SAMWELL

Sam était en train de lire un ouvrage consacré aux Autres quand il aperçut la souris.

Il avait les yeux rouges et à vif. Je ne devrais pas me les frotter autant, se disait-il toujours lorsqu’il les frottait. La poussière les lui piquait, les faisait larmoyer, et là, de la poussière, en bas, il y en avait partout. Elle saturait l’atmosphère de petits nuages à chaque page qu’il tournait, et elle dégageait d’énormes nuées grises à chacun des amas de bouquins qu’il déplaçait pour voir ce qui pouvait bien se cacher derrière.

Il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis qu’il avait dormi pour la dernière fois, mais il restait à peine un pouce de la grosse chandelle de suif qu’il avait allumée juste avant de s’attaquer au ballot de pages volantes attachées par une ficelle qu’il venait de découvrir. Il avait beau être fourbu, c’était trop dur de s’arrêter. Un bouquin de plus, s’était-il promis, et je m’arrêterai. Un folio de plus, rien qu’un. Une page de plus, et alors, là, je monterai me reposer et manger un morceau. Mais il y avait toujours une autre page après celle-ci, et encore une autre après celle-là, et un autre livre qui attendait au bas de la pile. Je vais juste jeter un coup d’œil rapide pour voir de quoi traite celui-ci, pensait-il et, avant d’en prendre conscience, il en avait déjà dévoré la moitié. Son dernier repas remontait à cette écuellée de soupe de haricots au lard engloutie en compagnie de Pyp et de Grenn. Enfin, sans compter le fromage et le pain, mais ça, ce n’était qu’un amuse-gueule, songea-t-il. Et c’est sur ces entrefaites qu’un regard furtif jeté du côté du plateau lui révéla la présence de la bestiole attablée parmi les miettes de pain.

Pas plus longue que la moitié du petit doigt de Sam, elle avait des yeux noirs et une soyeuse fourrure grise. Il aurait évidemment fallu l’écraser. Quelque prédilection qu’elles puissent montrer pour le fromage et pour le pain, les souris n’en grignotent pas moins volontiers le papier. Leurs crottes, il y en avait plein les étagères et les rayonnages, et certaines reliures de cuir portaient aussi la marque de dents voraces.

Mais c’est une créature si minuscule… Et affamée. Comment lui tenir rigueur pour une pincée de miettes ? N’empêche qu’elle bouffe aussi les livres… Au bout de tant d’heures en position assise, il avait le dos roide comme une planche et les jambes à demi mortes. Jamais il n’aurait dès lors la vivacité nécessaire pour s’emparer d’elle, mais l’assommer, peut-être y arriverait-il tout de même ? Près de son coude reposait un copieux exemplaire relié en cuir des Annales du Centaure noir dues à la plume de Septon Jorquen, chronique exhaustive et minutieuse des neuf années durant lesquelles Orbert Coswell avait assuré le commandement de la Garde de Nuit. Une page en était consacrée à chacune des journées de son mandat, toutes débutant par la formule apparemment immuable : « Levé dès l’aube, lord Orbert s’est rendu à la selle », excepté la dernière, qui spécifiait : « Il se trouve que lord Orbert est mort. Il a dû trépasser au cours de la nuit. »

Aucune souris ne saurait tenir tête à Septon Jorquen. Avec une lenteur consommée, la main gauche de Sam se saisit du volume. Mais lorsque ses cinq doigts grassouillets prétendirent le soulever tout seuls, il était d’une telle épaisseur et d’une telle pesanteur qu’il leur échappa et retomba avec un bruit sourd. Plus prompte que l’éclair, la souris avait déjà disparu. Au grand soulagement de Sam. Ecrabouiller la pauvrette lui aurait flanqué des cauchemars. « Tu devrais t’abstenir de boulotter les manuscrits, quand même », dit-il tout haut. Peut-être devrait-il, au fait, apporter davantage de fromage, la prochaine fois qu’il descendrait ici ?

Il fut tout ébaubi de voir à quel point la chandelle brûlait bas, maintenant. De quand pouvait bien dater cette fameuse soupe de haricots au lard, d’aujourd’hui ou d’hier ? D’hier. Probablement d’hier. Le constat lui arracha un bâillement. Jon devait se demander ce qu’il avait bien pu devenir, mais mestre Aemon s’en doutait sûrement, lui. Avant de devenir aveugle, le vieillard avait éprouvé pour les livres la même passion que Samwell Tarly. Il savait trop bien comment il leur arrive de vous engloutir corps et âme, comme si chacune de leurs pages était un abîme ouvert sur un autre monde.

Tandis qu’il se levait vaille que vaille, ses mollets lancinés d’épingles et d’aiguilles le firent grimacer. Le siège était très dur et lui entamait l’arrière des cuisses quand il se penchait sur l’un des grimoires. Il faut que je me rappelle d’apporter un coussin. La solution idéale aurait été de pouvoir coucher sur place, dans la cellule qu’il avait dénichée là, à moitié masquée par quatre bahuts bourrés de feuillets volants détachés des livres auxquels ils appartenaient, mais il ne voulait pas laisser mestre Aemon si longtemps seul. Celui-ci n’était pas dans une forme éblouissante, ces derniers temps, il avait de plus en plus besoin d’aide, en particulier pour soigner les corbeaux. Certes, il avait son fidèle Clydas, mais, outre que Sam était beaucoup plus jeune, il se débrouillait mieux à la roukerie.

Des tas de livres et de rouleaux coincés sous le bras gauche et la chandelle à la main droite, Sam s’aventura dans le dédale des tunnels que les frères appelaient communément les galeries de vers. Grâce au pâle rayon de lumière éclairant les volées de pierres abruptes qui allaient finalement lui permettre de refaire surface, il sut que le jour s’était levé, là-haut. Il laissa la chandelle brûler dans une niche du mur et commença son ascension. A la cinquième marche, il était déjà essoufflé. A la dixième, il s’arrêta pour transférer sa moisson de lectures sous son bras droit.

Le ciel était d’un blanc de plomb lorsqu’il émergea. Un ciel de neige, songea Sam en louchant vers lui. Cette perspective le mit mal à l’aise. Le souvenir l’assaillit de la fameuse nuit où les fantômes et les neiges s’étaient abattus simultanément sur le Poing des Premiers Hommes. Ne sois pas si pleutre, se morigéna-t-il. Tu as autour de toi tous tes frères jurés, sans parler de Stannis Baratheon et de sa cohorte de chevaliers. Sous ses yeux se dressaient les forts et les tours de Châteaunoir, réduits à trois fois rien par l’énormité glaciale du Mur qui les surplombait. Un gros essaim de moucherons se cramponnait tant bien que mal contre le premier quart de sa paroi glissante, à l’endroit où s’édifiaient peu à peu les zigzags du nouvel escalier destiné à monter rejoindre les restes de l’ancien. La glace répercutait la stridence des scies et le vacarme des marteaux. Jon avait exigé des équipes du génie qu’elles travaillent jour et nuit. Les doléances de certains étaient parvenues aux oreilles de Sam. S’atteler à la tâche après avoir soupé, c’était vraiment trop dur, jamais lord Mormont, enrageaient-ils, ne leur avait imposé ne serait-ce que la moitié d’une pareille épreuve. Force était pourtant de reconnaître qu’en l’absence du gigantesque escalier l’accès au sommet du Mur n’était possible que par la cage treuillée. Sam avait beau détester les marches, la haine qu’il vouait à la cage de fer était cent fois pire. Il fermait les yeux sitôt qu’il l’empruntait, persuadé que la chaîne allait incessamment se rompre. Et, chaque fois qu’elle venait érafler la glace en se balançant, lui, son cœur s’arrêtait de battre un moment.

