36 La Fille de la Nuit

Comprenant qu’il n’avait aucun moyen de savoir quelle cabine était la sienne, Perrin passa la tête dans plusieurs. Chaque fois, il vit deux hommes endormis dans les couchettes fixées sur les côtés de la petite pièce. Sauf dans un cas, où il ne trouva que Loial, assis sur le sol et occupé à écrire dans son grand livre relié de tissu.

L’Ogier manifesta l’intention de commenter les événements de la journée, mais Perrin, qui avait mal à la mâchoire à force de s’empêcher de bâiller, estima que le bateau s’était assez éloigné du port pour qu’il puisse prendre un peu de repos. Et risquer de rêver, car les loups n’étaient sûrement pas assez rapides pour lutter contre les rames et le courant.

Après quelques recherches, le jeune homme trouva une cabine sans hublot que personne n’occupait. Exactement ce qu’il lui fallait, puisqu’il rêvait de solitude.

Une coïncidence, cette affaire de faucon, c’est sûr… De toute façon, son vrai nom, c’est Zarine…

Mais la jeune fille aux cheveux noirs et aux yeux inclinés n’était pas son souci prioritaire. Après avoir allumé une lampe, Perrin posa son arc et ses autres affaires sur une des couchettes, s’assit sur l’autre et entreprit de retirer ses bottes.

Elyas Machera avait trouvé un moyen de vivre avec ce qu’il était : un homme lié aux loups. Et il n’était pas devenu fou. En y repensant, Perrin aurait juré que le vieil ermite menait cette existence depuis de nombreuses années.

Il aime ce qu’il est… Au minimum, il l’accepte.

Certes, mais ce n’était pas une solution. Perrin, lui, refusait de vivre ainsi et il ne voulait rien accepter du tout.

Mais quand on a la quantité de métal nécessaire pour forger un couteau, ne faut-il pas s’adapter à la réalité, même si on préférerait fabriquer une hache de bûcheron ? Non ! Ma vie a plus de valeur qu’une barre de métal…

Très prudemment, Perrin ouvrit son esprit, se lançant à la recherche des loups. Il ne découvrit absolument rien. En fait, il sentit vaguement la présence des loups, quelque part dans le lointain, mais le contact se rompit presque immédiatement. Pour la première fois depuis très longtemps, il était seul.

Une solitude mille fois bénie !

Après avoir éteint la lampe, il s’étendit pour la première fois depuis des jours et des jours.

Comment Loial va-t-il tenir dans une de ces couchettes ?

Toutes les nuits sans sommeil rattrapèrent Perrin, et l’épuisement le submergea. Dans cet état, il oublia l’Aiel, les Capes Blanches… et presque tout le reste.

Maudite hache ! Que la Lumière me brûle ! j’aurais aimé ne jamais la voir de ma vie !

Sur cette pensée, le jeune homme s’endormit.


Un brouillard gris l’entourait, assez dense pour qu’il ne puisse pas voir ses bottes lorsqu’il baissait les yeux. Autour de lui, impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de trois pas. Mais ce n’était pas grave, car il n’y avait sûrement rien dans cette brume de fin du monde. Un brouillard, d’ailleurs, qui ne semblait pas réel, parce qu’il y manquait l’humidité habituelle.

Histoire d’être sûr qu’il pourrait se défendre, en cas d’ennuis, Perrin porta une main à sa ceinture. Il sursauta, car sa hache n’y était pas.

Une ondulation, dans la brume, lui signala que quelque chose ou quelqu’un approchait de lui.

Devait-il fuir ou tenter de se battre à mains nues ? Mais au fond, comment être sûr qu’il allait devoir lutter ?

La forme tourbillonnante, au cœur de la brume, prit soudain des contours clairement reconnaissables.

Tire-d’Aile ?

Le loup hésita, puis vint se camper à côté de Perrin. C’était Tire-d’Aile, il n’y avait pas le moindre doute. Mais quelque chose dans son attitude et dans son regard semblait exiger de son compagnon un silence et une immobilité absolus. En même temps, Tire-d’Aile paraissait vouloir que son vieil ami le suive quelque part.

Perrin posa une main sur l’encolure du loup. Aussitôt, celui-ci se mit en mouvement. Sans résister, l’humain se laissa entraîner. Sous ses doigts, la fourrure épaisse semblait réelle.

