CERSEI

« Oh, pourvu que les Sept ne permettent pas qu’il pleuve sur les noces de Sa Majesté ! » s’exclama Jocelyn Swyft, tout en démêlant soigneusement les longs cheveux d’or de la reine avant de se mettre à la coiffer.

« Personne n’a envie qu’il pleuve », répliqua Cersei. En son for intérieur, son envie personnelle était qu’il y ait du grésil, de la glace, des bises hurlantes, et un tonnerre à ébranler les pierres elles-mêmes du Donjon Rouge. Elle avait envie d’un typhon digne de sa fureur. A la camériste, elle déclara : « Plus serré… Mais attache-moi ça plus serré, te dis-je, espèce de petite gourde minaudière ! »

C’était ce maudit mariage qui la mettait hors d’elle, mais il était moins risqué de prendre pour cible cette pécore dont la vivacité d’esprit n’était pas le point fort. L’emprise de Tommen sur le Trône de Fer manquait par trop de solidité pour permettre encore à sa mère d’offenser Hautjardin. Aussi longtemps que Stannis Baratheon tiendrait Peyredragon et Accalmie, aussi longtemps que Vivesaigues persisterait dans son défi, aussi longtemps que, telles des meutes de loups, les Fer-nés écumeraient les mers, force serait à la jeune Swyft de dévorer les avanies dont Cersei aurait plus volontiers régalé Margaery Tyrell et son abominable guenippe fripée de grand-mère.

Pour son déjeuner, la reine envoya quérir aux cuisines deux œufs à la coque, un pot de miel et un pain. Mais lorsqu’elle découvrit dans son premier œuf l’embryon sanguinolent d’un poussin à moitié formé, son estomac se révolta. « Débarrasse-moi tout ça, commanda-t-elle à Senelle, et rapporte à la place un pichet de vin aux épices bouillant. » Il régnait un froid de canard qui s’insinuait déjà jusqu’au fond de ses moelles, et elle allait devoir subir en plus une interminable journée dont chacun des épisodes lui était par avance odieux.

Jaime n’améliora pas non plus son humeur en se présentant tout de blanc vêtu mais toujours pas rasé, pour lui faire part des mesures qu’il avait prises afin d’empêcher que l’on n’empoisonne son fils. « J’aurai des hommes dans les cuisines, et ils surveilleront la préparation de chacun des plats, dit-il. Les manteaux d’or de ser Addam escorteront jusqu’à la table les serviteurs chargés d’y apporter les mets, ce de manière à éviter que puisse intervenir en route la moindre espèce de manipulation. Ser Boros tastera chaque chose avant que Tommen n’en mette la moindre lichette dans sa bouche. Et, dans le cas où cet ensemble de précautions se révélerait vain, mestre Ballabar sera installé à l’arrière de la salle, préalablement muni de purges et d’antidotes souverains contre une vingtaine de poisons courants. Ainsi Tommen, crois-moi, sera-t-il à l’abri de toute entreprise contre sa personne, je m’en porte absolument garant.

— A l’abri… » L’expression lui laissa sur la langue une saveur de fiel. Jaime ne comprenait pas. Personne ne comprenait. Sous la tente, il ne s’était trouvé que Melara pour entendre les croassements funestes de la vieille sorcière, et cela faisait des lustres qu’elle était morte, Melara. « Tyrion ne tuera pas deux fois de la même manière. Il est trop matois pour ça. Il pourrait bien être en ce moment même sous nos pieds, l’oreille attentive à chacun des mots que nous prononçons, tout en fourbissant des plans pour égorger Tommen.

— A supposer que tel soit le cas, répliqua Jaime, quelques plans qu’il fourbisse, il n’en reste pas moins petit et contrefait. Tommen aura autour de lui la fine fleur des chevaliers de Westeros. La Garde Royale le protégera. »

Cersei décocha un coup d’œil vers le point où des épingles fixaient la manche de la tunique de soie blanche de son frère, reployée par-dessus le moignon. « Il me souvient de la brillante manière dont ils ont su garder Joffrey, ces magnifiques chevaliers que tu me vantes là. Je veux que tu restes aux côtés de Tommen toute la nuit, est-ce bien compris ?

— Je ferai poster un garde devant sa porte. »

Elle lui saisit le bras. « Pas un garde. Toi. Et à l’intérieur de sa chambre.

— Au cas où Tyrion surgirait en rampant de la cheminée ? Il n’en fera rien.

— C’est toi qui le dis. Vas-tu m’affirmer que tu as découvert tous les tunnels dérobés dans ces murs ? » Ils savaient trop tous les deux à quoi s’en tenir là-dessus. « Je ne veux pas que Tommen reste seul avec Margaery, ne serait-ce que l’ombre de l’ombre d’une seconde.

— Ils ne seront pas seuls. Ses cousines seront avec eux.

— Et toi aussi. Je te l’ordonne au nom du roi. »

N’eût-il tenu qu’à elle, les nouveaux époux seraient allés coucher chacun de son côté, et un point c’est tout, mais les Tyrell n’avaient pas lâché le morceau. « Il serait séant que mari et femme dorment ensemble, avait déclaré la reine des Epines, dussent-ils ne rien faire d’autre que dormir. Le lit de Sa Majesté est assez grand pour deux, sûrement. » Lady Alerie s’était fait l’écho de sa belle-mère. « Permettez, de grâce, aux enfants de se tenir chaud l’un l’autre la nuit. Cela contribuera à les rapprocher. Margaery partage souvent sa couche avec ses cousines. Elles chantent et s’amusent à jouer puis se chuchotent mutuellement des cachotteries quand on a soufflé les chandelles.

