27 Tel’aran’rhiod

La chambre d’Egwene, située dans la même galerie que celles de ses deux amies, était légèrement différente du fief de Nynaeve. Le lit étant un peu plus large, on avait opté pour une table plus petite. Et le tapis, ici, avait des motifs floraux. À part ça, tout était à l’identique. Après son séjour dans les quartiers des novices, Egwene avait le sentiment d’être passée d’un taudis à un palais. Mais ce soir-là, lorsque les trois amies se réunirent, très tard dans la nuit, elle regretta à la fois son austère cellule et le temps béni où elle ne possédait pas l’ombre d’un anneau de pierre. Pour ne rien arranger, ses compagnes semblaient au moins aussi nerveuses qu’elle.

Affectées aux cuisines pour les deux derniers repas de la journée, les trois jeunes femmes avaient utilisé leur temps de repos pour réfléchir aux indices découverts dans la réserve. S’agissait-il d’un piège ou d’une diversion, histoire de lancer les sœurs loyales à la Tour Blanche sur une fausse piste ? La Chaire d’Amyrlin était-elle informée ? Si la réponse était positive, pourquoi n’avait-elle rien dit ? Malgré une longue conversation, les trois femmes n’étaient arrivées à aucune conclusion. Et bien entendu, la Chaire d’Amyrlin ne s’était pas montrée…

Après le déjeuner, Verin avait déboulé dans les cuisines, l’air étonnée comme si elle ne savait pas très bien où elle était. Avisant Egwene et ses deux amies, de l’eau savonneuse jusqu’aux coudes, elle avait semblé encore plus surprise. Puis elle s’était approchée, demandant à haute voix :

— Avez-vous trouvé quelque chose ?

La tête et les épaules dans un énorme chaudron qui résistait à tous ses assauts, Elayne en avait émergé tant bien que mal, ses yeux bleus ronds de stupéfaction.

— Beaucoup de graisse qui nécessite encore plus de jus de coude, Aes Sedai, avait répondu Nynaeve.

Tirant sur sa natte, elle y avait laissé une traînée de mousse graisseuse qui lui avait arraché une grimace.

Verin avait acquiescé, comme si cette réponse la satisfaisait.

— Très bien, continuez à chercher…

Balayant les lieux du regard, elle avait eu l’air carrément ébahie d’être dans un endroit pareil. Puis elle était sortie, de nouveau plongée dans ses pensées.

Alanna était passée peu après, officiellement pour prendre une carafe de vin et un grand bol de belles groseilles à maquereau. Elaida s’était montrée après le dîner, tout comme Sheriam et Anaiya.

Alanna avait demandé à Egwene si elle désirait des informations sur l’Ajah Vert. Puis elle avait voulu savoir quand les trois jeunes femmes comptaient reprendre leurs études. Si les Acceptées choisissaient leur programme et leurs horaires, elles n’étaient pas censées ne rien faire du tout. Avec les corvées, les premières semaines seraient pénibles, certes, mais elles devaient se décider. Sinon, quelqu’un ferait le choix à leur place.

Elaida était restée à peine deux minutes. Les poings plaqués sur les hanches, elle avait simplement dévisagé les trois fugueuses. Adoptant quasiment la même posture, Sheriam n’avait pas dit un mot non plus. Anaiya avait joué au même jeu, mais son visage exprimait un peu plus de compassion. Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que les trois fautives la regardaient. À partir de là, elle avait affiché la même neutralité glaciale que les deux autres Aes Sedai.

Selon Egwene, aucune de ces visites n’avait une signification particulière. De par ses fonctions, la Maîtresse des Novices avait d’excellentes raisons de venir superviser les efforts de toutes ses « protégées » qui travaillaient aux cuisines. Même si on ne tenait pas compte de son inquiétante curiosité au sujet de Rand, Elaida s’intéressait à la Fille-Héritière, et il n’y avait rien d’étonnant à cela. Quant à Alanna, elle n’était pas la seule sœur qui préférait emporter un plateau dans sa chambre plutôt que de se restaurer en compagnie des autres. La moitié des Aes Sedai étaient trop occupées pour s’asseoir à une table et pas assez bien organisées pour se faire apporter à manger par une servante.

Et Anaiya, dans tout ça ? Eh bien, elle s’inquiétait peut-être pour sa Rêveuse. Mais pas au point, bien sûr, d’adoucir une punition infligée par la Chaire d’Amyrlin en personne. Elle était peut-être passée pour s’assurer qu’Egwene tenait le coup.

Peut-être, oui…

Alors qu’elle accrochait sa robe dans son armoire, Egwene se répéta que la bévue de Verin pouvait ne rien avoir d’extraordinaire. Après tout, la sœur marron était connue pour sa distraction…

S’il s’agissait d’une bévue…

Assise au bord de son lit, la jeune femme retira son chemisier puis s’attaqua à ses bas de laine. À force d’en porter, elle commençait à détester le blanc presque autant que le gris.

Campée devant la cheminée, la bourse d’Egwene dans une main, Nynaeve tirait nerveusement sur sa natte. Assise à la table, Elayne babillait pour masquer son trouble.

