50 Le marteau

Sous le soleil brûlant de l’après-midi, le bac vint se ranger le long du quai de pierre encore constellé de flaques d’eau. À son goût, Perrin trouva l’atmosphère au moins aussi humide qu’à Illian. Une odeur de chanvre, de bois et de résine planait dans l’air. Rien d’étonnant, étant donné le chantier naval tout proche. Avec son ouïe surdéveloppée, Perrin captait aussi des parfums d’épices, d’orge, de vin, de métal chauffé à blanc et d’une multitude d’autres choses qu’il ne parvenait pas à identifier. Quand le vent tournait soudain, venant du nord, une odeur de poisson parvenait aux narines du jeune homme, mais ça ne durait jamais très longtemps.

Pas la moindre senteur de proie, en revanche. S’avisant qu’il ouvrait son esprit pour entrer en contact avec les loups, Perrin se ressaisit. Ces derniers temps, ça devenait un réflexe. De plus, dans une mégalopole pareille, il ne trouverait rien. Et il aurait donné cher pour que ça ne lui inspire pas une telle sensation de solitude…

Dès que la passerelle du bac fut abaissée, l’apprenti forgeron talonna Trotteur et emboîta le pas à Moiraine et à Lan. Sur la gauche, la masse imposante de la Pierre écrasait tout. Malgré l’étendard géant qui flottait à son sommet, la forteresse ressemblait à une montagne, et il paraissait impossible, même en se concentrant, de regarder la ville sans l’apercevoir.

Rand est-il déjà là ? S’il a tenté de s’introduire dans ce fief, il est sûrement mort depuis longtemps.

Et toute cette aventure n’aurait servi à rien.

— Nous cherchons quoi, exactement ? demanda Zarine dans le dos de Perrin.

Elle ne cessait de poser des questions, prenant simplement garde à ne jamais s’adresser à l’Aes Sedai ou au Champion.

— En Illian, nous avons découvert les Hommes Gris et la Horde Sauvage. Qu’y a-t-il ici ? Et pourquoi veut-on vous en interdire l’accès avec tant de passion ?

Perrin regarda autour de lui. Aucun des dockers qui s’échinaient sur les quais ne semblait avoir entendu. Dans le cas contraire, il aurait senti de la peur… Instruit par l’expérience, il ravala la remarque acerbe qui lui brûlait les lèvres. Zarine avait plus de repartie que lui, et une agressivité bien supérieure.

— J’aimerais que tu sois un peu moins enthousiaste, marmonna Loial. Faile, tu as l’air de penser que ce sera aussi simple qu’à Illian, et…

— Simple ? répéta Zarine. Nous avons failli nous faire tuer deux fois dans la même nuit ! Il y avait de quoi écrire toute une chanson de Quêteur… Au nom de quoi parles-tu de « simplicité » ?

Perrin fit la moue. Il déplorait que l’Ogier ait choisi d’appeler Zarine par le nom qu’elle préférait. Du coup, comment oublier la thèse de Moiraine arguant qu’elle était le faucon vu par Min ? Et comment cesser de se demander si Zarine était la « belle femme » contre laquelle Min avait mis le jeune homme en garde ?

Au moins, je n’ai pas encore rencontré l’épervier… Ni le Zingaro armé d’une épée… Ce qui reste la plus étrange possibilité de toutes, si j’ai encore toute ma tête…

— Oublie les questions, Zarine, dit l’apprenti forgeron en se retournant sur sa selle. Tu sauras pourquoi nous sommes ici quand Moiraine jugera bon de te le dire.

Une fois de plus, Perrin tenta de ne pas regarder la forteresse.

— Tu veux que je te dise, forgeron ? Tu n’en sais rien, et c’est pour ça que tu ne me réponds pas. Allons, avoue que c’est vrai !

Avec un gros soupir, Perrin suivit l’Aes Sedai et le Champion hors des quais. Quand Loial refusait de lui répondre, Zarine ne l’aiguillonnait pas comme ça. Le harcelait-elle pour l’inciter, au moins, à l’appeler par le maudit nom ? C’était possible, mais elle pouvait toujours attendre…

La cape cirée de Moiraine était attachée derrière sa selle, au-dessus du ballot à l’allure inoffensive qui contenait l’Étendard du Dragon. Malgré la chaleur, la jeune femme portait sa cape bleue en lin illianienne. Sans doute parce que la grande capuche dissimulait son visage… Sa bague au serpent pendait autour de son cou, au bout d’une lanière de cuir. Les Aes Sedai n’étaient pas interdites à Tear, selon elle, car on se contentait d’y proscrire l’utilisation du Pouvoir, mais les Défenseurs de la Pierre surveillaient de près les sœurs dont ils connaissaient la présence. Durant ce séjour, Moiraine avait l’intention de ne pas attirer l’attention sur elle.

Lan avait rangé dans une de ses sacoches de selle sa cape-caméléon au moment, deux jours plutôt, où il était devenu patent que le maître des Chiens des Ténèbres n’avait pas envoyé d’autres poursuivants aux trousses des voyageurs.

Le maître des Chiens…

Perrin utilisait toutes sortes de métaphores pour ne pas prononcer le nom de Sammael…

Face à la chaleur écrasante d’Illian, le Champion avait dû se résoudre à faire des concessions. À Tear, il faisait beaucoup moins chaud, du coup, il gardait sa veste boutonnée.

