BRIENNE

Le mur de pierre était vétusté et à demi en ruine, mais les cheveux follets de la nuque de Brienne se hérissèrent à sa seule vue de l’autre côté du champ.

C’est à cet endroit-là que s’étaient tapis les archers qui tuèrent le pauvre Cleos Frey, songea-t-elle. Mais, un demi-mille au-delà, elle passa au large d’un nouveau mur qui ressemblait si fort au précédent qu’elle ne sut plus que croire. La route défoncée sinuait et tournicotait, et les troncs bruns dénudés n’avaient plus rien à voir avec les arbres verts de ses souvenirs. Avait-elle dépassé le coin où ser Jaime avait si vivement raflé hors du fourreau l’épée de son cousin ? Où se trouvaient les bois dans lesquels s’était déroulé leur affrontement ? Le ruisseau qui les avait vus patauger tout en échangeant des volées de coups jusqu’à ce que leur tapage les trahisse et, pour leur malheur, attire sur eux l’attention des Braves Compaings ?

« Ma dame ? Ser ? » Podrick ne savait apparemment toujours pas comment s’y prendre pour lui adresser la parole. « Qu’est-ce que vous êtes en train de chercher ? »

Des fantômes. « Un mur que j’ai longé un jour. Cela n’a aucune importance. » Dans ce temps-là, ser Jaime avait encore ses deux mains. Comme je le détestais, avec tous ses sourires et tous ses quolibets ! « Garde le silence, Podrick. Il n’est pas impossible qu’il y ait encore des bandits dans ces bois. »

Le gamin scruta les troncs bruns dénudés, le tapis de feuilles mortes détrempées, la route boueuse, droit devant. « J’ai une épée. Je peux me battre. »

Pas assez bien. C’était non pas de sa bravoure qu’elle doutait, mais tout simplement de son entraînement. Ecuyer, il pouvait bien l’être, du moins de nom, mais les hommes auxquels il en avait tenu lieu s’étaient mal conduits envers lui.

Elle avait fini par lui arracher son histoire par à-coups, par bribes et lambeaux sur la route, après Sombreval. Il appartenait à une modeste branche appauvrie de la maison Payne, à une piètre ramification jaillie des reins d’un cadet. Son père avait passé son existence à servir d’écuyer à des cousins plus riches, et il avait eu Podrick de la fille d’un fabricant de chandelles qu’il avait épousée avant de partir se faire tuer pendant la Rébellion Greyjoy. Podrick était âgé de quatre ans quand sa mère l’avait abandonné chez l’un de ces fameux cousins pour aller galoper aux trousses d’un pousseur de goualante ambulant qui l’avait engrossée d’un nouveau marmot. Il ne se rappelait pas seulement de quoi elle avait l’air. Ser Cedric Payne était ainsi ce qu’il avait jamais connu de plus approchant d’un parent, mais, d’après ce que Brienne avait plus ou moins déduit de ses bredouillis bégayants, ledit chevalier paraissait fort l’avoir traité en domestique plutôt qu’en fils. Car s’il s’en était fait suivre, lorsque Castral Roc avait convoqué ses bannières, ç’avait été pour soigner son cheval et astiquer sa maille. Et puis il avait été tué dans le Conflans où il se battait sous les ordres de lord Tywin.

Loin de chez lui, seul et sans le sol, le petit s’était attaché à un gros lard de chevalier errant du nom de ser Lorimer la Bedaine qui faisait partie du contingent de lord Lefford, chargé de protéger le train des bagages. « Les gars qui gardent la boustifaille sont toujours les mieux nourris », se complaisait à déclarer ledit ser Lorimer, jusqu’au jour où on le découvrit en compagnie d’un jambon sec qu’il avait volé dans les réserves personnelles de lord Lannister. Lequel choisit de le faire pendre en guise de leçon pour les gredins de même acabit. Pour avoir eu part au jambon, Podrick aurait pu avoir également part à la corde, mais son patronyme l’avait sauvé. Ser Kevan Lannister le prit en charge et, peu de temps après, le dépêcha comme écuyer auprès de son neveu Tyrion.

De ser Cedric, Podrick avait appris à panser un cheval et à contrôler qu’il n’avait pas de caillou logé sous les sabots, de ser Lorimer, il avait appris les ficelles du vol, mais aucun des deux ne lui avait donné lieu de beaucoup s’exercer au maniement de l’épée. Au moins le Lutin l’avait-il, dès leur arrivée commune à la Cour, expédié chez le maître d’armes du Donjon Rouge. Mais à peine ser Aron Santagar avait-il commencé à lui enseigner les premiers rudiments qu’il s’était trouvé figurer parmi les nombreuses victimes des émeutes de la faim, et là s’était interrompu tout court l’apprentissage du gamin.

Brienne tailla deux lattes de bois dans des branches mortes qui traînaient par terre, histoire de se faire une petite idée des talents de Podrick. Or, s’il avait la parole lente, sa main ne l’était pas, s’avisa-t-elle avec plaisir. Mais, en dépit de son intrépidité comme de sa vigilance, le fait qu’il était maigre et sous-alimenté jouait également contre lui, de même, et comment, que son manque de force. S’il avait survécu à la bataille de la Néra, puisqu’il affirmait y avoir pris part, ce ne pouvait être que parce que personne n’avait trouvé qu’il vaille le coup fatal. « Tu peux bien te donner le titre d’écuyer, lui dit-elle, mais j’ai vu des pages deux fois plus jeunes que toi qui t’auraient rossé de façon saignante. Si tu demeures en ma compagnie, c’est avec des ampoules aux mains et les bras tout couverts de bleus que tu iras te coucher presque chaque soir, et encore seras-tu tellement courbaturé et tellement endolori que tu pourras à peine fermer l’œil. Ce n’est pas de ça que tu as envie, n’est-ce pas ?

— Si fait, s’opiniâtra-t-il. J’ai envie de ça. Des ampoules et des bleus. Je veux dire… pas envie de ça, mais envie de ça. Ser. Ma dame. »

Il était resté jusque-là fidèle à sa parole, et ce sans que Brienne ait cessé d’être fidèle à la sienne. Il n’avait pas exhalé une plainte. Chaque fois qu’il se faisait une nouvelle ampoule à sa main d’épée, il éprouvait le besoin de la lui exhiber fièrement sous le nez. Il prenait aussi grand soin de leurs montures. Il n’est toujours pas un écuyer, s’enfonçait-elle dans le crâne de peur d’oublier, mais je ne suis pas moi-même un chevalier non plus, malgré les innombrables fois où il m’appelle « ser ». Elle l’aurait volontiers envoyé se balader de son propre côté, sauf qu’il n’avait nulle part où aller. En outre, il avait beau dire qu’il ne savait pas où Sansa Stark était partie se réfugier, il se pouvait qu’il sache plus de choses qu’il ne s’en doutait lui-même. Une remarque fortuite de sa part, fondée sur un souvenir à demi conscient, ne risquait-elle pas de fournir à Brienne la clef de sa quête ?