Le brouillard s’épaissit encore. S’il ne l’avait pas touché, Perrin aurait été incapable de dire si le loup était encore là. Et désormais, lorsqu’il baissait les yeux, il ne voyait même plus sa propre poitrine. Dans cette purée de pois, il avançait comme s’il avait été immergé dans un océan de laine fraîchement tondue. Assez logiquement, il n’entendait rien, pas même le bruit de ses pas. Bougeant les orteils, il fut rassuré de toujours sentir le contact de ses bottes.

Le gris virant au noir, l’homme et le loup continuèrent d’avancer dans les ténèbres. À présent, s’il se touchait le nez, Perrin ne distinguait même plus sa main. Tentant l’expérience de fermer les yeux, il constata que ça ne changeait plus rien. Dans un silence parfait, il ne sentait plus que la fourrure de Tire-d’Aile. Y avait-il encore un sol sous ses pieds ? Pour être franc, il n’en aurait pas mis sa main au feu.

Tire-d’Aile s’arrêta abruptement, forçant son compagnon à l’imiter. Regardant autour de lui, Perrin ferma vivement les yeux. Là, il y avait une différence, et elle lui flanquait la nausée. Il parvint pourtant à rouvrir les yeux et se força à les baisser.

Ce qu’il voyait ne pouvait pas être là, sauf si le loup et lui lévitaient très au-dessus du sol. De Tire-d’Aile et de son propre corps, il ne voyait plus rien, comme s’ils étaient désincarnés – une idée qui retournait l’estomac du jeune homme – mais au-dessous d’eux, comme si un millier de lampes l’éclairaient, s’étendait une forêt de miroirs qui semblait reposer sur un sol plan lui-même en suspension dans un océan de ténèbres. Cette immense muraille réfléchissante occupait tout l’espace, aussi loin que portât la vue, mais juste sous les pieds de Perrin, il y avait une zone dégagée. Un espace où se tenaient des gens dont le jeune homme entendit soudain les voix – aussi clairement que s’il avait été parmi eux.

— Par le Grand Seigneur, dit un homme, où sommes-nous ?

Il regarda alentour, son image se réfléchissant à l’infini. Ses compagnons, tremblants de peur, formèrent un cercle serré autour de lui.

— Je dormais à Tar Valon, Grand Seigneur… Non ! Je suis en train de dormir à Tar Valon ! Où sommes-nous ? Ai-je perdu l’esprit ?

Dans le cercle, certains hommes arboraient de magnifiques vestes ornées de broderies. D’autres portaient des tenues banales, et d’autres enfin étaient en sous-vêtements, voire nus comme un ver.

— Moi aussi, je dors ! s’écria un des hommes nus. À Tear… Je me souviens de m’être étendu à côté de ma femme…

— Moi, c’est à Illian que je dors, dit un homme en veste rouge et or, l’air désorienté. Je sais que je dors toujours, mais c’est impossible. En toute logique, je rêve, mais là encore, c’est impossible ! Où sommes-nous, Grand Seigneur ? Es-tu vraiment venu à moi ?

L’homme aux cheveux noirs qui se campait face aux rêveurs était vêtu de sombre avec de la dentelle argentée au col et aux poignets. De temps en temps, il posait une main sur sa poitrine, comme si elle lui faisait mal. Partout ailleurs, une vive lumière faisait briller les miroirs, mais là où il se tenait, un manteau d’obscurité semblait l’envelopper comme un cocon. Comme hypnotisées, les ténèbres dansaient autour de cet homme, le caressant tendrement.

— Silence !

L’homme en noir n’avait pas crié, mais ça n’était pas utile, car ses yeux et sa bouche se transformèrent en trois trous ouverts sur une abominable fournaise. De quoi calmer les protestataires les plus virulents…

Perrin reconnut alors le personnage. C’était Ba’alzamon ! Perché il ne savait où, l’apprenti forgeron regardait Ba’alzamon en personne. La peur lui enfonçant dans le corps des dizaines de piques acérées, Perrin se serait volontiers enfui, mais ses jambes refusaient de lui obéir.

