SANSA

A l’époque où elle était encore tout enfant, Winterfell avait hébergé un chanteur ambulant pendant quelque six mois. Un vieil homme, c’était, le visage tanné par tous les vents de l’errance et blanc de cheveux, mais il n’était question dans ses chansons que de chevaliers, de quêtes et de belles dames, et, quand il les avait quittés, Sansa avait versé des larmes amères et conjuré son père de ne point lui permettre encore de s’en aller. « Il nous a régalés plus de trois fois de chacune des pièces de son répertoire, lui avait gentiment répondu lord Eddard. Il m’est impossible de le retenir ici contre sa volonté. Mais tu n’as aucune raison de te lamenter. Je te le promets, il nous viendra d’autres chanteurs. »

Il ne s’en était pas présenté, néanmoins, pendant un an, voire davantage. Et Sansa avait eu beau prier les Sept dans le septuaire et les anciens dieux dans le bois sacré de faire revenir le vieil homme ou, mieux encore, de leur dépêcher un nouveau chanteur, de préférence jeune et beau, lui, ses vœux étaient demeurés inexaucés, et le silence avait persisté à régner dans les immenses salles de la forteresse.

Mais tout cela remontait au temps de sa prime enfance, alors qu’elle se berçait de folles illusions. Elle était désormais une damoiselle, et dans la fleur éclose de ses treize ans. Ses nuits étaient obsédées de chansons, et ses jours s’écoulaient en prières pour réclamer que tout se taise alentour.

Si les Eyrié avaient été bâtis comme les châteaux ordinaires, seuls les rats et les geôliers auraient entendu chanter le mort. Les murs des cachots étaient suffisamment massifs pour étouffer les cris comme les chansons. Néanmoins, comme les cellules célestes ouvraient sur le vide, toutes les mélodies que jouait le mort s’en envolaient en toute liberté pour aller se répercuter en écho contre les épaulements rocheux de la Lance du Géant. Quant aux chansons qu’il choisissait, quel malin plaisir trouvait-il à chanter la Danse des Dragons, à célébrer la belle Jonquil et son fol, Jenny de Vieilles-Pierres et le Prince des Libellules ? A privilégier les noires histoires de trahisons, de meurtres on ne peut plus abominables, de pendaisons, de vengeances atrocement sanglantes ? Le deuil et l’affliction, tel était invariablement le fond de ses chants.

En quelque coin du château qu’elle tentât de se réfugier, n’importe, la musique s’acharnait à l’y poursuivre, à l’y harceler. Celle-ci flottait jusqu’au sommet de l’escalier en colimaçon de la tour, la rejoignait nue dans sa baignoire, soupait en sa compagnie le soir venu, s’insinuait jusque dans sa chambre à coucher, lors même qu’elle en avait étroitement bloqué les volets. Elle mettait à profit le moindre vent coulis glacé pour venir la traquer, et elle la frigorifiait autant que l’atmosphère. Encore qu’il n’eût pas neigé depuis le jour de la chute fatale de lady Lysa, un froid terrible avait constamment dès lors sévi toutes les nuits.

La voix du chanteur était tout à la fois puissante et suave. Sansa lui trouvait des accents plus prenants qu’elle n’en avait jamais eu auparavant, un timbre plus riche en quelque sorte, comme étoffé par la douleur, la peur et la nostalgie. Elle ne concevait pas ce qui avait bien pu inciter les dieux à doter d’un gosier semblable un être aussi pernicieux. Il m’aurait prise de force, aux Quatre Doigts, si Petyr n’avait pas chargé ser Lothor de veiller sur ma personne, se voyait-elle contrainte à se rappeler. Et il jouait pour couvrir mes cris pendant que Tante Lysa tentait coûte que coûte de me tuer.

Malgré tous ces raisonnements, la torture à laquelle la soumettaient les chansons ne perdait rien de sa cruauté. « Par pitié, avait-elle adjuré lord Petyr, ne pouvez-vous faire en sorte qu’il arrête ?

— Je lui ai donné ma parole, mon cœur. » Petyr Baelish, sire d’Harrenhal, suzerain suprême du Trident et lord Protecteur des Eyrié et du Val d’Arryn, leva les yeux de la missive qu’il était en train de rédiger. Il en avait écrit une centaine depuis la mort de lady Lysa. Sansa avait repéré les allées et venues des corbeaux de la roukerie. « Plutôt souffrir ses vocalises que de l’écouter sangloter, selon moi. »

Mieux vaut qu’il chante, certes, mais…« Lui faut-il à tout prix jouer toute la nuit, messire ? Lord Robert ne peut pas fermer l’œil. Il ne cesse pas de pleurer…

— … sa mère. On ne peut rien faire là contre, puisqu’elle est morte. » Il haussa les épaules. « Cela ne va plus guère durer. Lord Nestor monte ici demain. »

Elle n’avait rencontré lord Nestor Royce qu’une seule fois, après le mariage de Petyr avec sa tante. Il était le Gardien des portes de la Lune, le grand château qui, planté au pied de la montagne, commandait l’accès des escaliers menant aux Eyrié. Le cortège des noces avait passé la nuit chez lui avant d’entreprendre l’ascension. C’est à peine s’il lui avait en cette occasion condescendu deux coups d’œil, mais la perspective de sa venue la terrifia. Il était également le Surintendant du Val, avait été l’homme lige indéfectible de Jon Arryn ainsi que de sa veuve. « Il ne va pas, au moins… Vous n’allez tout de même pas le laisser rencontrer Marillion, n’est-ce pas ? »

Sa physionomie avait dû trahir l’angoisse qui la tenaillait, car Petyr reposa sa plume. « Au contraire. Je le presserai de le faire. » Il l’invita d’un geste à prendre un siège auprès de lui. « Nous avons fini par conclure un accord, Marillion et moi. Mord sait se montrer extrêmement persuasif. Et si notre chanteur s’avise par hasard de nous désappointer en chantant une chansonnette que nous ne nous soucions pas d’entendre, eh bien, nous n’aurons, toi et moi, qu’à l’accuser de mensonge. Qui t’imagines-tu que lord Nestor croira ?