« Ser ? Ma dame ? » Podrick pointa le doigt. « Il y a une charrette, là-bas devant. »

Brienne vit alors qu’il s’agissait d’un char à bœufs dont la caisse en bois, montée sur deux roues, se distinguait par de hautes ridelles. Un vieil homme et une femme s’y étaient attelés et peinaient entre les brancards à la tirer d’ornière en ornière en direction de Viergétang. Des gens de campagne, à en juger par leur allure. « Au ralenti, maintenant, lui enjoignit-elle. Ils risquent de nous prendre pour des hors-la-loi. Ne lâche pas un mot de plus que tu ne le devras, et montre-toi bien poli.

— Non, ser. Oui, bien poli. Ma dame. » La perspective que l’on puisse le prendre pour un hors-la-loi paraissait presque lui faire plaisir.

Les paysans les regardèrent d’un air méfiant réduire au tout petit trot l’intervalle qui les séparait, mais une fois que Brienne eut manifesté qu’elle ne leur voulait pas de mal, ils ne virent plus aucun inconvénient à ce qu’elle chevauche à leur hauteur. « Nous avions un bœuf, dans le temps, lui dit le vieux, pendant qu’ils cheminaient parmi des champs envahis de mauvaises herbes, des lacs de boue molle et des arbres noircis par le feu, mais les loups nous l’ont fauché. » Le mal qu’il se donnait pour traîner la carriole empourprait sa figure. « Ils nous ont aussi enlevé notre fille et ils se la sont farcie, mais elle a fini par revenir au hasard des chemins, après la bataille de Sombreval, là-bas. Le bœuf, lui, jamais. Les loups nous l’auront boulotté, j’imagine. »

La femme n’avait pas grand-chose à ajouter. Elle était de quelque vingt ans plus jeune que son compagnon, mais elle le laissait aller sans piper mot, se bornant à dévisager Brienne d’un œil aussi rond que si elle s’était trouvée en présence d’un veau à deux têtes. Ce genre de regard était tout sauf une première pour la Pucelle de Torth. La gentillesse de lady Stark à son endroit l’avait d’autant plus touchée que la plupart des femmes ne le cédaient nullement aux hommes, loin de là, pour la cruauté. Elle aurait été fort en peine de dire ce qu’elle estimait plus blessant : les langues vipérines et les rires cinglants des jolies filles ou le masque de bonnes manières derrière lequel les dames à prunelles glaciales dissimulaient leur répulsion. Et pires que les unes et les autres pouvaient se montrer les femmes du commun. « Viergétang n’était guère que des ruines la dernière fois que j’y suis passée, dit-elle. Les portes en étaient défoncées, et la moitié de la ville s’était envolée en fumée.

— On a un peu reconstruit, depuis. Ce lord Tarly, c’est quelqu’un de pas très commode, mais c’est un seigneur plus courageux, toujours, que le Mouton. Il y a encore des hors-la-loi dans les bois, mais pas si tant qu’il y en avait avant. Tarly a donné la chasse à ceux qu’étaient les pires, et il vous les a raccourcis d’une bonne tête avec cette énorme flamberge qu’il a. » Il se détourna pour cracher son dégoût. « Vous en avez pas rencontré, de ces coquins-là, sur la route ?

— Aucun. » Pas cette fois-ci. Plus ils s’étaient éloignés de Sombreval, plus la route s’était vidée. Les seuls voyageurs qu’ils avaient entr’aperçus s’étaient évaporés dans les bois avant qu’ils ne les aient rattrapés, exception faite d’un grand flandrin de septon barbu qu’ils avaient croisé se dirigeant vers le sud avec une quarantaine de disciples aux pieds douloureux. Quant aux auberges devant lesquelles ils étaient passés, elles avaient été tantôt saccagées et abandonnées, tantôt transformées en camps retranchés. La veille, ils étaient tombés sur l’une des patrouilles de lord Randyll, hérissée d’arcs et de lances. Les cavaliers les avaient cernés pendant que leur capitaine interrogeait Brienne, mais celui-ci les avait finalement autorisés à poursuivre leur chemin. « Faites gaffe, femme. Les prochains types que vous rencontrerez seront pas forcément si honnêtes que mes gars à moi. Le Limier a traversé le Trident avec une centaine de bandits, et le bruit court qu’ils s’enfilent toutes les gonzesses qu’ils mettent la patte dessus avant d’yeur couper les nichons pour s’en faire des trophées. »

Brienne se sentit obligée de transmettre cette mise en garde au couple de fermiers. L’homme se borna à opiner du bonnet pendant qu’elle s’y employait, mais elle ne l’eut pas plus tôt fait qu’il cracha derechef et déclara : « Chiens, loups et lions, puissent les Autres les emporter, tous tant qu’ils sont ! Ces canailles-là oseront pas s’approcher trop près de Viergétang. Pas tant que là, c’est lord Tarly qui tient la trique. »

Lord Randyll Tarly, Brienne le connaissait depuis l’époque de son propre séjour dans l’armée du roi Renly. Tout incapable qu’elle était de ressentir la moindre sympathie pour le personnage, elle ne pouvait pas davantage oublier sa dette envers lui. Si les dieux daignent se montrer bienveillants, nous aurons Viergétang derrière avant qu’il n’apprenne que je m’y trouvais. « La ville retombera sous la coupe de lord Mouton sitôt terminées les hostilités, confia-t-elle au paysan. Sa Seigneurie a obtenu le pardon du roi.

— Le pardon ? » Le vieux se mit à rigoler. « Pour quoi ? Pour n’avoir pas bougé son cul de son foutu château ? Il a expédié des hommes se battre à Vivesaigues, mais lui, jamais qu’il y a fichu les pieds. Les lions ont mis sa ville à sac, puis ç’a été les loups, puis ç’a été les mercenaires, et Sa Seigneurie s’est tout bonnement contentée de rester planquée peinarde à l’abri derrière ses murs. C’est pas son frangin qui s’aurait jamais défilé comme ça. Ser Myles, il en avait, des couilles, et de fameuses, avant que Robert te vous le zigouille. »

Encore des fantômes, songea Brienne. « Je suis à la recherche de ma sœur, une belle damoiselle de treize ans. Peut-être que vous l’avez vue ?

— J’ai pas vu aucune damoiselle, ni belle ni moche. »

Personne, décidément… Mais son devoir lui imposait de continuer à poser la question.

« La fille au Mouton, ça, c’en est une, et pucelle, poursuivit le bonhomme. Jusqu’au coucher, toujours. Ces œufs que voilà, tenez, ben, c’est pour ses noces. A elle et au fils à Tarly. Les cuistots, va leur falloir des œufs pour les gâteaux.

