CERSEI

Dans son rêve, elle occupait le Trône de Fer et dominait tout le monde de très très très haut.

En contrebas, les courtisans fourmillaient comme des souris aux couleurs éclatantes. De grands seigneurs et des dames altières étaient agenouillés devant sa personne. De hardis chevaliers juvéniles déposaient leur épée à ses pieds tout en réclamant ses faveurs, et elle abaissait sur eux des sourires de reine. Ce jusqu’à ce qu’apparaisse le nain, comme surgi de nulle part, et, l’index pointé sur elle, s’esclaffant à gorge déployée. Les lords et ladies se mettaient à pouffer à leur tour, dissimulant leurs mines sarcastiques derrière leur main. Et c’est alors seulement qu’elle s’en rendit compte : elle était toute nue.

Horrifiée, elle essaya de se couvrir avec ses mains. Les pointes de lames et les aspérités qui barbelaient le Trône de Fer déchirèrent sa chair lorsqu’elle se pelotonna pour cacher sa honte. Elle avait les fesses entamées par des crocs d’acier, les jambes ensanglantées par des dégoulinades pourpres. Lorsqu’elle s’efforça de se lever, son pied glissa se coincer dans une faille de métal déchiqueté, tordu. Plus elle se débattait, plus le trône l’engloutissait, arrachant des bouchées voraces à ses seins, son ventre, prélevant dans ses bras, ses jambes de si belles tranches qu’ils en devenaient tout rouges et tout luisants, gluants.

Et, cependant, son nabot de frère, en bas, n’arrêtait pas de rire et de cabrioler.

L’écho de la folle gaieté du Lutin retentissait encore aux oreilles de Cersei quand la sensation d’une main sur son épaule la réveilla subitement. L’espace d’un demi-battement de cœur, le contact infime lui fit l’effet d’appartenir encore à son cauchemar, et elle poussa un cri sans pouvoir réprimer un violent mouvement de recul avant de constater que c’était seulement Senelle qui venait de la toucher, Senelle dont les doigts étaient tout simplement des doigts. La physionomie livide de la camériste trahissait une peur affreuse.

Nous ne sommes pas seules, s’avisa tout à coup la reine. Des ombres se dressaient tout autour du lit, de hautes silhouettes drapées de manteaux sous lesquels scintillait la chaîne de maille. Des gens en armes n’avaient rien à faire là. Où sont donc mes gardes ? Sa chambre à coucher était plongée dans les ténèbres, à ce détail près que l’un des intrus brandissait une lanterne. Je ne dois pas manifester de peur. Elle repoussa ses cheveux embroussaillés par le sommeil et articula : « Qu’est-ce que vous me voulez ? » Un homme pénétra dans le halo de la lanterne, et elle s’aperçut qu’il portait un manteau blanc. « Jaime ? » J’ai rêvé de l’un de mes frères, mais c’est l’autre qui est venu me réveiller.

« Votre Grâce. » La voix n’était pas celle de ce dernier. « Le lord Commandant m’a ordonné de venir vous chercher. » Ses cheveux bouclaient comme ceux de Jaime, mais ceux de Jaime présentaient l’aspect de l’or martelé, tout comme les siens, tandis que cet homme les avait noirs et huileux. Elle le dévisagea, perplexe, pendant qu’il marmonnait des choses confuses où il était question de cabinet d’aisances et d’une arbalète, et où le nom de Père revenait comme une rengaine. Je suis encore en train de rêver, se dit-elle. Je ne me suis pas réveillée, mon cauchemar n’est toujours pas fini. Tyrion va incessamment sortir en rampant de dessous le lit et recommencer à me tourner en dérision.

Mais non, bêtises que tout cela. L’horrible gnome croupissait, condamné à mort, au fin fond des oubliettes, et c’était aujourd’hui même que devait avoir lieu son exécution. Elle abaissa son regard sur ses mains, les tourna et les retourna pour s’assurer qu’elles avaient toujours chacun de leurs doigts. Elle en laissa courir une le long de son bras, le découvrit cloqué par la chair de poule mais intact. Il n’y avait pas de plaies sur ses jambes ni de blessures sous la plante de ses pieds. Un rêve, voilà tout ce que c’était, un rêve. J’ai trop bu, hier au soir, et les vapeurs du vin sont seules à l’origine de mes terreurs. Vienne le crépuscule, et c’est moi qui vais rire à gorge déployée. Mes enfants ne risqueront plus rien, Tommen sera affermi sur son trône, et mon sale petit valonqar contrefait sera raccourci d’une tête et en voie de putréfaction.