— Nous ? » Sansa aurait bien voulu pouvoir en être absolument certaine.

« Evidemment. Nos mensonges à nous seront tout profit pour lui. »

Il faisait chaud dans la loggia, le feu pétillait gaiement, mais Sansa n’en frissonna pas moins. « Oui, mais… Mais que se passera-t-il si… ?

— Que se passera-t-il si lord Nestor prise l’honneur plus que le profit ? » Il lui passa un bras autour de la taille. « Que se passera-t-il si c’est de vérité qu’il a soif, et de justice pour l’assassinat de sa dame ? » Il sourit. « Je connais lord Nestor, mon cœur. T’imagines-tu que je lui permettrais jamais de toucher à un seul cheveu de ma fille ? »

Je ne suis pas votre fille,songea-t-elle. Je suis Sansa Stark, fille de lord Eddard et de lady Catelyn, le sang de Winterfell. Elle garda cela par-devers elle, cependant. Sans l’intervention de Petyr Baelish, ce n’était pas Tante Lysa mais elle-même qui serait allée virevolter dans l’azur glacial et s’écraser sur les rochers six cents pieds plus bas. Il est d’une intrépidité… Que n’en avait-elle autant ! Elle n’aspirait qu’à filer se refourrer au lit, s’enfouir sous ses couvertures et dormir, dormir. Elle n’avait pas connu une seule nuit de profond sommeil depuis la mort de lady Lysa. « Ne pourriez-vous alléguer… dire à lord Nestor que je ne… que je suis… souffrante, par exemple, ou bien…

— Il tiendra forcément à entendre ta propre version de la mort de Lysa.

— Mais, messire, si… Si Marillion lui raconte ce qui s’est véritablement…

— S’il ment, tu veux dire ?

— Ment ? Oui… S’il ment… Si c’est mon récit contre le sien, et que lord Nestor me fixe droit dans les yeux et s’aperçoive à quel point je suis effrayée…

— Une touche de frayeur ne sera nullement déplacée, Alayne. Tu as assisté à quelque chose d’effroyable. Cela bouleversera Nestor. » Le regard de Petyr s’attacha sur le sien pour le détailler comme s’il le voyait pour la première fois. « Tu as les yeux de ta mère. Des yeux honnêtes – l’innocence même. D’un bleu de mer ensoleillée. Quand tu seras un peu plus âgée, il y aura des quantités d’hommes pour se noyer dans ces yeux-là. »

L’incongruité de cette observation pétrifia Sansa. Que dire, au demeurant ?

« Tout ce que tu as à faire, c’est de resservir à lord Nestor, textuellement, l’histoire que tu as déjà racontée à lord Robert », poursuivit Petyr.

Robert est un petit garçon malade, rien de plus, songea-t-elle, lord Nestor un homme fait, lui, sévère et soupçonneux. Fragile comme il l’était, Robert avait besoin qu’on le protège le plus possible, même contre la vérité. « Certains mensonges sont une preuve d’affection », lui avait affirmé Petyr, et elle entendait le lui rappeler. « Lorsque nous avons menti à lord Robert, c’était uniquement afin de l’épargner, déclara-t-elle.

— Et c’est nous que ce mensonge peut maintenant servir à épargner. Sans cela, nous n’aurons plus, toi et moi, qu’à sortir des Eyrié par la même porte que Lysa. » Il reprit sa plume. « Nous servirons à cet excellent lord Nestor des mensonges arrosés de La Treille auré, et, non content de les avaler, il en redemandera, je te le garantis. »

Il me sert des mensonges, à moi aussi, s’avisa-t-elle subitement. Mais c’étaient là des mensonges si réconfortants qu’elle les supposa dénués de toute mâle intention. Quand c’est la bienveillance qui l’inspire, il n’est pas aussi grave de mentir. Seulement, que n’arrivait-elle à les gober tels quels… !

Ce qui persistait à la perturber infiniment, c’étaient les révélations que sa tante lui avait déballées juste avant sa chute. « Délirantes », ainsi les avait qualifiées Petyr. « Ma femme était folle, tu n’as que trop pu t’en rendre compte par toi-même. » Pour ça, oui. Alors que je n’avais rien fait d’autre que de construire un château de neige, elle a voulu me précipiter par la Porte de la Lune. Petyr m’a sauvé la vie. Il aimait bien ma mère, et…

Et elle-même ? Comment douter qu’il l’aimait bien ? Ne l’avait-il pas sauvée ?

C’est Alayne, sa fille, qu’il a sauvée,chuchota en elle une petite voix. Sauf qu’elle était également Sansa, et qu’il lui arrivait d’avoir l’impression passablement fréquente que le lord Protecteur du Val n’était pas moins lui-même deux êtres à la fois. Il était Petyr, son protecteur à elle, chaleureux, drôle et attentionné, mais il était aussi le Littlefinger dont elle avait fait la connaissance à Port-Réal et qui souriait d’un air de deux airs et caressait sa barbichette tout en susurrant à l’oreille de la reine Cersei. Et Littlefinger n’était nullement de ses amis personnels. Lorsque Joff avait ordonné de la rosser publiquement, c’était le Lutin qui s’était fait son défenseur, pas Littlefinger. Lorsque la populace avait cherché à la violer, c’était le Limier qui s’était démené pour la tirer d’affaire, pas Littlefinger. Lorsque les Lannister l’avaient mariée malgré elle à Tyrion, c’était ser Garland le Preux qui s’était efforcé de la réconforter, pas Littlefinger. En dépit du sobriquet dont on l’affublait, Littlefinger n’avait jamais levé pour elle ne serait-ce que son petit doigt.

