32 Le premier bateau

Le Port sud en lui-même – un bassin construit par les Ogiers – était un grand cercle parfait entouré d’une haute muraille tout aussi scintillante que les murs d’enceinte de la ville. Un très long quai, pour l’essentiel couvert, en faisait le tour, courant dans un sens comme dans l’autre jusqu’à l’endroit où la muraille disparaissait pour laisser un accès au fleuve. Des navires de toutes les tailles étaient amarrés à ce dock circulaire. Malgré l’heure matinale, des dockers en débardeur, très souvent les pieds nus, pour ne pas glisser, s’activaient à décharger des balles, des caisses, des coffres et d’énormes barriques. Utilisant des poulies et des cordes pour le matériel le plus lourd, ils travaillaient aussi à dos d’homme sous la lumière des lampes accrochées à l’intérieur du toit circulaire de l’ouvrage. Alors que ces illuminations projetaient mille éclats dans les eaux encore noires, de petites embarcations traversaient le port à la lueur de leur lanterne de proue – une lumière un peu vacillante qui les faisait ressembler à des lucioles sur un écrin de velours noir.

« Petites embarcations » se comprenait uniquement en référence aux grands bateaux, bien entendu. Car certains de ces canots avaient jusqu’à six paires d’avirons.

Quand Mat tira son compagnon, soudain plutôt maussade, sous une des arches de pierre rouge qui donnaient accès au quai, l’équipage d’un trois-mâts, à moins de vingt pas de là, était en train de défaire les amarres accrochées aux énormes bittes noires comme la nuit. Plus grand que la plupart des autres navires présents – entre cent et cent vingt pieds de long de sa proue pointue à sa poupe carrée –, il était assez haut pour que son pont soit pratiquement au niveau du sol de l’embarcadère.

Mais qu’importaient les détails ! Il appareillait, et cela seul comptait.

Le premier bateau en partance !

Un homme aux cheveux gris remontait le quai en direction des deux compagnons. Les trois galons en corde tressée qui ornaient les poignets de sa veste sombre l’identifiaient comme le contremaître des quais. À voir ses épaules, Mat supposa qu’il avait tiré sur pas mal de longueurs de corde avant d’en arborer au bas des manches.

Jetant un coup d’œil à Mat, il s’immobilisa, la surprise s’affichant sur son visage parcheminé.

— Tes bagages trahissent ton intention, mon garçon, mais tu ferais tout aussi bien d’oublier ça. Les sœurs m’ont montré ta trombine sur un dessin. Tu ne monteras sur aucun bateau de ce port, c’est pigé ? Reprends cet escalier et file de mon quai, histoire de m’économiser la peine de te faire surveiller…

— Au nom de la Lumière ! que… ? commença Thom.

— Il y a du changement, annonça Mat d’un ton très ferme.

Le bateau tant désiré finissait de larguer les amarres. La voile triangulaire était encore ferlée, mais les marins immergeaient déjà les grandes rames qui serviraient à sortir du port.

Mat sortit le sauf-conduit de sa bourse et le brandit au nez du contremaître.

— Comme vous pouvez le voir, je suis en mission pour la Tour Blanche, sur ordre de la Chaire d’Amyrlin en personne. Et je dois embarquer sur ce navire, très précisément.

L’homme lut plusieurs fois le petit texte.

— Je n’ai jamais rien vu de tel de ma vie. La tour commence par t’interdire de partir, puis elle te donne… ça.

— Si ça te défrise, interroge la Chaire d’Amyrlin, lâcha Mat, nonchalant.

Il ponctua sa phrase d’un petit sourire sans équivoque : « Si tu es assez idiot pour t’y risquer… »

Au cas où, il enfonça encore le clou :

— Mais je suis un homme mort, et toi aussi, si je n’embarque pas sur ce bateau.

— Tu n’y arriveras pas ! s’écria le contremaître.

Mais il leva quand même la tête et cria, les mains en porte-voix :

— Ohé ! du bateau ! Ohé, la Mouette Grise ! Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous !

Le timonier au torse nu tendit le cou, puis s’adressa à l’homme en redingote debout à côté de lui. Mais le grand capitaine ne détourna pas les yeux des rameurs qui s’échinaient sur le banc de nage.

— Souquez ferme ! lança-t-il.

— Je vais y arriver ! cria Mat. Thom, suis-moi !

J’ai dit le premier bateau, et ce sera le premier !

Sans même s’assurer que le trouvère lui emboîtait le pas, Mat courut le long du quai, évitant les marins, les dockers et les diables lestés de marchandises. L’abîme entre la poupe de la Mouette Grise et le quai s’élargissait à chaque battement de rames, mais le jeune homme en avait vu d’autres. Lançant d’abord son bâton à la manière d’un javelot, afin qu’il atterrisse sur le pont, il suivit le même chemin, volant presque plus qu’il sautait.

L’eau encore noire qui défila sous ses pieds semblait glacée, mais il ne s’en soucia pas, car il parvint à dépasser le bastingage, puis à effectuer sur le pont un impeccable roulé-boulé. Alors qu’il se relevait, il entendit derrière lui un juron ponctué d’un grognement.