— L’Ajah Vert…, dit-elle pour ce qui devait être la vingtième fois depuis l’heure du déjeuner. Oui, je pourrais le choisir, Egwene… Ça me permettrait d’avoir trois ou quatre Champions, et d’en épouser un, si l’envie m’en prenait. Qui ferait un meilleur Prince Consort pour le royaume d’Andor ? Sauf que…

La Fille-Héritière s’interrompit, rouge comme une pivoine.

Egwene eut un soudain accès de jalousie – un sentiment qu’elle croyait avoir depuis longtemps dépassé – mêlée d’une sincère compassion.

Par la Lumière ! comment me montrer possessive envers Rand alors que je ne peux pas voir Galad sans frissonner comme si j’étais glacée et me sentir en même temps fondre sous la chaleur de son regard ? Rand m’était promis, mais c’est terminé. Elayne, j’aimerais pouvoir te l’offrir, mais je crains qu’il ne soit pour aucune de nous deux. La Fille-Héritière a sûrement le droit d’épouser un roturier, tant qu’il est andorien, mais certainement pas de s’unir au Dragon Réincarné.

Se disant que certaines choses, ce soir, n’avaient guère d’importance, la jeune femme laissa tomber ses bas sur le sol.

— Nynaeve, je suis prête…

L’ancienne Sage-Dame tendit à son amie la fameuse bourse et une longue lanière de cuir.

— Et si ça agissait pour plus d’une personne à la fois ? Qui sait ? je pourrais t’accompagner…

Egwene fit glisser l’anneau dans sa main, passa la lanière dedans et se la noua autour du cou. Sur sa combinaison blanche, les reflets bleus, marron et rouges de la pierre semblaient beaucoup plus vifs.

— Tu laisserais Elayne seule pour veiller sur nous ? Alors que l’Ajah Noir sait peut-être qui nous sommes et ce que nous faisons vraiment ?

— Et alors, je peux le faire ! s’exclama la Fille-Héritière. Ou y aller avec toi, pendant que Nynaeve monte la garde. En colère, c’est la plus puissante de nous trois. Et si quelqu’un attaque, elle sera furieuse, ça ne fait pas de doute.

Egwene secoua vivement la tête.

— Et si ça ne fonctionne pas pour deux ? Pire encore, si en tentant de l’utiliser en binôme, nous neutralisions le ter’angreal ? On ne le saurait pas avant de se réveiller, et nous aurions gaspillé une nuit entière. Nous avons déjà trop de retard pour nous permettre ça !

D’excellents arguments, et la jeune femme y croyait sincèrement. Mais il y avait une autre raison, plus personnelle.

— De plus, je me sens bien mieux à l’idée que vous soyez deux à veiller sur moi, au cas où…

Egwene préféra ne pas dire les choses à haute voix.

Au cas où quelqu’un viendrait pendant son sommeil. Un Homme Gris… Une sœur de l’Ajah Noir… Bref, un représentant des forces qui avaient transformé la Tour Blanche, ce havre de paix, en un endroit sinistre truffé de pièges et de chausse-trappes.

Un ennemi cherchant à la frapper alors qu’elle dormait.

Nynaeve et Elayne n’insistèrent plus, indiquant ainsi qu’elles avaient compris.

Pendant qu’Egwene s’étendait, glissant un oreiller de plume sous sa tête, Elayne plaça les fauteuils de chaque côté du lit. Après avoir soufflé une à une toutes les bougies, Nynaeve prit place sur l’un des sièges, en face de la Fille-Héritière.

Egwene ferma les yeux et tenta de penser à des choses apaisantes. Mais l’anneau de pierre, sur sa poitrine, semblait peser des tonnes, son contact lui faisant même oublier les dernières douleurs consécutives à son passage dans le bureau de Sheriam.

Egwene se concentra, pensant à son village natal, à des étangs paisibles, mais ce soir-là, elle ne s’endormait pas pour faire le même voyage que d’habitude.

Tel’aran’rhiod… Le Monde Invisible. Le Monde des Rêves. Ce soir-là, c’était pour l’inconnu qu’elle s’embarquait.

Nynaeve commença à fredonner. Émue, Egwene reconnut une berceuse sans titre ni paroles que sa mère lui chantait quand elle était petite. À l’époque où elle se blottissait dans son propre lit, un oreiller moelleux sous la tête, protégée par une chaude couverture. En ce temps-là, l’odeur de l’huile de rose venait lui caresser les narines, de bonnes odeurs de cuisine s’y mêlant parfois, hérauts du délicieux repas du lendemain…

Rand, tu vas bien ? Et toi, Perrin ? Par la Lumière ! qui était cette femme ?

Sur cette dernière pensée, le sommeil vint comme une douce marée…


Egwene regarda autour d’elle, le cœur plein de joie lorsqu’elle découvrit un paysage vallonné semé de fleurs sauvages entre les arbres qui poussaient sur les crêtes des collines et sur leurs flancs. Des papillons aux ailes aux reflets jaunes, bleus et verts voletaient au-dessus des bourgeons et deux alouettes faisaient assaut de trilles dans un arbre voisin. Dans le ciel azuréen, de minuscules nuages cotonneux dérivaient au gré de la brise qui assurait le parfait équilibre entre fraîcheur et chaleur qui caractérisait les plus belles journées de printemps.