Sauf pour mon évasion de Port-Réal. Mon évasion, c’est à lui que je la dois. Je croyais que le maître d’œuvre en était ser Dontos, mon pitoyable vieil ivrogne de Florian, mais c’est Petyr qui l’a organisée de bout en bout. Ses dehors de Littlefinger étaient seulement un masque qu’il ne pouvait pas se dispenser de porter. Restait néanmoins qu’il y avait des fois où Sansa aurait été fort en peine de dire où s’achevait l’homme et où le masque débutait. Littlefinger et lord Petyr se ressemblaient d’une manière si confondante… ! Elle les aurait volontiers fuis tous les deux, peut-être, mais pour aller où, quand il n’y avait nulle part de place pour elle ? Winterfell n’était plus que cendres désertes, Bran et Rickon étaient morts et refroidis. Robb avait été assassiné par traîtrise aux Jumeaux, ainsi que dame leur mère. Tyrion avait dû être exécuté pour le meurtre de Joffrey et, si elle-même retournait jamais à Port-Réal, la reine ne lui laisserait pas non plus volontiers la tête sur les épaules. La tante dont elle avait espéré sa sauvegarde avait au lieu de cela tenté de la tuer. Son oncle Edmure était prisonnier des Frey, tandis que son grand-oncle, le Silure, se trouvait assiégé dans Vivesaigues. Je ne dispose d’aucun asile, en dehors d’ici, songea-t-elle misérablement, et je ne possède aucun ami véritable, à l’exclusion de Petyr.

Cette nuit-là, le mort chanta Le jour où l’on pendit Robin le Noir, Les Pleurs maternels et Les pluies de Castamere. Puis il s’interrompit quelque temps, mais, juste au moment où Sansa commençait à sombrer dans le sommeil, il se remit à jouer. Il chanta Six deuils, Feuilles mortes et Alysanne. Des chansons si tristes… ! songea-t-elle. A peine fermait-elle les yeux qu’il lui apparaissait, prisonnier de sa cellule céleste, pelotonné dans le coin le plus éloigné possible du ciel noir et glacial, accroupi sous une fourrure, ses bras enserrant étroitement sa harpe contre sa poitrine comme pour la bercer. Je ne dois pas m’apitoyer sur lui, se morigéna-t-elle. Il était aussi vaniteux que cruel, et il sera mort incessamment. Elle ne pouvait pas le sauver. Et puis pourquoi aurait-elle eu envie de le faire, je vous prie ? Marillion avait voulu la violer, et c’était non pas une fois mais deux qu’elle avait dû la vie sauve à Petyr. Il y a des mensonges que l’on est bien obligé de dire. Les mensonges étaient la seule chose qui lui eût permis de survivre, à Port-Réal. Si elle n’avait pas constamment menti à Joffrey, il n’en aurait que mieux profité pour déléguer aux membres de sa Garde Royale la honte de la rosser jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Alysanne achevée, le chanteur s’arrêta de nouveau, cette fois assez longtemps pour que Sansa réussisse à prendre une heure de repos furtif. Mais comme les premières lueurs de l’aube filtraient par l’interstice des volets, les tendres strophes de Par un matin brumeux s’élevant de l’abîme la réveillèrent sur-le-champ. En principe, il s’agissait plutôt là d’une chanson de femme, les lamentations déchirantes d’une mère en train de chercher parmi les morts, au petit jour, à la suite d’une épouvantable bataille, le cadavre de son fils unique. Elle est censée chanter sa désolation de mère orpheline, songea Sansa, mais, en l’occurrence, là, c’est la perte de ses propres doigts que Marillion pleure, et celle de ses propres yeux. Mais les paroles n’en fusaient pas moins comme des flèches pour la transpercer dans les ténèbres.

Las, las, avez-vous vu mon garçon, brave Chevalier ?

Châtains sont ses cheveux,

Châtain sombre, il a promis de me revenir,

A Warbourg, chez nous.

Elle se couvrit les oreilles avec un oreiller de duvet d’oie pour étouffer la suite, mais ce fut peine perdue. Le jour s’était levé, le sommeil l’avait fuie sans retour, et lord Nestor Royce était en train de gravir la montagne.

Le Surintendant et sa suite atteignirent les Eyrié vers la fin de l’après-midi, alors que la vallée se colorait de pourpre et d’or en contrebas et que le vent se levait. Il s’était fait accompagner par son fils, ser Albar, par une douzaine de chevaliers et par une vingtaine d’hommes d’armes. Un si grand nombre d’inconnus… ! Sansa les examina tour à tour avec anxiété. Leur physionomie était-elle celle d’amis ou d’ennemis ?

Petyr accueillit ses visiteurs vêtu d’un pourpoint de velours noir à manches grises assorties à ses chausses de laine et qui n’allait pas sans assombrir quelque peu ses prunelles gris-vert. Mestre Colaemon se tenait auprès de lui, son long cou décharné laissant libres de ballotter les nombreux maillons de sa chaîne en métaux divers. Bien qu’il fut de loin le plus petit des deux, c’était le lord Protecteur qui attirait l’attention de tous. Il avait apparemment relégué au placard pour la circonstance ses sourires habituels. Après avoir écouté d’un air solennel Royce lui présenter les chevaliers de son escorte, il déclara : « Soyez les bienvenus ici, messers. Vous connaissez déjà notre cher mestre Colaemon, naturellement. J’ose espérer, lord Nestor, que vous n’aurez pas oublié ma fille naturelle, Alayne ?

— Certes non. » Equipé d’une échine de taureau, d’un torse en forme de barrique, d’une calvitie menaçante et d’une barbe qui grisonnait, lord Nestor Royce affichait une mine austère. Il inclina sa tête d’un demi-pouce irréprochablement exact en guise de salutation.

Trop effarée pour ouvrir la bouche et risquer de lâcher une bourde, Sansa s’abîma dans un plongeon vertigineux. Petyr la redressa. « Sois assez bonne, ma chère enfant, pour aller quérir lord Robert et l’amener dans la grande salle afin qu’il y reçoive ses hôtes.

— Oui, Père », dit-elle d’une toute petite voix tendue. Une voix de menteuse, songea-t-elle tout en se hâtant de gravir l’escalier puis d’enfiler la galerie qui menait à la tour de la Lune. Une voix de coupable.