Il y avait des dragons, ici, voilà deux cents ans, se surprit-il en train de songer, les yeux attachés sur la cage qui redescendait lentement. Un coup d’aile leur suffisait pour aller se percher tout en haut. La reine Alysanne chevauchait son dragon personnel lorsqu’elle était venue rendre visite à Châteaunoir, et le roi son époux Jaehaerys avait fait de même avec le sien plus tard. Se pouvait-il qu’Aile d’argent eût laissé un œuf en ces lieux ? Ou bien était-ce à Peyredragon que Stannis Baratheon en avait trouvé un ? Même s’il possède un œuf, quel espoir peut-il nourrir de le faire éclore ? Baelor le Bienheureux s’était abîmé en prières pour couver les siens, et d’autres Targaryens avaient eu recours à la sorcellerie pour accoucher les leurs, mais de tout cela n’étaient résultées que farces et tragédies.

« Samwell, dit une voix morne. Je venais justement te chercher. J’ai ordre de te ramener chez le lord Commandant. »

Un flocon de neige atterrit sur le nez de Sam. « C’est Jon qui souhaite me voir ?

— Pour ça, je ne saurais pas dire, répondit Edd Tallett la Douleur. J’ai jamais souhaité voir un sur deux des trucs que j’ai vus, et j’ai jamais vu un sur deux des trucs que je souhaitais. Je pense pas que souhaiter, ça compte. Tu ferais mieux d’y aller quand même. Lord Snow souhaite te causer dès qu’il en aura terminé avec la femme à Craster.

— Vère.

— Pile, que t’as mis. Ma nourrice lui aurait ressemblé que j’aurais toujours pas arrêté de téter. Elle avait de la barbe.

— C’est le cas de la plupart des chèvres », lança Pyp qui, escorté de Grenn, tous deux l’arc au poing et un carquois farci de flèches accroché dans le dos, venait à l’instant de surgir au détour d’un angle des bâtiments. « Où c’est y que t’étais passé, l’Egorgeur ? Tu nous as manqué, hier soir, au souper. Y a tout un bœuf rôti qu’est reparti intact.

— Ne m’appelle pas l’Egorgeur. » Sam se garda de relever la blague du bœuf. Du Pyp tout craché, ça. « J’étais en train de bouquiner. Il y avait une souris…

— Parle pas de souris à Grenn. Ça lui flanque une trouille bleue, les souris.

— C’est pas vrai ! s’indigna Grenn.

— T’aurais trop la trouille pour en bouffer une seule.

— Moi ? Je boufferais plus de souris que toi ! »

Edd la Douleur poussa un soupir. « Quand j’étais gosse, on n’en mangeait que les grands jours et, comme j’étais le plus jeune, j’avais toujours la queue. Y a pas de viande, sur la queue.

— Où est ton arc, Sam ? » demanda Grenn. Ser Alliser l’avait autrefois surnommé Aurochs, et il semblait entrer chaque jour un peu plus dans la peau de ce sobriquet. A son arrivée au Mur, il était déjà grand mais lambin, pataud, l’échine épaisse, la taille épaisse et la face rougeaude. Son cou persistait à rougir quand Pyp s’amusait à le faire tourner en bourrique, mais des heures d’entraînement au maniement de l’épée et du bouclier lui avaient aplati le ventre, développé le torse et durci les bras. Il était une force de la nature, et broussailleux comme un aurochs aussi. « Ulmer comptait sur toi, au terrain de tir.

— Ulmer », répéta Sam d’un air désemparé. L’une des toutes premières décisions prises par Jon en sa qualité de lord Commandant avait été d’instituer un exercice de tir quotidien pour la garnison tout entière, y inclus les personnels de l’intendance et les cuistots eux-mêmes. La Garde avait eu, d’après lui, tendance à mettre beaucoup trop l’accent sur l’épée et trop peu sur l’arc, comme aux temps désormais révolus où un des frères sur dix était chevalier, alors que ses effectifs actuels n’en comprenaient plus qu’un sur cent. Quitte à reconnaître la pertinence du décret, Sam détestait presque autant s’entraîner au tir que se cogner des escaliers. Pour peu qu’il mît ses gants, jamais il n’arrivait à atteindre la moindre des cibles, et, s’il s’en dépouillait, c’étaient ses doigts qui écopaient d’ampoules. Ces maudits arcs étaient un danger public. Satin ne s’était-il pas fait arracher la moitié de l’ongle du pouce par la corde du sien ? « J’avais oublié…

— Tu as brisé le cœur de la princesse sauvageonne, l’Egorgeur », dit Pyp. Il prenait à Val, depuis peu, fantaisie de les observer du haut de la fenêtre de sa chambre dans la tour du Roi. « Elle te cherchait.

— Sûrement pas ! Ne dis pas cela ! » Sam n’avait parlé avec elle que les deux fois où mestre Aemon était allé lui rendre visite à seule fin de s’assurer que les nouveau-nés se portaient comme un charme. La princesse était si jolie qu’il n’avait guère su que rougir et bafouiller en sa présence.

« Et pourquoi diantre ? insista Pyp. Elle meurt d’envie d’avoir des moutards de toi. On ferait peut-être mieux de t’appeler plutôt Sam le Séducteur. »

Sam devint tout rouge. Il savait que le roi Stannis nourrissait des projets pour Val ; elle était le mortier avec lequel il entendait sceller la paix entre les gens du Nord et le peuple libre. « Je n’ai pas de temps aujourd’hui pour le tir à l’arc, il faut que j’aille voir Jon.

— Jon ? Jon ? Y a quelqu’un qu’on connaît, nous, qui s’appelle Jon, Grenn ?

— Il veut dire le lord Commandant.

— Ahhh…, lord Snow l’Ineffable. Sa Hautesse. Mais bien sûr, bien sûr. Et pourquoi c’est y faire que tu tiens tellement à le voir ? Il est même pas capable de faire bouger ses oreilles ! » Pyp fit bouger les siennes pour montrer qu’il en était capable, lui. Il les avait fort grandes, et rougies par le froid. « Le voilà lord Snow pour de vrai, maintenant, trop foutrement bien né pour de la bougraille de notre acabit.