Tire-d’Aile s’agita nerveusement. Sentant l’épaisse fourrure, sous ses doigts, Perrin la serra très fort. Se raccrocher à quelque chose de réel ne pouvait pas lui faire de mal. De plus réel, en tout cas, que la scène qu’il contemplait.

Mais tout était vrai, hélas…

Les hommes se pressèrent les uns contre les autres, tremblants de peur.

— Vous aviez des missions à accomplir ! tonna Ba’alzamon. Certaines furent remplies, et d’autres non. (De temps en temps, les flammes remplaçaient ses yeux et sa bouche, leur rougeoiement se reflétant dans les miroirs.) Ceux qui ont été désignés et marqués pour mourir doivent mourir. Et ceux qui doivent m’appartenir ont l’obligation de se prosterner devant moi. Trahir le Grand Seigneur des Ténèbres est impardonnable. (Du feu, encore, jaillissant comme un raz-de-marée de flammes…) Toi ! (Il désigna l’homme qui venait d’évoquer Tar Valon – un type vêtu comme un marchand, la qualité du tissu ne parvenant pas à masquer la médiocrité de la coupe.) Tu as laissé le garçon s’échapper de Tar Valon…

Les autres hommes s’écartèrent du coupable comme s’il avait la fièvre noire ou la peste.

Le marchand cria et se mit à trembler comme une lime qu’on cogne violemment contre une enclume. Puis il sembla se liquéfier, et ses cris aussi perdirent de la substance.

— Vous rêvez, dit Ba’alzamon, mais ce qui se passe dans votre rêve commun est réel.

Le marchand se ratatinait, devenant un nuage de brume à la forme de plus en plus vaguement humaine. Ses cris se turent, et tout finit par disparaître.

— J’ai bien peur qu’il ne se réveille jamais…, lâcha Ba’alzamon. (Il éclata d’un rire de feu – littéralement.) Après cette démonstration, j’imagine que plus personne ne songera à me trahir. Allez, du vent ! Réveillez-vous et exécutez mes ordres !

Les rêveurs se volatilisèrent.

Ba’alzamon resta seul un moment, puis une femme se matérialisa à côté de lui.

Perrin en tituba comme si on l’avait giflé. Comment oublier une femme pareille ? C’était celle qu’il avait vue en rêve, et qui l’implorait de partir en quête de gloire.

Un trône d’argent apparut derrière elle. Très digne, elle s’y assit et arrangea soigneusement sa robe de soie.

— Tu prends des libertés sur mon domaine, dit-elle.

— Ton domaine ? Tu le réclames, faut-il comprendre ? As-tu l’intention de ne plus servir le Grand Seigneur des Ténèbres ?

Autour de Ba’alzamon, les ténèbres s’épaissirent et semblèrent bouillonner.

— Je sers, oui… J’ai longtemps servi le Seigneur du Crépuscule, et je suis restée emprisonnée dans un interminable sommeil sans rêves. Seuls les Hommes Gris et les Myrddraals sont privés de songes. Même les Trollocs y ont droit ! Les rêves ont toujours été mon territoire, où j’étais libre d’aller et de venir. Maintenant que je suis de nouveau libre, je reprends ce qui m’appartient.

— Ce qui t’appartient, répéta Ba’alzamon, les ténèbres qui l’enveloppaient s’assombrissant encore. Tu t’es toujours surestimée, Lanfear…

Ce nom sonna comme le tocsin aux oreilles de Perrin. Une Rejetée lui avait rendu visite dans ses rêves. Moiraine avait raison : certains des treize s’étaient libérés.

La femme en robe blanche se releva. Derrière elle, le trône se volatilisa.

— Je suis ce que je suis, et je ne me surestime pas ! Qu’ont donné tes plans, Grand Seigneur ? Trois mille ans passés à murmurer à l’oreille de marionnettes couronnées et à tirer leurs ficelles – l’œuvre sombre d’une Aes Sedai, rien de plus ! Une Aes Sedai, oui ! Trois mille ans, tout ça pour que Lews Therin arpente de nouveau le monde, et qu’il soit le pantin de ces ignobles sorcières. Peux-tu le contrôler ? Peux-tu le faire danser à ta guise ? Il m’appartenait avant même que cette Ilyena aux cheveux de paille pose les yeux sur lui. Et il sera de nouveau à moi !