Bref, un jour bien trop parfait pour être autre chose qu’un rêve.

Baissant les yeux sur sa robe, la jeune femme eut un rire de gorge enthousiaste. Exactement la nuance de bleu ciel qu’elle adorait, avec des bandes blanches au niveau de l’ourlet.

Blanches ?

Aussitôt, le blanc vira au vert, une couleur qui s’harmonisait beaucoup mieux avec les rangées de petites perles qui ornaient les manches et formaient un « V » sur la poitrine. Soulevant un pied, la jeune femme aperçut avec ravissement la pointe d’un escarpin en velours. Unique fausse note, un anneau de pierre aux veinures multicolores – un étrange anneau, tordu pour n’avoir qu’une seule face, si on la suivait du bout du doigt – pendait à son cou au bout d’une lanière de cuir.

Egwene referma une main sur l’anneau et ne put retenir un petit cri. Le bijou ne pesait presque rien. Si elle le retirait de son cou et le jetait au vent, il flotterait comme des graines de chardon… Bizarrement, l’artefact ne l’effrayait plus. Elle le glissa cependant sous sa robe, afin qu’il se fasse plus discret.

— Ainsi, voilà le Tel’aran’rhiod dont me parlait Verin ? Le Monde des Rêves de Corianin Nedeal ? Eh bien, il ne me paraît pas dangereux, à moi…

Mais Verin avait dit le contraire. Et même si elle appartenait à l’Ajah Noir, il semblait douteux qu’une Aes Sedai puisse proférer un mensonge si direct.

En revanche, elle a pu se tromper…

Oui, mais la jeune femme n’y croyait pas une seconde.

Par curiosité, pour voir si c’était possible, Egwene s’ouvrit au Pouvoir de l’Unique. Aussitôt, le saidar déferla en elle. Donc, il était bel et bien présent, même ici. Canalisant une infime quantité de Pouvoir, Egwene influa légèrement sur la brise et généra un tourbillon qui entraîna les papillons dans une farandole aux allures d’arc-en-ciel chatoyant.

Elle cessa très vite. Comme si de rien n’était, les papillons revinrent voleter au-dessus des fleurs ou s’y poser.

Les Myrddraals et certaines Créatures des Ténèbres pouvaient sentir de loin qu’on canalisait le Pouvoir. Dans ce paysage idyllique, Egwene avait du mal à croire que les Blafards et les Trollocs foisonnaient, mais son scepticisme ne la protégerait pas de la réalité, si elle se trompait. De plus, les sœurs noires disposaient de tous ces ter’angreal étudiés par Corianin Nedeal.

Cette idée rappela à la jeune femme pourquoi elle était là. Pas vraiment de quoi se réjouir.

— Au moins, je sais que je ne suis pas coupée du Pouvoir… Mais si je reste plantée là, je n’apprendrai rien de plus… Par contre, en marchant un peu…

Egwene fit un pas…

… Et se retrouva dans le couloir obscur, froid et humide d’une auberge. Fille d’aubergiste, elle ne pouvait pas se tromper sur ce point. Il n’y avait pas un bruit, et toutes les portes étaient fermées. Alors que la jeune femme se demandait qui se cachait derrière celle qui lui faisait face, la porte en question s’ouvrit sans le moindre grincement.

Dans la chambre sans meubles, un vent glacial entrait par la fenêtre ouverte et faisait tourbillonner des cendres froides dans la cheminée. Entre la porte et le pilier de pierre noire brute qui se dressait au milieu de l’espace, un gros chien était roulé en boule, sa queue touffue entre les pattes. Adossé au pilier, un grand jeune homme aux cheveux bouclés en bataille, des sous-vêtements en guise de tenue, semblait dormir debout. Une grosse chaîne noire faisait le tour de sa poitrine et du pilier, l’emprisonnant à un détail près : c’était lui qui en tenait les deux extrémités, ses muscles puissants bandés au maximum pour le garder plaqué contre la pierre.

— Perrin ? demanda Egwene, stupéfaite. (Elle avança.) Perrin, que t’arrive-t-il ? Perrin !

Le chien s’ébroua et se leva.

Un chien ? Non, un loup gris et noir, les babines retroussées sur des crocs acérés, son regard jaune rivé sur la jeune femme comme si elle était une souris. En d’autres termes, un amuse-gueule bienvenu…

D’instinct, Egwene recula, repassant dans le couloir.

— Perrin ! Réveille-toi ! Il y a un loup dans ta chambre !

Selon Verin, ce qui arrivait dans le Monde des Rêves était réel. Pour preuve, elle avait exhibé une impressionnante cicatrice. Et ce loup avait des crocs aussi longs qu’une lame de couteau.

— Perrin, réveille-toi ! Dis-lui que je suis une amie !

Egwene s’ouvrit à la Source Authentique. Implacable, le loup s’apprêtait à bondir.

Perrin releva la tête et ouvrit les yeux – péniblement, comme s’il avait les paupières très lourdes.

Deux paires d’yeux jaunes se rivaient à présent sur Egwene.

— Tire-d’Aile, non ! cria Perrin alors que le loup bondissait. Egwene !

La porte se ferma au nez de la jeune femme, qui se retrouva dans des ténèbres absolues.