Thom Merrilin s’accrocha tant bien que mal au bastingage, puis il l’enjamba et atterrit à son tour sur le pont.

— J’ai perdu mon bâton de marche, grommela-t-il, et il m’en faudra un nouveau. (Tout en se massant la jambe droite, il évalua la distance qu’il venait de franchir et frissonna.) Je me suis déjà baigné ce matin…

Accroché à sa barre comme s’il envisageait de l’utiliser pour repousser les assauts de ces deux fous furieux, le timonier ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes.

Le grand type en redingote semblait tout aussi stupéfait. Ses yeux bleu clair exorbités, il tentait de parler, mais aucun son ne consentait à sortir de sa bouche. Sa barbe noire coupée en pointe frémissait d’indignation et il était plus empourpré qu’une tomate.

— Au nom de la Pierre ! brailla-t-il enfin. C’est quoi, ce numéro de cirque ? Sur ce navire, je n’ai pas la place d’embarquer un souricier, et je devrais accepter deux vagabonds qui sautent sur mon pont sans y être invités ? Sanor ! Vasa ! Jetez-moi ces déchets d’humanité à l’eau !

Deux colosses au torse et aux pieds nus abandonnèrent les cordages qu’ils étaient en train d’enrouler et se dirigèrent vers les passagers clandestins. Les rameurs continuèrent leur tâche, chacun faisant trois pas le long du pont, puis se redressant avant de repartir dans l’autre sens.

Mat brandit le sauf-conduit sous le nez du capitaine barbu. De l’autre main, il sortit une couronne d’or de sa bourse en s’assurant, même dans sa précipitation, de bien faire voir qu’il en avait beaucoup d’autres en réserve.

— Pour notre manière un peu cavalière d’embarquer, capitaine, dit-il en lançant la pièce au barbu. Sans préjuger du prix de deux passages… Nous sommes en mission pour la Tour Blanche. Ordre de la Chaire d’Amyrlin. Départ immédiat impératif ! Destination Aringill, au royaume d’Andor. C’est une urgence absolue. Tous ceux qui nous aideront recevront la bénédiction de la Tour Blanche. Ceux qui nous retarderont, en revanche, s’attireront son éternel courroux.

Certain que l’homme avait eu le temps de voir le sceau à la Flamme Blanche – et de comprendre le sens général du texte –, Mat replia le sauf-conduit et le rangea dans sa bourse. Alors que les deux colosses venaient se ranger à côté de leur capitaine, ne sachant trop que faire, Mat constata qu’ils avaient des bras au moins aussi gros que ceux de Perrin. Du coup, il regretta beaucoup de ne pas avoir son bâton, qui gisait toujours sur le pont. Conscient de ne pas être dans une situation très confortable, il tenta d’avoir l’air d’un type qu’il vaut mieux ne pas agacer, parce qu’il a la puissance de Tar Valon derrière lui.

Très loin derrière moi, j’espère…

Le capitaine regarda Mat, l’air dubitatif, puis il s’intéressa à Thom, reconnaissable à une lieue à la ronde dans sa cape de trouvère – et pas vraiment stable sur ses jambes. Le barbu fit néanmoins signe à ses deux gorilles de rester où ils étaient.

— Je n’ai pas l’intention de déplaire à la Tour Blanche… Pour des raisons professionnelles, je suis souvent amené à venir dans ce nid de… hum… Disons que je tiens à ne vexer personne. (Un sourire pincé étira très légèrement les lèvres du capitaine.) Mais je n’ai pas menti : mon bateau est plein. Les six cabines réservées aux passagers sont louées. Vous dormirez sur le pont et mangerez avec l’équipage. Et il vous en coûtera une couronne d’or chacun.

— C’est ridicule ! s’écria Thom. Je sais qu’il y a la guerre, en aval du fleuve, mais ça n’est pas une raison.

Les deux colosses sautillèrent comme s’ils avaient des fourmis dans les jambes.

— C’est le prix, un point c’est tout ! trancha le barbu. Je ne veux vexer personne, c’est vrai, mais je préférerais ne rien avoir affaire avec vos sales histoires. Se mêler de ces embrouilles-là, c’est comme accepter de l’argent pour se laisser enduire de goudron… Si vous ne payez pas, je vous ferai jeter par-dessus bord, et la Chaire d’Amyrlin en personne se chargera de vous sécher, si ça lui chante. Bien entendu, je garderai la couronne d’or que vous m’avez donnée en dédommagement… (Il glissa la pièce dans la poche de sa redingote.) Merci beaucoup de l’attention !

— Combien pour une cabine ? demanda Mat. Pour nous deux… Vous pouvez toujours regrouper les autres passagers.

Le jeune homme n’avait aucune envie de dormir à la belle étoile par un temps pareil. Mais ce n’était pas tout…

Si on ne le calme pas un peu, un type dans ce genre finit par vous piquer votre pantalon en prétendant vous faire une faveur…

— Et nous mangerons la même chose que vous, pas la tambouille de l’équipage. Du premier choix, et à volonté !