— Tu fais donc cavalier seul, Lanfear ? demanda Ba’alzamon. (Son ton restait serein, mais des flammes crépitaient désormais en permanence dans ses yeux et sa bouche.) Aurais-tu renié les serments qui te lient au Grand Seigneur des Ténèbres ? (Un instant, l’obscurité le voila entièrement, ne laissant plus voir que les trois puits de flammes.) Ce n’est pas aussi simple que de trahir la Lumière comme tu le fis jadis dans le Hall des Serviteurs. Ton maître te réclame, Lanfear ! Le serviras-tu, ou préfères-tu subir une éternité de douleur – une agonie qui ne finira jamais ?

— Je choisis de servir… (Malgré cette capitulation, Lanfear resta bien droite en une attitude de défi.) Je servirai le Grand Seigneur des Ténèbres jusqu’à la fin des temps – lui, et lui seul.

La forêt de miroirs commença à se désintégrer, comme si une marée de ténèbres la submergeait, approchant régulièrement de la zone centrale. Lorsque cette vague déferla sur Ba’alzamon et Lanfear, il ne resta plus rien que des ténèbres sous les pieds de Perrin et autour de lui.

Sentant Tire-d’Aile se remettre en chemin, le jeune homme fut ravi de le suivre. S’accrochant à la fourrure de son compagnon, il constata, non sans soulagement, qu’il pouvait de nouveau bouger. Que signifiait la scène à laquelle il venait d’assister ? Ba’alzamon et Lanfear… Pour une raison qui le dépassait, Lanfear le terrifiait encore plus que Ba’alzamon. Parce qu’il l’avait vue en rêve, dans les montagnes ?

Par la Lumière ! une des Rejetés dans mes songes !

Sauf si quelque chose lui avait échappé, elle venait de défier le Ténébreux. Bien entendu, comme on le lui avait enseigné dès son plus jeune âge, les Ténèbres n’avaient aucune prise sur une personne, si on la leur refusait. Mais comment un Suppôt – une Rejetée, même ! – pouvait-il s’opposer au Grand Seigneur en personne ?

Je dois être fou à lier, comme le frère de Simion… Ces rêves ont fini par me faire perdre la raison.

Très lentement, l’obscurité redevint un brouillard qui perdit lui-même peu à peu de la densité. Après une très longue marche, Perrin et Tire-d’Aile en émergèrent et se retrouvèrent sur le versant verdoyant d’une colline, par une belle journée ensoleillée. Au pied de la butte, des oiseaux se mirent à chanter dans la cime des arbres. Regardant autour de lui, Perrin découvrit une immense plaine constellée de bosquets de toutes les tailles. Il ne vit nulle part de brouillard.

Tire-d’Aile attendait, les yeux rivés sur l’humain.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda l’apprenti forgeron.

Il reformula mentalement la question, afin qu’elle soit compréhensible pour le loup.

— Pourquoi as-tu voulu me montrer ça ? Qu’est-ce que c’était ?

Des émotions et des images déferlèrent dans l’esprit de Perrin. Habitué à cette façon de dialoguer, son esprit les transforma en mots.

Tu devais voir cela… Mais sois prudent, Jeune Taureau ! Cet endroit est dangereux. Reste méfiant comme un louveteau qui chasse un hérisson…

En langage loup, le nom de la proie était en fait « Petit Dos Hérissé d’Épines », mais Perrin avait traduit d’instinct.

Tu es trop jeune, trop nouveau…

— C’était réel ?

Tout est réel, ce qui est vu comme ce qui reste invisible.

Apparemment, Tire-d’Aile n’était pas disposé à se montrer plus précis.

— Tire-d’Aile, comment peux-tu être avec moi ? Je t’ai vu mourir. J’ai senti tes derniers instants…

Nous sommes tous présents, Jeune Taureau… Tous les frères et toutes les sœurs qui sont, qui furent et qui seront…

Perrin savait que les loups ne souriaient pas, contrairement aux humains. Pourtant, un instant, il eut l’impression que Tire-d’Aile lui souriait.

Regarde, je prends mon envol comme un aigle.

Le loup se ramassa sur lui-même et bondit dans les airs. Ce bond le porta de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point minuscule dans le ciel.