— A coup sûr. » Le fils de lord Tarly. Le jeune Dickon doit se marier. Elle essaya de se rappeler quel âge il avait ; huit ou dix ans, estima-t-elle. Elle-même s’était vu fiancer à sept, à un gamin de trois ans son aîné, le fils cadet de lord Caron, un garçonnet timide avec un grain de beauté au-dessus de la lèvre. Ils ne s’étaient rencontrés qu’en une seule occasion, celle de leurs fiançailles. Deux ans plus tard, il était mort, emporté par la même pneumonie que son père, sa mère et ses sœurs. Eût-il vécu qu’elle l’aurait épousé dans l’année suivant sa toute première floraison, et son existence entière aurait été différente. Elle ne se trouverait pas ici, à cette heure, affublée d’une maille d’homme et traînant une rapière, en quête de l’enfant d’une morte. Plus plausible était qu’elle serait à Sérénade, en train de bercer un rejeton de sa propre chair et d’en nourrir un autre. Ce genre de pensée n’avait rien de nouveau pour elle. Il l’attristait toujours un peu, non sans lui faire aussi éprouver un rien de soulagement.

Le soleil était à moitié caché derrière un banc de nuages quand ils émergèrent des bois charbonneux qui leur avaient jusqu’alors interdit d’apercevoir Viergétang, ainsi que les eaux profondes de la baie, par-delà. Les portes de la ville avaient été refaites et renforcées, remarqua-t-elle sur-le-champ, et des arquebusiers arpentaient de nouveau ses murailles de pierre rose. Au-dessus de la poterne flottait la bannière de Sa Majesté Tommen, un cerf noir et un lion d’or affrontés sur un champ mi-parti d’or et d’écarlate. D’autres bannières affichaient le chasseur arpentant Tarly, mais seul le château perché sur la colline arborait le saumon rouge de la maison Mouton.

Devant la herse étaient postés une douzaine de gardes armés de hallebardes. Leurs insignes indiquaient qu’ils faisaient partie de l’armée de lord Tarly, mais aucun ne portait le blason personnel de celui-ci. Elle distingua deux centaures, un éclair de foudre, une flèche verte et un scarabée bleu, mais pas le chasseur arpentant de Corcolline. La poitrine de leur sergent s’ornait d’un paon dont les étincelantes diaprures de la traîne avait été passablement décolorées par le soleil. Quand les fermiers se présentèrent avec leur carriole, il émit un sifflement. « C’est quoi, ça, pour le coup ? Des œufs ? » Il en saisit un, le jeta en l’air, le rattrapa. « Nous allons les prendre. »

Le vieux se récria d’une voix rauque. « Nos œufs, c’est destiné à lord Mouton. Pour les gâteaux de mariage et pour des trucs de ce genre.

— T’as qu’à faire pondre tes poules plus. Je me suis pas eu un seul œuf en six mois. Tiens, va pas dire que t’as pas été payé. » Il jeta une poignée de cuivraille aux pieds du bonhomme.

La femme de ce dernier s’interposa. « Y a pas assez, protesta-t-elle. Et pas que de peu.

— Moi, je dis qu’y a, riposta le sergent. Pour des œufs comac et pour toi par-dessus le marché. Aboulez-la par ici, les gars. Elle est trop jeune pour ce vioque-là. » Deux des gardes appuyèrent leur hallebarde contre le mur, et la paysanne eut beau se débattre, ils l’arrachèrent d’entre les brancards. Le mari fit grise mine en voyant cela, mais il n’osa bouger ni pied ni patte.

Brienne éperonna sa jument pour la faire avancer. « Relâchez cette femme. »

Son intervention fit hésiter les gardes assez longuement pour que leur proie réussisse à se libérer de leur emprise. « C’est pas tes oignons, fit un homme. Fais gaffe à la fermer, pétasse. »

Pour toute réponse, Brienne dégaina.

« Eh ben, voilà ! s’exclama le sergent, de l’acier au clair, maintenant. M’a tout l’air que je renifle un hors-la-loi…Tu sais ce que lord Tarly, il leur fait, aux hors-la-loi ? » Il tenait toujours l’œuf qu’il avait pris dans la carriole. Sa main se referma, et le jaune lui suinta entre les doigts.

« Je sais ce que lord Randyll fait des hors-la-loi, rétorqua Brienne. Je sais aussi ce qu’il fait des violeurs. »

Elle s’était flattée que le nom les intimiderait, mais le sergent secoua simplement ses doigts pour les débarrasser de l’œuf puis fit signe à ses hommes de se déployer, et elle se retrouva cernée par des pointes d’acier. « Quoi c’était que t’étais en train de dire, pétasse ? Quoi c’est-y que lord Tarly, il fait aux…

— … violeurs, termina pour lui une voix plus grave. Il les châtre ou bien les dépêche au Mur. Quelquefois les deux. Et il tranche les doigts des voleurs. » Un jeune homme d’allure languide sortit du poste de garde, la taille ceinte d’un baudrier d’épée. Le surcot qu’il portait par-dessus son armure avait été blanc, à l’origine, et il l’était encore par-ci par-là, sous les taches d’herbe et de sang séché. Son blason lui barrait le torse ; un daim brun, mort, ligoté et suspendu sous une perche.

Lui. Le son de sa voix avait fait à Brienne l’effet d’un coup de poing dans l’estomac, sa physionomie celui d’un poignard planté dans ses entrailles. « Ser Hyle, dit-elle avec raideur.

— Vaut mieux lui ficher la paix, les gars, prévint ser Hyle Hunt. Je vous présente Brienne la Belle, alias la Pucelle de Torth, qui a tué le roi Renly et la moitié de sa garde Arc-en-Ciel. Sa méchanceté n’a d’égale que sa laideur, et il n’est personne de plus laid – toi peut-être excepté, Pot-de-pisse, mais comme ton père était un cul d’aurochs, tu as une bonne excuse. Le sien, de père, c’est l’Etoile du Soir de Torth. »

Quitte à s’esclaffer grassement, les gardes relevèrent leurs hallebardes.

« On devrait pas se l’alpaguer, ser ? questionna néanmoins le sergent. Pour ce qu’elle a tué Renly ?

— Et alors ? Renly était un rebelle. Nous l’avons d’ailleurs tous été, rebelles, vis-à-vis de quelqu’un, mais nous sommes maintenant les loyales pommes à Tommen. » Le chevalier fit signe aux paysans de franchir la porte. « L’intendant de Sa Seigneurie sera charmé de voir ces œufs. Vous le trouverez au marché. »

Le vieux se toucha le front de son poing fermé. « Mes remerciements, m’sire. Vous êtes un vrai chevalier, que ça crève les yeux. Viens çà, ma femme. » Ils se réattelèrent à leurs brancards, et la carriole passa la poterne en brinquebalant.