— Quelle merveille, s’était extasiée Cersei. Gardez-vous donc de les en priver. Dans la Crypte-aux-vierges.

— Je suis persuadée que l’opinion de Sa Grâce est la plus pertinente, avait reparti cet épouvantail de lady Olenna à l’adresse de sa belle-fille. Elle est la propre mère du petit, finalement, de cela nous sommes tous sûrs. Et sans doute nous est-il possible de nous accorder sur la nuit de noces ? Un homme ne saurait dormir séparé de sa femme la nuit même de leurs épousailles. Sinon, cela porte malheur à leur mariage. »

Toi, ma vieille, un de ces jours, je t’apprendrai ce que « porter malheur » veut dire, s’était juré Cersei. « Eh bien, libre à Margaery de partager la chambre de Tommen pour cette seule et unique nuit, avait-elle été néanmoins contrainte de concéder. Pas davantage.

— C’est excessivement gracieux à Votre Grâce », avait rétorqué la reine des Epines, et chacun d’échanger des sourires exquis sur ces entrefaites…

Les doigts de Cersei s’enfonçaient assez violemment dans le bras de Jaime pour y laisser des bleus. « J’ai besoin d’yeux dans cette pièce-là, reprit-elle.

— Et pour voir quoi ? questionna-t-il. Tout risque de consommation est forcément exclu. Tommen est beaucoup trop jeune.

— Et Ossifer Quetsch était beaucoup trop mort pour engendrer un mioche, mais ça ne l’a pas arrêté en si bon chemin, si ? »

Son frère écarquilla les yeux. « C’était qui, cet Ossifer Quetsch ? Le père de lord Philip ou… qui d’autre ? »

Il est presque aussi ignare que Robert. Tout ce qu’il avait d’esprit s’était concentré dans sa main d’épée.« Oublie Quetsch pour ne te souvenir que de ce que j’ai commandé. Jure-moi que tu resteras auprès de Tommen jusqu’à ce que le soleil soit levé.

— Eh bien, soit, répondit-il d’un ton qui ravalait les craintes de la reine à des chimères échevelées. Tu comptes toujours t’entêter à incendier la tour de la Main ?

— Après le banquet. » C’était la seule des festivités de la journée dont elle pensait pouvoir se promettre quelque agrément. « C’est dans cette tour-là que notre seigneur père a été assassiné. Je n’en puis pas supporter la vue. Si les dieux daignent se montrer bienveillants, le feu se chargera peut-être de nous enfumer tel ou tel rat tapi dans les décombres. »

Jaime roula les yeux. « Tu veux dire Tyrion ?

— Lui-même, et lord Varys, et ce damné geôlier.

— Si aucun d’entre eux persistait à se planquer dans la tour, nous lui aurions fatalement mis la main au collet. Je l’ai fait sonder pendant près d’une lune par un véritable régiment muni de masses et de pics. Nous avons arraché dallages et planchers, nous avons battu, rebattu les murailles et mis au jour une cinquantaine de passages secrets.

— Ce qui implique d’autant mieux qu’il risque d’en exister une cinquantaine d’autres. » Certains de ces conduits clandestins s’étaient révélés d’une telle exiguïté qu’il avait fallu recourir à des pages et à des apprentis palefreniers pour en faire l’exploration. On avait découvert un passage menant aux oubliettes et un puits qui semblait sans fond. On avait découvert une pièce bourrée de crânes et d’os jaunis, plus quatre sacs de pièces d’argent terni datant du règne du premier roi Viserys. On avait découvert aussi des myriades de rats, mais pas plus Tyrion que Varys ni que le geôlier n’en faisaient partie, et Jaime avait fini de guerre lasse par exiger qu’on mette un terme aux investigations. Un gamin s’était si bien coincé dans l’un de ces satanés boyaux qu’on n’avait réussi à l’en extraire, et piaillant comme un porc, qu’à force de le tirer par les pieds. Un autre était tombé dans une chausse-trape et s’y était brisé les jambes. Et deux gardes s’étaient volatilisés pendant leur expédition de reconnaissance d’un tunnel latéral. Certains de leurs compagnons jurèrent leurs grands dieux qu’ils les entendaient vaguement appeler du fin fond de la maçonnerie, mais on eut beau s’acharner à la démolir, on ne trouva derrière que de la terre et des gravats. « Petit et malin comme il est, le Lutin peut très bien se tenir encore là-dedans. Qu’il s’y cache, et le feu l’enfumera ou le forcera à se débusquer.

— En admettant même que Tyrion se terre encore dans l’enceinte du Donjon Rouge, il ne saurait le faire à la tour de la Main. Nous l’avons réduite à une coquille vide.

— Que ne nous est-il possible de traiter de même tout le reste de cette saleté de château ! gronda Cersei. Une fois terminée la guerre, j’ai bien l’intention de construire un nouveau palais sur l’autre berge de la rivière. » Elle en avait rêvé la nuit de l’avant-veille, sous les splendides espèces d’un château blanc comme neige, entouré de parterres et de bois, à des lieues et des lieues des pestilences et du vacarme de Port-Réal. « Cette ville est un cloaque infect. Pour un peu – trois fois rien ! – je transférerais de bon cœur la Cour à Port-Lannis, et c’est de Castral Roc que je gouvernerais le royaume.

— Ce qui serait une sottise encore plus énorme que de brûler la tour de la Main. Tant que Tommen pose ses fesses sur le Trône de Fer, le royaume le considère comme le souverain authentique. Avise-toi d’aller le planquer sous le Roc, et tu fais de lui tout simplement un prétendant de plus aux Sept Couronnes, soit ni plus ni moins que Stannis.