Tout près d’elle se tenait Jocelyn Swyft, une coupe à la main pour l’inviter à boire. Cersei but une petite gorgée, c’était de la citronnade, et d’une telle acidité qu’elle la recracha sur-le-champ. Elle se mit alors à entendre distinctement le vent de la nuit grattouiller aux volets, tout comme à y voir clair, et même avec une étrange acuité. Jocelyn tremblait comme une feuille, aussi affolée que Senelle. Ser Osmund Potaunoir la dominait de toute sa hauteur. Une lanterne était tenue, derrière lui, par ser Boros Blount. Des gardes Lannister, coiffés de heaumes dont brillaient les cimiers en forme de lions dorés, obstruaient la porte. Ils avaient des mines effarées, eux aussi. Cela peut-il être ? s’interrogea-t-elle. Cela peut-il être vrai ?

Elle se leva puis se laissa enfiler par Senelle une robe de chambre sur les épaules afin de cacher sa nudité. Elle en noua la ceinture elle-même, les doigts raides et patauds. « Le seigneur mon père se fait pourtant garder nuit et jour », proféra-t-elle, avec le sentiment d’avoir la langue toute pâteuse. Elle prit une autre gorgée de citronnade et la fit clapoter dans sa bouche pour se rafraîchir l’haleine. Une mouche était allée se fourrer dans la lanterne que brandissait ser Boros, et elle en percevait le bourdonnement tout en distinguant l’ombre de ses ailes quand elle venait se cogner contre les parois de verre.

« Tout le monde était à son poste, Votre Grâce, répondit ser Osmund. Nous avons découvert une porte dissimulée dans le fond de la cheminée. Un passage secret. Le lord Commandant est descendu voir où il mène.

— Jaime ? » La terreur l’empoigna, soudaine comme un ouragan. « Jaime devrait être avec le roi…

— L’enfant n’a été victime d’aucune agression. Ser Jaime a dépêché une douzaine d’hommes pour veiller sur lui. Sa Majesté dort paisiblement. »

Puisse-t-il faire un rêve plus délicieux que le mien et jouir d’un réveil plus charmant. « Qui se trouve avec lui ?

— Ser Loras a cet honneur, plaise à Votre Grâce. »

Elle en conçut un violent déplaisir. Les Tyrell étaient de simples intendants que les rois-dragons avaient propulsés bien au-dessus de leur condition. Leur vanité n’était surpassée que par leur ambition. Ser Loras pouvait bien être aussi ravissant qu’une songerie de pucelle, son blanc manteau ne l’empêchait pas d’être un Tyrell jusqu’à la moelle. Et, pour autant que sût Cersei, l’immonde semence du fruit récolté cette nuit avait été plantée, cajolée dans les vergers de Hautjardin…

Mais c’étaient là des soupçons qu’elle n’osait exprimer tout haut. « Laissez-moi trois minutes pour m’habiller. Ser Osmund, vous m’accompagnerez à la tour de la Main. Ser Boros, allez secouer les geôliers du nain, et assurez-vous qu’il se tient toujours dans sa cellule. » Elle se refusait à prononcer le nom de son frère. Il n’aurait jamais trouvé le courage de lever ne serait-ce que le petit doigt contre Père, songea-t-elle, mais il lui fallait en avoir coûte que coûte la certitude.

« Le serviteur de Votre Grâce. » Blount remit sa lanterne à ser Osmund. Cersei ne fut pas fâchée de lui voir tourner les talons. Bon débarras. Père n’aurait jamais dû le réintégrer dans la Blanche Garde. Le bougre n’avait que trop prouvé sa pleutrerie.

Lorsqu’ils quittèrent la citadelle de Maegor, le ciel avait viré à un bleu de cobalt sombre, mais les étoiles y scintillaient encore. Toutes sauf une, songea Cersei. L’étincelante étoile de l’ouest est tombée, et les nuits vont être désormais plus noires. Elle s’immobilisa un instant sur le pont-levis qui enjambait la douve sèche pour contempler les piques qui la hérissaient. Ils n’auraient pas l’audace de me mentir sur un pareil sujet. « Qui l’a découvert ?

— L’un des gardes, expliqua ser Osmund. Lum. La satisfaction d’un besoin naturel l’a poussé à se rendre au petit coin, et il y est tombé sur Sa Seigneurie. »

Non, cela ne peut être. Un lion ne saurait mourir de cette manière. Elle se sentait singulièrement calme. Le souvenir lui revint du jour où elle avait perdu sa première dent, alors qu’elle n’était encore qu’une toute petite fille. Elle n’avait pas du tout souffert, mais cette brèche subite dans sa mâchoire lui faisait un effet tellement bizarre qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y porter sans cesse la langue. Il y a maintenant une brèche à la place que Père occupait dans ce monde, et les brèches exigent d’être comblées.