— Jon a des obligations, protesta Sam pour le défendre. Le Mur est à lui, comme tout ce qui en relève.

— Des obligations, on en a aussi envers ses amis. Sans nos combines à nous, c’est Janos Slynt qu’on pourrait à présent se farcir comme lord Commandant. Et lord Janos aurait volontiers expédié Snow patrouiller à poil sur une mule. "Retourne-moi dare-dare à Fort-Craster, qu’il lui aurait dit, pour m’en ramener le manteau et les bottes au Vieil Ours." De ça qu’on l’a sauvé, nous, mais voilà-t-y pas qu’il a maintenant trop d ’obligations pour venir au coin du feu vider une coupe de vin épicé ? »

Grenn abonda. « Ses obligations le détournent pas de la cour, toujours. Y a pas de jour qu’il est pas là-dehors à se battre contre quelqu’un. »

Ça, c’était vrai, Sam devait bien l’admettre. Une fois où Jon était venu s’entretenir avec mestre Aemon, Sam lui avait demandé pourquoi il consacrait autant de temps à ferrailler. Non sans faire observer que le Vieil Ours ne s’était jamais entraîné beaucoup, à l’époque où il commandait la Garde. En guise de réponse, Jon lui avait fourré Grand-Griffe dans le poing, pour qu’il ait tout loisir d’en éprouver la légèreté, l’équilibre inouïs, l’avait invité à l’incliner de manière à bien faire miroiter les ondoiements internes du métal sombre comme fumée. « De l’acier valyrien, commenta-t-il ensuite, forgé sous l’empire de la magie, tranchant comme un rasoir et pour jamais indestructible. Tout homme d’épée devrait être aussi bon que sa propre lame, Sam. Grand-Griffe est en acier valyrien, moi pas. Le Mimain aurait pu me tuer sans se donner plus de mal que tu ne t’en donnes pour écraser une mouche d’une simple tape. »

Sam lui rendit l’épée. « Moi, quand j’essaie d’écraser une mouche, elle m’échappe invariablement. Je n’arrive à rien d’autre qu’à taper sur mon bras. Et ce que ça cuit… ! »

Sa réflexion n’avait réussi qu’à déchaîner l’hilarité de Jon. « Mettons donc, si tu préfères, que Qhorin aurait pu ne faire qu’une bouchée de moi, comme tu n’en fais qu’une, toi, de ta bolée de bouillie d’avoine ! » Sam raffolait de bouillie d’avoine, surtout lorsqu’on y avait mêlé du miel en guise de sucre…

Il retomba sur terre. « Je n’ai pas un moment à perdre pour ces amusettes », fit-il en quittant précipitamment ses copains pour se diriger vers l’armurerie, tout son tas de bouquins plaqué contre la poitrine. Je suis le bouclier protecteur des royaumes humains, se souvint-il. Et il se demanda comment réagiraient les humains s’ils en venaient à se rendre compte que leurs dits royaumes se trouvaient placés sous la protection d’énergumènes du genre de Grenn, de Pyp et d’Edd la Douleur.

Comme la tour du lord Commandant, l’incendie l’avait ravagée, comme la tour du Roi, Stannis Baratheon se l’était arrogée pour résidence légitime, c’était dans les modestes appartements du regretté Donal Noye, sis à l’arrière de l’armurerie, que Jon Snow s’était établi. Sam y arriva juste au moment où Vère en sortait, toujours emmitouflée dans le vieux manteau qu’il lui avait donné durant leur terrible équipée pour fuir Fort-Craster, mais elle le croisa tellement en trombe et tête baissée, droit devant, qu’il ne réussit à la rattraper par le bras qu’en laissant s’envoler deux de ses grimoires. « Vère… !

— Sam. » Le timbre était celui d’une écorchée vive. Ses cheveux sombres, sa minceur, ses grands yeux bruns de biche, le vieux manteau noir engloutissait tout dans ses plis, mais elle tremblait manifestement de tout son être, et si le capuchon rabattu le laissait tout juste entrevoir, le bas de son visage était livide et avait l’air épouvanté.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Sam. La santé des petits ? »

Vère se dégagea de lui. « Bonne, Sam. Elle est bonne.

— Entre ces deux-là, c’est miraculeux que tu arrives à dormir, reprit-il sur un ton badin. Lequel était-ce que j’ai entendu piailler l’autre soir ? J’ai bien cru qu’il ne s’arrêterait jamais…

— Celui de Délia. Il pleure aussitôt qu’il veut sa tétée. Le mien, c’est à peine s’il pleure jamais. Des fois, il gazouille, mais… » Ses yeux s’emplirent de larmes. « Me faut y aller. L’heure est déjà passée que je devrais les avoir nourris. Je vais avoir des fuites et me tremper toute si je ne me dépêche pas d’y aller. » Elle prit ses jambes à son cou pour traverser la cour, abandonnant Sam à ses perplexités.

Il fut obligé de se mettre à genoux pour récupérer les volumes qu’il avait laissés tomber. Je n’aurais pas dû en emporter autant, songea-t-il en décrottant le massif Compendium de Jade de Colloquo Votar ; le recueil de contes et légendes orientaux que mestre Aemon l’avait prié de lui dénicher n’avait pas souffert, en définitive, de l’accident. Moins chanceuse avait été la somme de mestre Thomax, Les Draconides, ou Une histoire de la maison Targaryen, depuis l’exil jusqu’à l’apothéose, accompagnée de réflexions sur la vie et la mort des dragons. Elle s’était ouverte dans sa chute, et la boue en avait maculé quelques pages, dont une illustrée par le portrait de Balerion la Terreur noire, assez joliment exécuté aux encres de couleur. Tout en brossant et lissant les feuillets, Sam se traita de patate et de bougre d’andouille. La seule présence de Vère lui portait toujours sur les nerfs et le mettait dans un état… Bref, dans tous ses états. Un frère juré de la Garde de Nuit se devait de ne pas éprouver le genre de choses que Vère lui faisait éprouver, tout particulièrement quand elle parlait de ses seins et de…

« Lord Snow t’attend. » Coiffés d’un demi-heaume en fer, deux gardes en manteau noir se tenaient aux portes de l’armurerie, appuyés sur leur pique. C’était Hal le Velu qui venait de parler. Mully, lui, aida Sam à se relever. Après leur avoir bredouillé des remerciements, celui-ci se hâta de franchir le seuil et, tout en étreignant désespérément sa pile de livres, se fraya passage à travers la forge entre l’enclume et les soufflets. Sur l’établi traînait une chemise de mailles encore inachevée. Fantôme était couché de tout son long sous l’enclume et s’acharnait sur un os de bœuf pour le ronger jusqu’à la moelle. Au passage de Sam, le gigantesque loup-garou blanc leva les yeux mais demeura coi.