— J’en suis parfaitement consciente, riposta-t-elle sèchement. J’ai dit que je transférerais volontiers la Cour à Port-Lannis, pas que je le ferais. Est-ce que tu as toujours eu la cervelle aussi lambine, ou bien t’a-t-il suffi de perdre une main pour devenir stupide ? »

Jaime fit comme si de rien n’était. « Que ces fichues flammes se répandent au-delà de la tour, et c’est le château de fond en comble que tu risques de finir par incendier, que tu le souhaites ou non. C’est traître, le feu grégeois.

— Lord Hallyne m’a garanti que ses pyromants se faisaient fort de le contrôler. » La Guilde des Alchimistes s’était lancée depuis une quinzaine dans la préparation de grégeois frais. « Autant que Port-Réal tout entier voie l’embrasement. Cela servira de leçon à nos ennemis.

— Et voilà que tu parles comme Aerys. »

Ses narines se dilatèrent. « Gare à votre langue, ser.

— Je t’adore aussi, sœurette ma douce. »

Comment ai-je jamais pu aimer ce misérable individu ? se demanda-t-elle après qu’il se fut retiré. Il était ton jumeau, ton ombre, ta seconde moitié, souffla une autre voix. Autrefois, peut-être, songea-t-elle. Plus maintenant. Il est devenu un étranger pour moi.

Comparés à la royale magnificence qu’on avait déployée pour les noces de Joffrey, modestes furent les fastes du mariage de Tommen, et on ne peut moins ostentatoires. Si personne, et la reine moins que quiconque, ne souhaitait revoir de cérémonie aussi somptueuse, personne, et les Tyrell tout les premiers, ne souhaitait non plus en payer les frais. Aussi le jeune roi prit-il Margaery pour femme dans le septuaire du Donjon Rouge, sous les yeux d’une maigre centaine d’invités, tandis que son défunt frère avait épousé la même en présence de milliers de témoins.

La promise était charmante, belle et gaie, le promis conservait des traits de bambin grassouillet. Il ânonna d’une voix perchée, puérile la formule sacramentelle qui l’engageait à chérir la fille de Mace Tyrell deux fois veuve et à l’assurer de son dévouement. Elle portait la même tenue que le jour de sa précédente union avec Joffrey, des froufrous aériens de pure soie ivoire, de dentelles de Myr et de semences de perles. Cersei était demeurée quant à elle habillée de noir, en signe du deuil où la maintenait plongée l’assassinat de son premier-né. La veuve de celui-ci pouvait bien se complaire à l’exclure entièrement de sa mémoire et à rire et à boire et à gambiller, sa mère, elle, n’était pas près de laisser s’estomper le souvenir de Joff avec autant d’aisance.

Ce mariage est une bourde,songea-t-elle. Il est on ne peut plus prématuré. Un an, deux ans de délai, voilà qui aurait fait l’affaire. Hautjardin aurait dû s’estimer satisfait de simples fiançailles. Elle loucha vers l’endroit où Mace Tyrell se pavanait, flanqué de ses mère et femme. Vous m’avez embringuée malgré moi dans cette caricature de mariage, messire, et je ne l’oublierai pas de sitôt.

Quand fut venu le moment de changer les manteaux, la future se laissa choir à deux genoux avec des grâces ineffables, et Tommen la drapa dans la pesante monstruosité de brocart d’or dont Robert avait accablé Cersei le jour de leurs propres noces et que décorait dans le dos, brodé en perles d’onyx, le cerf couronné des Baratheon. La reine aurait mille fois préféré voir recourir au somptueux manteau de soie écarlate qu’avait déjà utilisé Joffrey. « C’est celui dont messire mon père s’était servi pour épouser dame ma mère », avait-elle expliqué cette fois encore aux Tyrell, mais la reine des Epines l’avait aussi contrecarrée sur ce détail. « Cette horreur ? s’était récriée la vieille harpie. Elle m’a l’air plutôt râpée jusqu’à la trame…, et elle me paraît, sauf votre respect, maléfique. Et puis un cerf ne serait-il pas plus séant pour un fils légitime du roi Robert ? De mon temps, les promises adoptaient les couleurs de leur époux, non celles de dame sa mère. »

Grâce à Stannis et à sa circulaire ignoble, il courait déjà beaucoup trop de rumeurs sur la paternité réelle de Tommen. N’osant attiser les flammes en exigeant à toute force qu’il enveloppe Margaery dans l’écarlate Lannister, Cersei s’était inclinée de la meilleure grâce qu’elle avait pu. Mais la seule vue de ces profusions d’or et d’onyx la comblait encore de ressentiment. Ces damnés Tyrell, plus nous leur accordons de concessions, et plus s’exacerbent leurs exigences à notre endroit.

Une fois achevée la kyrielle des serments, le roi et sa nouvelle reine sortirent du septuaire essuyer les congratulations. « Westeros a désormais deux reines, et la jeune est aussi belle que la vieille », tonitrua Lyle Crakehall, un chevalier dont la balourdise rappelait souvent à Cersei feu son Robert d’époux perdu sans l’ombre d’une larme. Elle l’aurait giflé. Gyles Rosby prétendit lui baiser la main et ne réussit qu’à lui tousser tout plein les doigts. Lord Redwyne l’embrassa sur une joue, Mace Tyrell sur les deux. Le Grand Mestre Pycelle lui assena que, loin d’avoir perdu un fils, elle venait en ce grand jour de gagner une fille. Du moins se vit-elle épargner les embrassements larmoyants de lady Tanda. Pas une seule des femelles Castelfoyer ne s’était montrée, abstention dont, faute de mieux, elle eut à cœur de se féliciter.

Kevan Lannister survint parmi les derniers. « Je comprends que vous avez l’intention de nous abandonner bientôt pour assister à d’autres noces, lui dit-elle.

