55 Ce qui est écrit dans les prophéties

Rand entra lentement dans la salle et avança au milieu des colonnes de pierre rouge dont il se souvenait parfaitement pour les avoir vues dans ses rêves. Un lourd silence pesait sur les ombres, et pourtant, quelque chose l’appelait. Et devant lui, telle la lueur d’un phare, une vive lumière clignotait.

Lorsqu’il arriva sous un immense dôme, le jeune homme vit enfin ce qu’il cherchait. Callandor, lévitant dans l’air, la poignée vers le bas. Une poignée qui n’attendait pas d’autre main que celle du Dragon Réincarné. Et c’était en tournant sur elle-même que la lame projetait la lueur aveuglante qui semblait par moments jaillir d’elle au lieu d’être simplement reflétée.

L’épée l’appelait. Elle l’attendait.

Si je suis vraiment le Dragon Réincarné… Pas un pauvre fou qu’une malédiction a rendu capable de canaliser le Pouvoir… En d’autres termes, un pantin manipulé par Moiraine et la Tour Blanche…

— Prends-la, Lews Therin… Oui, prends-la, Fléau de sa Lignée.

Rand se retourna et découvrit un grand homme aux cheveux blancs bouclés. Alors qu’il émergeait de l’ombre des colonnes, le jeune homme songea que ce personnage lui était familier. Pourtant, il n’avait aucune idée de son identité. Vêtu d’une veste de soie rouge rayée de noir le long des manches, d’un pantalon noir et de bottes montantes aux ornements d’argent, l’inconnu qui n’en était pas un ne comptait pas parmi les gens que Rand avait croisés dans le monde réel. Mais dans ses rêves, en revanche…

— Je vous ai vu les mettre dans une cage… Egwene, Nynaeve et Elayne. Dans mes songes, vous les emprisonnez et vous les torturez.

L’homme eut un geste nonchalant.

— Elles n’ont aucune importance ! Ce sera peut-être différent un jour, quand elles seront formées, mais pour l’instant, elles ne valent rien ! J’avoue être surpris que tu t’en soucies au point d’en avoir fait des appâts efficaces. Mais n’as-tu pas toujours été un imbécile plus prompt à suivre son cœur qu’à engranger du pouvoir ? Tu viens trop tôt, Lews Therin. Maintenant, tu vas devoir réussir un exploit pour lequel tu n’es pas prêt, ou mourir comme un chien. Oui, crever en sachant que tu laisses ces trois femmes à ma merci. (L’homme sembla attendre une réaction qui ne vint pas.) J’ai l’intention de les utiliser, Fléau de sa Lignée. Elles se mettront à mon service, et ce simple fait les fera souffrir cent fois plus que tout ce qu’elles ont subi jusqu’ici.

Derrière Rand, Callandor scintilla, envoyant une onde de chaleur caresser le dos du jeune homme.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

— Tu ne te souviens pas de moi, hein ? (L’homme aux cheveux blancs éclata de rire.) Eh bien, je t’ai oublié aussi – de toute façon, tu n’avais pas cette apparence-là. Un péquenot avec l’étui d’une flûte en travers des omoplates. Ishamael a-t-il dit la vérité ? Pour gagner un peu de temps ou de terrain, il a toujours été prêt à mentir sans vergogne. Tu ne te souviens de rien, Lews Therin ?

— Quel est ton nom ? demanda Rand. Assez bavardé, maintenant !

— Tu peux m’appeler Be’lal… (Voyant que ce nom ne disait rien à Rand, le Rejeté le foudroya du regard.) Prends-la ! cria-t-il en désignant l’épée. Jadis, nous sommes allés à la guerre épaule contre épaule, et en souvenir de ce temps, je veux bien te laisser une chance. Une petite chance, c’est vrai, mais qui te permettrait de sauver ta peau et celle des trois femmes que j’aimerais prendre pour animaux de compagnie. Prends l’épée, paysan ! Avec elle, tu survivras peut-être à notre rencontre.

— Tu crois pouvoir me faire peur si facilement, Rejeté ? Ba’alzamon lui-même m’a pourchassé. Penses-tu que je vais avoir peur de toi ? Me prosterner devant un Rejeté alors que j’ai défié le Ténébreux à voix haute et en sa présence ?

— C’est ce que tu penses ? souffla Be’lal. Vraiment, tu ne sais rien du tout ! (Une épée à la lame noire forgée dans des flammes obscures apparut dans la main du Rejeté.) Prends Callandor ! Trois mille ans durant, alors que j’étais emprisonné, elle a attendu ici. Elle t’a attendu, vermisseau ! Alors qu’elle est un des plus puissants ter’angreal que nous avons fabriqués. Brandis-la et défends-toi, si tu en es capable.