Si Tywin Lannister était bel et bien mort, plus personne n’était en sécurité… Plus personne, et moins que quiconque Tommen sur son trône. Quand le lion s’abat, les fauves de moindre taille et les rapaces entrent dans la danse, chacals, vautours et autres chiens sauvages. Ils allaient s’efforcer de la pousser en marge, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait. Ce qui l’obligerait à réagir de façon foudroyante, comme après la disparition de Robert. Peut-être fallait-il en l’espèce voir là l’ouvrage de Stannis Baratheon, par le truchement d’un sbire quelconque. Peut-être bien le prélude à un nouvel assaut contre Port-Réal. Elle espéra que tel était le cas. Qu’il vienne. Je l’écraserai, justement comme Père l’a écrasé, et, cette fois, ce n’est pas sain et sauf qu’il s’en tirera. Stannis ne lui faisait pas peur, pas plus d’ailleurs que Mace Tyrell. Personne ne lui faisait peur. Elle était une fille du Roc, un lion. Et il ne sera plus question de me contraindre à me remarier. Castral Roc était à elle, maintenant, de même que toute la puissance de la maison Lannister. Jamais plus personne ne se risquerait à lui chicaner les égards. Lors même que Tommen n’aurait plus besoin de régente, la dame et maîtresse de Castral Roc demeurerait un personnage avec lequel l’ensemble des Sept Couronnes se verrait forcé de compter.

Le soleil levant avait déjà peint en rouge vif le sommet des tours, mais la nuit se blottissait encore à l’abri des remparts. Le château qui la cernait de toutes parts était plongé dans un silence si profond qu’elle aurait pu croire morts tous les habitants. Ils devraient l’être. Il est malséant que Tywin Lannister ait péri seul. Un homme de cette trempe mérite une escorte aux enfers pour répondre à ses exigences.

Quatre piques en manteau écarlate et heaume à cimier léonin se tenaient postées à la porte de la tour de la Main. « Ne laissez pas qui que ce soit sortir ou entrer sans mon autorisation », leur ordonna-t-elle. Le ton du commandement lui venait le plus naturellement du monde. Il y avait de l’acier dans la voix de mon père aussi.

A l’intérieur de la tour, la fumée que répandaient les torches lui irrita les yeux, mais Cersei ne versa pas une larme, pas plus que son père ne l’aurait fait. Je suis le seul fils véritable qu’il ait jamais eu. Les talons de ses chaussures écorchaient la pierre pendant qu’elle grimpait, et elle entendait toujours les battements d’ailes éperdus de la mouche emprisonnée dans la lanterne de ser Osmund. Crève donc ! songea-t-elle, exaspérée, vole un bon coup dans la flamme, et que c’en soit fini de toi !

Deux autres gardes drapés d’écarlate occupaient le palier supérieur. Lester le Rouge marmonna des condoléances au passage de la reine. Elle commençait à avoir le souffle court et haletant, et elle sentait son cœur lui marteler les côtes. Les marches, se dit-elle, cette maudite tour a beaucoup trop de marches. Elle rumina vaguement le projet de la faire démolir.

Le vestibule était bondé d’imbéciles qui ne jacassaient que sous la forme de messes basses, comme si lord Tywin était en train de roupiller et qu’ils avaient la trouille de le réveiller. En la voyant surgir, tout ce monde-là s’écarta devant elle avec un bel ensemble, gardes aussi bien que serviteurs, la bouche farcie de bredouillements. Mais leurs gencives roses et l’agitation de leurs langues avaient beau lui crever les yeux, les phrases qu’ils débitaient lui paraissaient aussi dénuées de raison que tous les bzzz bzzz de l’insecte. Qu’est-ce qu’ils fichent ici ? Comment sont-ils au courant ? C’était elle, en principe, qu’on aurait dû appeler la première. Elle était la reine régente, est-ce qu’on l’avait oublié ?

Devant la porte fermée de la chambre à coucher de la Main se cambrait ser Meryn Trant, en blanche armure et blanc manteau. La visière de son heaume était relevée, et les poches qu’il avait sous les yeux lui donnaient l’air d’être encore à demi assoupi. « Débarrassez-moi le plancher de tous ces gens-là, lui jeta Cersei. Mon père est dans les latrines ?