— Durepierre a nettoyé Darry-le-Château des hommes en rupture de ban qui l’occupaient jusqu’à présent, répondit-il. La fiancée de Lancel nous attend là-bas.

— Est-ce que dame votre épouse va vous y rejoindre pour la cérémonie ?

— Le Conflans demeure encore trop dangereux. La racaille de Varshé Hèvre continue de rôder dans les parages, et Béric Dondarrion y a pendu des Frey. Est-il vrai que Sandor Clegane se soit rallié à lui ? »

D’où tient-il cette information-là ?« D’aucuns le prétendent. Les nouvelles sont contradictoires. » L’oiseau arrivé la nuit précédente émanait d’une communauté septuaire implantée sur une île toute proche de l’embouchure du Trident. La ville voisine de Salins avait été férocement saccagée par une bande de hors-la-loi, et, d’après les déclarations de certains des citadins rescapés, une brute rugissante coiffée d’un heaume à mufle de limier se trouvait parmi les assaillants. On lui prêtait la mort d’une douzaine d’hommes et le viol d’une fillette de douze ans. « Lancel n’aura sans doute rien de plus pressé, j’imagine, que de se lancer à la poursuite de Clegane ainsi que de lord Béric afin de restaurer la paix du roi dans le Conflans. »

Ser Kevan la fixa dans les yeux pendant un bon moment. « Mon fils n’est pas de force à régler son compte à Sandor Clegane. »

A cet égard au moins, nous sommes bien d’accord. « Son père pourrait l’être, lui. »

La bouche de son oncle se durcit. « Puisque mon service ne réclame pas ma présence au Roc… »

C’est ici que votre service vous réclamait. Cersei avait nommé son cousin Damion Lannister gouverneur du Roc, et un autre de ses cousins, ser Daven Lannister, Gardien de l’Ouest. L’insolence se paie, mon oncle. « Rapportez-nous la tête de Sandor, et Sa Majesté vous en aura on ne peut plus de gratitude, je suis en mesure de vous l’affirmer. Joff pouvait éprouver un certain faible pour son garde du corps, Tommen, lui, en a toujours eu peur. Et à juste titre, apparemment.

— Lorsqu’un chien devient agressif, la faute en incombe à son maître », riposta ser Kevan qui, là-dessus, tourna les talons et s’en fut.

Escortée par Jaime, elle se dirigea vers la Petite Galerie où s’apprêtait le banquet. « Je te tiens pour responsable de toute cette mascarade, lui grommela-t-elle à voix basse durant le trajet. Laisse-les se marier, m’as-tu dit. Margaery devrait être en train de pleurer Joffrey, pas d’épouser son frère. Elle devrait être aussi malade de chagrin que moi. Je ne crois pas qu’elle soit vierge. Renly avait bien une queue, non ? Il était le frère de Robert, il avait sûrement une queue. Si cette répugnante vieille sorcière se figure que je vais permettre à mon fils de…

— Tu seras très incessamment débarrassée de lady Olenna, la coupa Jaime, imperturbable. Elle repart pour Hautjardin dès demain.

— C’est ce qu’elle dit. » Cersei ne se fiait aux promesses d’aucun des Tyrell.

« Elle s’en va, te dis-je, maintint-il. Mace emmène la moitié de ses forces à Accalmie, et l’autre moitié retourne dans le Bief avec ser Garlan qui n’aspire qu’à faire aboutir ses prétentions sur Rubriant. Encore quelques jours, et il ne restera plus d’autres roses à Port-Réal que Margaery, ses dames d’atour et une poignée de gardes.

— Plus ser Loras. A moins que tu ne l’aies oublié, ton délicieux frère juré ?

— Ser Loras est l’un des chevaliers de la Garde Royale.

— Ser Loras est tellement Tyrell qu’il pisse de l’eau de rose. On n’aurait jamais dû lui faire don d’un manteau blanc.

— Ce n’est certes pas sur lui que j’aurais jeté mon dévolu, ça, je te l’accorde volontiers. Mais nul ne s’est soucié de me demander mon avis. Je crois néanmoins que Loras se comportera de manière assez satisfaisante. Le seul fait d’endosser ce manteau-là vous métamorphose un homme.

— Il ne fait aucun doute qu’il t’a métamorphosé, toi, et pas pour le mieux.

— Je t’adore aussi, sœurette ma douce. » Après lui avoir tenu la porte, il la conduisit vers la table haute où elle devait flanquer le siège royal, la place d’honneur, de l’autre côté, revenant à Margaery. A son entrée, main dans la main avec le petit roi, celle-ci se fit un devoir de marquer une pause pour bécoter sa belle-mère sur les deux joues et pour l’enlacer à pleins bras. « Votre Grâce, fit la garce, avec un culot monstre, voici que j’ai l’impression d’avoir une seconde mère. Je prie de toute mon âme pour que nous soyons très proches l’une de l’autre, unies par notre affection pour votre adorable fils.

— J’aimais mes deux fils.

— Joffrey a également sa place dans mes prières, lui repartit Margaery. Je l’aimais tendrement, bien que la chance de le connaître m’ait été refusée. »

Menteuse ! songea Cersei. Si tu l’avais aimé ne serait-ce qu’une seconde, tu n’aurais pas mis autant d’impudence à te dépêcher d’épouser son frère. Tu n’as jamais éprouvé de désir que pour sa couronne. Pour un peu, elle lui aurait administré sa volée de claques, à cette rougissante de mijaurée, là, sur l’estrade, au vu et au su du dessus du panier de la Cour.