N’y voyant plus rien, elle sentit de la sueur ruisseler sur son front. Et ce n’était pas à cause de la chaleur…

Lumière, où suis-je donc ? Je déteste cet endroit et je veux me réveiller !

Entendant soudain un son discontinu, Egwene sursauta avant de reconnaître le chant d’un criquet. Au cœur de l’obscurité, une grenouille coassa et une multitude de ses semblables lui répondirent. Quand ses yeux se furent un peu accoutumés à la nuit, la jeune femme aperçut des arbres autour d’elle. D’épais nuages occultaient la lumière des étoiles et un minuscule croissant de lune ne pouvait rien faire pour éclairer un peu le paysage.

Sur sa droite, Egwene capta une lueur diffuse. Plissant les yeux, elle détermina qu’il devait s’agir d’un feu de camp. Elle réfléchit un moment avant de se remettre en chemin. Pour quitter Tel’aran’rhiod, vouloir se réveiller ne suffisait pas. Cela dit, jusque-là, elle n’avait rien découvert d’intéressant. Au moins, elle était indemne, mais ça risquait de ne pas durer. Car elle ignorait qui, ou quoi, se réchauffait autour de ce feu de camp.

Si ce sont des Myrddraals… Eh bien, je serai très mal partie, mais je ne suis pas vêtue pour errer dans la forêt, surtout avec ce froid…

Ce dernier détail décida la jeune femme. Un de ses points forts était de savoir quand elle se comportait stupidement, et ça venait encore de se confirmer.

Elle prit une grande inspiration, souleva l’ourlet de sa robe et approcha de la lueur. Moins bonne éclaireuse que Nynaeve, elle savait cependant éviter de marcher sur des brindilles. Après une approche prudente, tapie derrière un chêne, elle put enfin voir d’assez près le feu de camp.

Un grand jeune homme solitaire, assis sur une souche, contemplait les flammes. Rand… Les flammes qu’il regardait ne montaient pas d’un tas de petit bois ou de plus grosses branches. Elles dansaient dans l’air, lévitant quelques pouces au-dessus du sol.

Avant qu’Egwene ait esquissé un geste, Rand leva la tête. Très surprise, la jeune femme vit qu’il serrait entre ses dents le tuyau d’une pipe. Un filet de fumée s’élevait du foyer, la lueur rougeoyante du tabac illuminant le visage fatigué du Dragon Réincarné.

— Qui est là ? demanda-t-il. Étranger, tu as fait bruire assez de feuilles pour réveiller un mort. Allons, montre-toi…

Non, je n’ai pas fait de bruit ! pensa Egwene, outragée.

Elle quitta néanmoins sa cachette.

— C’est moi, Rand… N’aie pas peur, ce n’est qu’un rêve. Le tien, je pense…

Le jeune homme se leva si vivement qu’Egwene s’immobilisa net. L’étudiant, elle constata qu’il était plus costaud que dans son souvenir, et semblait plus… menaçant. Beaucoup plus même. Ses yeux gris clair évoquaient deux flammes enchâssées dans de la glace.

— Tu crois que j’ignore qu’il s’agit d’un rêve ? lança-t-il. Mais ça n’est pas moins réel pour autant, je le sais aussi… (Il sonda la nuit, comme s’il y cherchait quelqu’un qu’il n’appréciait pas.) Combien de temps essaieras-tu ? Et combien de fantômes m’enverras-tu ? Ma mère, mon père, et maintenant elle ? Le baiser d’une jolie fille ne parviendra pas à me faire céder à la tentation – même celui d’une belle que je connais ! Père des Mensonges, je nie jusqu’à ton existence !

— Rand, c’est moi, Egwene… Egwene…

Une épée apparut dans la main du Dragon Réincarné. Sa lame légèrement incurvée et gravée d’un héron évoquait irrésistiblement une flamme solidifiée.

— Ma mère m’a donné du pain d’épice qui empestait le poison et mon père cachait un couteau qu’il voulait m’enfoncer entre les côtes. L’autre femme voulait m’offrir un baiser, et beaucoup plus encore… Et toi, que m’apportes-tu ?

— Rand al’Thor, tu vas m’écouter, même si je dois te faire tomber et m’asseoir sur ton dos !

Egwene s’ouvrit au saidar et canalisa assez de Pouvoir pour emprisonner Rand dans un étau d’Air.

Rugissant comme une fournaise, l’épée de flamme se leva et s’abaissa.

Egwene tituba en arrière comme si on venait de couper la corde sur laquelle elle tirait, encaissant l’effet de recul.

Rand éclata de rire.

— J’ai appris à me défendre, tu vois… Enfin, quand ça fonctionne… (Il eut un rictus et avança vers la jeune femme.) J’aurais pu accepter n’importe quel visage, sauf celui-là ! Sauf celui-là, que la Lumière te brûle !

L’épée se leva de nouveau.

Egwene s’enfuit.

Sans savoir ce qu’elle avait fait, elle se retrouva au milieu des collines, sous un ciel radieux, à regarder voleter les papillons et à écouter le chant des alouettes.

Au moins, j’ai appris… Quoi, exactement ? Que le Ténébreux poursuit toujours Rand ? Mais je le savais déjà. Qu’il veut le tuer ? Voilà qui est très différent… Sauf si Rand est déjà devenu fou, et qu’il ne sache plus ce qu’il dit. Lumière, pourquoi ne puis-je pas l’aider ? Rand, mon pauvre Rand !