Brienne les suivit au petit trot, talonnée par Podrick. Un vrai chevalier, songea-t-elle en se renfrognant. A peine entrée dans la ville, elle tira sur les rênes. A sa gauche se voyaient, non loin de là, les décombres d’une écurie donnant sur le bourbier d’une venelle et, juste en face, sur un bordel au balcon duquel se tenaient trois putains à moitié dévêtues qui chuchotaient entre elles. Dans ce trio s’en détachait une qui ressemblait vaguement à une traîneuse de camp qui était une fois venue trouver Brienne exprès pour lui demander si ce qu’elle avait dans ses chausses, c’était une bite ou un con.

« M’est avis que ce roussin-là est le canasson le plus hideux que j’aie peut-être jamais vu de mon existence, déclara ser Hyle en lorgnant la bête que montait Podrick. Je n’en reviens pas que vous ne soyez pas juchée dessus, ma dame. Entrerait-il dans vos projets de me remercier pour les secours que je viens de vous apporter ? »

Brienne ne fit qu’un bond de sa selle à terre. Elle avait une tête de plus que le chevalier. « Un jour, je saisirai l’occasion d’une mêlée pour vous remercier, ser.

— A la façon dont vous avez remercié Ronnet le Rouge ? » Il se mit à rire. Il avait un rire riche et charnu qui jurait avec sa figure des plus quelconques. Une figure honnête, avait-elle pensé jadis, avant d’apprendre à mieux savoir ce qu’il en était ; des cheveux bruns embroussaillés, des yeux noisette, une petite cicatrice auprès de l’oreille gauche. Il avait le menton marqué d’un sillon et le nez crochu, mais il riait bien, et souvent.

« Ne devriez-vous pas être occupé à surveiller votre porte, plutôt ? »

Il lui adressa une grimace narquoise. « Mon cousin Alyn est parti pourchasser des brigands. Sans doute reviendra-t-il jubilant et couvert de gloire avec la tête du Limier. D’ici-là, je suis condamné à garder la porte, mille grâces à vous. J’espère que vous en êtes enchantée, ma belle. Au fait, c’est quoi, que vous êtes en train de chercher ?

— Une écurie.

— Par là, près de la porte est. Celle-ci a brûlé. »

J’ai des yeux pour voir. « Ce que vous avez dit à ces types… Je me trouvais avec lui lorsque le roi Renly est mort, mais c’est je ne sais quel maléfice qui l’a tué, ser. Je le jure sur mon épée. » Elle posa sa main sur la poignée, prête à se battre si Hunt la traitait de menteuse en face.

« Ouais, et c’est le Chevalier des Fleurs qui a débité la Garde Arc-en-Ciel. Par un bon jour, vous auriez pu vous montrer capable de défaire ser Emmon. Il s’emballait pour un rien et se fatiguait facilement. Mais Royce ? Non. Ser Robar vous valait deux fois comme homme d’épée – encore que vous ne soyez pas un homme d’épée, si ? Est-ce qu’il existe un terme du genre bobonne d’épée ? Quelle quête amène la Pucelle à Viergétang, moi, je me le demande… »

La recherche de ma sœur, une damoiselle de treize ans, faillit-elle dire, mais ser Hyle savait pertinemment qu’elle n’avait pas de sœur. « Il est certain individu que je me propose d’aller dénicher dans un lieu nommé L’Oie qui pue.

— Je me figurais que Brienne la Belle n’avait rien à foutre des mecs. » Son sourire s’était comme acéré. « L’Oie qui pue… Une appellation adéquate, ça, pour le "qui pue" du moins. Ça se trouve dans les parages du port. D’abord, vous viendrez avec moi voir Sa Seigneurie. »

Brienne n’avait pas peur de ser Hyle, mais il était l’un des capitaines de Randyll Tarly. Qu’il siffle seulement, et une centaine d’hommes allaient accourir le défendre. « Dois-je m’attendre à me voir mettre en état d’arrestation ?

— Quoi, pour Renly ? C’était qui ? Nous avons changé de rois depuis lors, certains d’entre nous deux fois. Nul n’en a cure, nul ne s’en souvient. » Il posa une main légère sur son bras. « Par ici, s’il vous plaît. »

Elle se dégagea violemment. « Je vous saurais gré de ne pas me toucher.

— Enfin de la gratitude », fit-il avec un sourire goguenard.

La dernière fois qu’elle avait vu Viergétang, la ville n’était que désolation, un endroit lugubre, avec ses rues désertes et ses ruines noircies. A présent, les rues pullulaient de porcs et de gosses, et on avait démoli la plupart des bâtiments incendiés. On avait planté des légumes dans les terrains sur lesquels certains d’entre eux s’étaient autrefois dressés ; la place de plusieurs autres était désormais occupée par des tentes de marchands et des pavillons de chevaliers. De nouvelles maisons montaient, constata-t-elle, et l’on édifiait une auberge de pierre à l’emplacement même d’une auberge en bois qui avait brûlé, une toiture d’ardoises neuve couvrait le septuaire local. Des bruits de scies, de marteaux retentissaient dans l’air frais de l’automne. Des hommes charriaient dans les rues du bois de construction, et des carriers conduisaient leurs fourgons le long de ruelles boueuses. Beaucoup portaient sur la poitrine le chasseur arpentant. « Les soldats sont en train de rebâtir la ville », s’étonna-t-elle à haute voix.

« Ils aimeraient mieux lancer les dés, boire et baiser, j’en suis persuadé, mais lord Randyll croit aux vertus du boulot pour distraire les fainéants. »

Elle s’était attendue à être emmenée au château. Au lieu de quoi Hunt les entraîna tous deux vers le port débordant d’activité. Elle prit plaisir à voir que les négociants étaient revenus à Viergétang. Une galère, une galéasse et un cargo à deux mâts y avaient accosté, ainsi qu’une vingtaine de petits bateaux de pêche dont un grand nombre d’homologues s’apercevaient au large, dans la baie. Si L’Oie qui pue ne m’apporte rien, je pourrai toujours m’embarquer, décida-t-elle. Gagner Goëville par mer n’était pas une course bien longue. A partir de là, il lui serait assez facile de se rendre aux Eyrié.

Ils trouvèrent lord Tarly en train de rendre justice au marché au poisson.

On avait établi non loin des flots une plate-forme du haut de laquelle les regards de Sa Seigneurie pouvaient s’abaisser sur les gens incriminés. A sa gauche se dressait une longue potence équipée de suffisamment de cordes pour vingt exécutions. Quatre cadavres s’y balançaient déjà. Il y en avait un qui semblait tout frais, mais les trois autres séjournaient manifestement là depuis quelque temps. Un corbeau arrachait des lambeaux de barbaque aux restes faisandés de l’un de ces derniers. Le restant de ses congénères s’étaient prudemment dispersés, tenus en respect par la cohue de citadins que l’espérance d’assister à quelque bonne pendaison avait amassés sur les lieux.