A l’instar de la cérémonie religieuse, le festin de noce brilla par sa modestie. Lady Alerie s’était chargée de tout organiser ; eu égard à la façon dont s’étaient achevées les ripailles du mariage de Joffrey, Cersei n’avait pu supporter l’idée d’assumer de nouveau cette ingrate corvée. On servit seulement sept plats. Entre chacun d’eux, Beurbosses et Lunarion s’attachèrent à divertir les convives, et des musiciens à charmer les oreilles pendant qu’on mangeait. Il se produisit des museux et des violoneux, un luth et une flûte, une grande harpe. L’unique chanteur fut une espèce de favori de lady Margaery, un jeune bellâtre faraud tout attifé de nuances d’azur et qui se qualifiait lui-même de Barde Bleu. Il fredonna quelques chansons d’amour puis se retira. « Quelle déception ! se lamenta bien haut et clair lady Olenna. J’espérais tellement Les Pluies de Castamere. »

Chaque fois que le regard de Cersei se posait sur l’antique mégère, il lui semblait voir flotter sous ses yeux la dégaine effroyablement ravinée, si perspicace, de Maggy la Grenouille. Toutes les vieilles ont cet air-là, tâcha-t-elle de se convaincre, inutile de chercher plus loin. A la vérité, la sorcière cassée en deux d’autrefois n’avait pas présenté la moindre ressemblance avec la reine des Epines, et, néanmoins, un hasard malin voulait que la seule vue du petit sourire fielleux de lady Olenna suffise à reporter la reine sous la tente aux divinations. Elle en percevait encore l’atmosphère chargée de relents d’épices orientales bizarres, elle ressentait encore sur son doigt le moelleux des gencives suçotant son sang. Reine tu seras, lui avait assuré la vieille Maggy, les lèvres encore humides et luisantes de rouge, jusqu’à ce qu’il en vienne une autre, plus jeune et plus belle, pour t’abattre et s’emparer de tout ce qui t’est cher.

Cersei jeta un coup d’œil par-delà Tommen pour détailler Margaery qui riait avec son père. Elle est assez jolie, dut-elle convenir, mais la jeunesse est son charme essentiel. Il se trouve jusqu’à des petites paysannes pour avoir momentanément ce genre de joliesse, à l’âge où elles possèdent encore et leur fraîcheur et leur innocence de filles intactes, et la plupart ont les mêmes prunelles brunes et les mêmes yeux bruns qu’elle. Il faudrait être le dernier des butors pour jamais la prétendre plus belle que moi. Le monde fourmillait de butors, toutefois. Et la Cour de son fils n’était pas en reste.

Rien n’amenda moins son humeur que de voir Mace Tyrell se hisser sur ses pieds pour entamer la série des toasts. Il brandit vers le ciel un gobelet d’or et, tout sourires pour sa jolie donzelle de fille, lança d’une voix retentissante : « Au roi et à la reine ! » Le troupeau de moutons bêêêêêla de concert avec lui : « Au roi et à la reine ! » tout en entrechoquant ses coupes à grand fracas. « Au roi et à la reine ! » s’époumonaient-ils. N’ayant pas l’embarras du choix, force fut à Cersei de boire comme les autres, non sans déplorer que les convives n’aient pas une seule et unique tête pour qu’elle puisse leur balancer son pinard en pleine face à tous afin de leur remémorer que c’était elle, la reine authentique. De toute la clique des lèche-culs des Tyrell, il n’y eut que Paxter Redwyne pour avoir l’air de se rappeler vaille que vaille qu’elle existait tout de même, puisque, lorsqu’il se campa à son tour, vaguement titubant, pour porter son propre toast, « A nos deux reines ! piailla-t-il. A la jeune comme à la vieille ! »

Quitte à descendre coupe après coupe de vin, Cersei ne s’affaira guère durant le repas qu’à repousser ce qu’on lui servait sur les pourtours d’une assiette d’or. Tout en faisant preuve d’un appétit encore moindre, Jaime condescendit à peine à venir occuper de-ci de-là sa place sur l’estrade. Il est aussi anxieux que moi, s’avisa-t-elle brusquement en le regardant marauder dans la salle et se servir de sa main valide pour écarter les tapisseries des murs afin de s’assurer qu’il ne se cachait personne derrière. Des piques Lannister plantonnaient tout autour du bâtiment, elle le savait. Ser Osmund Potaunoir en gardait l’une des portes et ser Meryn Trant la seconde. Ser Balon Swann se tenait debout derrière le fauteuil du roi, ser Loras Tyrell derrière celui de la nouvelle reine. Exception faite des épées que portaient les blancs chevaliers, on n’en avait pas admis une seule dans le cadre des festivités.

Mon fils ne court aucun risque,se dit Cersei. Il ne peut lui arriver aucun mal. Pas ici. Pas pour l’instant. Mais à chacun des regards qu’elle jetait sur Tommen, c’était Joffrey qu’elle voyait, Joffrey se griffant la gorge. Et, lorsque le petit se mit à tousser, le cœur de sa mère s’arrêta de battre un moment, et, dans sa hâte à lui porter secours, elle bouscula une fille de service.

« Rien de plus qu’une goutte de vin qui s’est fourvoyée en chemin », lui protesta Margaery Tyrell avec un sourire. Elle emprisonna la main de Tommen dans la sienne et lui bécota les doigts. « Mon petit bien-aimé doit amenuiser ses gorgées. Voyez ce qu’a fait votre gloutonnerie, voici dame votre mère à moitié morte de frayeur.

— Je suis désolé, Mère », bredouilla-t-il, abasourdi.

Cela mit le comble à la mesure de ce que pouvait supporter Cersei. Je ne saurais leur laisser voir mes pleurs, songea-t-elle en sentant ses yeux se gonfler de larmes. Elle dépassa ser Meryn Trant et sortit dans le corridor des arrières. Une fois là, seule sous un bout de chandelle, elle se concéda un sanglot convulsif, et puis un second. Une femme a le droit de pleurer, mais pas une reine.