— Mat, intervint Thom, c’est moi qui suis censé être soûl… (Il se tourna vers le capitaine, faisant claquer sa cape au vent – enfin, la partie qui n’était pas collée à son dos par ses instruments et sa couverture.) Comme vous l’avez sans doute remarqué, capitaine, je suis un trouvère… (Même en plein air, sa voix prit une soudaine résonance.) Pour payer notre passage, je me ferai une joie de divertir vos passagers et votre équipage.

— Mes marins sont à bord pour travailler, trouvère, pas pour s’amuser… (Le capitaine caressa sa barbe pointue tout en examinant Mat de la tête aux pieds.) Ainsi, tu veux une cabine ? Et partager mes menus, rien que ça ? Eh bien, c’est d’accord ! Je vous laisse ma cabine et mes repas, mais pour cinq couronnes d’or par tête de pipe. Des pièces andoriennes, je précise !

Les plus lourdes, bien entendu… Content de son petit effet, le capitaine se plia de rire. À ses côtés, Sanor et Vasa se tenaient également les côtes.

— Pour dix couronnes, j’irai volontiers dormir avec mes passagers et me sustenter en compagnie des marins. Que la Lumière me brûle ! je jure que c’est vrai ! Tiens, j’en fais même le serment sur la Pierre. Pour dix couronnes d’or…

Le capitaine faillit s’étrangler, tant il trouvait ça drôle. Il riait encore aux larmes quand Mat sortit une de ses bourses. Mais il cessa net lorsque le jeune homme compta cinq couronnes dans sa paume.

Sanor et Vasa en restèrent bouche bée et leur chef n’eut pas l’air beaucoup plus malin.

— Des pièces andoriennes ?

Sans balance, c’était difficile à évaluer. Mais il ajouta sept couronnes de plus sur la pile. Dans le lot, deux venaient d’Andor et l’ensemble faisait sûrement le poids requis – en tout cas, le type devrait s’en contenter. Après une courte réflexion, Mat ajouta cependant deux pièces de Tear.

— Pour dédommager les passagers qui souffriront de notre arrangement…

Les pauvres ne risquaient pas de voir un sou, mais parfois, il pouvait être avantageux d’avoir l’air généreux.

— Vous aviez peut-être l’intention de partager le tout avec eux ? Non, bien sûr, où avais-je la tête ? Je tiens à ce qu’ils aient quelque chose, capitaine. Quant à vous, rien ne vous obligera à manger avec vos hommes. Si ça vous tente, je vous invite à partager nos repas dans le cadre douillet de votre cabine.

Les yeux ronds, Thom semblait aussi surpris que le capitaine et ses gorilles.

— Es-tu… ? Pardon, êtes-vous un jeune seigneur qui voyagez sous un déguisement ?

— Non, en aucune façon ! répondit Mat avec un éclat de rire.

Il avait des raisons de se réjouir. La Mouette Grise était bien engagée dans le port encore obscur. Alors que le quai n’était plus qu’une lointaine ligne lumineuse, les rames propulsaient le navire vers la sortie du port. En prévision, les marins avaient déjà commencé à déployer les voiles. Et avec tant d’argent à bord, le capitaine ne semblait plus avoir envie de jeter quiconque par-dessus bord.

— Si ça ne vous dérange pas, capitaine, pouvons-nous voir notre cabine ? Enfin, la vôtre… Il est très tard, ou très tôt, selon le point de vue qu’on adopte, et un peu de sommeil ne me ferait pas de mal. Après un bon repas, cependant…

Alors que le bateau fendait les flots noirs, le capitaine guida ses « invités » jusqu’à une échelle, la descendit avant eux, puis s’engagea dans une étroite coursive où s’alignaient des portes. Pendant qu’il récupérait ses affaires personnelles, Mat et Thom firent le tour (symbolique) du propriétaire. Faisant toute la largeur de la poupe, le fief du barbu était équipé d’un ameublement encastré – à part deux fauteuils et quelques coffres de rangement.

En faisant la conversation à son hôte, Mat apprit pas mal de choses. Tout d’abord, aucun passager ne serait dérangé. Trop respectueux de sa clientèle – ou plus probablement, de l’argent qu’elle lui versait –, le capitaine ne voulait pas courir le risque de lui déplaire. Il allait annexer la cabine de son officier en second, qui s’approprierait pour sa part le lit du quartier-maître. Par une sorte d’effet domino, chaque gradé et chaque sous-officier perdrait un peu de son confort, le dernier de la liste étant condamné à dormir sur le pont avec les hommes.

Mat se demanda à quoi pourraient bien lui servir ces informations. Il écouta quand même poliment le capitaine. Savoir avec qui on allait voyager était en effet de la première importance. Sinon, on pouvait finir tout nu sous la pluie – ou au milieu d’une rivière – et devoir rentrer à la maison par ses propres moyens.

Originaire de Tear, le capitaine se nommait Huan Mallia. Tous les détails de la transaction étant réglés, il se montra d’une étonnante volubilité.

S’il ne venait pas lui-même d’une maison noble, dit-il, il n’était pas un imbécile pour autant. Quand un garçon comme Mat était plein aux as, il pouvait s’agir d’un voleur, ce n’était pas douteux. Sauf qu’aucun voleur ne s’était jamais échappé de Tar Valon avec son butin. Alors même si Mat était effectivement vêtu comme un péquenot, Mallia préférait se fier à son aisance naturelle et à la confiance dont il faisait montre en toutes circonstances.