La loggia de Jon s’ouvrait à l’arrière, au-delà des réserves de piques et de boucliers. En entrant, Sam le trouva plongé dans la lecture d’un parchemin ; perché sur son épaule, le corbeau du feu lord Commandant Mormont lorgnait le document comme s’il était lui-même en train de le déchiffrer, mais il lui suffit d’apercevoir le nouveau venu pour ouvrir ses ailes et voler mollement vers lui en piaillant : « Grain ! Grain ! »

Après avoir décalé son fardeau pour l’assujettir autrement, Sam enfouit l’un de ses bras dans le sac accroché près de la porte et en extirpa une bonne poignée de maïs. L’oiseau atterrit alors sur son poignet puis se mit à picorer dans sa paume avec si peu de ménagements que Sam ne put s’empêcher de glapir en retirant brusquement sa main. Le corbeau reprit l’air, et des grains rouges et jaunes s’éparpillèrent un peu partout.

« Ferme la porte, Sam. » De vagues cicatrices rappelaient encore le jour où les serres d’un aigle avaient labouré la joue de Jon en essayant de lui arracher un œil. « Est-ce que ce salopard t’a déchiré la peau ? »

Sam se débarrassa des bouquins pour ôter son gant. « Tu parles ! » Il se sentit défaillir. « Je suis en sang…

— Nous versons tous le nôtre pour la Garde. Mets des gants plus épais. » Du bout du pied, Jon poussa un siège vers lui. « Assieds-toi, puis jette-moi un coup d’œil là-dessus. » Il lui tendit le parchemin.

« Qu’est-ce que c’est ? » questionna Sam, pendant que le corbeau partait à la recherche des grains de maïs ensevelis dans la jonchée.

« Un bouclier de papier. »

Tout en lisant, Sam suçotait sa paume entamée. Il reconnut d’emblée l’écriture de mestre Aemon. Une écriture toute menue mais toujours précise, sauf que le vieil homme n’avait plus la possibilité de voir les endroits où l’encre formait des pâtés, et qu’il lui arrivait de faire à son insu des taches peu plaisantes. « Une lettre pour le roi Tommen ?

— A Winterfell, mon frère Bran et lui s’affrontèrent un jour avec des épées de bois. On avait tellement matelassé Tommen qu’il avait l’air d’une oie farcie. Bran lui fît mordre la poussière. » Jon gagna la fenêtre. « Seulement, Bran est mort, et ce rondouillard de Tommen occupe le Trône de Fer, avec son minois rose et une couronne nichée dans ses boucles d’or. »

Bran n’est pas mort, brûla de révéler Sam. Il est parti au-delà du Mur en compagnie de Mains-froides. Les mots s’étranglèrent dans son gosier. J’ai juré de ne pas parler. « Tu n’as pas signé la lettre…

— Le Vieil Ours a demandé cent fois de l’aide au Trône de Fer. On lui a expédié Janos Slynt. Aucune lettre au monde n’incitera les Lannister à nous aimer mieux. A plus forte raison lorsqu’ils apprendront que nous avons aidé Stannis.

— Uniquement pour défendre le Mur, pas en partisans de sa rébellion. » Sam relut promptement le texte. « Et c’est bien ce qui est dit là.

— La différence risque d’échapper à lord Tywin. » Jon récupéra la lettre. « Pourquoi aurait-il envie de nous aider maintenant ? Il ne l’a jamais fait avant.

— Eh bien, répliqua Sam, il n’aura sûrement pas envie de laisser se répandre le bruit que Stannis s’est mis en campagne pour la défense du royaume pendant que le roi Tommen s’amusait avec ses joujoux. Cela n’aboutirait qu’à en faire retomber l’opprobre sur la maison Lannister.

— Ce n’est pas l’opprobre que je tiens à faire fondre sur la maison Lannister, c’est la mort et la destruction. » Jon brandit la lettre. « La Garde de Nuit ne prend point de part aux guerres des Sept Couronnes, lut-il. Notre foi est jurée au royaume, et le royaume se trouve actuellement exposé au pire des périls. Stannis Baratheon nous seconde contre nos adversaires d’au-delà du Mur, mais nous n’en sommes pas pour autant ses hommes…

— Enfin, c’est vrai, fit Sam en se tortillant. Nous ne le sommes pas, si ?

— J’ai donné à Stannis les vivres, le couvert et Fort-Nox, plus l’autorisation d’établir des gens du peuple libre dans le Don. C’est tout.

— Lord Tywin dira que c’est trop.

— Stannis prétend que ce n’est pas assez. Plus tu donnes à un roi, plus s’accroissent ses exigences. Nous marchons sur un pont de glace entre deux abîmes. Faire plaisir à un seul roi n’est déjà pas facile, en contenter deux confine à l’impossible.

— Oui, mais si… si les Lannister devaient finir par l’emporter, et que lord Tywin décide que nous avons trahi Tommen en aidant Stannis, cela pourrait bien signifier la fin de la Garde de Nuit. Il dispose de l’appui des Tyrell et, avec eux, de toute la puissance de Hautjardin. Ce sans oublier qu’il a bel et bien vaincu lord Stannis sur la Néra. » La vue du sang pouvait bien suffire à le faire défaillir, Sam n’en savait pas moins de quelle façon se gagnaient les guerres. Son propre père s’était chargé de le lui apprendre.

« La Néra n’a été qu’une seule bataille. Robb a gagné toutes les siennes et a néanmoins perdu la vie. Si Stannis réussit à soulever le Nord… »

Il cherche à se persuader,comprit Sam tout à coup, mais il n’y arrive pas. Les corbeaux avaient tempétueusement pris leur essor de Châteaunoir par noires rafales afin d’intimer l’ordre aux seigneurs nordiens de se déclarer pour Stannis Baratheon et de venir adjoindre leurs forces aux siennes. Sam les avait expédiés lui-même pour la plupart. Jusqu’à présent n’en avait reparu qu’un seul, le porteur du message à destination de Karhold. A cette exception près, le silence ne laissait pas que d’être assourdissant…

Stannis dût-il même parvenir à rallier finalement les gens du Nord à sa cause, Sam ne voyait toujours pas comment il pourrait alors se bercer de la moindre illusion face aux puissances combinées de Castral Roc, de Hautjardin et des Jumeaux. Quant à tenter l’aventure sans leur appui, cela revenait fatalement à courir au fiasco. Comme à la disparition tout aussi fatale de la Garde de Nuit, si lord Tywin stigmatise notre attitude en la traitant de félonie. « Les Lannister ont des Nordiens à eux : lord Bolton et son bâtard de fils.

— Stannis a les Karstark. S’il peut également faire fond sur Blancport…

— Si, souligna Sam. Sinon, messire…, mieux vaut même un bouclier de papier que pas de bouclier du tout. »

Le parchemin crissa sous les doigts de Jon. « Je le présume, effectivement. » Non sans soupirer, il rafla une plume et gribouilla son paraphe au bas de la lettre. « Passe-moi la cire à cacheter. » Après avoir fait chauffer un bâton de cire noire sur la flamme d’une bougie, Sam lui en laissa dégoutter une flaque sur le parchemin, puis regarda Jon y imprimer d’une main ferme son sceau de lord Commandant. « Emporte-moi ça pour mestre Aemon quand tu t’en iras, commanda celui-ci, et dis-lui de le faire délivrer à Port-Réal par un de ses corbeaux.