La jeune femme prit une longue inspiration pour se calmer.

— La seule façon de l’aider, c’est de l’apaiser. Autant le tuer moi-même ! Et ça, je ne le ferai jamais !

Un pivert venait de se percher sur un buisson de groseilles, non loin de là, sa crête dressée sur la tête tandis qu’il étudiait la jeune femme.

— Tu sais, dit celle-ci à l’oiseau, rester ici à me parler toute seule ne m’avancera pas à grand-chose. Pas plus que de m’adresser à toi…

Le pivert s’envola alors qu’Egwene avançait vers le buisson. Fendant l’air telle une flèche tandis qu’elle faisait son deuxième pas, il disparut dans un bosquet avant qu’elle ait achevé le troisième.

S’immobilisant, Egwene tira de sous sa robe l’anneau de pierre et le regarda. Pourquoi le décor ne changeait-il pas ? Elle était passée d’un lieu à l’autre sans avoir le temps de reprendre son souffle, et là, rien ne se produisait. Pourquoi ? Y avait-il ici une réponse à ses questions ? Troublée, elle regarda autour d’elle. Les fleurs sauvages semblaient se moquer d’elle et les trilles des alouettes également. Ce lieu paraissait vraiment sortir de son imagination. Et ce n’était pas dans ses rêves qu’elle trouverait quelque chose.

Résolue, elle ferma la main sur le ter’angreal.

— Conduis-moi là où il faut que je sois.

Elle ferma les yeux et se concentra sur le bijou. Puisque l’artefact était en pierre, son don pour la Terre devait en principe lui permettre d’établir un lien solide avec lui.

— Allons, conduis-moi là où il faut que je sois !

Entrant de nouveau en contact avec le saidar, Egwene instilla un filet de Pouvoir dans l’anneau. Pour fonctionner, l’artefact n’avait pas besoin d’un apport de Pouvoir, elle le savait, et elle n’essaya en aucune façon de l’influencer. Simplement, en l’alimentant, elle espérait en quelque sorte le stimuler.

— Conduis-moi là où je trouverai une réponse… Je dois savoir ce que cherche l’Ajah Noir. Emmène-moi là où m’attend la réponse.

Egwene ouvrit les yeux pour découvrir qu’elle était dans une vaste salle dont le dôme impressionnant était soutenu par une myriade de colonnes en pierre rouge. Une épée de cristal, en suspension dans l’air, tournait lentement sur elle-même en brillant de tous ses feux. Même si elle ne l’aurait pas juré, Egwene eut le sentiment qu’il s’agissait de l’épée de flamme que Rand brandissait un peu plus tôt dans le rêve du feu de camp. Un autre rêve. Car cette salle, même si elle semblait réelle, n’était rien d’autre qu’un songe de plus.

— Eh bien, mon enfant, te voilà où il fallait que tu sois ! Ici, on trouve toutes sortes de réponses.

Une vieille femme au dos voûté sortit de derrière une colonne. Appuyée à une canne, elle clopinait plus qu’elle marchait et le mot « laideur » semblait avoir été inventé pour elle – encore que, tout bien pesé, il ne paraissait pas assez fort. Le menton pointu et osseux, le nez encore plus pointu, elle avait le visage constellé de verrues velues comme d’énormes araignées.

— Qui êtes-vous ? demanda Egwene.

Jusque-là, elle avait uniquement rencontré dans le Monde des Rêves des gens qu’elle connaissait. Mais si elle avait croisé une fois cette pauvre femme dans sa vie, elle n’aurait certainement pas pu l’oublier.

— Je suis Sylvie, ma dame, la malheureuse Sylvie, croassa la vieille femme. (Elle se voûta davantage, comme si elle avait voulu esquisser une révérence – à moins qu’elle ait tenté de rentrer sous terre, pour se soustraire au regard d’Egwene.) Tu me connais, ma dame, car j’ai servi ta famille pendant des années. Ce visage dévasté te fait-il encore peur ? Ne cède pas à la terreur, ma dame. Quand j’en ai besoin, ce masque affreux me sert autant qu’une jolie frimousse.

— Bien sûr, mentit Egwene. C’est un visage qui marque, un bon visage.

Elle espéra que la femme goberait ce mensonge. Qui que soit cette Sylvie, elle croyait qu’il existait un lien entre elles. Qui sait, elle détenait peut-être une partie des réponses ?

— Sylvie, tu as parlé de réponses, il y a un instant.

— Ma dame, tu es au bon endroit pour en obtenir… Le Cœur de la Pierre regorge de réponses. Et de secrets… Les Hauts Seigneurs ne seraient pas contents de nous voir ici, sais-tu ? Personne n’y entre à part eux… et les domestiques, bien entendu. Les Hauts Seigneurs ne passent pas le balai et la serpillière. Mais qui remarque une humble domestique ?

— Quels secrets, Sylvie ?

Mais la vieille femme clopinait déjà vers l’épée de cristal.