— On l’a remporté sur son lit, m’dame. » Il poussa le vantail et s’effaça pour la laisser entrer.

La lumière du matin qui se faufilait par l’interstice des volets rayait d’or les joncs éparpillés sur le dallage de la pièce. L’oncle Kevan était agenouillé au chevet du lit, s’efforçant de prier, mais à peine capable d’exhaler les mots. Des gardes s’agglutinaient près de la cheminée. Derrière les cendres laissées par l’ultime flambée de lord Tywin s’apercevait l’issue secrète dont ser Osmund avait parlé, toujours béante et pas plus grande que la gueule d’un four. Un homme normal ne pouvait l’emprunter qu’à croupetons. Tyrion n’est qu’une moitié d’homme. Cette pensée la mit en colère. Non, le nabot est sous les verrous, dans une oubliette. Le meurtre de lord Tywin ne pouvait être son ouvrage. Stannis, se dit-elle, c’est Stannis, le commanditaire occulte. Il a toujours des partisans dans la ville. Lui, ou bien les Tyrell…

On avait de tout temps évoqué l’existence d’un réseau de passages invisibles dans le Donjon Rouge. Maegor le Cruel était censé avoir fait périr les bâtisseurs de sa forteresse afin de préserver les arcanes de ce dédale. Combien y a-t-il d’autres chambres à coucher munies aussi d’accès secrets ? Cersei eut soudain la vision du nain surgissant, tel un reptile et poignard en main, de derrière une tapisserie dans celle de Tommen. Tommen est bien gardé, songea-t-elle pour se rassurer. Sauf que lord Tywin l’avait été lui aussi, bien gardé…

Elle mit un moment à reconnaître le mort. Il avait bien le poil semblable à celui de Père, oui, mais c’était quelqu’un d’autre, à coup sûr, un homme de moindre taille… et beaucoup plus vieux. La robe de chambre, retroussée, s’entortillait autour du torse et laissait entièrement à découvert le bas du corps à partir de la ceinture. Le carreau s’était fiché dans l’aine, entre le nombril et les attributs virils, et si profondément que s’en voyait juste l’empennage. La toison pubienne était toute raide de sang séché. Un énorme caillot se coagulait encore au creux du nombril.

La puanteur qui émanait du cadavre força Cersei à friper son nez. « Retirez-lui le carreau du corps, ordonna-t-elle. Vous êtes en présence de la Main du Roi ! » Et de mon père. Du seigneur mon père. Devrais-je fondre en larmes et m’arracher les cheveux ? On prétendait que Catelyn Stark s’était de ses propres ongles déchiqueté le visage en lambeaux sanglants quand les Frey lui avaient assassiné son inestimable Robb. Vous plairait-il que j’en fasse autant, Père ? avait-elle envie de lui demander. Ou bien voudriez-vous que je me montre imperturbable ? Avez-vous pleuré votre propre père ? Elle n’avait qu’un an lorsque son grand-père était mort, mais elle connaissait l’histoire. Lord Tytos était devenu presque obèse, et son cœur avait éclaté dans les escaliers, un jour où il grimpait rejoindre sa maîtresse. A l’époque de l’événement, Père se trouvait à Port-Réal, en sa qualité de Main du roi fou. Les devoirs de son office l’y retenaient souvent, quand elle-même et Jaime étaient tout jeunes. S’il avait jamais versé le moindre pleur en apprenant la nouvelle du décès de son père, alors, c’était dans un endroit où personne ne risquait d’en être le témoin.

La reine sentait ses ongles s’enfoncer dans ses paumes. « Comment avez-vous pu le laisser dans un pareil état ? Mon père a été la Main de trois rois, l’un des plus grands hommes qui aient jamais foulé le sol des Sept Couronnes. Les cloches doivent sonner pour lui comme elles l’ont fait pour Robert. Il doit être d’abord baigné puis revêtu, comme il sied à un personnage de son envergure, d’hermine, de brocart d’or et de soie écarlate. Où est Pycelle ? Où est Pycelle ? » Elle se tourna vers les gardes. « Puckens, ramène le Grand Mestre Pycelle. C’est à lui qu’il incombe de s’occuper de lord Tywin.

— Il l’a déjà vu, Votre Grâce, dit le dénommé Puckens. Il est venu, il a vu, et puis il est reparti faire mander les sœurs silencieuses. »

C’est moi qu’ils sont allés chercher la dernière. Le constat la fit entrer dans une fureur presque inexprimable. Et Pycelle qui déguerpit délivrer un message plutôt que de salir ses douces mains fripées. Le dernier des inutiles ! « Trouve-moi mestre Ballabar, commanda-t-elle. Trouve-moi mestre Frenken. N’importe lequel d’entre eux. » Puckens et Courte-oreille obtempérèrent en prenant leurs jambes à leur cou. « Où est mon frère ?