Lord Randyll partageait les honneurs de l’estrade avec lord Mouton. Le second, mollasson blafard et copieux, moulé dans des chausses rouges et un doublet blanc, s’était drapé dans un manteau d’hermine épinglé à l’épaule par une broche d’or rouge en forme de saumon. Le premier, vêtu de maille et de cuir bouilli, portait un plastron de plates en acier gris. La poignée d’une épée colossale dépassait largement son épaule gauche. Corvenin, tel était son nom, faisait l’orgueil de la maison Tarly.

Lorsqu’ils survinrent se déroulait l’interrogatoire d’un tout jeune homme dont le manteau de tissu grossier laissait entrevoir un justaucorps sordide. « J’ai jamais fait du mal à personne, m’sire, l’entendit déclarer Brienne. J’ai juste ramassé ce que les septons, ils avaient laissé derrière, en prenant la fuite. Si vous avez à prendre mon doigt pour ça, faites-le.

— Il est en effet de coutume qu’on coupe un doigt aux voleurs, répliqua lord Tarly d’une voix inflexible, mais qui dépouille un septuaire dépouille les dieux. » Il se tourna vers son capitaine des gardes. « Sept doigts. Laissez-lui ses pouces.

— Sept ? » Le voleur blêmit. Quand les gardes lui mirent la main au collet, il s’efforça bien de lutter, mais avec aussi peu de conviction que s’il était déjà mutilé. En le regardant, Brienne ne put s’empêcher de penser à ser Jaime et au hurlement qui lui avait échappé lorsque, avec un flamboiement d’éclair, l’arakh de Zollo s’était abattu sur son poignet.

Suivit un boulanger, accusé de mélanger de la sciure à sa farine. Lord Randyll lui infligea une amende de cinquante cerfs d’argent. L’homme ayant juré ses grands dieux qu’il était loin de posséder une somme pareille, Sa Seigneurie lui concéda le choix d’un coup de fouet pour chacun des cerfs qu’il se trouverait dans l’incapacité de verser. Il eut pour successeur une putain grisâtre et à bout de forces qui passait pour avoir refilé la vérole à quatre soldats de Tarly. « Décrassez-lui ses parties intimes avec de la potasse puis jetez-la dans un cachot », commanda son juge. Tandis qu’on entraînait la femme en sanglots, celui-ci repéra Brienne, flanquée par ser Hyle et Podrick, à la lisière de la foule. Cette vue le fit sourciller, mais sans que pétille dans ses yeux la moindre étincelle indiquant qu’il l’ait reconnue.

Vint alors le tour d’un marin débarqué de la galéasse. Son accusateur était un archer de la garnison de lord Mouton ; il avait une main bandée et la poitrine ornée de l’emblème au saumon. « Ne déplaise à m’sire, ce gredin-là m’a transpercé la main avec son poignard. Il a dit que je trichais aux dés. »

Lord Randyll détacha son regard de Brienne pour considérer les deux hommes plantés devant lui. « C’était le cas ?

— Non, m’sire. Jamais de la vie.

— Pour vol, je prendrai un doigt. Mens-moi, et je te pendrai. Vais-je demander à voir ces dés ?

— Les dés ? » L’archer loucha vers lord Mouton, mais Sa Seigneurie du château s’abîmait dans la contemplation des bateaux de pêche. L’homme déglutit un grand coup. « Ça se pourrait que je… Ben, ces dés-là, y a bien qu’ils me portent chance, c’est vrai, mais je… »

Tarly en avait assez entendu. « Prenez-lui son petit doigt. Libre à lui de choisir de quelle main. Un clou de part en part dans la paume de l’autre. » Il se leva. « Fini pour aujourd’hui. Remmenez les autres en prison. Je traiterai leur affaire demain. » Il se détourna pour faire signe à ser Hyle de s’avancer. Brienne suivit. « Messire », dit-elle, une fois debout devant lui. Elle avait l’impression d’avoir à nouveau huit ans.

« Ma dame. Qu’est-ce qui nous vaut… l’honneur ?

— On m’a envoyée à la recherche de… de… » Elle hésita.

« Comment vous y prendrez-vous pour le trouver si vous ne connaissez pas son nom ? Est-ce vous qui avez assassiné lord Renly ?

— Non. »

Tarly soupesa la dénégation. Il est en train de me juger comme il a jugé ceux de tout à l’heure. « Non, proféra-t-il finalement, vous l’avez seulement laissé mourir. »

Il était mort dans ses bras, l’inondant du sang de ses jours. Brienne broncha. « Ce fut de la sorcellerie. Jamais je…

— Jamais vous quoi ? » Sa voix se fit cinglante comme un fouet. « Ouais. Jamais vous n’auriez dû revêtir de maille ni boucler de baudrier d’épée. Jamais vous n’auriez dû quitter la demeure de votre père. C’est en guerre que nous sommes, pas à un bal des moissons. Par tous les dieux, mon devoir à moi serait de vous réexpédier à Torth par le premier bateau.

— Faites-le, et vous en répondrez au Trône. » Sa voix se percha comme celle d’une fillette, alors qu’elle lui voulait un timbre intrépide. « Podrick. Dans mon paquetage, tu verras un parchemin. Rapporte-le pour Sa Seigneurie. »

Tarly prit le document et le déroula d’un air maussade. Ses lèvres s’animèrent pour une lecture muette. « Les affaires du roi. Quelle sorte d’affaires ? »

Mens-moi, et je te pendrai.« S-sansa Stark.

— Si la petite Stark vivait ici, je le saurais. Elle est retournée se réfugier au nord, je suis prêt à le parier. Dans l’espoir de trouver asile chez l’un des bannerets de son père. Sa meilleure chance était de faire le bon choix.

— Elle aurait aussi bien pu partir pour le Val, plutôt, s’entendit-elle gaffer, auprès de la sœur de sa mère. »

Lord Randyll la foudroya d’un regard dédaigneux. « Lady Lysa est morte. Un obscur baladin l’a précipitée du haut d’une montagne. Actuellement, c’est Littlefinger qui tient les Eyrié…, mais pas pour longtemps. Les seigneurs du Val ne sont pas engeance à ployer leurs genoux devant un polisson de parvenu dont la seule adresse consiste à compter des sous. » Il lui rendit sa lettre. « Allez où vous voudrez, et agissez à votre guise, mais lorsque vous vous serez fait violer, ne venez pas quémander ma justice. Vous n’aurez gagné là que ce que mérite votre démence. » Il jeta un coup d’œil vers ser Hyle. « Quant à vous, ser, vous devriez être à votre porte. Je vous en ai bien confié le commandement, n’est-ce pas ?

— En effet, messire, reconnut Hunt, mais je pensais…

— Vous pensez trop. » Lord Randyll Tarly s’éloigna à longues foulées.

Lysa Tully est morte. Brienne demeura pétrifiée sous le gibet, son précieux parchemin à la main. La foule s’était dispersée, et les corbeaux étaient revenus poursuivre leur festin. Un obscur baladin l’a précipitée du haut d’une montagne. Les corbeaux s’étaient-ils également repus de la sœur de lady Catelyn ?