Gretchel et Maddy étaient en train d’aider Robert Arryn à s’insérer dans ses chausses en se tortillant quand elle pénétra dans la chambre à coucher de l’enfant. Le sire des Eyrié venait de pleurer, une fois de plus. Il avait les yeux rouges et irrités, les cils collés, le nez boursouflé et dégoulinant. Un filet de morve luisait sous l’une de ses narines, et une morsure qu’il s’était faite ensanglantait sa lèvre inférieure. Il ne faut pas que lord Nestor le voie dans un état pareil, songea-t-elle, au désespoir. « De grâce, Gretchel, apporte-moi la cuvette. » Elle prit le mioche par la main puis l’attira doucement vers le lit. « Est-ce que mon Robin Robinet chéri a bien dormi, la nuit dernière ?

— Non. » Il renifla. « Je n’ai jamais pu dormir un seul brin, Alayne. Il était encore en train de chanter, et quelqu’un avait mis le verrou à ma porte. J’ai appelé pour qu’on me laisse sortir, mais personne n’est jamais venu. Il y a quelqu’un qui m’avait enfermé dans ma chambre !

— C’était vilain de sa part, ça. » Après avoir trempé une serviette dans l’eau chaude, elle entreprit de le débarbouiller, doucement, ça, si doucement. Si vous frottiez Robert avec trop de vivacité, il risquait de se mettre à trembler. Il était d’une santé on ne peut plus délicate, et terriblement petit pour son âge. Il avait beau avoir huit ans révolus, Sansa n’était pas sans avoir connu des bambins de cinq nettement plus grands.

La lèvre de Robert se gondola. « J’avais envie de venir dormir avec toi. »

Ça, je le sais. Son Robin Robinet chéri avait été accoutumé à courir se faufiler dans le lit de sa mère jusqu’à ce qu’elle épouse lord Baelish. Depuis la mort de cette dernière, il s’était mis à vagabonder dans les Eyrié en quête d’autres couches, et comme celle qu’il aimait le mieux était la sienne, Sansa avait prié ser Lothor Brune, la veille au soir, de l’enfermer à double tour. Eût-il tout bonnement dormi qu’elle se serait accommodée sans peine de ses intrusions, mais il n’arrêtait pas de lui fourrager les seins comme un nouveau-né, sans compter que, lorsque ses crises de tremblote s’emparaient de lui, il s’oubliait plus qu’à son tour et mouillait les draps.

« Lord Nestor est monté des Portes exprès pour te voir. » Elle lui essuya le bout du nez.

« Mais moi, je ne veux pas de lui, riposta-t-il. Ce que je veux, c’est une histoire. Une histoire du Chevalier Ailé.

— Après, dit-elle. D’abord, tu dois voir lord Nestor.

— Lord Nestor a une verrue », fit-il en se débattant. Les gens qui avaient des verrues lui faisaient peur. « Ma maman disait qu’il était abominable.

— Mon pauvre petit Robin Robinet chéri. » Sansa lui repoussa les cheveux d’une main caressante. « Elle te manque, je sais bien. Elle manque aussi à lord Petyr. Il l’aimait tout aussi fort que toi. » C’était un mensonge, mais par gentillesse. La seule femme que Petyr eût jamais aimée était sa mère à elle, morte de la main des Frey. Il l’avait avoué sans ambages à lady Lysa, juste avant de la précipiter dans le vide par la porte de la Lune. Elle était folle et dangereuse. Elle avait assassiné son propre seigneur et maître de mari, et elle n’aurait pas manqué de me tuer moi-même si Petyr n’était survenu juste à temps pour me sauver la vie.

Mais Robert n’avait pas besoin de savoir ces choses. Il n’était rien d’autre qu’un petit garçon maladif, et qui avait adoré sa mère. « Là, dit Sansa, tu as tout d’un vrai lord, à présent. Maddy, son manteau. » Celui-ci était en laine d’agneau, bien chaude, moelleuse et d’un beau bleu ciel qui mettait en valeur le ton crème de la tunique. Elle le lui agrafa aux épaules avec une broche d’argent en forme de croissant de lune, puis lui saisit la main pour l’emmener. Pour une fois, Robert la suivit docilement.

La grande salle était restée fermée depuis la chute de lady Lysa, et y pénétrer de nouveau donna des sueurs froides à Sansa. En découvrant cette pièce tout en longueur, un visiteur ordinaire se serait sans doute récrié sur sa splendeur et son aspect grandiose, supposa-t-elle, mais elle, il lui répugnait trop de se trouver là. Dans les circonstances les plus favorables, on était déjà vaguement glacé par la lividité des lieux. Leur sveltesse apparentait les piliers aux doigts d’un squelette, et les veines bleuâtres du marbre blanc vous faisaient penser aux varices d’une vieille sorcière. Alors que cinquante appliques d’argent ponctuaient les murs, on n’avait allumé qu’une dizaine de torches, si bien que des ombres dansaient éperdument sur le dallage et s’accumulaient dans chaque recoin. Le marbre répercutait de tous côtés les échos de leurs pas, et Sansa entendait les rafales griffer méchamment la funeste porte de la Lune. Il ne faut pas que je la regarde, se dit-elle, ou je vais me mettre à trembler aussi violemment que Robert.

Aidée de Maddy, elle jucha l’enfant sur son trône en bois de barral où l’on avait empilé des tas de coussins puis envoya annoncer que Sa Seigneurie allait recevoir ses hôtes. Au bas bout de la salle, deux gardes en manteau bleu ciel ouvrirent alors les portes, et lord Petyr introduisit les visiteurs, leur fit remonter l’interminable tapis bleu qui courait entre les alignements de piliers blanchâtres comme des ossements.

Le petit accueillit poliment lord Nestor d’une voix criarde et sans mentionner la verrue. Mais il suffit que le Surintendant le questionne sur dame sa mère pour qu’il se mette à trembler, quoique de manière presque imperceptible. « C’est Marillion qui lui a fait du mal. Il l’a jetée par la porte de la Lune.