— Mais si vous dites que non, pourquoi affirmerais-je que oui, mon doux seigneur ?

Mallia tirailla sur la pointe de sa barbe tout en souriant comme un conspirateur d’opérette. N’étant pas stupide, il ne pouvait pas ne point s’étonner qu’un jeune fermier d’Andor soit porteur d’un sauf-conduit signé de la main de la Chaire d’Amyrlin. Si les motifs de sa visite restaient secrets, nul n’ignorait que la reine Morgase était récemment venue à Tar Valon. Aux yeux de Mallia, ça confirmait que quelque chose se tramait entre Caemlyn et la cité aux Murs Scintillants.

Pour le capitaine, Mat et Thom étaient des messagers – prioritairement de Morgase, à en juger par l’accent du jeune homme. Tout ce qu’il pourrait faire pour contribuer à la grande entreprise en cours, Huan Mallia était disposé à le faire. En restant assez discret pour ne pas donner le sentiment que l’appât du gain seul le motivait.

Mat échangea un regard interloqué avec Thom, occupé à glisser sous une table les étuis de ses instruments. La cabine était munie d’un hublot de chaque côté et deux lampes à huile assuraient une illumination suffisante.

— Vos suppositions n’ont ni queue ni tête, dit sèchement Mat.

— Bien entendu, bien entendu… (Le capitaine se redressa après avoir sorti d’un coffre des vêtements de rechange.) C’est évident… Si évident que je n’en dirai pas plus…

Sur des étagères également encastrées, Mat repéra ce qui semblait être des relevés topographiques du fleuve.

Même s’il faisait les choses en douce, le capitaine lançait des piques à ses passagers improvisés. Il essayait aussi de leur tirer les vers du nez – la vieille tactique des questions posées à jet continu – mais Mat s’en sortit avec quelques expressions sourcilleuses et une poignée d’onomatopées.

Thom fut encore moins bavard. Sans cesser de hocher dubitativement la tête, il rangea ses bagages dans son nouveau fief en écoutant jacasser le capitaine.

Même s’il rêvait de l’océan, Mallia n’avait jamais navigué que sur des cours d’eau. Quand il évoquait un autre pays que Tear, il ne cachait pas un profond mépris – à part lorsqu’il parlait d’Andor, et encore, c’était de justesse…

— Vous avez de bons chevaux, d’après ce qu’on dit. Pas le haut du panier, comme chez nous, mais plus que passables. Vous êtes réputés pour votre acier et pour votre métallurgie. Vos objets manufacturés sont d’excellente facture, même si leur prix m’a toujours paru prohibitif. D’autant plus que vous avez ces fameuses mines, dans les montagnes de la Brume. Et des gisements d’or. Chez moi, nous devons gagner notre or…

Mayene était l’objet de sa plus vive répulsion.

— Encore moins digne du nom de « royaume » que le Murandy ! Une grande ville et une couronne de terre… Ces gens sabotent les cours de notre délicieuse huile d’olive simplement parce que leurs bateaux savent repérer les bancs d’escolars. Un pays, ça, sûrement pas !

Mallia vouait également l’Illian aux gémonies.

— Un jour, nous raserons ce pays – chaque ville et chaque village ! Puis nous salerons sa terre, afin que rien n’y repousse jamais.

Quand il s’agissait de l’Illian, l’indignation du capitaine n’avait pas de bornes.

— Même leurs olives sont immondes ! Un jour, nous réduirons en esclavage tous ces porcs ! Voilà ce que nous promet le Haut Seigneur Samon !

Mat se demanda ce que Tear ferait d’une telle population de serfs, si ce plan était un jour mis en application. Les Illianiens devraient être nourris, et enchaînés, ils refuseraient sûrement de travailler. Tout ça n’avait aucun sens. Pourtant, les yeux de Mallia brillaient dès qu’il abordait ce sujet.

Selon lui, seuls des crétins pouvaient se laisser diriger par un roi ou une reine solitaire.

— Sauf la reine Morgase, prit-il la précaution d’ajouter. Une femme de bien, d’après ce qu’on raconte. Et très belle, qui plus est !

Mais quand même, s’incliner devant un seul chef…

Les Hauts Seigneurs dirigeaient Tear collégialement, chaque décision étant prise à l’unanimité, et il n’existait pas de meilleur système politique. Bien entendu, les Hauts Seigneurs savaient distinguer le bien du mal et la vérité du mensonge. Surtout le seigneur Samon. Quand on obéissait aux Hauts Seigneurs, il était impossible de se fourvoyer. En particulier quand on servait le seigneur Samon.

Bien au-dessus des rois, des reines et même des Illianiens, Mallia nourrissait une haine beaucoup plus féroce, mais qu’il semblait vouloir tenir secrète. Mais il était trop bavard pour y parvenir vraiment…

Quand on servait une grande reine comme Morgase, dit-il, on devait voyager beaucoup et voir énormément de pays. S’il rêvait de l’océan, c’était pour découvrir des contrées inconnues. Et pour localiser les bancs d’escolars, histoire de brûler la politesse commerciale au Peuple de la Mer et à ces vermines d’Illianiens.