« Vous aviez parlé de L’Oie qui pue, ma dame, intervint ser Hyle. Si vous voulez que je vous montre où…

— Retournez à votre porte. »

Une lueur d’exaspération passa sur la physionomie du chevalier. Une figure des plus quelconques, mais pas honnête. « Si c’est là ce que vous souhaitez.

— Oui.

— Il ne s’agissait jamais que d’un jeu, histoire de passer le temps. Nous n’y entendions pas malice. » Il balança un instant. « Ben est mort, vous savez. Tué sur la Néra. Portée pareil,nWill la Cigogne aussi. Quant à Marq Mullendor, une blessure lui a fait perdre la moitié du bras. »

Tant mieux, eut-elle envie de dire. Tant mieux, il ne l’a pas volé. Mais elle se rappela Mullendor assis devant son pavillon, avec son singe sur l’épaule, son singe accoutré d’un petit haubert en chaîne de mailles, et tous deux se faisant mutuellement des grimaces. Comment était-ce, déjà, que Catelyn Stark les avait qualifiés, ce soir-là, à Pont-l’Amer ? Des chevaliers d’été. Et voilà maintenant que c’était l’automne, et qu’ils tombaient comme des feuilles…

Elle tourna carrément le dos à ser Hyle Hunt. « Tu viens, Podrick ? »

Immédiatement, le gamin lui emboîta le pas, menant leurs chevaux par la bride. « Est-ce que nous arriverons à trouver l’endroit ? L’Oie qui pue ?

— Je me débrouillerai. Toi, tu vas te rendre à l’écurie, près de la porte est. Demande au palefrenier s’il y a une auberge où nous puissions passer la nuit.

— Oui, ser. Ma dame. » Pendant qu’ils déambulaient, Podrick gardait les yeux fixés à terre et, de temps à autre, décochait des coups de pied à des cailloux. « Est-ce que vous savez où elle se trouve ? L’Oie ? L’Oie qui pue, je veux dire.

— Non.

— Il a dit qu’il nous montrerait. Ce chevalier. Ser Kyle.

— Hyle.

— Hyle. Qu’est-ce qu’il vous a fait, ser ? Je veux dire, ma dame. »

II peut bien avoir la langue qui bafouille, mais son esprit ne cafouille pas. « A Hautjardin, quand le roi Renly convoqua ses bannières, certains hommes s’amusèrent à se jouer de moi. Ser Hyle était du nombre. Il s’agissait d’un jeu blessant, cruel et tout sauf chevaleresque. » Elle s’immobilisa. « La porte est est par là. Attends-moi là-bas.

— Votre serviteur, ma dame. Ser. »

Aucune enseigne n’indiquait L’Oie qui pue. Il fallut à Brienne près d’une heure pour la découvrir, au bas d’une volée de marches sous l’étable d’un équarrisseur. La cave était si sombre et si basse de plafond qu’elle se cogna le crâne à une poutre en y pénétrant. L’absence d’oies vous crevait les yeux. Quelques tabourets étaient éparpillés çà et là, et on avait repoussé un banc contre un mur de torchis. De vieilles barriques à vin, grises et vermoulues, tenaient lieu de tables. La puanteur promise imprégnait toutes choses. Celle-ci se composait pour l’essentiel de vinasse, de moisissure et d’humidité, lui révéla son nez, mais il s’y mêlait aussi de vagues effluves de goguenots, plus quelque chose comme un relent de cimetière.

Les seuls buveurs étaient trois matelots de Tyrosh dans un coin, qui se grommelaient mutuellement des choses au travers de barbes vertes et violettes. Ils lui accordèrent une brève inspection, puis l’un d’eux proféra quelque chose qui fit s’esbaudir les autres. Une planche posée à cheval sur deux barriques servait de comptoir. Derrière se tenait le tenancier, une tenancière en fait, boulotte et blafarde et menacée par la calvitie, dont les énormes nichons flasques ballottaient sous un sarrau crasseux. On aurait dit que les dieux l’avaient faite avec de la pâte crue.

Brienne n’osa pas demander de l’eau comme elle l’aurait fait ailleurs. Elle se paya une coupe de vin puis : « Je cherche un certain Dick Main-leste.

— Dick Grinche. Vient presque tous les soirs. » La femme loucha sur la maille et l’épée de Brienne. « Si c’est pour y tailler des croupières, faites-y ça quelque part ailleurs. Nous, on veut pas d’emmerdes avec lord Tarly.

— Je souhaite m’entretenir avec lui. Pourquoi lui voudrais-je du mal ? »

L’autre haussa les épaules.

« Si vous aviez l’obligeance de m’adresser un signe de tête quand il entrera, je vous en saurais gré.

— Gré comment ? »

Brienne posa une étoile de cuivre sur la planche qui les séparait puis se dénicha une place noyée dans l’ombre et jouissant d’une bonne vue sur l’escalier d’accès.

Elle tâta du vin. Il était huileux sur la langue, et un cheveu flottait à la surface. Un cheveu aussi ténu que mes espoirs de retrouver Sansa, songea-t-elle en le repêchant. La piste de ser Dontos n’avait rien donné, et, lady Lysa morte, le Val ne semblait plus un asile plausible. Où êtes-vous, lady Sansa ? Vous êtes-vous enfuie chez vous, à Winterfell, ou bien vous trouvez-vous avec votre mari, comme Podrick a l’air de le penser ? Elle n’était nullement tentée d’aller courir aux trousses de la jeune fille de l’autre côté du détroit, où tout, même la langue, lui serait étranger. Là-bas, je ferai encore davantage l’effet d’un monstre, à grogner et gesticuler pour tâcher de me faire entendre. On se gaussera de moi, comme on s’en est gaussé jadis à Hautjardin. Ses joues s’empourprèrent à ce souvenir.

Lorsque Renly s’était coiffé de sa couronne, la Pucelle de Torth avait chevauché sans trêve au travers du Bief pour courir le rejoindre. Lui, personnellement, il l’avait accueillie de façon courtoise et acceptée à son service comme une bienvenue. Tout autre avait été le comportement de ses grands vassaux et de ses chevaliers. Elle ne s’était certes pas attendue à une réception chaleureuse de leur part. Elle s’était même préparée à de la froideur, à des mines sarcastiques, à de l’hostilité. Autant de mets dont on l’avait déjà repue par le passé. Or, ce n’était pas le mépris du grand nombre qui l’emplissait de confusion, la rendait vulnérable, c’était la bienveillance de l’infime minorité. La Pucelle de Torth avait eu beau être fiancée à trois reprises, jamais personne ne lui avait pour autant conté fleurette avant qu’elle n’arrive à Hautjardin.