— Je n’y manquerai pas. » Sam hésita. « Si je puis me permettre une question, messire… J’ai vu Vère sortir d’ici. Elle était au bord des larmes. »

Jon se rassit. « Elle était venue de la part de Val implorer à nouveau la grâce de Mance Rayder.

— Ah. »

La petite princesse sauvageonne,ainsi que Stannis et ses hommes l’avaient surnommée, marquait en effet d’autant plus de sollicitude en faveur du roi d’au-delà-du-Mur qu’il avait naguère pris pour reine sa sœur aînée, Délia, que cette dernière était morte au cours de la bataille, par le fait non d’une agression quelconque mais de ses couches, laissant un fils qui, s’il fallait en croire si peu que ce soit les chuchotements, ne tarderait guère, pour comble, à se retrouver orphelin de père.

« Et quelle réponse lui avez-vous faite ?

— Que je parlerais à Stannis, mais mon intercession ne l’ébranlera pas, j’en suis à peu près convaincu. Le premier devoir d’un roi est de défendre le royaume, et le royaume, Mance l’a attaqué. Il ne ressemblerait pas à Sa Seigneurie d’oublier cela. Mon père se plaisait à reconnaître à ce Baratheon-là le sens de l’équité. Mais jamais personne ne s’est avisé de le qualifier de clément. » Jon s’interrompit un moment, les sourcils froncés. « J’aimerais mieux décapiter Mance de ma propre main. Il a fait autrefois partie de la Garde de Nuit. En principe, c’est quand même à nous qu’appartient sa vie.

— Pyp prétend que dame Mélisandre entend le livrer aux flammes afin de mettre en œuvre une de ses sorcelleries.

— Pyp devrait apprendre à tenir sa langue. J’en ai entendu d’autres tenir les mêmes propos. Sang de roi permet de réveiller dragon. Mais pour ce qui est de l’endroit où Mélisandre compte trouver un dragon endormi, là, fini, les affirmations péremptoires. Des couillonnades. Le sang de Mance Rayder n’est pas plus royal que le mien. Il n’a jamais coiffé de couronne, jamais posé ses fesses sur un trône. C’est un malandrin, rien de plus. Bernique, les pouvoirs celés dans le sang de malandrin, bon sang ! »

Le corbeau, par terre, dressa le bec. « Sang », piailla-t-il.

Jon dédaigna l’interrupteur. « Je fais partir Vère.

— Ah bon. » Sam inclina la tête de côté. « Bien, c’est… c’est bien, messire. » Ce serait une bonne chose pour elle que de partir, que d’aller s’abriter quelque part au chaud, bien loin du Mur et des combats.

« Avec le petit. Il va nous falloir trouver une autre nourrice pour son frère de lait.

— D’ici-là, du lait de chèvre devrait aller. C’est meilleur pour les nouveau-nés que celui de vache. » Sam avait lu ça quelque part. Il gigota sur son siège. « Messire, en farfouillant dans les annales, je suis tombé sur un autre marmot nommé lord Commandant. Quatre cents ans avant la Conquête, celui-là. Osric Stark. Il n’avait que dix ans lorsqu’il fut élu, mais il occupa le poste pendant soixante. C’en fait quatre, messire. Vous n’êtes pas même près, tant s’en faut, d’être le plus jeune jamais choisi. Vous arrivez en cinquième position. Pour l’instant.

— Les quatre premiers étant tous fils, frères ou bâtards d’un roi du Nord. Laisse ces vains détails pour m’en fournir d’utiles. Parle-moi de notre ennemi.

— Les Autres. » Sam se lécha les lèvres. « Les annales les mentionnent bien, mais moins souvent que je ne l’aurais cru. C’est-à-dire celles du moins que j’ai pu découvrir et consulter. Beaucoup plus nombreuses étant, je le sais, celles que je n’ai toujours pas trouvées. Certains des volumes plus vieux tombent en morceaux. Les pages s’émiettent dès que j’essaie de les tourner. Quant aux bouquins remontant réellement à la plus haute antiquité… De deux choses l’une, ou bien ils se sont totalement réduits en poudre, ou bien ils reposent enfouis dans un endroit où je n’ai pas encore fourré mon nez, à moins que… Eh bien, ça se pourrait, quoi, que ce genre de bouquins-là, il n’y en ait pas, n’y en ait jamais eu. Les chroniques les plus anciennes que nous possédions ont été rédigées après l’arrivée des Andals à Westeros. Comme les Premiers Hommes nous ont uniquement laissé des runes gravées sur des pierres, ce que nous nous figurons savoir tant sur l’Epoque Héroïque que sur l’Age de la Prime Aube et sur la Longue Nuit nous vient des transcriptions de récits oraux faites par des septons des milliers d’années plus tard. Il y a des archimestres, à la Citadelle, pour contester l’ensemble en bloc. Ces vieilles fables foisonnent de rois qui régnèrent durant des centaines d’années, de chevaliers en quête d’aventures un millénaire avant qu’il n’existe des chevaliers… Mais ces contes, tu les connais, Brandon le Bâtisseur, Symeon Prunelles Etoilées, le Roi de la Nuit… Et nous avons beau prétendre que tu es le neuf cent quatre-vingt-dix-huitième lord Commandant de la Garde de Nuit, la plus ancienne liste que j’aie retrouvée fait état de six cent soixante-quatorze commandants, ce qui laisse supposer qu’elle fut dressée pendant…

— Le déluge, le coupa Jon. Tes paperasses disent quoi, au sujet des Autres ?

— Il y est question de verredragon. Les enfants de la forêt avaient coutume, à l’Epoque Héroïque, d’offrir à la Garde de Nuit, chaque année, une centaine de poignards d’obsidienne. Pour ce qui est des Autres, ils surviennent lorsqu’il fait froid, la plupart des contes en sont d’accord. Si ce n’est plutôt leur survenue qui provoque le froid. Il leur arrive de faire leur apparition durant des tempêtes de neige, et ils disparaissent aussitôt que le ciel s’éclaircit. Ils se dérobent à la lumière du soleil et surgissent à l’approche de la nuit. Si ce n’est plutôt leur approche qui suscite la nuit tombante. Certaines des fables leur font chevaucher des charognes. Ours ou loups-garous, mammouths ou chevaux, qu’importe l’animal qu’ils chevauchent, pourvu seulement qu’il soit mort. Comme celui d’entre eux qui a tué P’tit Paul montait un cheval mort, voilà un détail dont on ne saurait nier la véracité. On rencontre également des récits qui parlent d’araignées de glace colossales. J’ignore évidemment ce qu’il faut entendre par là. Tout homme qui succombe au cours d’un combat contre les Autres doit être brûlé, faute de quoi c’est sous leur emprise qu’il se relèvera, mort, pour affronter ceux de son propre camp.