Mais l’océan était loin de Tar Valon. Les deux voyageurs devaient bien comprendre ça, eux qui étaient amenés à sillonner le monde pour servir les intérêts d’une reine.

— Je n’ai jamais aimé faire escale à Tar Valon, avoua le capitaine. On ne sait pas qui risque d’utiliser le Pouvoir…

Mallia avait presque craché le dernier mot de sa phrase. Depuis qu’il avait entendu un discours du seigneur Samon, tout avait changé pour lui.

— Maintenant que je connais les plans des Aes Sedai, la simple vue de la Tour Blanche me noue les entrailles de terreur.

Selon Samon, les sorcières de Tar Valon avaient l’intention de diriger le monde. Pour cela, elles étaient prêtes à abattre toutes les nations et à poser le pied sur la gorge de tout homme qui leur résisterait. Désormais, Tear ne pouvait plus se contenter de tenir le Pouvoir à l’extérieur de ses frontières. Le jour de gloire du pays approchait, mais Tar Valon restait le premier obstacle à abattre pour favoriser son avènement.

— C’est inévitable… Tôt ou tard, il faudra traquer les Aes Sedai et les tuer jusqu’à la dernière. Le Haut Seigneur Samon affirme que les jeunes pourront être sauvées – les novices et les Acceptées – si on les conduit jusqu’à la Pierre de Tear. Mais les autres, il faudra les rayer de la surface du monde. Voici le message du seigneur Samon : la Tour Blanche est vouée à la destruction.

Un moment, Mallia s’immobilisa au milieu de sa cabine, les bras chargés de vêtements, de livres et de cartes enroulées. Ses cheveux touchant presque le plafond, il resta un long moment à contempler la future éradication de la Tour Blanche.

Puis il s’avisa qu’il venait d’en dire beaucoup trop et tenta de réparer sa bévue.

— C’est ce que dit le seigneur Samon… Et je me laisse peut-être emporter par sa fougue. Il parle si bien qu’on en oublie jusqu’à ses convictions les plus intimes. Mais si Caemlyn a pu signer un pacte avec Tar Valon, Tear devrait pouvoir faire de même… (Mallia tremblait, mais il ne semblait pas s’en apercevoir.) Voilà mon opinion, en tout cas.

— Oui, oui…, fit Mat, les sirènes de l’espièglerie lui chantant à l’oreille une douce mélopée. Mais moi, je crois que votre plan est excellent, capitaine ! Mais ne vous limitez pas à quelques Acceptées, surtout ! Faites venir une dizaine d’Aes Sedai. Voire une vingtaine. Vous imaginez comme la Pierre de Tear serait riante, si vingt Aes Sedai y habitaient.

Mallia frissonna comme s’il crevait de froid.

— J’enverrai un homme chercher mon coffre-fort, dit-il avant de sortir, la démarche raide.

— Je crois que je n’aurais pas dû dire ça…, fit Mat en regardant la porte se fermer sur l’étrange officier de marine.

— Je me demande ce que tu vas chercher là, lâcha Thom, acide. La prochaine fois, essaie de convaincre le seigneur général des Capes Blanches qu’il doit épouser la Chaire d’Amyrlin. (Le trouvère fronça ses sourcils blancs broussailleux.) Le Haut Seigneur Samon… Jamais entendu parler de ce type-là…

Ce fut au tour de Mat d’attaquer.

— Thom, tu ne peux pas connaître tous les souverains et les nobles du monde. Un ou deux individus peuvent avoir échappé à ta sagacité.

— Je connais le nom de tous les rois et de toutes les reines, mon garçon, plus ceux des Hauts Seigneurs de Tear, tous autant qu’ils sont. Ils ont pu nommer un nouveau Seigneur du Royaume, mais j’aurais entendu parler de la mort du précédent… Si tu avais choisi d’expulser des clients innocents, plutôt que d’exproprier Mallia, nous aurions eu une couchette chacun. À présent, nous allons devoir partager celle du capitaine…

Mat grinça des dents. Si sa mémoire ne le trompait pas, Thom ronflait plus fort qu’un rabot qui s’attaque au nœud d’un chêne. Un détail qu’il avait négligé jusque-là…

Un des deux colosses – Sanor ou Vasa, Mat était incapable de le dire – vint chercher le coffre-fort du capitaine dissimulé sous le lit. Sans dire un mot, le marin s’acquitta d’une caricature de révérence et fila sans demander son reste – mais en coulant des regards noirs aux deux expropriateurs de son chef.

Mat se demanda si la chance qui avait veillé sur lui toute la nuit ne lui tournait pas le dos. Pour commencer, il allait devoir s’accommoder des ronflements de Thom. Mais il y avait plus grave. De toute évidence, la Mouette Grise n’était pas le meilleur bâtiment où débouler avec un sauf-conduit de la Chaire d’Amyrlin.

Curieux de vérifier, au sujet de la chance, Mat sortit un de ses godets, l’ouvrit et lança sur la table les cinq dés qu’il contenait.

Un quintuple « un » ! L’Œil du Ténébreux, comme on disait dans certains jeux. Dans quelques-uns, c’était une combinaison perdante – et dans d’autres, la plus forte de toutes les combinaisons gagnantes.