— Des complots…, marmonna-t-elle comme si elle pensait tout haut. Tous ces gens prétendent servir le Grand Seigneur, mais en réalité, ils complotent pour retrouver ce qu’ils ont perdu. Et bien entendu, chacun pense qu’il est le seul à conspirer. Ishamael est un crétin.

— Quoi ? s’écria Egwene. Qu’as-tu dit au sujet d’Ishamael ?

La vieille femme se retourna, un grand sourire révélant ses dents jaunâtres.

— Une phrase que répètent volontiers les pauvres, ma dame. En les traitant de crétins, on mine le pouvoir des Rejetés. Du coup, on se sent mieux, et en sécurité. Même les serviteurs des Ténèbres n’aiment pas être insultés comme ça. Essaie pour voir, ma dame. Allons, vas-y ! Ba’alzamon est un crétin !

— Eh bien… Ba’alzamon est un crétin ! (Egwene sentit ses lèvres s’étirer sur un sourire.) Oui, tu as raison, se moquer du Ténébreux fait du bien.

Sylvie gloussa de satisfaction.

— Dis-moi, fit Egwene en désignant l’épée, qu’est-ce que c’est ?

Callandor, ma dame. Tu en as entendu parler, non ? L’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée…

Sans crier gare, Sylvie tendit le bras derrière elle, projetant sa canne vers l’épée. À quelque vingt pouces de l’objectif, le bout de la canne s’arrêta net, produisant un bruit sec, puis repartit en arrière. Ravie, la vieille dame gloussa de nouveau.

— L’Épée Qui N’En Est Pas Une… Quelques initiés savent ce qu’elle est, mais une seule personne peut la toucher. Ceux qui l’ont placée ici s’en sont assurés. Le Dragon Réincarné brandira un jour Callandor, et ce faisant, il prouvera au monde qu’il est bien ce qu’il prétend être. Enfin, ce sera la première preuve… Lews Therin est revenu pour que le monde entier le voie et se prosterne devant lui.

» Ma dame, les Hauts Seigneurs détestent que cette arme soit ici. Ils aimeraient ne pas avoir affaire avec le Pouvoir. S’ils en étaient capables, ils se débarrasseraient de Callandor. Pourtant, tellement de gens donneraient n’importe quoi pour l’avoir ! Afin de tenir Callandor, un Rejeté serait prêt à tous les sacrifices.

Egwene étudia l’épée scintillante. Si les Prophéties du Dragon ne mentaient pas – et si Rand était bien ce qu’affirmait Moiraine – un jeune homme de Deux-Rivières saisirait un jour ou l’autre l’arme fabuleuse. Quant à savoir comment il s’y prendrait, c’était une autre affaire. Tout ce que la jeune femme savait des prédictions concernant Callandor semblait exclure cette possibilité.

Mais s’il y a un moyen de s’emparer de l’épée, l’Ajah Noir le connaît peut-être. Et dans ce cas, cette énigme est également à ma portée.

Très prudemment, Egwene canalisa une sonde de Pouvoir et l’envoya analyser la force qui maintenait l’épée en suspension et qui lui servait de bouclier. Le tentacule immatériel toucha quelque chose et s’arrêta net. Mais la jeune femme sentit quels Pouvoirs, parmi les Cinq, avaient été utilisés pour protéger et faire léviter l’arme. Une combinaison d’Air, de Feu et d’Esprit. La jeune femme réussit également à suivre le tissage serré réalisé par le saidar et doté d’une résistance stupéfiante. Dans ce réseau, elle repéra des vides à travers lesquels sa sonde aurait réussi à passer. Mais chaque fois qu’elle essaya, la résistance fut encore plus rude, comme si la sonde se précipitait sur la partie la moins vulnérable de la structure. Alors qu’elle luttait pour transpercer cette mystérieuse défense, Egwene comprit de quoi il retournait, et elle laissa aussitôt la sonde se volatiliser. Une moitié du réseau avait été tissée avec le saidar. Et l’autre, celle qu’elle prenait pour du vide, avec le saidin !

En réalité, c’était plus complexe que ça, parce que le « mur » était d’une seule pièce. Mais la représentation était approximativement juste.

Un mur de pierre arrête aussi aisément une aveugle qu’une femme dont la vue est parfaite.

Soudain, des bruits de pas retentirent dans le lointain. Des semelles de bottes, aurait-on dit…

Egwene n’aurait su dire combien de gens approchaient, ni de quelle direction ils arrivaient. Mais Sylvie tourna immédiatement la tête vers un endroit précis, entre deux colonnes.

— Il vient pour revoir encore une fois l’épée, dit-elle. Éveillé ou endormi, il veut… (Elle sembla se souvenir de la présence d’Egwene et eut un sourire contrit.) Tu dois partir, ma dame… Il ne doit pas te trouver ici, ni même savoir que tu es venue.

Egwene s’enfonça entre deux colonnes, Sylvie la suivant en agitant sa canne dans les airs.

— Je m’en vais, Sylvie… Il faut seulement que je me remémore le chemin. (Egwene posa les doigts sur l’anneau de pierre.) Ramène-moi dans les collines. (Rien ne se produisit.) Allons, ramène-moi ! (Elle canalisa un minuscule filet de Pouvoir pour stimuler le bijou.) Les collines !

Toujours rien. Et les bruits de bottes étaient assez proches, désormais, pour ne plus se confondre avec leur propre écho.