Perrin avait à demi ouvert la sienne et déboutonné le col de sa chemise. Même si on suait moins à Tear qu’à Illian, on se serait crus en plein milieu d’un été caniculaire à Deux-Rivières. Comme toujours après un orage, l’humidité de l’air aggravait les choses.

La hache de Perrin pendait au pommeau de sa selle. Ainsi, il la gardait à portée de la main, et ne pas l’avoir sur lui le soulageait.

Dès qu’ils déboulèrent dans les rues de la cité, le jeune homme fut surpris par la boue. D’après ce qu’il avait vu, seuls les villages et les petites villes avaient des rues en terre. Tear comptait parmi les plus grandes cités, et pourtant, ses habitants ne semblaient pas gênés de devoir marcher pieds nus. Remarquant une femme qui avançait sur de petites plates-formes en bois, Perrin se demanda pourquoi tous les citadins n’avaient pas adopté cette solution.

Les pantalons bouffants des hommes devaient être plus frais que le modèle classique porté par Perrin. Mais s’il en essayait un, il aurait l’air d’un bouffon, c’était couru. Surtout s’il optait aussi pour un de ces ridicules chapeaux de paille que les hommes arboraient fièrement.

L’apprenti forgeron ricana devant l’image qui venait de se former dans son esprit.

— Que trouves-tu drôle, mon ami ? demanda Loial.

Les oreilles en berne, il regardait les passants sans dissimuler son inquiétude.

— Ces gens ont l’air… vaincus, Perrin… Ils n’étaient pas comme ça lors de ma précédente visite. Je sais qu’ils ont laissé couper des bosquets, mais ils ne méritent quand même pas un sort pareil.

Commençant à s’intéresser au visage plus qu’à l’allure générale des passants, Perrin dut convenir que Loial avait raison. Ces gens avaient perdu quelque chose d’essentiel. L’espoir, peut-être… Et en tout cas, la curiosité. Ils regardaient à peine les cavaliers – sauf quand ils devaient s’écarter de leur chemin, et encore. Perché sur son cheval géant, Loial lui-même passait totalement inaperçu.

Au-delà des portes de la ville, les rues s’élargirent et des pavés remplacèrent la boue. À l’entrée, les cavaliers avaient dû subir un examen rapide mais attentif de la part des sentinelles. Portant un plastron étincelant sur leur veste d’uniforme rouge aux poignets ornés de galons blancs, ces soldats équipés d’un casque rond à crête devaient étouffer dans leur pantalon moulant glissé dans le haut de leurs bottes. Mais c’était sûrement une tenue plus adéquate pour se battre.

Ces hommes avaient regardé soupçonneusement l’épée de Lan et la hache de Perrin. Mais ils n’avaient rien dit. Et maintenant qu’il y repensait, l’apprenti forgeron trouvait qu’ils avaient paru résignés, comme si plus rien ne valait la peine qu’ils produisent des efforts.

À l’intérieur des murs, les bâtiments, très semblables à ceux de l’extérieur, étaient cependant plus larges et plus hauts. Les toits intriguaient Perrin, surtout les pointus, mais il avait vu tellement de variantes de toitures, depuis son départ de Champ d’Emond, qu’il se demanda simplement quel type de clous utilisaient les couvreurs. Dans certaines régions, ils n’y avaient pas du tout recours, cela dit.

Les palais et les grands édifices se dressaient au milieu des bâtiments plus ordinaires, comme si on les avait semés au hasard. Un ensemble de tours et de dômes blancs bizarrement carrés entouré par de larges avenues pouvait très bien faire face, sur un côté, à une série d’auberges, de boutiques et de maisons des plus banales. Perrin fut particulièrement intrigué par une grande place surélevée couverte et à colonnades – le genre qu’on aurait pu prendre pour un temple, avec son imposant escalier de marbre – que flanquaient à gauche une boulangerie et à droite l’échoppe d’un tailleur.

Au cœur de la ville, les hommes portaient souvent une veste et un pantalon semblables à ceux des soldats, mais dans des couleurs bien plus vives. Et si le plastron manquait, bien évidemment, l’épée était parfois présente. Aucun de ces personnages ne marchait pieds nus, cela allait presque sans dire. Vêtues d’une robe plus longue – en soie, la plupart du temps –, les femmes optaient pour un décolleté qui dévoilait leurs épaules et la naissance de leurs seins. Pour le Peuple de la Mer, très versé dans le commerce de la soie, Tear devait être un marché juteux…

Ici, les chaises à porteurs et les carrosses faisaient concurrence aux chariots et aux charrettes. Pourtant, malgré une prospérité à l’évidence bien supérieure, les passants affichaient la même lassitude teintée de désespoir.

L’auberge que choisit Lan, nommée L’Étoile, se dressait entre la boutique d’un tisserand et celle d’un forgeron. Alors que l’auberge et la première boutique étaient en bois, la forge avait été bâtie en pierre grise brute. Malgré ce détail surprenant, L’Étoile ne faisait pas pitié avec ses trois étages, de petites fenêtres laissant même penser qu’il y avait des chambres sous les combles.