« Votre Grâce ? fit une voix de femme derrière elle. Serais-je importune ? »

Il y avait dans le timbre des inflexions capiteuses de l’est. Pendant un instant, Cersei se figura, terrifiée, que c’était Maggy la Grenouille qui s’adressait à elle du fond de la tombe. Mais il s’agissait seulement de lady Merryweather, la belle aux yeux de biche que lord Orton avait épousée durant son exil puis ramenée dans ses bagages à Longuetable. « L’atmosphère de la Petite Galerie est si étouffante, s’entendit-elle répliquer. La fumée finissait par me faire larmoyer.

— Et moi de même. Votre Grâce. » Elle était aussi grande que la reine, mais dans le genre ténébreux, cheveux de jais, teint olivâtre, et avec une dizaine d’années de moins. Elle lui tendit un mouchoir de soie bleu pâle festonné de dentelle. « J’ai un fils, moi aussi. Je sais déjà que je répandrai des torrents de larmes le jour où il se mariera. »

Cersei s’épongea les joues, furieuse de s’être laissé surprendre en pleurs. « Mes remerciements, fit-elle avec raideur.

— Votre Grâce, je… » La Myrienne baissa le ton. « Il y a quelque chose qu’il faut que vous sachiez. On a acheté votre camériste, et on la paie pour rapporter à lady Margaery chacun de vos faits et gestes.

— Senelle ? » Une fureur subite lui tordit le ventre. N’y avait-il donc personne en qui elle puisse se fier ? « Vous êtes certaine de ce que vous avancez là ?

— Faites-la suivre. Margaery n’a jamais de contact direct avec elle. Ce sont ses cousines qui lui tiennent lieu de corbeaux et qui lui transmettent les messages. Tantôt Elinor, tantôt Alla, tantôt Megga. Toutes les trois sont aussi proches d’elle que des sœurs. Les rencontres ont lieu dans le septuaire, sous couleur de dévotions. Postez demain dans les tribunes l’homme que vous jugerez digne de confiance, et il verra chuchoter Senelle avec Megga sous l’autel de la Jouvencelle.

— Si c’est vrai, pourquoi m’avertir ? Vous faites partie des compagnes de Margaery. Quel motif vous inciterait à la trahir ? » La suspicion, Cersei se l’était vu inculquer dans le giron de son père ; au surplus, rien ne s’opposait d’ailleurs à ce qu’elle subodore un piège dans la démarche de la Merryweather, une calomnie gratuite, exclusivement destinée à semer des ferments de discorde entre le lion et la rose.

« La foi de Longuetable a beau être engagée à Hautjardin, répondit son interlocutrice, moi, je suis originaire de Myr, et je réserve ma loyauté pour mon époux et pour mon fils. Je n’aspire qu’à leur mieux-être.

— Je vois. » L’étroitesse du couloir permettait à la reine de sentir le parfum qui émanait de l’étrangère, un parfum musqué qui n’était pas sans évoquer la mousse, l’humus et les fleurs sauvages. Elle y perçut aussi la senteur latente de l’ambition. Elle a témoigné lors du procès de Tyrion, se rappela soudain Cersei. Elle l’avait vu verser le poison dans la coupe de Joff et n’a pas craint d’en faire état. « Je vais mener mon enquête sur cette affaire, annonça-t-elle, et si vos assertions se vérifient, je ne manquerai pas de vous récompenser. » Et si tu en as menti, tu me le paieras de ta langue, et ton seigneur et maître de ses terres ainsi que de son or.

« Votre Grâce est bien aimable. Et bien belle. » Lady Merryweather sourit. Elle avait des dents d’une blancheur éblouissante et des lèvres sombres et pulpeuses.

De retour dans la Petite Galerie, la reine trouva son frère en train d’arpenter inlassablement la salle. « Ce n’était en définitive qu’une gorgée de vin avalée de travers. Mais j’en ai été moi-même bouleversé.

— J’ai les tripes tellement nouées qu’il m’est impossible de rien avaler, lui marmonna-t-elle dans un grognement. Jusqu’au vin qui a un goût de bile. Ce mariage était une aberration.

— Ce mariage était une nécessité. Le petit ne court aucun risque.

— Nigaud. Qui porte une couronne n’est jamais à l’abri de rien. » Son regard parcourut les lieux. Mace Tyrell s’esclaffait au milieu d’un cercle de chevaliers à lui. Les lords Redwyne et Rowan échangeaient des propos furtifs. A l’arrière de la salle, ser Kevan ruminait à sa place des pensées moroses en fixant sa coupe pleine, pendant que Lancel chuchotait des choses à l’oreille d’un septon. Senelle allait et venait au bas de la table, versant aux cousines de la jeune reine un vin rouge comme du sang. Le Grand Mestre Pycelle s’était assoupi. Il n’y a là personne sur qui je puisse me reposer, pas même Jaime, se rendit-elle compte, submergée par une détresse noire. Il va me falloir me défaire de tout ce joli monde afin de n’entourer Tommen que de gens à moi.

Plus tard, une fois qu’on eut servi les desserts, les fruits secs et le fromage puis débarrassé les tables, les nouveaux époux ouvrirent le bal, donnant un spectacle pis qu’un rien cocasse en tourbillonnant de conserve sur la piste. La gueuse Tyrell avait un bon pied et demi de plus que son marmouset de mari, et celui-ci se montrait un danseur pour le moins pataud, totalement dénué qu’il était des grâces et de l’aisance de Joffrey. Il faisait très sérieusement de son mieux, néanmoins, sans paraître s’apercevoir du ridicule qu’il se donnait. Et à peine sa virginale Margaery en eut-elle terminé avec lui que les cousines s’abattirent l’une après l’autre pour la supplanter, trop aises de faire valoir que Sa Majesté se devait de leur servir aussi de cavalier. Elles n’auront de cesse, le temps d’en venir à bout, qu’il ne trébuche et ne s’empêtre comme un bouffon, songea Cersei, ravagée de rancœur, devant cette pantalonnade. En tapinois, la moitié de la Cour va se gausser de lui.

