort dans une robe neuve et raide, avec un corsage tout scintillant de grenats. Ils étaient de la même taille, mais elle s’était révélée hors d’état de le regarder droit dans les yeux, pas plus que d’articuler les trois mots simplets que lui avait serinés sa septa. Ser Ronnet. Soyez le bienvenu dans la demeure de mon père. C’est un bonheur que de vous voir enfin.

« Pourquoi me suis-tu ? redemanda-t-elle. Est-ce qu’on t’a commandé de m’espionner ? A qui appartiens-tu ? A Varys ? A la reine ?

— Non. Aucun des deux. Personne. »

Brienne lui donna dix ans, mais elle était nulle et archinulle pour évaluer l’âge des enfants. Elle les croyait toujours plus jeunes qu’ils n’étaient en fait, peut-être parce qu’elle-même avait toujours été grande pour son âge. Monstrueusement grande, se plaisait à dire septa Roelle, et hommasse. « Cette route est trop dangereuse pour un petit garçon tout seul.

— Pas pour un écuyer. Je suis son écuyer. L’écuyer de la Main du Roi.

— Lord Tywin ? » Elle rengaina son épée.

« Non. Pas cette Main-là. Celle d’avant. Son fils. J’ai combattu en sa compagnie pendant la bataille. J’ai crié : "Mi-homme ! Mi-homme !", à pleins poumons. »

L’écuyer du Lutin. Brienne ne savait même pas qu’il en avait un. Tyrion Lannister n’était nullement chevalier. On aurait pu s’attendre à ce qu’il ait un petit domestique ou deux pour le servir, présuma-t-elle, un page et un échanson, quelqu’un qui l’aide à s’habiller… Mais un écuyer ? « Pourquoi t’attaches-tu donc à mes pas ? fit-elle. Qu’est-ce que tu veux ?

— La retrouver. » Il rassembla ses pieds pour se relever. « Sa dame. Vous êtes à sa recherche. Brella me l’a dit. Elle est son épouse. Pas Brella, lady Sansa. Alors j’ai pensé, si vous la retrouviez… » Une soudaine angoisse crispa ses traits. « Je suis son écuyer, répéta-t-il, son écuyer à lui, tandis que la pluie lui ruisselait sur le visage, et pourtant, il m’a abandonné… »

Загрузка...