Alors que le métier à tisser et le marteau du forgeron rivalisaient pour produire le plus de vacarme, les cinq voyageurs confièrent leurs chevaux à un garçon d’écurie et entrèrent dans l’auberge.

Perrin sentit une odeur de poisson frit, de pain frais et de mouton rôti. Dans la salle commune, tous les hommes étaient en pantalon bouffant. Les gens riches, à coup sûr, ne fréquentaient pas un endroit soumis à une telle pollution sonore. C’était peut-être bien pour ça que Lan l’avait choisi…

— Et comment dormirons-nous avec tout ce boucan ? demanda Zarine.

— Pas de questions…, souffla Perrin.

Un moment, il crut que la jeune femme allait lui tirer la langue.

Le crâne chauve luisant, l’aubergiste au visage rond portait une veste bleu foncé tendue au maximum par sa bedaine proéminente. Quand il salua ses clients d’une révérence, les mains croisées sur l’abdomen, Perrin vit qu’il affichait la même résignation que les autres citadins.

— Que la Lumière brille sur vous, maîtresses, dit-il à Moiraine et à Zarine. (Il exhala un gros soupir.) Et bienvenue chez moi… Vous aussi, maîtres, et bienvenue… (Il se détourna de Perrin, non sans tiquer à cause de ses yeux jaunes, et de Lan pour s’incliner devant Loial.) Que la Lumière brille sur toi, ami ogier, et bienvenue chez moi. Voilà plus d’un an que je n’ai pas vu un Bâtisseur à Tear. Avant, certains travaillaient à la forteresse… Ils y séjournaient, bien sûr, mais il m’arrivait de les croiser dans les rues…

L’aubergiste termina son discours sur un dernier soupir, comme s’il n’avait plus assez d’énergie pour s’intéresser aux raisons qui amenaient un Ogier à Tear. Un Ogier ou quatre autres étrangers, d’ailleurs…

Jurah Haret, c’était le nom du commerçant, montra lui-même leurs chambres à ses nouveaux clients. Voyant la façon dont Moiraine gardait ses traits dans les ombres de sa capuche, et ayant repéré l’épée de Lan, Haret décida qu’il s’agissait d’une noble dame et de son garde du corps. À l’évidence, ce statut leur donnait droit à bénéficier des attentions du propriétaire de l’établissement.

Il rangea Perrin dans la catégorie des domestiques. Au sujet de Zarine, il émit visiblement plusieurs hypothèses dont aucune ne parut susceptible de plaire à la jeune femme – bien au contraire. Quant à Loial, il se contenta de savoir que c’était un Ogier.

Des domestiques furent mobilisés pour agencer la chambre de Loial, qui aurait comme d’habitude besoin de deux lits. Quand ce fut fait, Haret proposa à Moiraine une salle à manger privée qu’elle accepta de bon cœur.

Les cinq voyageurs ne se quittèrent pas durant la visite des lieux, formant dans le couloir une étrange procession. Quand il estima en avoir terminé, l’aubergiste s’éclipsa sur un dernier soupir, laissant ses clients à l’endroit où avait commencé la visite, à savoir devant la chambre de Moiraine.

Dans le couloir miteux aux murs de plâtre jauni, la tête de Loial frôlait le plafond en permanence.

— Quel type odieux, marmonna Zarine en époussetant furieusement le devant de sa jupe. Aes Sedai, je crois qu’il m’a prise au mieux pour une servante, et je ne supporterai pas cet outrage !

— Tiens ta langue, femme ! s’écria Lan. Ici, si tu utilises ce nom en public, tu risques de le regretter…

Zarine parut sur le point de déclencher une querelle, mais le regard bleu glacial du Champion l’en dissuada – au moins provisoirement.

Moiraine ignora l’incident. Le regard dans le vide, elle passait les mains sur le devant de sa cape comme si elle voulait les essuyer. Un geste inconscient, aurait parié Perrin.

— Comment allons-nous trouver Rand ? demanda-t-il. (L’Aes Sedai parut ne pas l’avoir entendu.) Moiraine ?

— Ne vous éloignez pas de l’auberge… Quand on ne la connaît pas, Tear peut être une ville très dangereuse. Ici, la Trame est souvent déchirée…

Moiraine murmurait, comme si elle se parlait toute seule. D’une voix plus assurée, elle ajouta :

— Lan, voyons ce que nous pouvons découvrir sans trop attirer l’attention. Les autres, restez dans le périmètre de l’auberge !

— Restez dans le périmètre de l’auberge…, répéta Zarine quand l’Aes Sedai et le Champion eurent disparu dans l’escalier. (Elle baissa le ton.) Ce fameux Rand, c’est celui que vous appelez… (Si elle ressemblait éventuellement à un faucon, pour l’heure, c’était un faucon très mal à l’aise.) Et nous sommes à Tear, là où le Cœur de la Pierre abrite… Et il est écrit dans les prophéties… Que la Lumière me brûle ! ta’veren, dans quelle histoire me suis-je engagée ?

— Ce n’est pas une histoire, Zarine… (Un instant, Perrin se sentit aussi accablé et résigné que l’aubergiste.) La Roue nous intègre à la Trame. Tu as choisi de mêler aux nôtres les fils qui font ta vie, et il est trop tard pour revenir en arrière.