— Votre Seigneurie a-t-Elle vu de ses propres yeux ce qui s’est passé ? s’enquit ser Marwyn Belmore, un long escogriffe de chevalier rouquin qui avait été capitaine des gardes des Eyrié jusqu’à ce que Petyr incite son épouse à le dépouiller de son poste au profit de ser Lothor Brune.

— Alayne l’a vu, répondit l’enfant. Et messire mon beau-père lui aussi. »

Lord Nestor attacha son regard sur Sansa. Ser Albar, ser Marwyn, mestre Colaemon, tout le monde la dévisageait. Elle était ma tante, mais elle n’en a pas moins voulu me tuer, songea-t-elle. Elle m’a traînée vers la porte de la Lune et a fait tout son possible pour me propulser dans le vide. Le désir de me faire embrasser par Petyr ne m’avait jamais effleurée, j’étais en train de construire un château de neige. Elle s’étreignit à pleins bras pour s’empêcher de trembler.

« Pardonnez-lui, messeigneurs, intervint Petyr Baelish d’un ton doux. Le souvenir de ce jour-là lui donne encore des cauchemars. Il n’est guère étonnant qu’elle ne puisse pas supporter d’en parler. » Il vint se placer derrière elle et la prit gentiment par les épaules. « Je sais à quel point cette séance t’est pénible, Alayne, mais ton témoignage est absolument indispensable pour que nos amis sachent la vérité.

— Oui. » Elle avait la gorge si sèche et si serrée qu’il lui était presque douloureux de proférer un mot. « J’ai vu… J’étais avec lady Lysa quand… » Une larme roula le long de sa joue. Ça fait bon effet, une larme, très bon effet. « … quand Marillion… l’a poussée dans le vide. » Et elle se mit à débiter de nouveau sa fable, en automate à peine conscient des phrases qui s’épanchaient d’elle, et presque sans qu’elle les entendît.

Elle n’en était pas même à la moitié que Robert commença à piailler comme un forcené, non sans compromettre périlleusement l’équilibre des coussins censés l’étayer sur son siège : « Il a tué ma mère ! Je veux qu’on le fasse voler ! » Le tremblement de ses mains s’était aggravé, et ses bras tressaillaient aussi. Les saccades gagnèrent sa tête, et il ne tarda pas à claquer des dents. « Voler ! » brailla-t-il d’une voix stridente. « Voler ! Voler ! » Ses bras et ses jambes se désarticulèrent en fouettant furieusement l’air, et ser Lothor Brune n’eut que le temps de se précipiter vers l’estrade pour le rattraper avant qu’il n’ait fini par s’affaler au pied de son trône. Mestre Colaemon l’y avait talonné, malgré l’impuissance totale où le réduisait la situation.

Aussi désarmée que le reste des spectateurs, Sansa ne put rien faire d’autre que rester figée à sa place et regarder la crise nerveuse croître et empirer. L’une des ruades de Robert frappa ser Lothor en pleine figure. Le chevalier lâcha un juron, mais il continua quand même à maintenir de son mieux le gosse qui n’arrêtait pas de se convulser, de se démener, tout en se compissant. Les visiteurs demeurèrent cois ; au moins lord Nestor avait déjà eu l’occasion d’assister à ce genre d’accès. De longs moments s’écoulèrent avant que les spasmes du petit malade ne fassent mine de s’apaiser, mais tout le monde eut l’impression que cela prenait un temps fou. Finalement, le malheureux se trouvait dans un tel état de faiblesse qu’il lui était impossible de tenir debout. « Mieux vaut remporter Sa Seigneurie au lit et la saigner », déclara Petyr. Brune souleva l’enfant dans ses bras et s’empressa de quitter la salle, cependant que mestre Colaemon lui emboîtait le pas d’un air consterné.

Une fois que se fut éteint le bruit de leurs pas, la grande salle des Eyrié sombra dans un silence impressionnant. Seuls parvenaient du dehors aux oreilles de Sansa les gémissements de la bise nocturne qui griffait plus que jamais la porte de la Lune. Vais-je encore devoir leur raconter les choses ? Elle se sentait frigorifiée et affreusement lasse.

Mais elle ne s’en était apparemment pas trop mal tirée. Lord Nestor s’éclaircit la gorge. « Cette espèce de baladin m’avait déplu dès le premier regard, grommela-t-il. J’avais pressé lady Lysa de le congédier. Et ce plutôt cent fois qu’une.

— Vous lui avez toujours donné de bons conseils, messire, déclara Petyr.

— Elle n’en tenait aucun compte, se désola Royce. Elle ne m’écoutait jamais qu’à contrecœur, et puis elle n’en tenait aucun compte.

— Ma dame était trop confiante pour ce bas monde-ci. » Littlefinger parlait d’elle avec des inflexions si tendres que pour un peu Sansa aurait cru qu’il l’avait véritablement aimée. « Lysa était incapable de voir le mal dans les êtres, elle n’en voyait que le bien. Marillion lui chantait des chansons délicieuses, et elle a commis l’erreur de prendre leur suavité pour l’expression même de son caractère.

— Il nous a traités de cochons », intervint ser Albar Royce. Aussi étriqué d’esprit que large d’épaules, le menton rasé mais cultivant d’épais favoris qui encadraient comme deux haies noires ses traits grossiers, le chevalier reproduisait en plus jeune le modèle paternel. « Il a fabriqué une chanson sur deux cochons qui reniflent autour d’une montagne en se gorgeant des restes d’un faucon. Elle était censée viser nos personnes, mais, quand je le lui ai dit, il s’est moqué de moi. "Enfin quoi, ser, c’est de cochons qu’il y est question !" qu’il m’a répondu.

— Ses railleries ne m’ont pas épargné non plus, proclama ser Marwyn Belmore. Ser Ding-Dong, il m’a appelé. Et quand j’ai juré que j’allais lui couper la langue, il a filé se réfugier dans les jupes de lady Lysa.