Voler ! Oui, voler !

Perrin en resta bouche bée.

Il a réussi !

Sentant ses yeux picoter, l’apprenti forgeron se racla la gorge et se grattouilla le nez.

Encore un effort, et je vais pleurer comme une fille…

D’instinct, il regarda autour de lui pour voir si on l’observait. Aussitôt, tout son environnement changea.

Il était au sommet d’une crête, au milieu d’un paysage vallonné dont les contours se brouillaient dans le lointain – mais pas si loin que ça. Un peu plus bas, Rand se tenait au milieu d’un cercle de Myrddraals, d’hommes et de femmes sur lesquels les yeux de Perrin semblaient vouloir glisser sans s’attarder. Quelque part, des chiens aboyaient – ils chassaient, ça ne faisait pas de doute. La puanteur des Myrddraals et du soufre planait dans l’air.

Perrin en eut l’estomac retourné.

Tous marchant comme s’ils étaient somnambules, les Blafards et les humains approchaient de Rand. Alors, il commença à les tuer. Des éclairs jaillirent de ses mains, carbonisant un Myrddraal et un homme. Une pluie de lances de feu s’abattit sur les autres, semant dans leurs rangs la destruction et l’horreur. Comme s’ils ne s’apercevaient de rien, les survivants continuèrent à avancer.

Ils s’abattirent comme des quilles jusqu’à ce que le dernier, s’embrasant telle une torche, marque la fin de l’escarmouche. Rand tomba alors à genoux, les épaules secouées de spasmes. Perrin se demanda s’il riait ou s’il pleurait – les deux en même temps, crut-il déterminer.

Des silhouettes apparurent sur toutes les crêtes environnantes. Encore des Myrddraals et des humains, tous se dirigeant vers Rand.

Perrin mit les mains en porte-voix :

— Rand ! Rand ! Il en arrive d’autres !

Le jeune homme releva la tête. Alors que son front ruisselait de sueur, il eut un rictus mauvais.

— Rand, ils…

— Que la Lumière te brûle !

Une vive lueur aveugla Perrin et la douleur fit exploser sa conscience.


Gémissant de douleur, il se roula en boule sur la couchette, la lumière continuant de lui brûler les yeux sous ses paupières baissées. Sa poitrine lui faisait un mal atroce. Y portant une main, il sentit une brûlure sous ses doigts – un cercle pas plus grand qu’un sou d’argent.

Mobilisant toutes ses forces, il lutta pour déplier ses jambes et reposer bien à plat sur l’étroite couchette.

Moiraine… Il faut que j’en parle à Moiraine, cette fois… Dès que la douleur se sera calmée…

Mais lorsque la souffrance s’apaisa, l’épuisement le submergea et il s’endormit comme une masse.

Lorsqu’il se réveilla, il resta un long moment à contempler le plafond de la cabine. La clarté qui filtrait de l’encadrement de la porte lui indiqua qu’il faisait jour. Pour se convaincre qu’il avait tout imaginé, Perrin porta de nouveau une main à sa poitrine.

Il retrouva la brûlure, sous sa chemise.

Je n’ai rien imaginé du tout…

Il se souvint de quelques véritables rêves, dont le sens lui échappa au moment même où il se les remémorait. Des songes ordinaires… En un sens, il avait le sentiment d’émerger d’une bonne nuit de sommeil.

Mais j’enchaînerais volontiers sur une autre…

Après avoir vu Tire-d’Aile, se rappela-t-il, il avait pris une décision. Très bonne, décida-t-il après une brève réflexion.

Il dut frapper à cinq portes – et se faire insulter trois fois, les deux autres cabines étant vides – avant de trouver l’Aes Sedai derrière la sixième. Complètement habillée, elle était assise en tailleur sur une couchette et consultait son carnet de notes à la lueur d’une lampe. Elle en était aux toutes premières pages, relisant sans doute des remarques qu’elle avait consignées avant même d’arriver à Champ d’Emond.

Les affaires de Lan, proprement rangées, reposaient sur la couchette d’en face.

— J’ai fait un rêve…, dit Perrin.