Oui, mais à quel jeu suis-je en train de jouer ?

Mat ramassa les dés, les remit dans le godet, les lança et obtint de nouveau un quintuple « un ». Un troisième lancer donna le même résultat.

— Si tu as utilisé ces dés pour raser tes adversaires, hier, pas étonnant que tu aies voulu sauter sur le premier bateau.

Occupé à se déshabiller, le trouvère en était à sa chemise. Mat remarqua que ses genoux étaient osseux et ses jambes maigres et pourtant musclées, la droite semblant un peu atrophiée.

— Mon garçon, une gamine de douze ans t’arracherait le cœur si tu essayais de l’arnaquer comme ça…

— Thom, ce ne sont pas les dés, mais la chance !

La veine des Aes Sedai ? Ou celle du Ténébreux ?

Il remit les dés dans le godet et le referma.

— J’imagine que tu ne me diras pas d’où tu tiens tout cet or…

— Je l’ai gagné la nuit dernière. Avec les dés des autres.

— C’est ça… Et tu ne vas pas m’expliquer non plus l’histoire du sauf-conduit – j’ai vu le sceau, alors, n’essaie pas de m’enfumer – et toutes ces conversations au sujet de la Tour Blanche. Tant que tu y es, ne me dis pas non plus pourquoi le contremaître du port avait ta description.

— Thom, je suis chargé d’apporter à Morgase une lettre d’Elayne… (Mat trouva son ton bien plus patient qu’il l’aurait cru, attendu qu’il bouillait intérieurement.) Nynaeve m’a remis le sauf-conduit. Je ne sais pas où elle l’a trouvé.

— Bon, puisque tu ne veux rien me dire, je vais dormir. Veux-tu bien souffler les lampes ?

Thom s’allongea et glissa un oreiller sous sa tête.

Une fois en tenue de nuit et dans le noir – et malgré le moelleux matelas de plume du capitaine –, Mat ne parvint pas à trouver le sommeil. Les ronflements de Thom étaient bien insupportables, comme s’il sciait du bois à contre-grain avec un outil rouillé.

De toute façon, le cerveau du jeune homme était en ébullition. Comment les trois femmes avaient-elles obtenu le sauf-conduit ? Pour ça, elles devaient être impliquées dans une des machinations de la Chaire d’Amyrlin.

Certes, mais elles devaient également lui cacher quelque chose, sinon, pourquoi faire tant de mystère au sujet de la lettre ?

— Mat, tu veux bien apporter un message à ma mère ? murmura le jeune homme, imitant le ton haut perché d’une fille. Espèce d’abruti que je suis ! La Chaire d’Amyrlin aurait envoyé un Champion, si elle avait été au courant ! Aveuglé par mon désir de quitter Tar Valon, je me suis fait rouler dans la farine.

Thom sembla barrir son assentiment.

Plus qu’à tout le reste, Mat songea à la chance et aux bandits.

Plongé dans ses pensées, il remarqua à peine le bruit sourd qui retentit contre la coque, à la poupe. Pareillement, il ne prêta aucune attention à des piétinements, sur le pont, et au bruit produit par des bottes. Le bateau était bruyant par nature, et il fallait bien que quelqu’un se charge de tenir la barre, même avant l’aube.

En revanche, des bruits de pas furtifs, dans la coursive, firent tendre l’oreille au jeune homme. Sans doute parce qu’il y avait un rapport direct avec les bandits…

Mat flanqua un coup de coude dans les côtes du trouvère.

— Réveille-toi, nous avons de la visite.

Se relevant, le jeune homme posa les pieds sur le plancher – pouvait-on parler de « plancher » sur un bateau ? – en s’efforçant de ne pas le faire grincer.

Thom grogna, se passa la langue sur les lèvres, puis recommença à ronfler.

Mat ne prit pas le temps de se préoccuper du trouvère. Les bruits de pas venaient de s’arrêter devant la porte. Saisissant son bâton, le jeune homme se mit en position défensive et attendit.

La porte s’ouvrit lentement pour laisser passer deux silhouettes en longue cape. Venant d’une échelle intérieure, une chiche lueur pénétrait dans la cabine – juste assez pour faire briller deux lames de couteau.

En découvrant Mat, les deux tueurs laissèrent échapper un petit cri. À l’évidence, ils ne s’attendaient pas à rencontrer une résistance. Sans leur laisser le temps de se ressaisir, Mat frappa le premier type au flanc, juste au niveau des côtes flottantes.

C’est un coup potentiellement mortel, mon fils, lui répétait souvent son père. Utilise-le exclusivement quand ta vie est en jeu.

En présence des deux couteaux, les conditions semblaient remplies. Manier un bâton dans l’espace exigu de la cabine n’étant pas aisé, le jeune homme n’avait guère le droit à l’erreur.

Alors que le premier agresseur se pliait en deux de douleur, cherchant en vain à reprendre son souffle, Mat avança et frappa par-dessus le dos du type. Il toucha à la gorge le second tueur, qui lâcha son arme, porta les mains à son cou et s’écroula sur son compagnon.