— Comme il le faisait souvent, commenta lord Nestor. C’était un pleutre, mais la faveur dont il jouissait auprès d’elle le rendait insolent. Elle l’accoutrait comme un grand seigneur et lui a donné des bagues en or et une ceinture en pierres de lune.

— Et même le faucon préféré de lord Jon. » Les six chandelles blanches des Cirley blasonnaient le doublet du chevalier qui venait de prendre la parole. « Sa Seigneurie adorait cet oiseau. C’était le roi Robert qui le lui avait offert. »

Petyr Baelish exhala un soupir. « Tout cela manquait par trop aux bienséances, abonda-t-il, et j’y mis le holà. Lysa finit par convenir de le chasser. Ce fut dans ce but qu’elle le manda ici ce jour-là. J’aurais dû seconder sa démarche, mais comment me serais-je imaginé jamais ce qui allait… ? Si je n’avais pas insisté… C’est moi qui l’ai tuée. »

Non, s’affola Sansa, non, gardez-vous de dire une chose pareille, il ne faut pas leur dire, il ne faut pas ! Mais déjà Albar Royce secouait la tête. « Non, messire, vous n’avez à vous faire aucun reproche, protesta-t-il.

— Le coupable fut ce maudit chanteur, confirma son père. Faites-le monter, lord Petyr. Que nous mettions un point final à cette navrante affaire… »

Petyr Baelish se ressaisit et dit : « Soyez exaucé, messire. » Il se tourna vers les gardes et leur donna l’ordre d’aller extraire Marillion du fond de son cachot.

Lorsque le prisonnier finit par apparaître, il était escorté par son geôlier, Mord, un monstrueux individu aux yeux noirs minuscules et qu’une cicatrice défigurait. Au cours de quelque bataille, il avait perdu une oreille ainsi qu’un gros pan de joue, mais il lui restait deux cent soixante livres blafardes de graisse bon poids. Ses misérables vêtements s’accommodaient on ne peut plus mal de son obésité, tout en dégageant des remugles fétides à souhait.

Par contraste, Marillion avait une allure presque élégante. On lui avait fait prendre un bain puis revêtir des chausses bleu ciel et une tunique blanche flottante à manches bouffantes que serrait à la taille une large ceinture argentée dont lady Lysa lui avait fait présent. Des gants de soie blanche dissimulaient ses mains, et la vue de ses yeux était épargnée à la noble assistance par un bandeau du même tissu.

Mord s’était planté derrière lui, fouet au poing. En sentant la lanière lui taquiner les côtes, le chanteur mit un genou en terre. « Braves seigneurs, daignez m’accorder votre pardon, je vous en conjure. »

Lord Nestor se renfrogna. « Tu confesses donc ton crime ?

— Je n’aurais pas assez de larmes pour le déplorer si j’avais encore des yeux. » Sa voix, si puissante et sûre la nuit, n’était plus à présent qu’un souffle pitoyablement brisé. « J’éprouvais un amour si violent pour ma douce dame qu’il me fut intolérable de la voir dans les bras d’un autre et de savoir qu’elle partageait sa couche. Lui faire le moindre mal, je n’y songeais pas, je le jure. J’avais barré la porte pour empêcher quiconque de venir nous importuner pendant que je lui déclarais ma passion, mais lady Lysa s’est montrée si glaciale. Et puis, lorsqu’elle m’a appris qu’elle portait un enfant de lord Petyr, je ne sais quelle… quelle démence s’est emparée de moi… »

Pendant qu’il parlait, le regard de Sansa s’était attaché sur ses mains. A en croire la grosse Maddy, Mord l’avait amputé de trois doigts, les deux auriculaires et l’un des annulaires. Les deux petits se montraient quelque peu plus raides que les autres, à la rigueur, mais le port des gants ne permettait guère de rien affirmer. Il pourrait fort ne s’agir là que d’un racontar. Comment d’ailleurs Maddy serait-elle au courant ?

« Lord Petyr a poussé la magnanimité jusqu’à me laisser conserver ma harpe, poursuivit Marillion. Ma harpe et… ma langue, afin de me permettre de continuer à chanter mes chansons… Lady Lysa faisait ses plus chères délices d’entendre mes chants…

— Otez sur-le-champ cet infâme bougre de ma présence, ou je risque fort de le tuer de mes propres mains, gronda lord Nestor. Sa simple vue me soulève le cœur.

— Mord, remmène-le dans sa cellule céleste, s’empressa de commander Petyr.

— Bien, messire. » Mord empoigna brutalement Marillion au col. « Toi, ferme ta gueule ! » A ces mots, Sansa s’aperçut avec stupéfaction que les dents du geôlier étaient toutes en or. Sous les yeux de l’assistance, ce dernier se dirigea vers la sortie, mi-traînant, mi-poussant le captif.

« Il mérite la mort, déclara ser Marwyn Belmore aussitôt qu’ils se furent retirés. Il aurait dû suivre lady Lysa par la porte de la Lune.

— Une fois privé de sa langue, ajouta ser Albar Royce. De cette langue aussi mensongère que sardonique.

— J’ai fait preuve à son égard d’une pusillanimité excessive, je le sais, confessa Petyr Baelish d’un ton contrit. A la vérité, j’ai pitié de lui. C’est par amour qu’il a tué.

— Que ce soit par amour ou par haine, décréta Belmore, il faut qu’il périsse.

— C’en sera tôt fait, commenta lord Nestor d’un ton bourru. Personne ne résiste longtemps aux cellules célestes. L’appel de l’azur aura vite raison de lui.