— Au bout du tunnel, il y a un puits, muni de barreaux de fer scellés dans la pierre. Ser Jaime est allé voir jusqu’à quelle profondeur il descend. »

Alors qu’il ne lui reste qu’une seule main ? brûla-t-elle de leur crier. C’est l’un d’entre vous qui aurait dû y aller ! Il n’est pas à son affaire avec vos fichues échelles ! Et qui sait si les individus qui ont assassiné Père ne l’attendaient pas en bas ? Son jumeau s’était toujours montré d’une témérité folle, et même la perte d’une main ne lui avait apparemment pas appris la prudence. Elle était sur le point d’enjoindre aux gardes de descendre à sa suite et de le ramener quand Puckens et Courte-oreille reparurent, encadrant un bonhomme à cheveux gris. « Votre Grâce, annonça Courte-oreille, celui que voilà soutient qu’il a été mestre, dans le temps. »

Ce dernier s’inclina bien bas. « En quoi puis-je être utile à Votre Grâce ? »

Ses traits avaient beau lui être vaguement familiers, Cersei fut incapable de le situer au juste. Vieux, mais pas aussi vieux que Pycelle. Il lui reste encore quelque énergie. Il était grand, quoique légèrement voûté, et des rides sillonnaient le pourtour de ses yeux bleus fixés sur elle avec un rien d’insolence. Il a la gorge nue. « Vous ne portez pas de chaîne de mestre.

— On me l’a retirée. Je me nomme Qyburn, plaise à Votre Grâce. C’est moi qui ai soigné la main de votre frère.

— Son moignon, pour parler sans fard. » Elle se le rappelait, à présent. Il était arrivé d’Harrenhal en compagnie de Jaime.

« Je n’ai pas réussi à sauver la main de ser Jaime, il est vrai. Mon art a sauvé son bras, néanmoins, peut-être même ses jours. La Citadelle m’a certes privé de ma chaîne, mais sans parvenir pour autant à m’ôter mon savoir.

— Vous pouvez suffire à la tâche, alors, trancha-t-elle. Mais avisez-vous de m’abuser, et vous perdrez plus qu’une chaîne, je vous le promets. Retirez le carreau du ventre de mon père et apprêtez-le pour les sœurs silencieuses.

— Aux ordres de ma reine. » Qyburn se rapprocha du lit, marqua un instant d’arrêt, jeta un regard en arrière. « Et pour la fille, Votre Grâce, qu’est-ce que je fais ?

— La fille ? » Le regard de Cersei avait complètement omis le second cadavre. Elle s’avança vivement, rejeta de côté le monceau de couvertures ensanglantées puis la vit enfin, là, nue comme un ver, froide et rose… exception faite du visage, devenu aussi noir que celui de Joff le soir du festin de noces. Une chaîne aux maillons en forme de mains d’or était à moitié enfouie, tout entortillée, dans la chair de la gorge, et tellement serrée qu’elle en avait déchiré la peau. Cersei cracha comme un chat furibond. « Qu’est-ce qu’elle fiche ici, elle ?

— Nous l’avons trouvée là, Votre Grâce, répondit Courte-oreille. C’est la pute au Lutin. » Comme si cela suffisait pour expliquer sa présence en ces lieux.

Messire mon père n’avait que faire de putains, songea-t-elle. Depuis la mort de Mère, il n’avait plus touché de femme. Elle foudroya le garde d’un regard glacial. « Ceci n’est pas… Lorsque, à la mort de son père, lord Tywin regagna Castral Roc, il découvrit une… une femme de cette engeance… parée des bijoux de dame sa mère et portant l’une de ses robes. Il la dépouilla de l’une comme des autres, ainsi que de tout le reste. Durant quinze jours, il la fit exhiber toute nue dans les rues de Port-Lannis pour qu’elle confesse à chacun des hommes qu’elle croisait ce qu’elle était : une voleuse et une catin. C’est de cette manière que lord Tywin Lannister traitait les putains. Jamais il… Cette gueuse se trouvait ici dans quelque autre but, et non… pas pour…

— Peut-être que Sa Seigneurie était en train de la questionner sur sa maîtresse, suggéra Qyburn. Sansa Stark ne s’est-elle pas évaporée la nuit même où le roi fut assassiné, d’après ce que j’ai ouï dire ?