— On croirait entendre Moiraine !

Perrin planta la jeune femme là en compagnie de Loial, et il alla poser ses affaires dans sa chambre. Le lit bas et étroit semblait confortable, selon les critères que les citadins jugeaient convenables pour un serviteur. Il y avait un coin toilette, un tabouret et même une patère.

Quand le jeune homme ressortit, ses compagnons n’étaient plus en vue. Mais comme de juste, le chant du marteau sur l’enclume l’appela irrésistiblement.

Tant de choses semblaient étranges à Tear qu’il fut soulagé d’entrer dans la forge. Le rez-de-chaussée du bâtiment n’était qu’une seule et même pièce sans mur du fond, mais avec seulement une grande double porte, pour l’heure ouverte sur la cour où l’artisan ferrait les chevaux – et les bœufs, comme en témoignait la présence d’une ventrière spéciale.

Les divers marteaux, rangés par taille, étaient accrochés aux murs tout comme les pinces et les tenailles, les poinçons, les brochoirs et une multitude d’autres outils. Sur des bancs de bois, Perrin vit des râpes, des tricoises et même des rogne-pied. L’artisan étant aussi un maître ferronnier, il disposait de tout le matériel nécessaire à la fabrication d’une foule d’objet. Cinq meules de différentes densités de grain attendaient dans un coin, à côté de six enclumes et de trois forges à parois de pierre munies d’énormes soufflets. Une seule était allumée, des cuves de trempe posées à proximité, comme il se devait.

Le forgeron martelait avec enthousiasme une barre de fer chauffée à blanc qu’il tenait entre de longues pinces. L’homme portait un pantalon bouffant et il avait les yeux bleus – une rareté à Champ d’Emond – mais sa veste sans manches et son tablier de cuir ressemblaient à s’y méprendre à ceux que portaient Perrin et maître Luhhan devant la forge. À voir ses épaules et ses bras, le gaillard semblait travailler le fer depuis des années, et ses cheveux bruns étaient aussi empoissés de graisse que ceux du patron de Perrin.

D’autres vestes et tabliers pendaient à des crochets, sur un mur, comme si l’artisan avait des apprentis. Pour le moment, cependant, il était seul.

L’odeur du feu et du métal ramena Perrin aux temps pas si lointains de son insouciante jeunesse.

Le forgeron ayant remis sa pièce de métal au feu, Perrin avança et se chargea d’actionner le soufflet pour le soulager un peu. Le type parut étonné, mais il ne dit rien. À la façon dont il travaillait, prenant soin d’adopter un rythme régulier pour maintenir le charbon à la température requise, on voyait que le jeune homme savait ce qu’il faisait.

Lorsque le métal lui parut assez chaud, le forgeron recommença à le travailler, mais sur la partie ronde de l’enclume, cette fois. Perrin estima qu’il fabriquait un racloir pour tonneau.

Les coups de marteau se firent de plus en plus rapides.

— Tu es un apprenti ? demanda l’artisan sans lever les yeux de son travail.

— Oui, répondit simplement Perrin.

Le forgeron continua son œuvre. C’était bien un racloir qu’il fabriquait, un outil bien pratique pour nettoyer l’intérieur des tonneaux. De temps en temps, l’artisan regardait Perrin à la dérobée, se demandant sans doute ce qu’il fichait là à le regarder. Posant un moment son marteau, il alla ramasser une longue barre de métal et la tendit à Perrin. Quand le jeune homme l’eut prise, le forgeron récupéra son marteau et s’en retourna à la fabrication de son racloir.

— Voyons ce que tu vas nous faire avec cet acier, dit l’artisan.

Sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il allait fabriquer, Perrin avança jusqu’à une enclume et tapa sur son flanc avec sa barre. Un bruit très pur retentit, présageant un métal de qualité. N’ayant pas séjourné trop longtemps dans le four à réverbère, l’alliage n’avait pas été corrompu par les impuretés présentes dans le coke. Perrin plaça la barre dans la forge afin qu’elle chauffe sur presque toute sa longueur, goûta l’eau des deux cuves de trempe pour savoir laquelle était salée – dans la troisième cuve, il y avait de l’huile d’olive – puis il retira sa veste et alla s’équiper. Trouver une veste de cuir à sa taille ne fut pas facile, comme si tous les apprentis de Tear étaient des gringalets. En revanche, il eut beaucoup moins de mal à sélectionner un tablier.

Quand il revint vers la forge, Perrin vit que l’artisan, toujours concentré sur sa tâche, arborait un petit sourire. Mais savoir comment se comporter dans une forge n’impliquait pas qu’on était doué pour le métier. Ça, le jeune homme allait encore devoir le prouver.

Perrin posa à côté de la forge les outils qu’il avait sélectionnés au passage. Deux marteaux, de très longues pinces plates et un tranchet de coupe à chaud. À l’exception de la partie qu’il n’avait pas exposée aux braises, la barre d’acier avait déjà chauffé au rouge. Actionnant les soufflets, le jeune homme attendit que la couleur soit passée à un jaune très pâle qu’on aurait très bien pu prendre pour du blanc. Puis il sortit la barre de la forge avec les pinces, la posa sur l’enclume et s’empara du plus lourd des deux marteaux. Environ dix livres, estima-t-il. Avec un manche d’une longueur que les néophytes en métallurgie auraient trouvée excessive.