— Nous savions tout cela. La question qui se pose est : comment s’y prend-on pour les affronter ?

— Leur armure est à l’épreuve de la plupart des lames ordinaires, s’il faut en croire toutefois les contes, répondit Sam, et les épées qu’ils manient eux-mêmes sont tellement froides qu’elles font littéralement exploser l’acier. Ils ont horreur du feu, en revanche, et sont vulnérables à l’obsidienne. » Le souvenir de son propre face-à-face avec l’un d’eux, dans la Forêt Hantée, le lui fit revoir comme atteint de liquéfaction, sitôt frappé par le poignard de verredragon que Jon avait bricolé tout exprès pour lui. « Je suis tombé sur une chronique consacrée à la Longue Nuit, et selon laquelle le dernier héros massacrait des Autres avec une lame en acierdragon. Il leur était censément impossible d’y résister.

— De l’acierdragon ? » Jon fronça les sourcils. « De l’acier valyrien ?

— C’est la première idée que j’ai eue, moi aussi.

— De sorte qu’il me suffirait de convaincre nos beaux seigneurs des Sept Couronnes de nous donner leurs épées valyriennes pour tout sauver ? Mais ça va être un jeu d’enfant ! » Il éclata d’un rire tout sauf joyeux. « Est-ce que tes trouvailles t’ont révélé qui sont les Autres, d’où ils proviennent, quel est leur but ?

— Pas encore, messire, mais rien n’exclut que je ne me sois simplement fourvoyé dans le choix de mes lectures. C’est qu’il y a des centaines de volumes où je n’ai toujours pas jeté un œil. Accordez-moi davantage de temps, et je trouverai tout ce qui peut l’être.

— Du temps, il n’y en a plus. » La voix de Jon s’était empreinte de tristesse. « Il faut que tu rassembles tes affaires, Sam. Tu vas toi aussi partir avec Vère.

— Partir ? » Il mit un moment à comprendre. « Je vais m’en aller, moi ? A Fort-Levant, messire ? Ou bien… Pour où suis-je censé… ?

— Villevieille.

— Villevieille ? » C’était sorti comme un vilain couac. Corcolline se trouvait près de Villevieille. La maison. Il en eut le vertige. Mon père.

« De même qu’Aemon.

— Aemon ? Mestre Aemon ? Mais… Il est âgé de cent deux ans, messire, il ne saurait… Vous nous y envoyez, lui et moi ? Les corbeaux, qui les soignera ? S’il y a quelqu’un de malade ou bien de blessé, qui est-ce qui… ?

— Clydas. Cela fait des années qu’il est avec Aemon.

— Clydas n’est qu’un auxiliaire, et ses yeux ne vont pas bien du tout. Il vous faut un mestre. Mestre Aemon est si fragile, un voyage par mer… » Au seul souvenir de la Treille et du Soleil d’été, sa langue manqua l’étouffer. « … Cela risquerait… Il est vieux, et…

— Ses jours vont être en danger. J’en suis pleinement conscient, Sam, mais les dangers qu’il court ici sont bien pires. Stannis connaît son identité. Si la femme rouge exige du sang royal pour mettre en œuvre ses sortilèges…

— Ah. » Sam devint tout pâle.

« A Fort-Levant, Dareon se joindra à vous. Je me flatte que ses chansons nous vaudront dans le sud un certain nombre de recrues. Le Merle vous mènera jusqu’à Braavos. Une fois là, vous devrez régler vous-mêmes la question de votre embarquement pour Villevieille. Quant à Vère, si tu te proposes encore à votre arrivée de revendiquer son marmot pour un bâtard de toi, dirige-les tout de suite sur Corcolline, elle et lui ; dans le cas contraire, Aemon s’arrangera pour la placer comme servante à la Citadelle.

— Mon b-b-bâtard. » Il avait bien évoqué cette solution, certes, seulement… Toute cette eau. Je pourrais me noyer. Des bateaux qui font naufrage, il y en a tout le temps, et l’automne est une saison de tempêtes. Vère serait avec lui, toutefois, et le petit pousserait à l’abri. « Oui, je… Ma mère et mes sœurs l’aideront à le dorloter. » Je peux toujours envoyer une lettre, cela me dispensera de m’y rendre en personne. « Dareon pourrait tout aussi bien que moi veiller à ce qu’ils arrivent à Villevieille. Je suis en… Je travaille mon tir avec Ulmer chaque après-midi, conformément à vos ordres… Enfin, sauf les jours où je suis dans les caves, mais vous m’avez chargé de trouver des renseignements sur les Autres. Le maniement de l’arc me fait mal aux épaules et me donne des ampoules aux doigts. » Pour preuve, il en exhiba une qui s’était percée. « Je continue de m’exercer quand même, malgré tout. Maintenant, j’arrive à toucher plus souvent la cible qu’à la rater, mais ça ne m’empêche pas encore de rester le plus mauvais archer qu’on ait jamais vu bander un arc. J’aime bien les histoires d’Ulmer, à part ça. Il faut absolument que quelqu’un les transcrive et les insère dans un livre.

— A toi de le faire. L’encre et le parchemin ne manquent pas, à la Citadelle, je crois, non plus que les arcs. Je compte bien que tu vas poursuivre ton entraînement. Sam, la Garde de Nuit possède des centaines d’hommes capables de décocher une flèche, mais juste une poignée qui sachent lire ou écrire. Il faut absolument que ce soit toi qui deviennes mon nouveau mestre. »

Ces mots firent sursauter Sam. Non, Père, par pitié, jamais plus je n’en reparlerai, je le jure par les Sept. Laissez-moi sortir, par pitié, laissez-moi sortir ! « Messire, je… Mon travail est ici, les bouquins…

— … seront toujours là quand tu nous reviendras. »

Sam porta une main à sa gorge. Il avait presque le sentiment que la chaîne s’y trouvait déjà, l’étranglait. « Messire, la Citadelle… On vous y fait disséquer des cadavres. » On vous y fait porter une chaîne au cou. Trois jours et trois nuits durant, Sam ne s’était endormi qu’à force de sangloter, les pieds et les mains enchaînés à un mur. Quant à la chaîne qu’il avait au col, elle était tellement serrée qu’elle lui entamait la peau et que, chaque fois que son sommeil le faisait basculer dans le mauvais sens, elle lui coupait la respiration. « Je ne peux pas porter de chaîne.

— Tu le peux. Tu le feras. Mestre Aemon est vieux et aveugle. Ses forces sont en train de l’abandonner. Qui prendra sa place lorsqu’il mourra ? Mestre Mullin, à Tour Ombreuse, est un martial plus qu’un érudit, et mestre Harmune, à Fort-Levant, moins volontiers sobre qu’ivre mort.