— Si fait. » Cersei s’empressa d’attraper la perche qu’il venait de lui tendre. « Père était en train de la questionner, sûrement. Cela ne peut faire l’ombre d’un doute. » Elle vit en un éclair les mimiques sournoises de Tyrion, la lippe gondolée en un ricanement simiesque sous les décombres de son nez. Et quelle meilleure méthode employer pour la questionner que de la foutre à poil, les cuisses bien écartelées ? susurra le nain. C’est juste comme ça que, moi aussi, je me régale de la questionner.

La reine se détourna. Je ne veux pas la regarder. Il lui était brusquement trop intolérable ne serait-ce que de se trouver dans la même pièce que la morte. Elle bouscula Qyburn pour ressortir dans le vestibule.

Ser Osmund y avait été rejoint par ses frères, Osfryd et Osney. « Il y a une femme morte dans la chambre à coucher de la Main, dit-elle aux trois Potaunoir. Nul ne doit jamais savoir qu’elle y avait mis les pieds.

— Ouais, m’dame. » La joue d’Osney portait encore de vagues traces des griffures infligées par l’une des autres putains de Tyrion. « Et qu’est-ce qu’on va faire d’elle, nous ?

— Donnez-la en pâture à vos chiens. Gardez-la comme chaufferette. Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? Elle n’a jamais mis les pieds ici. J’aurai la langue de quiconque oserait prétendre le contraire. C’est assez clair pour vous ? »

Osfryd et Osney échangèrent un regard furtif. « Ouais, Votre Grâce. »

Elle leur emboîta le pas pour rentrer dans la chambre et ne les lâcha pas de l’œil pendant qu’ils saucissonnaient la garce dans les couvertures sanglantes de lord Tywin. Shae, elle s’appelait Shae. Elles s’étaient parlé pour la dernière fois durant la nuit qui avait précédé le combat judiciaire exigé par le nain, et pour lequel ce maudit serpent à risettes dornien s’était offert de lui tenir lieu de champion. Les requêtes de Shae avaient constamment porté sur des bijoux que Tyrion lui avait offerts et sur telles gratifications que Cersei lui aurait promises, un hôtel particulier dans la ville et un chevalier pour époux. Ce à quoi la reine avait répondu clair et net qu’il était vain de rien espérer d’elle tant que la petite pute n’aurait pas révélé où Sansa Stark était allée. « Alors que tu étais sa femme de chambre, tu ne comptes quand même pas me faire gober que tu ne savais rien de ses projets ? » Et là-dessus, Shae s’était retirée tout en larmes.

Le cadavre emballé, ser Osfryd se le balança sur l’épaule. « J’entends récupérer la chaîne, dit Cersei. Débrouillez-vous pour ne pas en érafler l’or. » Osfryd acquiesça d’un hochement de tête et commença à se diriger vers la sortie. « Non, pas en traversant la cour. » Elle désigna d’un geste le passage secret. « Un puits permet d’accéder aux cachots. Par là. »

Au moment même où ser Osfryd mettait un genou en terre devant le foyer, la gueule de four s’illumina de l’intérieur, et des bruits divers parvinrent aux oreilles de la reine. Jaime finit par en émerger, plié en deux comme une vieillarde, soulevant sous ses bottes des bouffées de poussière fuligineuse. « Tirez-vous de là-devant », gronda-t-il à l’adresse des Potaunoir.

Cersei se rua vers lui. « Tu les as trouvés ? Tu as trouvé les meurtriers ? Il y en avait combien ? » Ils avaient sûrement dû être plus d’un. Jamais un homme seul n’aurait été capable de tuer leur père.

Son jumeau avait un air exténué. « Le puits aboutit dans une salle où convergent une demi-douzaine de tunnels. Leur accès est interdit par des grilles de fer munies de chaînes et verrouillées. J’ai besoin de trouver des clefs. » Son regard fit le tour de la chambre à coucher. « Quels qu’ils soient, le ou les coupables pourraient bien être encore tapis dans l’épaisseur des murs. C’est tout un labyrinthe, là-derrière, et d’un noir… ! »