Tandis qu’Alla, Elinor et Megga se relevaient auprès de Tommen, Margaery s’offrit un premier tour de piste avec son père, et puis un second avec son Loras de frère. Atouré de soie blanche, le Chevalier des Fleurs avait la taille ceinte de roses d’or, et une rose de jade agrafait son manteau. On pourrait les prendre pour des jumeaux, s’avisa Cersei en les regardant tournoyer. Il était d’un an plus âgé que sa sœur, mais ils avaient les mêmes grands yeux bruns, la même crinière brune et drue tombant jusqu’aux épaules en longues boucles mollement ourlées, la même carnation lisse et sans défaut. Des tas de pustules bien mûres leur enseigneraient un brin d’humilité. Abstraction faite que Loras était plus grand et que son visage s’ombrait d’un rien de duvet brun soyeux, que les formes de Margaery étaient incontestablement féminines, force était à Cersei de le reconnaître, leur identité se révélait encore plus frappante que la sienne avec Jaime. Ce constat ne fit que l’horripiler davantage encore.

Elle fut tirée de ces maussades réflexions par son propre jumeau. « Votre Grâce condescendrait-Elle à honorer d’une danse son blanc chevalier ? »

Elle le foudroya d’un regard dédaigneux. « Et à me laisser tripoter par ce moignon ? Non. Mais je veux bien consentir à vous laisser remplir ma coupe de vin. Si vous pensez pouvoir y arriver sans inondation.

— Un infirme de mon acabit ? C’est fort improbable. » Et de la planter là pour aller de nouveau naviguer autour de la salle.

Ce qui la contraignit à se servir elle-même.

Elle opposa par la suite un refus identique à Mace Tyrell, ainsi qu’à Lancel, après. Les autres se le tinrent dès lors pour dit, et plus personne n’approcha d’elle. Nos amis intimes et féaux milords. Il ne lui était même pas permis de faire confiance aux gens de l’ouest, bannerets comme épées liges de son père. Et surtout pas si son propre ser Kevan d’oncle était en train de conspirer contre elle avec ses ennemis…

Margaery s’était entre-temps mise à danser avec sa cousine Alla, Megga avec ser Tallad le Grand. La troisième des cousines, Elinor, partageait une coupe de vin avec le jeune et beau Bâtard de Lamarck, Aurane Waters. La reine n’avait pas attendu jusque-là pour remarquer la sveltesse de ce dernier, ses yeux gris-vert et sa longue chevelure d’argent doré. La première fois qu’elle l’avait vu, elle avait failli croire, l’espace d’une seconde, que c’était Rhaegar Targaryen, ressuscité de ses cendres. C’est à cause de ses cheveux, se dit-elle. Tout superbe qu’il est, il n’arrive pas à la cheville de Rhaegar. Il a le visage trop étroit, sans parler de son menton fendu. Les Velaryon étaient, il est vrai, issus des anciennes troupes valyriennes, et certains membres de celles-ci possédaient la même chevelure argentée que les rois-dragons de jadis.

Tommen était retourné à son siège grignoter de la tourte aux pommes. La place d’Oncle Kevan était vacante. La reine finit par le repérer dans un angle, absorbé dans une conversation avec le deuxième fils de Mace Tyrell, ser Garlan. De quoi diantre ont-ils à causer ? On avait beau qualifier ce dernier de « preux » dans le Bief, il ne lui inspirait pas plus de confiance que Loras ou que Margaery. Elle n’avait pas oublié la pièce d’or découverte par Qyburn sous la tinette du geôlier. Une main d’or originaire de Hautjardin. Et Margaery me fait espionner. En voyant Senelle se présenter pour lui remplir sa coupe de vin, il lui fallut se cramponner pour résister au désir pressant de la saisir à la gorge et de l’étrangler. Garde-toi bien de me sourire, espèce de sale petite félonne ! Avant que je t’aie réglé ton compte, il t’aura fallu plutôt deux fois qu’une implorer ma miséricorde…

« M’est avis que Sa Grâce a eu son content de vin pour cette seule nuit », entendit-elle Jaime décréter.

Non, songea-t-elle. Tout le vin du monde ne suffirait pas pour me faire subir ce mariage jusqu’au bout. Elle se dressa si vivement qu’elle faillit s’affaler. Jaime la rattrapa par le bras pour lui permettre de recouvrer son équilibre. Après s’être dégagée sans ménagements, elle claqua ses mains l’une contre l’autre. La musique s’interrompit, les langues firent silence. « Messires et gentes dames ! lança-t-elle d’une voix forte, si vous voulez bien pousser l’obligeance jusqu’à venir dehors en ma compagnie, nous allumerons tous ensemble une belle chandelle afin de fêter l’union de Castral Roc et de Hautjardin, ainsi qu’une nouvelle ère de paix et d’opulence pour nos Sept Couronnes. »

Noir et désolé, tel était l’aspect de la tour de la Main depuis que des trous béants s’y étaient substitués aux portes de chêne et aux fenêtres garnies de volets qu’elle comportait naguère. Mais même en ruine et humiliée, sa silhouette dominait toujours de manière imposante le poste extérieur. Au fur et à mesure que les invités de la noce sortaient à la queue-leu-leu de la Petite Galerie, son ombre les engloutissait au passage. En relevant les yeux pour contempler les créneaux de son chemin de ronde qui égratignaient une pleine lune d’automne, Cersei se demanda pendant un moment combien de Mains de combien de rois avaient établi là leur résidence au cours des trois siècles passés.