— Si vous demandiez davantage de mestres à la Citadelle…

— J’en ai bien l’intention. Nous aurons besoin de tout un chacun. Il n’en est pas pour autant si facile de remplacer Aemon Targaryen. » Jon prit un air perplexe. « Et moi qui étais certain que l’idée te plairait… ! Il y a tellement de livres à la Citadelle que l’espoir de les lire tous ne viendrait à personne au monde. Tu ferais merveille là-bas, Sam… Merveille, je le sais.

— Non. Je pourrais bouquiner tout mon soûl, mais… Un m-m-mestre se doit d’être un guérisseur, et le… La seule vue du s-s-sang me donne envie de tomber dans les pommes. » Il étendit une main pour lui en faire admirer la tremblote. « Je suis Sam la Trouille, pas Sam l’Egorgeur.

— La trouille ? De quoi ? De te faire gronder par ces vieux machins d’archimestres ? Allons, Sam… Alors que tu as vu le Poing submergé par des essaims de spectres et des nuées de morts-vivants aux mains noires et aux yeux d’un bleu fulgurant ! Alors qu’un Autre a péri de ta propre main !

— C’est le v-v-v-verredragon qui l’a tué, pas moi.

— Ta gueule. Tu as menti, trafiqué, comploté pour me faire lord Commandant. Tu vas m’obéir. Tu vas partir pour la Citadelle, tu vas t’y forger une chaîne, et, s’il te faut disséquer des cadavres, ainsi soit-il. Au moins les cadavres, à Villevieille, ne feront-ils pas d’objections. »

Il ne comprend pas. « Messire, se décida Sam, mon p-p-p-père, lord Randyll, il, il, il, il… La vie des mestres est une vie de servitude. » Il n’était que trop conscient de ses bégaiements. « Aucun rejeton de la maison Tarly ne portera jamais de chaîne. Les hommes de Corcolline ne font pas plus de courbettes qu’ils ne toilettent de nobliaux. » Si c’est des chaînes que tu souhaites, viens avec moi. « Jon, il m’est impossible de désobéir à mon propre père. »

Jon, avait-il dit, mais Jon n’était plus. C’était à lord Snow qu’il avait désormais à faire, à son regard gris et d’une dureté glaciaire. « Tu n’as pas de père, assena lord Snow. Tu n’as que des frères. Que nous. Ta vie appartient à la Garde de Nuit. Aussi, file fourrer tes caleçons dans un sac avec celles de tes autres affaires que tu te soucies d’emporter à Villevieille. Ton départ a lieu une heure avant le lever du soleil. Et voici un ordre supplémentaire. A partir d’aujourd’hui, fini de te traiter de pleutre. Tu as affronté plus d’épreuves au cours de cette dernière année que la plupart des hommes ne le font dans leur existence entière. Tu es capable d’affronter la Citadelle… Mais c’est en frère juré de la Garde de Nuit que tu l’affronteras. Il n’est pas en mon pouvoir de te commander d’être brave, mais te commander de cacher tes peurs, ce pouvoir, je l’ai. Tu as prononcé les formules sacramentelles, Sam. T’en souviens ? »

Je suis l’épée dans les ténèbres.Mais il maniait l’épée comme le dernier des minables, et les ténèbres le terrorisaient. « Je… Je vais essayer.

— Tu ne vas pas essayer. Tu vas obéir.

— Obéir. » Le corbeau de Mormont fouetta mollement l’air en déployant ses vastes ailes noires.

« Votre serviteur, messire. Est-ce que… Est-ce que mestre Aemon est au courant ?

— L’idée provient de lui tout autant que de moi. » Jon se donna la peine d’aller personnellement rouvrir sa porte. « Pas d’adieux. Moins il y a de gens avertis, mieux vaut. Une heure avant le point du jour, près du cimetière. »

Son départ de l’armurerie, Sam n’en conserva pas l’ombre d’un souvenir. Lorsqu’il recouvra sa conscience, il se dirigeait d’un pas chancelant dans la boue parsemée de flaques de vieille neige vers les appartements de mestre Aemon. Je pourrais me cacher, se dit-il. Je pourrais me cacher dans les caves au milieu des livres. Je pourrais vivre en m’y terrant avec la souris, quitte à remonter furtivement la nuit piquer de quoi manger. Autant de solutions folles, il n’était pas dupe, et aussi futiles que dérisoires. Les caves étaient le premier endroit du monde où l’on irait à sa recherche. Le dernier du monde auquel on songerait étant l’au-delà du Mur, mais il fallait avoir la cervelle encore plus détraquée pour envisager de s’y réfugier. Les sauvageons me captureraient et me feraient mourir à petit feu. A moins qu’ils ne se décident à me brûler tout vif, comme la femme rouge a l’intention de brûler Mance Rayder.

Après être monté retrouver mestre Aemon dans la roukerie pour lui remettre la lettre de Jon, il dégorgea crûment toutes ses craintes par grosses bolées verbales avant de conclure : « Il ne comprend pas ! » Il eut l’impression qu’il était à deux doigts de vomir. « Si je mets une chaîne, messire mon p-p-p-père…, il, il, il…

— Le mien souleva les mêmes objections, quand je fis choix d’une existence de service, confia le vieillard. Ce fut le sien qui m’ouvrit l’entrée de la Citadelle. Le roi Daeron avait engendré quatre fils, dont trois pourvus de fils eux-mêmes. Le trop de dragons est aussi dangereux que le trop peu, l’entendis-je dire à mon seigneur de père, le jour même de mon départ. » Aemon porta une main tavelée à la chaîne de métaux divers qui pendouillait à son col étique. « La chaîne est pesante, Sam, mais mon grand-père avait raison. Tout comme ton lord Snow.

— Snow », marmonna un corbeau. « Snow », fit un autre en écho. Suite à quoi tous reprirent en chœur le mot : « Snow, snow, snow, snow, snow ». C’était Sam qui le leur avait enseigné. Il n’y avait manifestement rien à faire, s’aperçut-il, pour s’échapper du piège qui s’était d’ailleurs refermé sur mestre Aemon tout autant que sur lui. Il va mourir en mer, songea-t-il avec désespoir. Il est trop âgé pour survivre à un tel voyage. Le fils de Vère court le même risque, il est plus frêle et moins vigoureux que celui de Délia. Est-ce que Jon veut nous tuer tous ?

Il ne s’en retrouva pas moins, le lendemain matin, en train de seller la jument qu’il montait depuis son départ de Corcolline puis de la mener vers le cimetière voisin de la route de l’est. Il avait ses fontes toutes bossuées de fromage, de saucisses et d’œufs durs, ainsi que du demi-jambon sec que Hobb Trois-doigts lui avait offert pour sa fête. « Toi, l’Egorgeur, t’es un type qui apprécie la cuistance, avait dit le chef. Nous en faudrait plus de ton genre. » Le jambon ne serait certainement pas un luxe, alors que, par ce froid de gueux, Fort-Levant se trouvait au diable vauvert, et que l’on ne rencontrerait pas la moindre ville ni la moindre auberge à l’ombre du Mur.