Perrin saisit l’outil par l’extrémité de ce manche qui n’avait en réalité rien de démesuré. Le métal chaud produisait parfois des étincelles, et par le passé, il avait vu les cicatrices sur le visage et les mains d’un forgeron imprudent…

La simplicité lui semblant de mise en cet instant, le jeune homme ne voulait surtout pas fabriquer un objet sophistiqué ou trop fantaisiste. Après avoir arrondi les arêtes de la barre, il joua du marteau pour la modeler en une lame presque aussi épaisse que la pièce d’origine, à l’embout, mais qui allait en s’affinant et s’élargissant sur une bonne main et demie de long. Remettant régulièrement l’acier dans la forge pour qu’il ne refroidisse pas trop, Perrin finit de le travailler en utilisant le second marteau, moitié moins lourd que l’autre. Il aplatit la barre, au-delà de la lame, puis tordit la partie antérieure à celle-ci – en utilisant l’arrondi de l’enclume – afin d’obtenir une sorte d’embout perpendiculaire où on pourrait fixer un manche en bois.

Plaçant le tranchet dans le trou d’enclume correspondant, le jeune homme posa sa création dessus, tapa un seul coup sec avec son marteau et débarrassa des excès de métal l’outil qu’il venait de fabriquer.

Un couteau à chanfrein utilisé par les tonneliers lors du processus de fabrication des lattes à barrique, quand il s’agissait de les calibrer à la même longueur, après le premier assemblage.

Sa coupe à chaud effectuée, Perrin plongea le métal encore brillant dans la cuve de trempe remplie d’eau salée. Le choix de la cuve déterminait les caractéristiques de l’acier. Avec de l’eau pure, on obtenait un alliage très dur. Avec l’huile, il était au contraire d’une grande souplesse, convenant à merveille pour la lame d’un couteau – ou d’une épée, avait entendu dire Perrin, mais il n’avait jamais participé à la création d’une telle arme.

Lorsque le métal eut assez refroidi, virant au gris pâle, il sortit l’outil de l’eau et alla se camper devant une meule. Appuyant sur la pédale avec une grande douceur, il obtint la vitesse de rotation idéale pour le premier polissage de la lame. Lorsque le résultat l’eut satisfait, il la chauffa de nouveau, la faisant virer au jaune paille puis au bronze. Quand cette dernière teinte commença à remonter le long de la lame comme une marée, il la sortit de la forge et la déposa à l’écart pour qu’elle refroidisse. À ce stade du processus, une nouvelle trempe aurait bien trop fragilisé l’acier.

Une fois l’outil refroidi, son tranchant pourrait subir l’affûtage final.

— Une très belle démonstration, dit le forgeron. Pas de mouvements inutiles… Tu cherches du travail, mon garçon ? Mes crétins d’apprentis m’ont quitté tous les trois en même temps, et ce n’est pas l’ouvrage qui manque.

Perrin secoua la tête.

— Désolé, mais je ne sais pas combien de temps durera mon séjour ici… Puis-je travailler encore un peu ? Voilà un moment que je ne l’ai plus fait, et ça me manque. Si vous voulez, je pourrai me charger d’une partie de ce que vos apprentis ont laissé en plan.

L’artisan ricana.

— Tu travailles dix fois mieux que ces idiots qui passent leur temps à parler de leurs cauchemars, l’œil hagard. Comme si ce n’était pas le lot de tout le monde, les mauvais rêves ! Mon garçon, tu peux travailler ici tant que ça te chantera ! On m’a commandé dix rabots et trois herminettes, un charpentier du coin a besoin d’un marteau à mortaiser, et… La liste serait trop longue, j’en ai peur. Commence par les rabots, et nous verrons où tu en es ce soir.

Perrin s’absorba dans le travail, oubliant tout à part la chaleur du métal, le chant du marteau et l’odeur de la forge.

Mais à un moment, relevant les yeux, il vit que le forgeron – Dermid Ajala, s’était-il présenté – était en train de retirer sa veste. Dehors, la cour à ferrer était obscure. La seule lumière venait de la forge et de deux lampes.

Assise sur une enclume, près d’une des forges éteintes, Zarine observait Perrin.

— Tu es donc un vrai forgeron, forgeron ?

— Ça, on peut le dire, maîtresse ! s’écria Ajala. Il se présente comme un apprenti, mais le travail qu’il a fourni aujourd’hui ne doit pas avoir grand-chose à envier à celui de son maître, si vous voulez mon avis. Il a un sacré coup de main, et il met du cœur à l’ouvrage.

Perrin se tortilla un peu, gêné par cette avalanche de compliments, et son nouvel ami lui sourit.

Zarine regarda les deux costauds, n’en croyant pas ses yeux et ne comprenant rien à ce qui se passait.

Perrin alla remettre à leur place sa veste et son tablier. Ce faisant, il sentit peser sur lui le regard de Zarine et son parfum si particulier lui emplit les narines. Il remit rapidement sa chemise, la fourra dans la ceinture de son pantalon et enfila sa veste de ville. Quand il se retourna, Zarine affichait le petit sourire énigmatique qui le mettait immanquablement mal à l’aise.