Ben Brousse l’Asperge, l’un des rares hommes du camp de Renly qui pût se flatter d’une taille supérieure à la sienne, fut le premier. Il envoya son écuyer astiquer sa maille et lui fit présent d’une corne à boire d’argent. Ser Edmund Ambrose renchérit sur lui en apportant des fleurs et en la priant de chevaucher en sa compagnie. Ser Hyle Hunt les surclassa tous deux. Il lui offrit un livre dont les magnifiques enluminures illustraient une centaine d’histoires truffées de prouesses chevaleresques. Il se munissait de pommes et de carottes destinées à régaler les chevaux qu’elle possédait, et il lui donna une plume de soie bleue pour orner son heaume. Il lui contait les commérages du camp, la faisait sourire par des propos malicieux et mordants. Il alla même jusqu’à la prendre pour partenaire d’entraînement, cajolerie qui se révélait plus éloquente que tout le reste.

Elle se figura que c’était grâce aux soins qu’il lui rendait que les autres commencèrent à leur tour à se montrer courtois. Plus que courtois. A table, ils firent assaut de zèle pour occuper la place à ses côtés, pour s’offrir à remplir sa coupe de vin ou pour courir lui chercher des abats. Ser Richard Portée pinça sur son luth des chansons d’amour devant le pavillon qu’elle occupait. Ser Hugh des Essaims lui apporta un pot de miel « aussi doux que les pucelles de Torth ». Ser Marq Mullendor la fit rire avec les bouffonneries de son singe, une curieuse bestiole noire et blanche qui venait des îles d’Eté. Un chevalier errant nommé Will la Cigogne proposa de lui masser les épaules pour les dénouer.

Brienne le rebuta. Elle les rebuta tous. Lorsque ser Owen Demilopin s’avisa de l’empoigner une nuit pour l’embrasser de vive force, le coup dont il écopa l’expédia baller le cul dans un feu de camp. Sur ces entrefaites, elle se regarda dans un miroir. Sa bouille était aussi large, aussi tachetée de son, ses dents aussi saillantes que jamais, sa lippe aussi vaste, sa ganache aussi massive, sa laideur inqualifiable. Son unique désir était d’être chevalier pour servir le roi Renly, et pourtant, maintenant…

Ce n’était pas comme si elle était la seule femme à se trouver là. Même les traîneuses à soudards étaient plus avenantes qu’elle, et dans le château, là-haut, tandis que lord Tyrell donnait chaque nuit des fêtes en l’honneur de Sa Majesté Renly, des jouvencelles de haute naissance et de ravissantes dames dansaient au son du cor, de la harpe et de la musette. Pourquoi faites-vous l’aimable avec moi ? avait-elle envie de piailler, chaque fois qu’un chevalier dont elle ignorait tout lui tartinait un compliment. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Randyll Tarly dissipa le mystère, le jour où il la fit mander à son pavillon par deux de ses hommes d’armes. Son fils, le petit Dickon, avait surpris les propos rigolards de quatre chevaliers occupés à seller leurs montures, et les lui avait rapportés.

Ceux-ci concernaient un pari.

Qui émanait à l’origine de trois jeunots de chevaliers, lui révéla-t-il : Ambrose, Brousse et Hunt, tous de sa propre maisonnée. La nouvelle s’en étant répandue dans le camp, d’autres avaient rallié la partie. Pour entrer dans la course, chacun des nouveaux joueurs était tenu de verser un dragon d’or, et la totalité de la somme ainsi rassemblée devait être empochée par quiconque revendiquerait la primeur de son pucelage.

« J’ai mis un terme à leur championnat, lui déclara Tarly. Parmi ces… compétiteurs, certains sont moins sourcilleux que d’autres sur le point d’honneur, et les mises allaient grossissant de jour en jour. Ce n’était dorénavant plus qu’une question de temps d’ici à ce que l’un d’entre eux décide de recourir à la violence pour s’adjuger la cagnotte.

— Il s’agissait de chevaliers, dit-elle, abasourdie, de chevaliers oints.

— Leur probité ne saurait être mise en question. Tout cela est votre faute. »

L’inculpation la fit sursauter. « Je n’aurais jamais consenti… Je n’ai strictement rien fait pour les inciter à se comporter de la sorte !

— C’est votre présence ici qui les y a incités. Quand une femme se conduit comme une traîneuse à soudards, elle est mal venue à contester de se voir traiter comme telle. Une vraie jeune fille n’a pas sa place au sein d’une armée en campagne. Si vous avez une once de respect pour votre vertu ou pour l’honneur de votre maison, vous allez immédiatement retirer cette tenue de mailles, retourner chez vous et conjurer votre père de vous trouver un époux.

— Je suis venue pour combattre, insista-t-elle. Pour entrer dans la chevalerie.

— Les dieux ont fait les hommes pour combattre et les femmes pour porter des enfants, répliqua Randyll Tarly. Le champ de bataille d’une femme est sa couche de parturiente. »

Quelqu’un descendait l’escalier de la cave. Brienne repoussa son vin lorsqu’un individu loqueteux, au museau maigre et pointu sous une tignasse brune et poisseuse franchit le seuil de L’Oie. Il décocha un coup d’œil furtif du côté des matelots de Tyrosh, l’attarda davantage sur Brienne puis s’approcha du comptoir improvisé. « Du vin, commanda-t-il, et pas d’çui que vous y foutez d’dans d’la pisse de canasson, siouplé. »

La taulière lorgna vers Brienne et hocha du chef.

« Je paierai votre vin, lança-t-elle, contre deux mots de causette. »

Le type l’examina d’un air méfiant. « Deux mots ? J’en sais des tas, d’mots. » Il vint néanmoins s’installer sur un tabouret devant elle. « Dites-moi c’que m’dame a envie d’savoir, et Dick Main-leste la met au parfum.

— On m’a raconté que vous aviez bouffonné un bouffon. »

Le loqueteux se mit à siroter son vin, pensif. « S’pourrait ben qu’oui. Ou qu’non. » Il portait un doublet délavé, déchiré, dont l’emblème de quelque lord avait été arraché. « Qui c’est-y qui veut savoir ça ?

— Le roi Robert. » Elle déposa un cerf d’argent sur la barrique plantée entre eux. Le profil de Robert figurait sur le côté face, le cerf sur le côté pile.

« Y fait ça, main’nant ? » Il s’empara de la pièce et la fit tournoyer sur la tranche. « Je déteste pas voir une danse de roi, hey-nonny hey-nonny hey-nonny-ho. S’pourrait ben que j’laie vu, c’bouffon à vous.

— Est-ce qu’il y avait une jeune fille avec lui ?

— Deux », répondit-il du tac au tac.

— Deux jeunes filles ? » Se pourrait-il que la seconde soit Arya ?

« Ben…, fit-il. J’ai jamais vu les petites mignonnes, vous gourez pas, mais y cherchait à passer pour trois.

— Passer où ?

— D’l’aut’côté d’la mer, j’crois ben m’rappeler.