Impressionnante de noirceur et de silence était l’heure précédant l’aube. Châteaunoir vous faisait l’effet de retenir tout entier son souffle. Au cimetière patientaient déjà deux carrioles à deux roues, ainsi que Jack Bulwer le Noir et une douzaine de patrouilleurs chevronnés, aussi coriaces que leurs bourrins. Kedge Œilblanc lâcha un juron bruyant quand son seul œil valide repéra Sam. « Fais-y pas gaffe, l’Egorgeur, souffla Jack le Noir. C’est rapport à un pari que t’y as fait paumer… ’l avait dit que t’allais couiner comme un porc et qu’y faudrait qu’on t’arrache de sous un plumard. »

L’extrême fragilité de mestre Aemon ne lui permettant pas de monter à cheval, on avait aménagé l’un des véhicules exprès pour lui, avec un couchage qui disparaissait sous de prodigieux monceaux de fourrures, et une bâche de cuir ajustée par-dessus pour le préserver de la neige et de la pluie. Il y prendrait pour compagnons de route Vère et son enfant. La seconde voiture servait au transport des effets et des biens personnels de chacun, ainsi que d’un coffre de vieux livres rares dont Aemon croyait que la bibliothèque de la Citadelle ne possédait pas d’exemplaires. Sam avait eu beau consacrer la moitié de sa nuit à cette recherche, à peine avait-il fini par mettre la main sur un quart des titres souhaités. Et grand bien nous fasse car, autrement, nous aurions eu besoin d’une carriole supplémentaire.

Lorsqu’il apparut à son tour, le mestre était empaqueté dans une peau d’ours d’au moins trois fois sa taille. Il avançait vers son espèce de litière, sous la conduite de Clydas, quand une rafale subite le fit chanceler. Sam se précipita pour le soutenir en l’enlaçant. Il suffirait d’une autre rafale aussi forte pour l’emporter par-dessus le Mur. « Accrochez-vous à mon bras, mestre. Vous n’êtes plus qu’à quelques pas. »

Le vieil aveugle opina du chef, tandis que le vent s’engouffrait dans leurs capuchons pour les décoiffer. « A Villevieille, il fait toujours chaud. Il y a, dans une île de l’Hydromel, une gargote où j’avais mes habitudes, à l’époque lointaine de mon noviciat. Ce sera bien agréable d’y retourner siroter paisiblement du cidre. »

Pendant qu’on l’installait dans la carriole, Vère était survenue, les bras chargés du petit tout emmailloté. Son capuchon n’empêchait pas de discerner qu’elle avait les yeux rougis par les pleurs. Accompagné d’Edd la Douleur, Jon arriva au même moment. « Lord Snow ? le héla mestre Aemon. J’ai laissé un livre pour vous dans mes appartements. Le Compendium de Jade. L’auteur en est l’aventurier Colloquo Votar qui, originaire de Volantis, partit à la découverte de l’est et visita tous les pays de la mer de Jade. Il s’y trouve un passage susceptible de vous paraître intéressant. J’ai prié Clydas de le marquer à votre intention.

— Je n’omettrai sûrement pas de le lire. »

Un filet de morve pâlichon menaçait de dégouliner du nez du centenaire. Il l’essuya d’un revers de gant. « La connaissance est une arme, Jon. Arme-toi soigneusement avant de foncer dans la mêlée.

— Je m’y emploierai. » Une vague averse de neige avait débuté, de gros flocons cotonneux descendaient paresseusement des nues. Jon se tourna vers Jack Bulwer le Noir. « Fais adopter l’allure la plus soutenue qu’il se pourra, mais sans prendre de risques absurdes. Tu as la charge d’un vieillard et d’un nourrisson. Ne manque pas de veiller à ce que l’un et l’autre n’aient jamais ni froid ni faim.

— Faites pareil, vous, m’sire, intervint Vère, faites pareil pour l’autre, aussi. Trouvez-y la nouvelle nourrice que vous avez dit. Vous m’avez promis que vous le ferez. Le petit… Le petit de Délia… Le petit prince, je veux dire… Vous y procurerez une femme bonne, hein ? qu’il devienne bien grand, bien fort… ?

— Vous en avez ma parole, dit Jon Snow d’un ton solennel.

— Allez pas m’y donner un nom, surtout ! Allez pas m’y faire ça tant qu’il a pas révolu deux ans. Ça porte malheur, leur donner des noms quand ils tètent encore au sein. Vous autres, corbeaux, ça se peut que vous savez pas ça, mais c’est vrai de vrai !

— Vous serez obéie, ma dame. »

Une bouffée de colère crispa fugitivement la physionomie de Vère. « M’appelez pas comme ça, vous ! Je suis une mère, pas une dame. Je suis la femme à Craster et la fille à Craster, et une mère ! »

Edd la Douleur la soulagea du petit tandis qu’elle grimpait dans la carriole et se couvrait les jambes avec de vieilles peaux moisies. A l’est, le ciel était déjà plus gris que noir. Lou Senestre ne cachait pas son impatience de prendre la route. Edd dut quasiment brandir le nouveau-né pour le rendre à Vère qui le serra contre son sein. C’est peut-être la dernière image que j’aurai jamais de Châteaunoir, songea Sam tout en se hissant en selle. Autant il avait autrefois voué de haine au fort, autant il était maintenant déchiré de devoir le quitter.

« En avant ! » commanda Bulwer. Un claquement de fouet, et les voitures démarrèrent dans un tintamarre, à force de cahots sur la route inégale, tandis que la neige pleuvait lentement alentour. Sam s’attarda quelques secondes encore auprès de Clydas, d’Edd la Douleur et de Jon Snow. « Eh bien, se décida-t-il enfin, adieu donc.

— Et adieu à toi, Sam, fit Edd. Ton bateau va probablement pas couler, j’ai idée que non. Les bateaux, ils coulent seulement quand je suis à bord. »

Les yeux de Jon suivaient les carrioles. « La première fois que j’ai vu Vère à Fort-Craster, dit-il, cette gringalette avait le dos plaqué contre le mur et, avec ses cheveux noirs et son ventre ballonné, elle s’y serait volontiers enfoncée pour échapper à Fantôme. Il avait semé la panique parmi ses lapins, et ce qui la terrifiait, je pense, c’était l’idée qu’il allait l’éventrer pour lui dévorer son enfant. Et pourtant, ce n’était pas du loup qu’elle aurait dû redouter cela, si ? »

Non, songea Sam. Le danger, c’était Craster, son propre père, qui l’incarnait.

« Elle a plus de courage qu’elle ne s’en doute.

— Toi aussi, Sam. Fais un bon voyage, rapide, sans encombre et prends bien soin d’elle, du mestre et du moutard. » Jon sourit d’un sourire étrange, attristé. « Et rabats-moi ce capuchon. Les flocons sont en train de fondre dans tes cheveux. »

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