— C’est ça ton but ? demanda-t-elle. Tu as fait tout ce chemin pour redevenir un forgeron ?

Occupé à fermer les portes du fond, Ajala marqua une pause et tendit l’oreille.

Perrin ramassa le premier marteau qu’il avait utilisé. Un outil magnifique, qu’il avait eu bien en main dès le premier instant. Ici, Ajala avait à peine remarqué ses yeux jaunes. Dans une forge, seul le travail comptait. Et c’était ça, l’essence de la vie…

— Pas pour le moment, non… Un de ces jours, j’espère… Mais pas dans l’immédiat.

Perrin fit mine de raccrocher le marteau, mais Ajala se manifesta :

— Garde-le, dit-il, la voix un peu rauque. En règle générale, je ne distribue pas mes outils, mais… Ton travail d’aujourd’hui vaut bien plus cher que ça, et ça t’aidera peut-être à atteindre plus vite ton « un de ces jours »… Mon garçon, si j’ai vu un homme né pour manier un marteau, c’est bien toi. Alors, conserve celui-là.

Perrin referma les doigts sur le manche de l’outil. Oui, ce marteau semblait avoir été fait pour lui.

— Merci… Je ne peux pas exprimer le plaisir que…

— Souviens-toi de redevenir forgeron un jour, mon gars, c’est tout ce que je te demande.

Une fois hors de la forge, Zarine regarda Perrin avant de soupirer :

— Les hommes… Sais-tu à quel point vous êtes bizarres, forgeron ? Non, j’ai peur que tu n’en aies pas la moindre idée.

Elle s’éloigna, plantant là Perrin, son marteau et sa perplexité.

Lorsqu’il entra dans la salle commune de l’auberge, personne ne se risqua à dévisager un colosse aux yeux jaunes qui brandissait un marteau de forgeron. Gagnant sa chambre – sans oublier, pour une fois, d’emporter une bougie –, il vit que son carquois et sa hache étaient toujours là où il les avait laissés.

Saisissant la hache d’une main, le marteau toujours dans l’autre, il constata que l’arme, en ce qui concernait le métal, était beaucoup moins lourde que l’outil – presque la moitié plus légère, estima-t-il. Pourtant, c’était elle qui lui pesait, comme si son poids était dix fois supérieur.

Perrin glissa la hache dans la boucle de son ceinturon, toujours accroché à la patère, et posa le marteau contre le mur, juste dessous, la tête en bas. Ainsi, les manches des deux objets se touchaient presque. Deux longueurs de bois d’un diamètre identique. Et deux pièces de métal qui auraient dû peser le même poids…

Un long moment, Perrin resta assis sur un tabouret, méditant sur ce mystère. Il en était toujours là lorsque Lan passa la tête dans la chambre.

— Viens, forgeron ! Nous devons parler.

— Je suis un forgeron, oui, grogna Perrin.

— Épargne-moi les crises de folie, forgeron… Si tu ne peux plus escalader, tu vas entraîner toute la cordée dans l’abîme…

— Je peux escalader, et je ferai ce qui doit être fait. Que veux-tu ?

— Que tu m’accompagnes, paysan ! Tu es devenu sourd ?

« Paysan » ! Ce mot que Zarine aimait tant poussa Perrin à se lever d’un bond, furieux. Mais le Champion était déjà reparti. Le jeune homme le suivit dans le couloir, résolu à lui dire qu’il en avait assez de ces surnoms absurdes. Il ne s’appelait pas « forgeron » ni « paysan », mais Perrin Aybara.

Lan entra dans la salle à manger privée qui se trouvait à l’étage.

— Écoute-moi bien, Champion…, commença Perrin.

— C’est toi qui vas écouter, Perrin, dit Moiraine. Et en silence, qui plus est !

L’Aes Sedai ne paraissait pas tendue, n’étaient son regard voilé et son ton sinistre.

En entrant, Perrin n’avait même pas vu que l’équipe au grand complet attendait dans la pièce. Moiraine était assise à la table, un meuble très sobre en chêne foncé. Appuyée à un mur, Zarine se tenait en face de la cheminée, devant laquelle était venu se camper Lan. Les chaises étant bien trop petites pour lui, Loial s’était assis en tailleur à même le parquet.

— Ravie que tu daignes enfin nous rejoindre, paysan ! railla Zarine. Moiraine refusait de parler avant ton arrivée. Elle nous regardait, avec l’air de vouloir décider qui allait mourir le premier…

— Silence ! cria l’Aes Sedai. Un des Rejetés est à Tear. Le Haut Seigneur Samon est en réalité Be’lal.

Perrin frémit de la tête aux pieds.

Loial plissa les yeux et gémit.

— J’aurais pu rester dans mon Sanctuaire… J’y serais sûrement très heureux avec l’épouse choisie par ma mère. Vous savez, ma mère est une femme de qualité, alors elle n’aurait pas pu se tromper…

Totalement en berne, les oreilles de l’Ogier semblaient avoir disparu sous ses cheveux.

— Tu peux retourner chez toi, dit Moiraine. Si tu décides de partir, je ne t’en empêcherai pas.

— C’est vrai ? Je peux filer ?