Cette fois, il n’omit pas le moindre détail, allant jusqu’à relever sa chemise pour exposer la petite brûlure ronde encore rouge, des lignes ondulées en jaillissant comme les rayons du soleil. Par le passé, Perrin avait caché des choses à l’Aes Sedai, et il recommencerait sûrement à l’avenir. Mais là, l’affaire était trop importante. La petite cheville qui tenait ensemble une paire de ciseaux était la pièce la moins importante et la plus facile à fabriquer. Pourtant, sans elle, l’outil était incapable de couper du tissu…

Quand il eut terminé, l’apprenti forgeron attendit la réaction de Moiraine.

Elle l’avait écouté sans broncher, ses yeux noirs l’évaluant impitoyablement, comme à l’accoutumée. Elle avait pesé et analysé chaque mot qui sortait de la bouche du jeune homme, et à présent, elle réfléchissait à la sentence qui sortirait de ses lèvres.

— Alors, c’est important ? s’impatienta Perrin. Je crois que c’est un des rêves « à loups » dont vous m’avez parlé, j’en suis même certain, mais ça ne veut pas dire que ce que j’ai vu soit réel. Mais vous avez dit que certains Rejetés s’étaient libérés, et l’homme a appelé la femme « Lanfear », alors… Bon, c’est important, ou suis-je en train de me ridiculiser ?

— Je connais des femmes qui tenteraient tout pour t’apaiser, après avoir entendu ce que tu viens de dire.

Perrin se pétrifia, le souffle coupé.

— Je ne t’accuse pas d’être capable de canaliser le Pouvoir, rassure-toi, ni même d’être en mesure d’apprendre. Si on essayait de t’apaiser, ça ne te ferait aucun mal, n’était le traitement plutôt rude que te réserveraient les sœurs de l’Ajah Rouge avant de mesurer leur erreur. Les hommes aptes à canaliser sont si rares que les sœurs rouges, alors qu’elles y consacrent le plus clair de leur temps, n’en ont trouvé que trois en dix ans. Si on excepte la soudaine inflation de faux Dragons, bien entendu… Bien, j’essaie de te dire que tu ne te découvriras pas de talent caché. Sur ce point, tu n’as aucune inquiétude à avoir.

— Merci d’être si attentionnée, lâcha Perrin, amer. Vous auriez pu éviter de me flanquer une trouille mortelle, si c’était pour dire après qu’il n’y avait rien à craindre…

— Oh ! tu as des choses à craindre… En tout cas, la prudence s’impose, comme te l’ont conseillé les loups. Les sœurs, rouges ou non, risquent bien de te tuer avant de s’aviser qu’il n’y a rien à apaiser en toi.

— Que la Lumière me consume ! Moiraine, vous tentez de me tirer par le bout du nez, mais je ne suis pas un veau, et il n’y a pas d’anneau dans mes naseaux ! L’Ajah Rouge, ou quiconque d’autre, ne songerait pas à m’apaiser s’il n’y avait pas quelque chose de réel dans ce que j’ai rêvé. Faut-il comprendre que tous les Rejetés se sont libérés ?

— Je t’ai déjà dit que c’est possible… Pour certains d’entre eux, c’est même sûr… Perrin, tes rêves me dépassent. Des Rêveuses ont laissé quelques écrits sur les loups, mais ça ne m’aide pas.

— Moi, je crois avoir vu quelque chose qui est réellement arrivé. Et que je n’aurais pas dû voir…

Mais qu’il fallait que je voie, selon Tire-d’Aile.

— Moiraine, j’en déduis que Lanfear arpente le monde. Qu’allez-vous faire ?

— Je vais en Illian, et de là, j’espère gagner Tear avant Rand. Notre départ de Remen fut trop précipité pour que Lan ait le temps d’apprendre si Rand a traversé la rivière ou s’il a entrepris de la descendre. Nous devons le savoir avant d’être en Illian, mais en chemin, nous trouverons bien des indices…

Moiraine baissa les yeux sur son carnet de notes, comme si elle avait hâte de reprendre sa lecture.

— C’est tout ce que vous allez faire ? Alors que Lanfear est libre, et que d’autres Rejetés le sont peut-être aussi ?