— Il se peut, objecta Petyr Baelish, mais Marillion y répondra-t-il ? lui seul est en mesure de le dire. » D’un geste, il invita les gardes à rouvrir les portes au bas bout de la salle. « Messers, je conçois trop bien que l’ascension a dû vous épuiser. On a préparé des chambres à votre intention à tous pour la nuit, et vous trouverez dès à présent servi dans la salle basse un repas pour vous restaurer et du vin pour vous désaltérer. Oswell, je te confie le soin de guider nos hôtes et de veiller à la satisfaction de leurs moindres désirs. » Il se tourna vers Nestor Royce. « Me feriez-vous la grâce, messire, de vous joindre à moi pour siroter une coupe dans ma loggia ? Alayne, ma chère, viens donc nous tenir lieu d’échanson, je te prie. »

Un feu brasillait bas dans cette dernière pièce, et une carafe de vin attendait leur venue. Du La Treille auré. Sansa emplit la coupe de lord Nestor tandis que Petyr activait les bûches avec un tisonnier de fer.

Lord Nestor s’installa au coin de la cheminée. « Les choses n’en resteront pas là, dit-il à Petyr comme si Sansa n’était pas présente. Mon cousin se propose de questionner personnellement le chanteur.

— Yohn le Bronzé se défie de moi. » Petyr déplaça une bûche latéralement.

« Il a l’intention de venir en force. Symond Templeton l’accompagnera, n’en doutez pas. Ainsi que lady Vanbois, j’ai bien peur.

— Sans excepter lord Belmore, le jeune lord Veneur, Horton Rougefort. Lesquels ne se feront pas faute d’amener Sam Stone le Costaud, les Tallett, les Shett, les Froideseaux, plus une poignée de Corbray.

— On vous a fort bien informé. Lesquels des Corbray ? Pas lord Lyonel ?

— Non, son frère. Ser Lyn me déteste, je ne sais trop pour quelle raison.

— C’est un homme dangereux, prévint Royce d’un air buté. Que comptez-vous faire ?

— Que puis-je faire d’autre que de les accueillir, s’ils se présentent effectivement ? » Petyr taquina de nouveau les flammes puis reposa le tisonnier.

« Mon cousin entend vous démettre de vos fonctions de lord Protecteur.

— Dans ce cas, je ne saurais l’en empêcher. Je dispose d’une garnison de vingt hommes. Lord Yohn et ses amis sont à même d’en lever vingt mille. » Petyr s’approcha du coffre de chêne placé au-dessous de la fenêtre. « Le Bronzé fera ce qu’il lui plaira de faire », dit-il en s’agenouillant. Il souleva le couvercle du coffre pour en extraire un rouleau de parchemin qu’il vint apporter à lord Nestor. « Tenez, messire. Voici un gage de l’affection que ma dame vous portait. »

Sansa regarda Royce dérouler le document. « Ceci… J’étais loin de m’attendre à ceci, messire. » Elle fut suffoquée de lui voir les larmes aux yeux.

« Pour inattendu que ce soit, ce n’était pas immérité. Ma dame vous tenait en plus haute estime qu’aucun de ses autres bannerets. Vous étiez son rocher, me disait-elle.

— Son rocher. » Lord Nestor rougit. « Elle disait cela ?

— Souvent. Et ceci… » Petyr désigna le parchemin. « … ceci le prouve amplement.

— C’est… C’est un vrai bonheur de le savoir. John Arryn appréciait mes services, je le sais, mais lady Lysa… Elle me dédaignait quand je venais lui faire ma cour, et je craignais… » Son front se plissa. « Le sceau Arryn figure bien là, à ce que je vois, mais la signature…

— Lady Lysa ayant été assassinée avant qu’on n’ait pu soumettre ce décret à sa signature, c’est moi qui y ai apposé la mienne en ma qualité de lord Protecteur. Je savais en agissant de la sorte que j’exauçais ses vœux.

— Je vois. » Lord Nestor enroula le parchemin. « Vous êtes un… un homme consciencieux, messire. Ouais, et non sans courage. D’aucuns qualifieront cette cession de malséante et vous reprocheront d’y avoir procédé. L’office de Gardien n’a jamais été héréditaire. Les Arryn construisirent les Portes à l’époque où ils portaient encore la couronne au Faucon et gouvernaient le Val en rois souverains. Les Eyrié étaient leur résidence d’été, mais, dès la survenue des premières neiges, la Cour se déplaçait en bas. Aux yeux de certains, les Portes risquent de passer pour une demeure tout aussi royale que les Eyrié.

— Cela fait trois cents ans que le Val n’a plus eu de roi, signala Petyr Baelish.

— Depuis l’arrivée des dragons, convint lord Nestor. Mais, même par la suite, les Portes demeurèrent un château Arryn. Jon Arryn lui-même en était le Gardien du vivant de son père. Après sa propre ascension, il honora successivement de ces fonctions son frère Ronnel puis son cousin Denys.

— Lord Robert n’a pas de frères, et il a seulement de lointains cousins.

— En effet. » Les mains de lord Nestor se cramponnèrent autour du document. « Je ne vais pas prétendre que je n’avais pas espéré obtenir cela. Pendant que lord Jon gouvernait le royaume en tant que Main, la tâche m’échut de régir le Val à sa place. Je fis tout ce qu’il exigeait de moi sans rien demander pour moi-même. Mais, par les dieux, je l’ai gagné, ceci !

— Certes oui, lui confirma Littlefinger, et lord Robert dort d’un sommeil d’autant plus paisible qu’il sait que vous êtes toujours là, au pied de sa montagne, et qu’il dispose en vous d’un ami d’une loyauté sans faille. » Il brandit sa coupe avec un rien d’ostentation. « Aussi, messire, un toast s’impose-t-il. Aux membres de la maison Royce, Gardiens des portes de la Lune… Et maintenant et pour toujours !

— Et maintenant et pour toujours, oui-da ! » Les coupes d’argent tintèrent en s’entrechoquant.

Plus tard, bien plus tard, une fois la carafe de La Treille auré vidée jusqu’à la dernière goutte, lord Nestor prit congé pour aller rejoindre son escorte de chevaliers. Sansa dormait alors debout, n’aspirant plus qu’à filer se fourrer au lit, mais Petyr la retint par le poignet. « Tu vois les miracles qu’on peut mettre en œuvre à force de mensonges et de La Treille auré ? »

D’où lui venait cette envie de pleurer ? C’était une bonne chose que d’avoir attiré Nestor Royce dans leur camp. « Tout cela n’était donc que mensonges ?