— Si ça te chante…

— Vraiment ? (Loial ouvrit en grand un œil, puis l’autre, et se gratta la joue du bout d’un index gros comme une saucisse.) Eh bien… Je suppose… hum… que je vais rester avec vous. J’ai pris beaucoup de notes, c’est vrai, mais pas assez pour un livre entier. Et puis, je ne voudrais pas abandonner Perrin, et Rand, et…

— Très bien, Loial, fit Moiraine d’une voix glaciale. Je suis ravie que tu restes, parce que tes connaissances encyclopédiques me seront très utiles. Mais tant que nous n’en aurons pas terminé, sache que je n’aurai pas le temps d’écouter tes jérémiades !

— En ce qui me concerne, dit Zarine, j’imagine que partir est exclu ? (Sous le regard de l’Aes Sedai, la Quêteuse se décomposa.) Oui, c’est bien ce que je pensais… Forgeron, si je m’en sors vivante, je te ferai payer tout ça !

Perrin n’en crut pas ses oreilles.

Moi ? Cette idiote pense que c’est ma faute ? Lui ai-je demandé de m’accompagner ?

Une remarque cinglante lui venant à l’esprit, Perrin ouvrit la bouche, mais le regard de Moiraine le dissuada de continuer sur cette voie.

— Ce Be’lal en a après Rand ? demanda-t-il. Il veut le tuer ? L’empêcher de réaliser son plan ?

— Je crains que non… Selon moi, il prévoit de laisser entrer Rand dans le Cœur de la Pierre, afin qu’il s’empare de Callandor. Tout ça pour la lui voler, bien sûr… Et pour tuer le Dragon Réincarné avec l’arme même qui devrait l’adouber…

— On décampe de nouveau ? demanda Zarine. Comme en Illian ? Fuir n’a jamais été dans mes projets, mais quand j’ai prêté le serment de Quêteuse, il n’était pas question d’affronter les Rejetés.

— Cette fois, dit Moiraine, pas question de fuir… L’avenir du temps et d’une multitude de mondes repose sur les épaules de Rand. Ce coup-ci, nous allons combattre pour le Dragon Réincarné.

Perrin s’assit, l’air très mal à l’aise.

— Moiraine, vous parlez de sujets que nous avions ordre, de votre bouche, de ne même pas évoquer en pensée. Avez-vous protégé cette salle des oreilles indiscrètes ?

L’Aes Sedai secoua la tête. Blanc comme un linge, le jeune homme ferma les mains sur le rebord de la table, serrant assez fort pour faire grincer le bois.

— Je ne suis pas en train de parler de Myrddraals, Perrin… Personne ne connaît la puissance des Rejetés. On sait seulement que Lanfear et Ishamael étaient les plus forts. Mais le dernier d’entre eux sentirait à une lieue à la ronde les protections que tu évoques. Peut-être sans avoir besoin de se déplacer, il serait capable de nous tailler en pièces en un clin d’œil.

— Si je comprends bien, vous êtes impuissante ? Alors, que sommes-nous censés faire ? Si la bataille est déjà perdue…

— Les Rejetés eux-mêmes redoutent les torrents de feu, Perrin…

Le jeune homme se demanda si Moiraine avait utilisé cette arme contre les Chiens des Ténèbres. Ce qu’il avait vu, puis ce qu’elle avait dit, continuait à le hanter.

— En un an, j’ai appris bien des choses, continua Moiraine. Je suis plus dangereuse que lors de ma visite à Champ d’Emond, mon garçon. Si j’approche assez de Be’lal, je pourrai le détruire. Mais s’il me voit le premier, il risque de nous tuer tous. (Elle se tourna vers Loial.) Que peux-tu me dire sur Be’lal ?

Perrin en cilla de surprise.

Loial ?

— Pourquoi l’interroger ? explosa Zarine. Vous dites au forgeron que nous allons combattre un Rejeté – qui peut nous tuer d’une seconde à l’autre – puis vous demandez des informations à Loial ?

— Faile ! Faile ! souffla l’Ogier, utilisant le nom que se donnait la jeune femme.

Mais elle l’ignora.

— Je croyais que les Aes Sedai savaient tout ! Bon sang ! moi, je suis assez futée pour ne pas dire que j’affronterai quelqu’un dont je ne connais rien ! Mais vous…

Le regard glacial de Moiraine força la Quêteuse au silence.

— Les Ogiers ont une mémoire qui remonte loin, ma fille ! Cent générations d’humains au moins se sont succédé depuis la Dislocation du Monde. Pour les Ogiers, il y en a eu moins de trente. Leurs récits peuvent nous apprendre beaucoup de choses. Alors, Loial, que sais-tu de Be’lal ? Sois bref, pour une fois. Je m’intéresse à ta mémoire, pas à ta logorrhée…

L’Ogier se racla la gorge – un son qui évoquait pour le moins des rondins dévalant une chute d’eau.