Les deux attaques avaient fait mouche. Et supprimé deux vies.

Deux victimes… Non, que la Lumière me brûle ! trois ! Je n’avais jamais fait de mal à un être humain, et voilà que je viens d’en supprimer trois en quelques heures…

Alors que le silence régnait dans la coursive déserte, Mat entendit un martèlement de bottes au-dessus de sa tête. Or, tous les marins travaillaient sans chaussures…

En essayant de ne pas trop réfléchir à ce qu’il faisait, Mat s’empara de la cape d’un des types et se drapa dedans pour dissimuler ses sous-vêtements trop clairs. Les pieds nus, il enjamba les morts, gagna l’échelle intérieure et la gravit très lentement.

À la lumière de la lune, la voile triangulaire luisait faiblement comme un suaire. L’aube se faisait toujours attendre et il n’y avait pas un bruit, à part le roulement régulier de l’eau sur les flancs du bateau. Seul le timonier, capuche de sa cape relevée contre le froid, était encore à son poste. Il sautillait pour se tenir chaud – l’explication du martèlement de bottes. Sauf que…

Le bâton tenu bien horizontalement, et le plus bas possible, afin qu’on ne le remarque pas, Mat émergea sur le pont.

— Il est mort…, lâcha-t-il dans un soupir volontairement rauque.

— J’espère qu’il a couiné quand tu lui as tranché la gorge, répondit une voix à l’accent à couper au couteau.

Mat reconnut le timbre très particulier d’un des bandits qui l’avaient poursuivi, à Tar Valon.

— Ce garçon nous a vraiment trop cassé les pieds…, continua le faux timonier. Mais attends, tu es qui, toi ?

Mat propulsa le bâton de toutes ses forces. Le bout de l’arme percuta la tête du type. Malgré la capuche, qui amortit un peu l’impact, un bruit de melon trop mûr qui explose déchira le silence.

L’imposteur qui avait gardé ses bottes tituba, faisant osciller la barre… et le bateau avec. Du coin de l’œil, il vit une silhouette se matérialiser près du bastingage, une lueur indiquant qu’elle brandissait un couteau. Conscient qu’il n’aurait pas le temps de réorienter son bâton avant l’attaque, Mat pensa un moment que sa dernière heure avait sonné. Mais un autre objet brillant zébra la nuit et vint percuter la silhouette, se fondant à sa masse.

Un cadavre s’écroula pratiquement aux pieds de Mat.

Des voix retentirent sur le pont tandis que le vaisseau, la barre affolée par le poids du premier mort, tanguait dans tous les sens.

En sous-vêtements, mais sa cape sur les épaules, Thom émergea totalement de l’écoutille. Puis il souleva le cache de la lanterne qu’il tenait de la main gauche.

— Tu as eu de la chance, gamin, dit-il. Un des types avait ça avec lui… Si je n’avais pas été là, il aurait pu y avoir le feu…

La soudaine lumière révéla le cadavre qui gisait aux pieds de Mat, le manche d’un couteau dépassant de sa poitrine. Le mort était un inconnu pour le jeune homme, il n’y avait pas l’ombre d’un doute, car on ne pouvait pas oublier un visage à ce point couturé de cicatrices.

D’un coup de pied, Thom envoya au loin la dague que serrait encore le mort. Puis il récupéra son arme, essuyant la lame sur la chemise de sa victime.

— Très chanceux, mon garçon ! Vraiment très chanceux…

Une corde était attachée au bastingage. Thom en approcha et Mat le rejoignit. Se penchant, ils constatèrent qu’une petite embarcation du port était rangée contre le flanc du bateau, toutes ses lumières éteintes. Deux hommes y étaient assis, tenant les avirons.

— Que le Grand Seigneur m’emporte ! cria l’un d’eux.

Son compagnon s’attaqua frénétiquement au nœud qui reliait la corde au canot.

— Tu veux qu’on tue aussi ces deux-là ? demanda Thom, sa voix amplifiée comme lors d’une représentation.

— Non, répondit Mat. Non…

Les deux types avaient sûrement entendu la question mais raté la réponse. Oubliant la corde, ils sautèrent à l’eau avec un bel ensemble et se mirent à nager en rythme.

— Imbéciles…, lâcha Thom. Après Tar Valon, le fleuve devient un peu moins large, mais il doit bien y avoir encore cinq cents pas d’une rive à l’autre. Dans le noir, ces idiots n’y arriveront pas…

— Au nom de la Pierre, lança une voix, que se passe-t-il sur mon bateau ? Il y a des cadavres dans la coursive… Et pourquoi Vasa dort-il sur la barre ? Il va finir par nous faire échouer.

Lui aussi en sous-vêtements, le capitaine Mallia courut jusqu’au poste de timonerie, souleva le mort par les cheveux pour remettre la barre en position et s’écria :

— Mais ce n’est pas Vasa ? Que mon âme brûle dans les abysses, d’où sortent tous ces macchabées ?

Des marins et des passagers, attirés par le bruit, déboulèrent à leur tour sur le pont.

Se plaçant de manière à dissimuler son geste aux autres, Thom glissa son couteau sous la corde et la trancha net, laissant le canot dériver dans la nuit.