Cersei se figura Tyrion rôdant insidieusement entre deux parois de la maçonnerie, tel un rat monstrueux. Non. Tu perds la tête, à la fin. Le nain est dans son cachot. « Battez les murailles avec des marteaux. Détruisez cette tour, s’il le faut. Je veux qu’on les retrouve. Quels que soient les coupables. Je veux qu’on les tue. » Jaime la pressa dans ses bras, sa main valide lui enserrant fermement les reins. Il empestait la cendre, mais le soleil du matin qui les lutinait mettait dans ses cheveux des chatoiements dorés. Elle eut envie d’attirer le visage de son frère vers le sien pour baiser ses lèvres. Plus tard, se dit-elle, plus tard, c’est lui qui viendra à moi pour me réconforter. « Nous sommes ses héritiers, Jaime, lui chuchota-t-elle. C’est de nous qu’il dépendra d’achever son œuvre. Tu dois prendre la place de Père en qualité de Main. Tu t’en rends sûrement compte, maintenant. Tommen aura besoin de toi… »

Il dénoua leur étreinte en la repoussant puis leva son bras pour lui fourrer violemment son moignon sous les yeux. « Une Main sans main ? Quelle mauvaise plaisanterie, sœur. Ne me demande pas de gouverner. »

Leur oncle entendit la rebuffade. Qyburn aussi, tout comme les Potaunoir, qui s’échinaient à pousser leur ballot macabre à travers les cendres. Les gardes eux-mêmes l’entendirent, tant Courte-oreille que Puckens et qu’Okk Jambe-de-cheval. Tout le château sera au courant d’ici à la tombée de la nuit. Cersei sentit la chaleur lui monter au front. « Gouverner ? J’ai soufflé mot de gouverner ? Première nouvelle ! C’est moi qui gouvernerai jusqu’à ce que mon fils ait l’âge requis pour ce faire.

— Je ne sais qui plaindre le plus, rétorqua son frère. De Tommen ou des Sept Couronnes. »

Elle le gifla. Avec une prestesse de félin, le bras de Jaime se dressa pour parer le coup… Mais ce félin-là n’avait qu’un moignon d’infirme en lieu et place de main droite, et cinq marques rouges fleurirent sa joue.

Le bruit de la claque fit bondir ser Kevan sur ses pieds. « Votre père repose ici même, mort. Ayez la décence d’aller vider vos querelles dehors. »

Jaime baissa la tête d’un air contrit. « Veuillez nous pardonner, mon oncle. Ma sœur est si malade de chagrin qu’elle s’en oublie elle-même. »

Elle eut envie de le gifler de nouveau pour cette impertinence. Fallait-il que je sois folle pour m’imaginer qu’il pourrait tenir lieu de Main ! Elle aurait plutôt fait de supprimer le poste. Y avait-il jamais eu de Main qui lui ait rien procuré d’autre que de la peine ? Non content de lui avoir flanqué Robert Baratheon dans son lit, Jon Arryn, avant de mourir, s’était mis à subodorer ce qui la concernait, elle, et à flairer du côté de Jaime par la même occasion. Sur ces entrefaites, Eddard Stark reprenait la traque exactement au point où son prédécesseur l’avait laissée ; et, à force de fourrer son nez dans ses affaires, il l’avait contrainte à se débarrasser de Robert plus tôt qu’elle n’aurait voulu, c’est-à-dire avant d’avoir pu régler leur compte à ses satanés frères. Tyrion, lui, vendait Myrcella aux Dorniens, prenait l’un de ses fils en otage et lui assassinait l’autre. Quant à lord Tywin, aussitôt qu’il remettait les pieds à Port-Réal, eh bien…

La prochaine Main connaîtra la place qui lui revient, se promit-elle. Le rôle irait sans doute comme un gant à ser Kevan. Il était infatigable, circonspect, d’une docilité sans faille. Elle pourrait se reposer sur son oncle en toute confiance, à l’instar de Père. La main ne discute pas avec la tête. Elle avait un royaume à gouverner, mais elle aurait besoin d’hommes nouveaux pour la seconder dans sa tâche. Pycelle était un lèche-cul gâteux, Jaime avait perdu sa bravoure en même temps que sa main d’épée, et Mace Tyrell était aussi peu fiable que ses petits acolytes Redwyne et Rowan. A son humble avis, ces trois derniers risquaient fort d’avoir trempé dans cet assassinat. Le doux sire de Hautjardin ne savait-il pas forcément qu’il ne gouvernerait jamais les Sept Couronnes aussi longtemps que Tywin Lannister serait en vie ?