— Be’lal ? (Les oreilles de Loial émergèrent de sous ses cheveux, puis disparurent de nouveau, comme si le monde leur déplaisait.) Je ne vois pas ce que nous pourrions savoir de plus que vous… Il est très peu présent, sauf lors de la destruction du Hall des Serviteurs, juste avant que Lews Therin Fléau de sa Lignée et les Cent Compagnons l’enferment avec le Ténébreux. Jalanda fils d’Ariel fils de Coiram écrit qu’il était appelé le Jaloux. S’il renia la Lumière, ce fut parce qu’il enviait Lews Therin. Mais il envia aussi Ishamael et Lanfear. Dans son Essai sur la guerre des Ténèbres, Moilin fille de Hamada fille de Juendan surnomme Be’lal le Tisseur de Filets. Ne me demandez surtout pas pourquoi ! Elle mentionne une partie de pierres qu’il aurait gagnée contre Lews Therin, ce dont il n’aurait jamais cessé de se vanter.

Il regarda Moiraine et marmonna :

— J’essaie d’être bref… De toute façon, je sais très peu de chose sur lui. Selon plusieurs auteurs, Sammael et Be’lal, avant de renier la Lumière, étaient en première ligne dans le combat contre les Ténèbres – des chefs de guerre – et tous deux maniaient l’épée comme des maîtres escrimeurs. Voilà tout ce que je sais. Si Be’lal est mentionné dans d’autres livres ou d’autres histoires, je ne les connais pas. C’est un personnage effacé, somme toute… Désolé de ne vous avoir rien dit d’utile.

— Tu te trompes sans doute, mon ami… Je ne connaissais pas ce surnom, « Tisseur de Filets »… Et j’ignorais qu’il avait envié le Dragon et ses alliés ténébreux… Tout ça confirme ma thèse : il veut Callandor ! C’est pour ça qu’il est devenu un des Hauts Seigneurs de Tear. Quant au surnom, il laisse penser à quelqu’un qui complote patiemment dans l’ombre… Tu t’en es très bien tiré, Loial.

L’Ogier eut un sourire qui s’effaça très vite.

— Dire que je n’ai pas peur serait un mensonge, déclara soudain Zarine. Seul un fou prétendrait ne pas craindre les Rejetés. Mais j’ai juré de rester avec vous, et je tiendrai parole. C’est tout ce que j’ai à dire.

Elle est folle, c’est sûr, maintenant…, pensa Perrin. Moi, je donnerais cher pour ne pas faire partie du groupe. Si je pouvais retourner dans la forge de maître Luhhan…

— S’il est à l’intérieur de la forteresse, dit le jeune homme à haute voix, et s’il y attend Rand, nous devons y entrer aussi. Comment faire ? Tout le monde répète qu’il faut la permission des Hauts Seigneurs, et aucun de nous, que je sache, ne sait traverser les murs…

— Tu n’iras pas, dit Lan. Moiraine et moi entrerons, et personne d’autre. Plus nous serions nombreux, et plus ça deviendrait périlleux. Et quelque moyen que je trouve, il ne sera pas sans danger, même pour deux…

— Gaidin…, commença Moiraine d’un ton autoritaire.

Mais le Champion ne s’en laissa pas imposer.

— Nous irons ensemble. Pas question que je reste en arrière, cette fois.

Moiraine hésita… puis hocha la tête.

Perrin crut voir Lan se détendre un peu.

— Les autres, dit-il, vous feriez bien d’aller dormir. Moi, je vais étudier la Pierre. (Il s’interrompit.) Au fait, tes nouvelles ont failli me faire oublier quelque chose, Moiraine. Il y a des Aiels à Tear.

— Des Aiels ? s’écria Loial. C’est impossible ! La ville entière serait paniquée si un seul d’entre eux s’y était introduit.

— Ogier, je n’ai pas dit qu’ils déambulaient dans les rues… Sur les toits, les cheminées sont d’excellentes cachettes… J’ai vu trois guerriers, au minimum. Apparemment, personne d’autre ne les a repérés. Mais si j’en ai aperçu trois, c’est qu’il y en a beaucoup plus que ça !

— Cette information ne m’inspire pas grand-chose…, dit Moiraine. Perrin, pourquoi cet air ombrageux ?

— Je pensais à l’Aiel rencontré à Remen… Quand la Pierre tombera, a-t-il dit, les Aiels quitteront la Tierce Terre. C’est le nom qu’ils donnent à leur désert, pas vrai ? Il a dit que c’était une prophétie…

— J’ai lu et relu les Prophéties du Dragon, rappela Moiraine, dans toutes les traductions, et les Aiels n’y figurent pas. Nous avançons à tâtons pendant que Be’lal tisse ses filets, et la Roue, elle, tisse la Trame autour de nous. Mais les Aiels sont-ils son œuvre, ou celle de Be’lal ? Lan, trouve-moi très vite un moyen d’entrer dans la forteresse. Enfin, trouve-nous

— À tes ordres, Aes Sedai ! dit le Champion.

Mais il y avait dans sa voix une chaleur très inhabituelle.

Lorsqu’il fut sorti, Moiraine se perdit dans la contemplation de la table.

Zarine approcha de Perrin.

— Que vas-tu faire, forgeron ? On dirait que nous sommes censés attendre pendant que d’autres courent à l’aventure. Surtout, ne va pas croire que je m’en plaigne…

Le jeune homme n’aurait effectivement pas parié là-dessus.

— Pour commencer, je vais dîner… Ensuite, je réfléchirai à un marteau…

Et aux sentiments que j’éprouve pour toi, Faucon !

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