— N’essaie pas de m’interroger, Perrin… Tu ignores quelles questions poser, et tu ne comprendrais pas la moitié des réponses, si je t’en donnais. Ce qui n’est pas au programme…

Perrin dansa d’un pied sur l’autre sous le regard glacial de l’Aes Sedai. À l’évidence, comprit-il, elle n’en dirait pas plus. La brûlure l’élançant sous sa chemise, il hésita un peu, puis se jeta à l’eau :

— Hum… Vous accepteriez de guérir mon… euh… stigmate ?

Ce n’était pas bien impressionnant, surtout après avoir été touché par un éclair, mais bon…

— Tu n’es plus mal à l’aise quand on utilise le Pouvoir sur toi, mon garçon ? Pour te répondre : non, je n’interviendrai pas. Ce n’est pas grave, et ça te rappellera la prudence dont tu ne devrais jamais te départir…

Par exemple quand je bombarde de questions une Aes Sedai ? Ou quand je commets l’erreur d’être franc avec elle ?

— Perrin, il y a autre chose ?

Le jeune homme se tourna vers la porte, mais il se ravisa.

— Un dernier point, oui… Si je vous dis qu’une femme se nomme Zarine, ça vous inspire quoi ?

— Au nom de la Lumière, que signifie cette question ?

— Une jeune fille… Elle est sur le bateau…

Perrin décida de ne pas en dire davantage. À Moiraine de découvrir que Zarine, une Quêteuse, savait qu’elle était une Aes Sedai et pensait retrouver le Cor de Valère en lui collant aux basques. S’il était résolu à ne plus rien garder d’important par-devers lui, il savait jouer au petit jeu des secrets, et Moiraine allait s’en apercevoir !

— Zarine… C’est un nom du Saldaea… Pour baptiser ainsi sa fille, une mère doit penser qu’elle sera formidablement belle. Le genre de splendeur qui s’alanguit sur des coussins, dans des palais merveilleux, tandis que des domestiques et des dames de compagnie s’affairent autour d’elle. (Moiraine eut l’ombre d’un sourire – mais son amusement sembla sincère.) S’il y a une Zarine à bord, Perrin, tu as peut-être une raison supplémentaire d’être prudent.

— C’était dans mes intentions…

Au moins, il savait maintenant pourquoi Zarine n’aimait pas son nom. Pas très adapté pour une Quêteuse, il fallait bien l’admettre.

Tant qu’elle ne se fait pas appeler « faucon »…

Quand Perrin fut monté sur le pont, il aperçut Lan, qui s’occupait de Mandarb. Assise sur un rouleau de corde, Zarine le regardait tout en aiguisant un de ses couteaux. Ses voiles levées, l’Oie des Neiges fendait glorieusement les flots.

Zarine ne quitta pas Perrin des yeux quand il passa devant elle pour aller se camper à la proue.

Regardant l’eau qui s’ouvrait devant le bateau comme une bonne terre arable sous le soc d’une charrue, Perrin réfléchit à ses rêves, aux Aiels et aux visions de Min au sujet des faucons et des éperviers.

La brûlure faisait vraiment mal. Bon sang ! sa vie n’avait jamais été si compliquée !


Rand s’éveilla d’un sommeil de brute, aussi fatigué qu’en s’endormant, et se redressa en sursaut, la cape qui lui tenait lieu de couverture glissant de son corps. La blessure au flanc récoltée à Falme l’élançait et il était gelé, car son feu agonisait. Mais il produisait encore assez de lumière pour faire danser les ombres…

C’était Perrin, j’en suis sûr ! Pas un rêve, mais mon ami, en chair et en os. Et j’ai failli le tuer. Par la Lumière ! je dois être plus prudent !

Transi, Rand ramassa une branche morte et tenta de tisonner les flammes. Dans les collines du Murandy, pas très loin de la Manetherendrelle, les arbres étaient plutôt rares, mais il avait trouvé assez de bois pour son feu – un combustible convenable, juste assez vieux pour avoir assez séché sans être pourri.