— Tu ne connais pas le chemin du retour, lâcha Sylvie. (Elle semblait ravie, comme une vieille domestique qui peut enfin se permettre de prendre des libertés avec sa maîtresse.) Ma dame, quand on ne sait pas comment sortir d’ici, il est très dangereux d’y entrer. Allons, laisse-toi guider par la pauvre vieille Sylvie. Elle te conduira jusque dans ton lit, où tu ne risqueras plus rien.

Sylvie ceintura Egwene, la tirant toujours plus loin de l’épée. Même sans cette contrainte, la jeune femme ne se serait pas attardée près de la salle, car le bruit de bottes s’était tu. Qui que soit l’homme dont parlait Sylvie, il devait déjà être en train de contempler l’épée.

— Montre-moi le chemin, ça suffira… Ou explique-moi. Et cesse de me pousser comme ça.

La vieille femme referma soudain la main sur l’anneau de pierre.

— Sylvie, ne touche pas ce bijou !

— En sécurité dans ton lit, ma dame.

Souffrant soudain comme jamais dans sa vie, Egwene perdit conscience de l’existence du monde.


Avec un cri qui lui déchira la gorge, Egwene s’assit en sursaut dans les ténèbres. Ruisselant de sueur, elle ignorait où elle était et s’en fichait.

— Lumière, gémit-elle, ça fait mal ! Si mal !

Elle se palpa, certaine qu’il devait lui manquer de la peau par endroits, pour qu’elle souffre à ce point. Mais elle ne trouva ni écorchure ni brûlure.

— Nous sommes là, dit Nynaeve dans l’obscurité. Nous sommes là, Egwene…

La jeune femme se jeta dans la direction d’où montait la voix, enlaça Nynaeve et se serra contre elle.

— Je suis revenue… Par la Lumière ! je suis revenue !

— Elayne…, souffla l’ancienne Sage-Dame.

La Fille-Héritière n’eut pas besoin d’un dessin. Quelques secondes plus tard, une première bougie allumée par ses soins dissipa l’obscurité. Le bougeoir dans une main, Elayne se figea, tenant encore dans l’autre l’allume-feu qu’elle avait embrasé avec une pierre à feu et un morceau de métal. Puis elle sourit, et toutes les bougies de la pièce s’allumèrent en même temps. Faisant un détour par le coin toilette, Elayne revint près du lit avec une serviette humide qu’elle passa sur les joues de son amie.

— C’était dur ? demanda-t-elle. Tu n’as pas bougé, ni même gémi. Nous n’avons jamais su s’il fallait te réveiller ou pas.

Egwene retira la lanière de cuir, à son cou, et jeta à travers la pièce l’anneau de pierre aux veinures multicolores.

— La prochaine fois, dit-elle, le souffle court, nous déterminerons une durée et vous me réveillerez une fois qu’elle sera écoulée. Et pour ça, vous n’hésiterez pas à me tremper la tête dans une cuvette d’eau, s’il le faut !

La prochaine fois ? Ainsi, elle n’était pas prête à abandonner ?

Mettrais-tu la tête dans la gueule ouverte d’un ours, juste pour montrer que tu n’as pas peur ? Recommenceras-tu parce que tu as réussi à sauver ta peau cette fois ?

C’était bien plus qu’un défi qu’elle se lançait, histoire de claironner qu’elle ignorait la peur. En réalité, elle crevait de peur, et elle ne se faisait pas d’illusions. Mais tant que l’Ajah Noir détiendrait les artefacts étudiés par Corianin, elle serait obligée de continuer. L’explication des vols de ter’angreal se trouvait dans le Monde des Rêves, elle l’aurait juré sous la torture. Et si elle pouvait trouver des réponses à ses questions sur les sœurs noires en explorant Tel’aran’rhiod – et peut-être sur d’autres sujets, si la moitié de ce qu’on disait sur les Rêveuses était vraie – Egwene devait absolument y retourner.

— Mais pas ce soir…, murmura-t-elle. Pas si vite.

— Que s’est-il passé ? demanda Nynaeve. Qu’as-tu vu ?

Egwene se rallongea et raconta tout à ses amies, sauf l’épisode avec Perrin et son loup. Elle n’aimait pas faire des cachotteries à ses compagnes, mais ce secret-là appartenait au jeune homme, et c’était à lui de choisir quand, comment et à qui il voudrait le révéler. Pour le reste, la jeune femme ne fit pas l’économie du détail le plus insignifiant.

Quand elle eut terminé, au bord de l’épuisement, elle se sentit vide comme jamais dans sa vie.

— Rand semblait très fatigué, as-tu dit, récapitula Elayne. Mais était-il blessé ? Egwene, je ne peux pas croire qu’il t’aurait fait du mal. Tu m’entends ? Ce n’est pas possible !

— Rand va devoir se débrouiller seul pendant un moment, lâcha Nynaeve, glaciale.

Elayne rougit jusqu’à la racine des cheveux. Bizarrement, cela la rendit encore plus jolie. Mais avec elle, ça n’était pas vraiment étonnant. Tout ce qu’elle faisait l’embellissait, y compris pleurer ou récurer des casseroles.