— Des pirates du fleuve, capitaine, dit-il… Le jeune Mat et moi avons sauvé votre navire du désastre… Sans nous, ces forbans auraient sans doute égorgé tout le monde. À mon sens, il serait décent de revoir à la baisse le prix de notre passage.

— Des pirates ? s’écria Mallia. Je sais qu’ils abondent autour de Cairhien, mais si loin au nord, j’ignorais qu’il y en avait.

Les passagers, affolés, murmurèrent entre eux au sujet du sort affreux auquel ils venaient d’échapper.

Mat marcha d’un pas raide vers l’échelle. Dans son dos, il entendit Mallia s’exclamer :

— Il a des nerfs d’acier… Je ne savais pas que le royaume d’Andor employait des tueurs, mais celui-là, il est froid comme une lame.

Mat descendit l’échelle, enjamba les deux cadavres, entra dans la cabine et claqua la porte derrière lui. Il était presque arrivé au lit quand les tremblements le prirent, le forçant à tomber à genoux.

Lumière, dis-moi à quel jeu je joue ? Si je veux gagner, il faut que je le sache. Lumière, je t’en prie !


Alors qu’il jouait Rose du Matin sur sa flûte, Rand balaya le camp du regard. Un lièvre finissait de rôtir sur le feu, mais la délicieuse odeur ne lui mettait même pas l’eau à la bouche. Il songea néanmoins qu’il devrait se procurer du sel dans le prochain village qu’il traverserait.

Lors du marathon de mariages, Rose du Matin avait occupé une place de choix dans son répertoire.

Ça remonte à quand ? Et y a-t-il eu tant de cérémonies que ça, ou est-ce un effet de mon imagination ? Toutes les célibataires d’un village décidant de se marier le même jour ? Au fait, comment se nommait ce hameau ? Est-ce que je deviens déjà fou ?

Le front ruisselant de sueur, Rand continua néanmoins à jouer, assez doucement pour qu’on ne risque pas de l’entendre. Selon Moiraine, il était ta’veren. Tout le monde affirmait la même chose. Donc, c’était peut-être vrai. Les gens ainsi distingués par la Trame modifiaient les choses… Un ta’veren pouvait avoir été la cause de tous ces mariages. Mais ce sujet de réflexion le poussait sur une voie où il ne voulait pas s’engager.

Les gens disent aussi que je suis le Dragon Réincarné. Ils répètent tous ça, les vivants comme les morts. Ça n’en fait pas la vérité. J’ai dû me laisser nommer ainsi. Le devoir… Je n’avais pas le choix, et ça ne veut donc rien dire, en réalité…

Rand ne pouvait s’empêcher de jouer cet air qui le faisait penser à Egwene. À une époque, il était convaincu qu’elle serait un jour sa femme. En des temps qui semblaient révolus – et pas depuis hier –, ils étaient promis l’un à l’autre.

La jeune fille était néanmoins venue le voir dans ses rêves.

Ce devait être elle… J’ai reconnu son visage…

Mais il y avait eu un tel défilé de têtes connues. Tam, sa mère, Mat et Perrin… Tous tentant de le tuer. Bien entendu, ce n’étaient pas vraiment eux. Simplement leur visage sur des Créatures des Ténèbres. Enfin, c’était ce que pensait Rand. Car les Créatures des Ténèbres s’agitaient jusque dans ses rêves.

Des rêves, vraiment ? Certains étaient bien réels, il le savait. D’autres n’étaient que de bons ou de mauvais songes. Mais comment faire la différence ? Une nuit, Min lui avait rendu visite dans un rêve, avec l’intention de lui planter un couteau entre les omoplates. Encore aujourd’hui, il s’étonnait d’en avoir conçu un tel chagrin. Se montrant négligent, il avait baissé sa garde, laissant approcher la jeune femme. Face à elle, malgré l’étrange pouvoir qui lui permettait de voir des choses en rapport avec lui, Rand n’avait pas éprouvé la nécessité d’être méfiant. Car sa présence lui mettait du baume au cœur.

Et elle a essayé de me tuer !

Sa musique devenant discordante, Rand se concentra pour baisser le ton et jouer juste.

Mais ce n’était pas elle… Juste une Créature des Ténèbres qui arborait son visage. Min est la dernière personne au monde qui voudrait me faire du mal.

Pourquoi avait-il cette certitude ? Il n’aurait su le dire, mais en tout cas, elle était inébranlable.

Selene était également venue le voir dans ses rêves, si belle qu’il en avait la gorge sèche rien qu’en y pensant. Elle lui avait offert la gloire. À présent, il devait s’emparer de l’épée, s’il voulait revoir la jeune femme.

Callandor…

L’arme hantait ses songes. Et il voyait aussi des visages moqueurs. Des mains qui poussaient Egwene, Nynaeve et Elayne dans des cages ou qui les piégeaient dans des filets, leur faisant du mal. Pourquoi pleurait-il davantage pour la Fille-Héritière que pour les deux autres ?

Pris de vertiges, la tête lui faisant aussi mal que son flanc blessé, Rand continua à jouer Rose du Matin sur sa flûte.

Un moyen comme un autre de fuir le sommeil et son cortège de rêves.

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