Avant que son tisonnier improvisé ait touché les braises, le jeune homme s’interrompit. Des chevaux approchaient. Une bonne dizaine, avançant lentement…

Je dois être prudent… Pas question de commettre une nouvelle erreur…

Les cavaliers entrèrent dans le cercle lumineux du feu et s’immobilisèrent. Le visage de ces gens n’était guère visible, dans la pénombre, mais il semblait s’agir de soldats portant un casque rond et un pourpoint recouvert de disques de métal disposés comme les écailles d’un poisson. Il y avait aussi une femme aux cheveux grisonnants et à l’air sévère. Elle portait une robe en laine, mais très bien coupée et ornée d’une broche d’argent à l’effigie d’un lion. Une négociante comme il en venait parfois à Champ d’Edmond pour acheter du tabac et de la laine. Une négociante et ses gardes du corps.

Je dois être prudent…, pensa Rand en se levant. Pas d’erreur, surtout…

— Tu as choisi un excellent endroit pour camper, jeune homme, dit la femme. Je me suis souvent arrêtée ici sur la route de Remen. Pas très loin, il y a une source… Tu ne vois pas d’objections à partager ce site avec moi ?

Les gardes avaient déjà mis pied à terre et commencé à desseller leurs montures.

— Aucune, répondit Rand.

Prudence…

Deux pas suffirent à Rand pour être assez près.

Il bondit dans les airs, virevoltant – l’Étamine du Chardon Portée par la Brise –, l’épée au héron à la lame de feu jaillissant dans ses mains pour trancher net la tête de la femme – si vite qu’elle n’eut même pas le temps de laisser transparaître sa surprise.

Rand reprit contact avec le sol alors que la tête de la négociante tombait le long du flanc de sa monture. Les gardes dégainèrent leur arme et hurlèrent de terreur en découvrant que la lame de Rand brûlait.

Le Dragon Réincarné dansa un ballet de mort au milieu de ses adversaires. Utilisant les figures que lui avait enseignées Lan, il aurait pu tuer tous ces hommes avec une épée ordinaire. Mais celle qu’il maniait était comme une part de lui…

Quand le dernier des dix gardes tomba, Rand eut tellement l’impression d’achever un exercice qu’il exécuta la figure appelée Replier l’Éventail – une gestuelle précise visant à rengainer son arme avec grâce – sans se rappeler qu’il ne portait pas de fourreau. De toute façon, s’il en avait eu un, la lame de feu l’aurait réduit en cendres…

Quand l’épée se fut volatilisée, Rand se tourna pour étudier les chevaux. Certains s’étaient enfuis, mais souvent pas trop loin, et le grand hongre de la femme était resté là, les yeux ronds, sans trop savoir ce qu’il devait faire. Le cadavre décapité de la négociante, lui aussi tombé sur le sol, continuait à tenir les brides de l’équidé, le forçant à garder la tête baissée.

Rand dégagea les rênes, récupéra rapidement ses chiches possessions et sauta sur le dos du hongre.

Je dois être prudent…, pensa-t-il en balayant du regard le carnage. Pas d’erreur…

Le Pouvoir circulait toujours en lui, le flot de saidin toujours plus doux que du miel et plus rance que de la viande pourrie. Canalisant soudain le Pouvoir – sans savoir pourquoi, ni comment il s’y prenait –, il fit léviter les cadavres et les fit atterrir devant lui, à genoux et face contre terre – en tout cas, pour ceux à qui il restait un visage.

Des morts prosternés devant lui.

— Si je suis le Dragon Réincarné, dit-il à ses improbables sujets, c’est bien ainsi que doivent être les choses, non ?

Se couper du saidin fut une torture, mais il réussit cependant.

Si je m’y accroche trop, comment tenir la folie loin de moi ?

Il eut un rire amer.

S’il n’est pas déjà trop tard pour ça…

Le front plissé, il étudia les morts. Il aurait juré qu’il y avait dix gardes, pas un de plus. Pourtant, onze hommes se prosternaient devant lui. L’intrus ne portait pas d’armure et il serrait toujours une dague dans son poing.

— Tu as choisi les mauvais compagnons de route, lui dit Rand.

Faisant volter le hongre, il le talonna pour le lancer au galop dans la nuit. Il lui restait beaucoup de route à faire jusqu’à Tear, mais il n’avait pas l’intention de traîner, quitte à tuer sous lui tous les chevaux qu’il volerait.

Ce sera bientôt fini ! La moquerie… la tentation… la chasse… Je mettrai un terme à tout ça… Callandor…

L’arme l’appelait.

Загрузка...