Callandor, continua l’ancienne Sage-Dame. Le Cœur de la Pierre… Ce nom figurait sur le plan de la forteresse de Tear. Je crois que nous savons où ont filé les sœurs noires.

— Ça ne change rien, dit Elayne, son assurance recouvrée. Si ce n’est pas un piège, c’est une diversion…

— La meilleure façon d’attraper la personne qui a posé ce collet, c’est de nous y laisser prendre et d’attendre qu’elle vienne le relever.

— Nynaeve, demanda Egwene, tu veux dire que nous devons partir pour Tear ?

— Exactement… La Chaire d’Amyrlin nous laissant la bride sur le cou, c’est à nous de décider, pas vrai ? Nous savons que les sœurs noires sont à Tear, et là-bas, nous aurons un plan tout tracé. Ici, nous risquons de tourner en rond en soupçonnant tout le monde et en tremblant de peur à l’idée qu’un nouvel Homme Gris vienne tenter de nous tuer. Désolée, mais je préfère être le chien de chasse plutôt que le lapin.

— Je vais devoir écrire à ma mère, dit Elayne.

Voyant le regard désapprobateur de ses amies, elle se justifia :

— Je me suis déjà volatilisée une fois… Si je recommence… Avec son charmant caractère, Morgase pourrait charger Gareth Bryne de raser Tar Valon. Ou de nous poursuivre avec toute son armée.

— Tu pourrais rester ici, proposa Egwene.

— Et vous laisser courir des risques seules ? Non, ne compte pas que je passe mon temps à soupçonner l’Aes Sedai qui me forme, ou à redouter la venue du Sans-Âme suivant… (La Fille-Héritière eut un demi-sourire.) Et pendant que vous courrez le monde, je croupirai ici, dans l’eau de vaisselle jusqu’aux coudes ? Pas question ! Je dirai à ma mère que j’ai quitté la tour sur ordre de la Chaire d’Amyrlin. Ainsi, quand les rumeurs atteindront Caemlyn, Morgase parviendra à garder son calme. Cela dit, je ne lui préciserai pas où nous allons, ni les raisons de ce voyage.

— C’est préférable, oui…, approuva Nynaeve. Si elle savait, pour l’Ajah Noir, elle voudrait intervenir, c’est évident. À ce propos, pense que ta lettre passera entre plusieurs mains – donc devant plusieurs paires d’yeux – avant de lui parvenir. Essaie de ne rien mentionner qui ne soit pas déjà de notoriété publique.

— Il y a une autre difficulté, soupira Elayne. La Chaire d’Amyrlin ignore que je suis des vôtres… Il ne faut pas qu’elle sache, pour la lettre…

— Il va falloir que je trouve une idée, dit Nynaeve. Si tu l’envoyais une fois que nous serions en chemin ? Tu pourrais la confier à quelqu’un à Aringill, si nous trouvons un voyageur de confiance en route pour Caemlyn. En montrant un des sauf-conduits que nous a remis la Chaire d’Amyrlin, ça devrait fonctionner. J’espère que ça convaincra aussi les capitaines de navire, sauf s’il vous reste plus d’argent qu’à moi…

Elayne secoua la tête, l’air désolée.

Egwene ne prit même pas cette peine. Tout son argent s’était volatilisé pendant le voyage de retour de la pointe de Toman, comme celui de ses amies.

— Quand… ? Eh bien, quand partons-nous ? Ce soir ?

Nynaeve parut réfléchir à la question… et arriver assez vite à une réponse.

— Non, tu as besoin de repos, après ton… aventure. Donnons donc à la Chaire d’Amyrlin une dernière chance de nous contacter. Demain après le petit déjeuner, vous irez faire vos bagages. Mais prévoyez de voyager léger, surtout ! Nous devons partir discrètement, ne perdez jamais ça de vue. Si la Chaire d’Amyrlin ne nous a pas contactées à midi, j’espère bien être à bord d’un bateau avant la tombée de la nuit, en train de brandir un sauf-conduit devant le nez du capitaine. Qu’en dites-vous ?

— Un très bon plan, fit Elayne.

— Ce soir ou demain, le plus tôt sera le mieux, souffla Egwene.

Elle regretta de ne pas paraître aussi confiante que son amie.

— Dans ce cas, nous devrions dormir un peu.

— Nynaeve, souffla Egwene, je n’ai pas envie d’être seule cette nuit…

Un aveu qui lui coûtait, mais…

— Moi non plus, avoua Elayne. Je pense sans arrêt au Sans-Âme. Je ne sais pas pourquoi, mais ces tueurs me terrorisent plus encore que l’Ajah Noir.

— Je comprends…, fit Nynaeve. À vrai dire, je n’ai pas envie de rester seule non plus… (Elle évalua le lit du regard.) Il devrait y avoir la place pour trois, si chacune garde les coudes collés le long des flancs.

Un peu plus tard, alors que les trois femmes se tortillaient pour trouver une position confortable, l’ancienne Sage-Dame éclata soudain de rire.

— Que t’arrive-t-il ? demanda Egwene. Tu n’es pas si chatouilleuse que ça ?

— Non, je viens de penser à quelqu’un qui sera ravi de porter à Morgase la lettre d’Elayne. Un gaillard qui ne sera pas mécontent de quitter Tar Valon, je parie !

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