— Vous vous souvenez de quoi il avait l’air ?

— D’un bouffon. » Il rafla la pièce qui tournoyait toujours sur leur simulacre de table lorsqu’il vit que son mouvement commençait à se ralentir et la fit disparaître. « D’un bouffon qui crevait de trouille.

— Pour quelle raison ? »

Il haussa les épaules. « Ça, il l’a jamais dit, mais c’vieux Dick Main-leste la connaît, l’odeur de la trouille. Y v’nait ici la plupart des soirs, y payait à boire aux marins, y lâchait des vannes, y chantait des chansonnettes. Seulement, y a des types, une nuit, qu’entrent avec ce foutu chasseur qu’y-z-ont sur leurs nénés, et v’là-t-y pas que vot’ bouffon, ’l a viré du coup blanc comm’ le lait, et puis muet comme une carpe jusqu’à temps que les autres soient repartis. » Il rapprocha son tabouret de celui de Brienne. « Ce Tarly v’s a mis des soldats partout, qu’en rôde plein les docks, à surveiller chaque bateau qu’arrive ou qui part. Le gus qui cherche un daim, c’est dans les bois qu’y va. Çui qui cherche un bateau, ben, lui, c’est au port. Vot’ bouffon, il osait pas, lui. ’lors, moi, j’y ai proposé mon petit bout d’aide.

— Quelle sorte d’aide ?

— La sorte que ça coûte pas si bon marché qu’un seul cerf d’argent.

— Parlez, et vous en aurez un autre.

— Montrez toujours voir. » Elle déposa un cerf supplémentaire sur la barrique. Il le fit tournicoter comme le premier, sourit, le cueillit à la volée. « Un zigue qui peut pas aller aux bateaux, faut, les bateaux, que ça vienne à cézigue. J’y ai dit que je connaissais un endroit, moi, que ça pourrait ben y arriver, ’n endroit clandé, quoi, manière. »

La chair de poule en monta aux bras de Brienne. « Une crique de contrebandiers. C’est à des contrebandiers que vous avez envoyé le bouffon.

— Lui et les deux filles que j’ai parlé. » Il se mit à glousser. « Le seul truc, eh ben, l’endroit que je les ai envoyés, y a pas eu de bateaux là-bas depuis pas mal de temps. Trente ans, disons. » Il se gratta le nez. « C’est quoi, ce bouffon, pour vous ?

— Ces deux jeunes filles sont mes sœurs.

— Ah bon, vraiment ? Pauv’ bouts de chou… ’vais une sœur, dans le temps, mézigue. Maigriotte, avec des genoux cagneux, mais après, v’là-t-y pas qu’y lui a poussé deux nichons, et que le fils d’un chevalier vous y a bourré l’entrejambe. La dernière fois qu’on s’est vus, elle partait à Port-Réal se gagner son beurre couchée sur le dos.

— Où les avez-vous envoyés ? »

Nouveau haussement d’épaules. « Ça, ma foi, j’arrive pas à me rappeler.

— Où ? » Brienne abattit sèchement un troisième cerf d’argent.

D’une chiquenaude de son index, il lui retourna la pièce. « Dans un endroit que pas aucun cerf a jamais découvert… Mais un dragon pourrait. »

De l’argent ne lui tirerait pas les vers du nez, devina-t-elle. De l’or y arriverait peut-être, ou peut-être pas. De l’acier le ferait plus sûrement. Elle toucha son poignard, puis préféra finalement farfouiller dans sa bourse. Elle en retira un dragon d’or qu’elle plaqua sur la barrique. « Où ? »

L’autre pouilleux rafla la pièce et s’y fit les dents. « Du bon. Fait qu’ça m’revient, du coup… La presqu’île de Clacquepince. Pile au nord d’ici que c’est, un pays sauvage de collines et de marécages, mais ça se trouve que c’est là que je suis né et que j’ai été élevé. Mon nom, c’est Dick Grinche, mais la plupart des gens m’appellent Dick Main-leste. »

Elle s’abstint de lui révéler son propre nom. « Où, dans la presqu’île de Clacquepince ?

— Les Murmures. Z’avez entendu parler de Clarence Grinche, évidemment.

— Non. »

Il eut l’air stupéfait. « Ser Clarence Grinche, j’ai dit. Y a du sang à lui dans mes veines. ’l avait huit pieds de haut, et ’l était si fort qu’y pouvait déraciner des pins d’une seule main puis les balancer à un demi-mille. Y avait pas de cheval capable de porter son poids, alors y montait un aurochs.

— Qu’est-ce qu’il a à voir avec cette crique de contrebandiers ?

— Sa femme était une sorcière des bois. Chaque fois qu’y zigouillait un type, ser Clarence ramenait la tête à la maison, et sa femme la baisait sur les lèvres et la ramenait à la vie. Lords, que ça les faisait alors, et magiciens, et chevaliers célèb’, et pirates aussi. Y en a eu un roi de Sombreval. Y donnaient au vieux Grinche de bons conseils. Vu qu’y-z-étaient juste des têtes, y pouvaient pas parler vraiment fort fort, mais jamais y la fermaient non p’us. Quand z’êtes une tête, z’avez rien d’autre que causer pour passer la journée. C’est pour ça que le fort à Grinche a été nommé les Murmures. Est toujours nommé aujourd’hui, malgré qu’il est plus que des ruines depuis un millier d’années. » Il fit lestement circuler la pièce d’or entre ses cinq doigts. « Un seul dragon, tout seul, ça se sent seul, ’lors qu’à dix…

— Dix dragons représentent une fortune. Vous me prenez pour un bouffon ?

— Non, mais je peux vous prendre en voir un… » La pièce valsa dans un sens puis dans l’autre entre les phalanges. « Vous prendre aux Murmures, m’dame. »

La façon qu’il avait de jouer avec cette pièce d’or n’était pas pour plaire à Brienne. Et cependant… « Six dragons si nous trouvons ma sœur. Deux si nous trouvons seulement le bouffon. Rien, si rien est ce que nous trouvons. »

Grinche haussa les épaules. « Six est parfait. Six ira. »

Pas si vite. Elle lui saisit le poignet avant qu’il ne puisse étouffer l’or. « Gardez-vous bien de me jouer un vilain tour. Vous aurez en moi un gibier difficile à digérer. »

Quand elle le relâcha, Grinche se massa le poignet. « Chierie de chiotte ! grommela-t-il. Vous m’avez fait un mal de chien !

— Vous m’en voyez marrie. Ma sœur n’a que treize ans. Il faut absolument que je la retrouve avant…

— … avant qu’un chevalier se fourre dans sa fente. Ouais, pigé. Elle est déjà sauvée, vous faites pas de mouron. Dick Main-leste est avec vous, main’nant. Venez me rejoindre près de la porte est dès le point du jour. Faut que j’y voie à m’dégotter un ch’val. »

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