Il va me falloir manœuvrer en douceur avec celui-là. Ses hommes fourmillaient dans la ville, et il s’était même débrouillé pour planter l’un de ses fils dans la Garde Royale, et il escomptait tout autant parvenir à fourrer sa fille dans le lit de Tommen. La seule pensée que Père avait été d’accord pour fiancer Tommen à Margaery Tyrell continuait à la mettre hors d’elle. Cette petite garce est deux fois plus vieille que lui, et elle a déjà deux veuvages sur son ardoise. Mace Tyrell avait beau clamer qu’elle était toujours vierge, Cersei ne se faisait pas faute d’en douter. Joffrey avait été assassiné avant de pouvoir coucher avec elle, mais elle avait d’abord été mariée à Renly… Il se peut qu’un homme préfère le goût de l’hypocras, mais si vous déposez devant lui une chope de bière, il vous la lampera quand même assez gloutonnement. Il lui faudrait enjoindre à lord Varys de fouiner tant qu’il pourrait dans cette histoire-là.

Cela suffit à la pétrifier sur place. Varys… Il lui était complètement sorti de la mémoire. Il devrait être ici. Il y est tout le temps. Au moindre événement de quelque importance qui se produisait dans l’enceinte du Donjon Rouge, l’eunuque apparaissait, comme surgi de nulle part. Jaime est ici, Oncle Kevan aussi, Pycelle est venu puis reparti, mais pas Varys. Un doigt glacé lui titilla l’épine dorsale. Il était dans le coup. Il a dû redouter que Père ait l’intention de s’offrir sa tête, et il a frappé le premier. Lord Tywin n’avait jamais éprouvé la moindre once de sympathie pour le maître des chuchoteurs et ses minauderies. Et s’il se trouvait quiconque au monde pour qui le Donjon Rouge n’eût pas de secrets, c’était incontestablement le maître des chuchoteurs. Il aura fait cause commune avec lord Stannis. Ils collaboraient déjà du temps de Robert, en définitive, en tant que membres du Conseil tous deux…

Cersei s’élança vers la porte de la chambre mortuaire et y apostropha Meryn Trant : « Ser, amenez-moi lord Varys. De force si nécessaire, dût-il se débattre et piauler, mais indemne.

— Le serviteur de Votre Grâce. »

Or, à peine eut-il disparu qu’un autre chevalier de la Garde Royale reparut. Suite à son interminable escalade tout d’une traite, ser Boros Blount était hors d’haleine et cramoisi. « Disparu », haleta-t-il dès qu’il aperçut la reine. Il s’affala sur un genou. « Le Lutin…, sa cellule est grande ouverte, Votre Grâce… Pas trace de lui nulle part… »

Le rêve a dit vrai. « J’avais donné des ordres, objecta-t-elle. Il devait être étroitement gardé, nuit et jour… »

La poitrine de Blount se soulevait comme un soufflet de forge.

« L’un des geôliers est porté manquant, lui aussi. Rugen, que c’était, son nom. Et il y en avait deux autres qui dormaient comme des souches, on a découvert. »

Cersei eut besoin de toutes ses forces pour ne pas se mettre à hurler. « J’espère que vous ne les avez pas réveillés, ser Boros. Laissez-les dormir.

— Dormir ? » Il leva les yeux, tout en bajoues perplexes. « Ouais, Votre Grâce. Combien de temps est-ce que je vais les… ?

— Pour l’éternité. Assurez-vous personnellement qu’ils dorment pour l’éternité, ser. Je ne tolérerai pas que des gardes dorment pendant leur tour de veille. » Il est dans les murs. Il a tué Père comme il a tué Mère et comme il a tué Joff. Le nain viendrait aussi pour elle-même, Cersei le savait, conformément à ce que lui avait prédit la vieille sorcière, autrefois, dans les ténèbres de sa tente. Je lui ai ri au nez, mais elle possédait des pouvoirs certains. Elle m’avait fait voir mon avenir dans une goutte de sang. Ma perte inexorable. Une faiblesse la prit, ses jambes en étaient comme liquéfiées. Ser Boros essaya de lui saisir le bras, mais elle eut un mouvement de recul pour se soustraire au contact. Les motifs ne lui manquaient pas pour voir en lui une créature éventuelle de Tyrion. « Ecartez-vous de moi, dit-elle, Hors de ma vue ! » Elle tituba vers une banquette.

« Votre Grâce ? bafouilla Blount. Si j’allais vous chercher une coupe d’eau ? »

C’est de sang que j’ai soif, pas d’eau. Il me faut le sang du maudit valonqar, le sang de Tyrion ! Les torches tournaient autour d’elle. Elle ferma les yeux, et elle vit le nain lui adresser un sourire épanoui. Non, songea-t-elle, non, j’étais presque débarrassée de toi… ! Mais les doigts de son frère s’étaient reployés sur son cou, et elle les sentait se resserrer peu à peu, peu à peu.

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