— Pas tout. Lysa qualifiait volontiers lord Nestor de rocher, mais je n’irais pas jurer qu’elle donnait à ce terme un sens élogieux. Elle traitait son fils de plouc. Elle savait que lord Nestor rêvait de tenir les Portes en toute propriété, d’être lord pour de vrai comme il l’est nominalement, mais son rêve à elle était d’avoir d’autres fils et son ferme propos de confier le château au petit frère de Robert. » Il se leva. « Est-ce que tu comprends ce qui vient de se passer ici, Alayne ? »

Elle hésita un moment. « Vous ne lui avez donné les portes de la Lune que pour vous assurer de son soutien.

— En effet, convint Petyr, mais notre rocher n’en est pas moins un Royce, ce qui revient à dire bouffi d’orgueil et de susceptibilité. Si je lui avais demandé de m’indiquer son prix, l’insulte faite à son honneur l’aurait fait cloquer de colère comme un crapaud. Tandis que de cette manière-ci… Non qu’il soit totalement stupide, mais les mensonges que je lui ai servis étaient plus gouleyants que la vérité. Il brûle de gober que Lysa le tenait en plus haute estime que le restant de ses bannerets. Restant dont Yohn le Bronzé fait partie, somme toute, et Nestor est on ne peut plus aigrement conscient de n’être issu, lui, que de la branche secondaire de la maison Royce. Il est avide de mieux pour son fils. Les gens d’honneur seront toujours enclins à faire pour leurs enfants des choses qu’ils n’envisageraient jamais de faire pour leur propre compte. »

Elle acquiesça d’un hochement de tête. « Mais la signature… Il vous aurait été possible d’amener lord Robert à apposer la sienne avec son sceau sur le document, et, au lieu de cela…

— … Je l’ai fait de ma propre main, en qualité de lord Protecteur. Et alors ?

— Eh bien… Que l’on vous démette ou que… ou que l’on vous tue…

— … Les prétentions de lord Nestor sur les Portes seront subitement remises en question. Je te le garantis, ce détail-là ne lui a pas échappé non plus. En tout cas, c’est fort perspicace à toi de t’en être aperçue. Allant de soi que je n’en attendais pas moins de ma propre fille.

— Merci. » Elle se sentit absurdement fière d’avoir démêlé cet imbroglio, mais perplexe aussi. « Je ne le suis pas, pourtant. Votre fille. Pas vraiment. Je veux dire, je fais semblant d’être Alayne, mais vous savez bien, vous… »

Littlefinger lui posa un doigt sur les lèvres. « Je sais ce que je sais, et tu te trouves dans le même cas. Il est des choses qu’il vaut mieux laisser inexprimées, mon cœur.

— Même quand nous sommes seuls ?

— Surtout quand nous sommes seuls. Sans quoi un jour viendra où une servante entrant quelque part à l’improviste, ou bien un garde posté à la porte, risqueront d’entendre ce qu’ils ne devraient entendre pour rien au monde. As-tu envie d’avoir davantage de sang sur tes jolies menottes, ma chérie ? »

Elle eut l’impression que flottait devant elle le visage de Marillion, aveuglé par un bandeau blême. Derrière lui se voyait ser Dontos, les carreaux d’arbalète encore fichés dans sa chair. « Non, dit-elle. De grâce.

— Je suis tenté de dire que ce n’est pas à un jeu que nous jouons, ma fille, mais c’en est un, bien entendu. Le jeu des trônes. »

Je n’ai jamais demandé à y jouer.La partie était trop dangereuse. Un seul faux pas, et je suis morte. « Oswell… Messire, c’était Oswell qui maniait les rames, la nuit où je me suis échappée dans sa barque de Port-Réal. Lui doit connaître mon identité.

— S’il avait moitié autant de jugeote qu’un crottin de mouton, tu serais fondée à le supposer. Ser Lothor est au fait, lui aussi. Mais Oswell est à mon service depuis belle lurette, et Brune est du genre motus et bouche cousue. Potaunoir tient Brune à l’œil, et Brune tient Potaunoir à l’œil. Ne faites confiance à personne, ai-je un jour mis en garde Eddard Stark, mais il a refusé de m’écouter. Tu es Alayne, et tu dois être Alayne en permanence. » Il lui posa deux doigts sur le sein gauche. « Même ici. Dans ton cœur. Es-tu capable de le faire ? Es-tu capable d’être ma fille dans ton cœur ?

— Je… » Je n’en sais rien, faillit-elle lâcher, mais ce n’était pas là ce qu’il avait envie d’entendre. Mensonges et La Treille auré, songea-t-elle. « Je suis Alayne, Père. Qui d’autre serais-je donc ? »

Lord Littlefinger l’embrassa sur la joue. « Avec mon intelligence et la beauté de Cat, le monde t’appartiendra, mon ange. Et maintenant, au lit ! »

Gretchel avait dressé un feu dans sa cheminée et fait bouffer son lit de plumes. Sansa se déshabilla et se faufila sous les couvertures. Il ne chantera pas, cette nuit, se promit-elle, pas avec lord Nestor et les autres dans le château. Il n’aurait pas ce front. Elle ferma les yeux.

Or, il advint qu’elle se réveilla au cours de la nuit lorsque le petit Robert escalada le lit pour venir se pelotonner contre elle. J’ai oublié de dire à ser Lothor de l’enfermer de nouveau, se rendit-elle compte. Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à se résigner, elle enlaça l’enfant. « Robin Robinet ? Je te permets de rester, mais essaie de ne pas gigoter. Contente-toi de clore les paupières et de dormir, mon chou.

— Je vais le faire. » Une fois dûment blotti, il posa sa tête entre les seins de Sansa. « Alayne ? C’est toi, ma mère, maintenant ?

— J’ai comme l’impression que oui », dit-elle. Si l’on mentait par gentillesse, il n’y avait pas de mal à ça.

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