A une centaine de pas de l’édifice, elle se sentit prise de tournis et inspira profondément pour que cela cesse. « Lord Hallyne ! Vous pouvez débuter. »

Le maître des pyromants ne grommela qu’un : « Hmmmmmm », puis il agita la torche qu’il tenait au poing, et certains des archers juchés sur les remparts bandèrent leurs arcs et décochèrent une douzaine de flèches enflammées en direction des croisées béantes.

Un woufff, et la tour s’embrasa. En moins d’un clin d’œil, ses entrailles s’animèrent, illuminées de rouge, de jaune, d’orange… et de vert, d’un vert funeste et sombre comme la bile et le jade et le pissat de pyromant. « La substance » était le terme que les alchimistes privilégiaient pour désigner le feu grégeois mais les gens du commun qualifiaient celui-ci de sauvage. On en avait placé cinquante pots dans la tour de la Main, non sans leur adjoindre des bûches et des barils de poix, ainsi que la majeure partie des possessions terrestres d’un certain nain dénommé Tyrion Lannister.

La reine était on ne peut plus sensible à la chaleur que dégageaient ces flamboiement verts. Il n’y avait que trois choses qui, selon les dires des pyromants, brûlaient avec une ardeur plus torride que leur substance : le feudragon, les fournaises souterraines et le soleil de plein été. Certaines des dames exhalèrent un hoquet de terreur quand les premières flammes surgirent aux fenêtres et se mirent à lécher l’extérieur des murs telles de longues langues vertes. D’autres assistants les accueillirent par des ovations enthousiastes, allant jusqu’à porter des toasts.

C’est beau, songea Cersei, aussi beau que Joffrey lorsqu’on me le mit dans les bras. Aucun homme ne lui avait jamais procuré de jouissance comparable à celle qu’elle avait éprouvée lorsque les lèvres de son fils s’étaient pour la première fois emparées de son mamelon pour se mettre à téter.

L’œil agrandi, Tommen considéra fixement ce feu d’enfer avec autant de fascination que de frousse jusqu’à ce que Margaery lui chuchote à l’oreille quelque chose qui le fit rire. Des chevaliers commencèrent à échanger des paris sur le temps que la tour prendrait pour s’effondrer. Lord Hallyne se marmonnait à part lui des hm hm tout en roulant sur ses talons.

La pensée de Cersei dériva vers les diverses Mains qu’elle avait connues au fil des années : Owen Merryweather, Jon Connington, Qarlton Chelsted, Jon Arryn, Eddard Stark, son Tyrion de frère… Et son seigneur père, lord Tywin Lannister, oui, son père, entre tous et par-dessus tout. Les voici en train de brûler, du premier au dernier, se dit-elle, avant d’en savourer l’idée. Ils sont morts et ils brûlent, chacun d’entre eux, avec tous leurs complots, tous leurs stratagèmes et toutes leurs trahisons. Mon jour est venu, maintenant. A moi ce château, à moi ce royaume.

La tour de la Main poussa tout à coup un gémissement si fort et si déchirant que les conversations s’interrompirent sur-le-champ. La pierre craqua en se lézardant, et une partie de son faîte fortifié bascula dans le vide avant de s’écraser à terre avec un tel fracas que la colline en fut toute secouée, tandis que se soulevait un énorme nuage de poussière et de fumée. Grâce à l’appel d’air provoqué par la brèche ouverte dans la maçonnerie, le feu rejaillit vers le haut. Des flammes vertes bondirent à l’assaut du ciel et s’y enlacèrent en virevoltant. Tommen ne put réprimer un mouvement de recul affolé, mais Margaery lui prit la main pour le retenir et dit : « Regarde comme elles dansent ! Exactement comme nous deux, tout à l’heure, mon bien-aimé.

— Elles dansent, en effet, reconnut-il d’un ton émerveillé. Mère, voyez comme elles dansent !

— Je les vois. Lord Hallyne, combien de temps cela va-t-il encore brûler ?

— Toute la nuit, Votre Grâce.

— Cela fait une jolie chandelle, je vous l’accorde », intervint lady Olenna, appuyée sur sa canne et flanquée de ses inséparables Dextre et Senestre. « Assez lumineuse pour guider sûrement nos pas jusqu’à la couche, je pense. Les vieux os se lassent, et nos jeunes tourtereaux ont eu suffisamment de quoi s’exciter pour cette nuit-ci. Il est temps que l’on mette au lit le roi et la reine.

— Oui. » Cersei fit un geste pour mander Jaime. « Messire Commandant, menez Sa Majesté et sa petite reine à leurs oreillers, s’il vous plaît.

— A vos ordres. Et vous également ?

— Pas besoin. » Elle se sentait beaucoup trop alerte pour dormir. Le feu grégeois était en train de la décrasser, il réduisait en cendres et ses terreurs et ses furies, il l’emplissait de détermination. « Les flammes sont si ravissantes. J’ai envie de les regarder encore un petit bout de temps. »

Jaime hésita. « Vous ne devriez pas demeurer seule.

— Je ne serai pas seule. Ser Osmund peut rester avec moi pour assurer ma protection. Votre frère juré.

— Si tel est le bon plaisir de Votre Grâce, s’inclina Potaunoir.

— Ce l’est. » Cersei faufila son bras sous le sien et, côte à côte, ils s’abîmèrent dans la contemplation de l’incendie qui faisait rage plus que jamais.

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