Be’lal avança vers Rand comme s’il voulait le pousser en direction de l’épée mythique. Mais le jeune homme leva une main – le flot du saidin, la déferlante du Pouvoir, l’ignoble putréfaction de la souillure – et lui aussi se retrouva avec une arme dans la main. Une épée de flammes rouges, avec sur sa lame flamboyante la marque du héron.

Avec une extraordinaire fluidité, comme s’il dansait, Rand exécuta les figures que lui avait enseignées Lan. Écarter la Soie. L’Eau qui Dévale le Versant d’une Colline. Le Vent et la Pluie.

Se percutant, l’épée de feu noir et celle de flammes rouges produisirent des gerbes d’étincelles en rugissant chaque fois qu’elles zébraient l’air.

Rompant le duel, Rand se mit en position défensive et tenta de ne pas trahir sa soudaine incertitude. Sur la lame noire, il venait de reconnaître un héron, si sombre sur un fond sombre qu’il en devenait à peine visible. Lorsqu’il avait affronté un maître escrimeur armé d’une lame au héron « simplement » en acier, il s’en était tiré par miracle. Pour sa part, et il en avait parfaitement conscience, rien ne l’autorisait à arborer la marque des escrimeurs d’élite. Le héron figurait sur l’épée que lui avait donnée son père. Et lorsqu’il pensait à une arme, c’était celle-là qui s’imposait à son esprit.

En une occasion, il avait embrassé la mort, comme le Champion le lui avait appris, mais cette fois, s’il mourait, ce serait pour de bon. Et Be’lal était bien plus fort et bien plus rapide que lui. Un authentique maître escrimeur.

Amusé, le Rejeté ricana et décrivit avec sa lame des arabesques qui sifflèrent aux oreilles de Rand. Le feu noir rugit de plus belle, comme si la rapidité de ces mouvements l’attisait.

— Tu étais jadis un grand escrimeur, Lews Therin, railla Be’lal. Tu te rappelles le temps où nous nous sommes intéressés à ces étranges armes, apprenant à tuer avec elles, comme les hommes l’avaient fait bien longtemps auparavant, selon les antiques grimoires ? Te souviens-tu d’une de ces batailles désespérées – d’une seule de nos terribles défaites ? Bien sûr que non ! Tu as tout oublié, n’est-ce pas ? Et cette fois-ci, tu n’as pas appris assez sérieusement, Lews Therin. Du coup, je vais te tuer ! Sauf si tu t’empares de Callandor. Dans ce cas, tu pourras avoir un petit sursis…

Be’lal avança lentement, comme s’il voulait laisser à Rand le temps de se retourner et de courir vers l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. Mais des doutes continuaient à ronger le jeune homme. Seul le Dragon Réincarné pouvait brandir Callandor. Quand il avait accepté le « titre », une bonne centaine de raisons semblaient ne lui laisser aucun autre choix, sur le coup. Mais était-il vraiment le Dragon Réincarné ? S’il tentait de saisir Callandor – pas en rêve, mais dans le monde réel – sa main rencontrerait-elle un mur invisible, laissant à Be’lal toute latitude de lui enfoncer sa lame entre les omoplates ?

Rand affronta le Rejeté avec la lame qui lui était familière – une épée de feu forgée avec le saidin.

Et il connut la déroute.

La Feuille qui Tombe ridiculisée par la Soie Mouillée.

Le Chat qui Danse sur un Mur impuissant face au Sanglier qui Dévale une Pente.

La Rivière qui Coupe la Berge faillit lui coûter sa tête. Pour en sortir vivant, il dut se jeter sur le côté d’une manière des plus inélégantes, la lame noire sifflant à un pouce d’une de ses oreilles. Puis il dut rétablir son équilibre pour dévier de justesse la Pierre qui Tombe de la Montagne.

Méthodiquement, Be’lal repoussait son adversaire vers Callandor, comme s’il voulait lui dicter son comportement.

Des cris et des cliquetis d’armes montaient de la forêt de colonnes, mais Rand les entendait à peine. Il nota cependant que Be’lal et lui n’étaient plus seuls dans le Cœur de la Pierre. Des hommes en plastron et casque rond armés d’une épée affrontaient des spectres gris voilés de noir qui utilisaient exclusivement d’étranges lances courtes.

Des soldats apparurent, jaillissant d’entre les colonnes. Plusieurs volées de flèches leur transpercèrent la gorge ou se plantèrent entre leurs yeux, les tuant comme à l’exercice.

Même si un massacre était en cours non loin de lui, Rand y accorda un minimum d’attention. Son propre combat, trop inégal, lui demandait une concentration sans faille.

Une sensation d’humidité poisseuse, le long de son flanc, lui indiqua que sa blessure s’était rouverte.

Voyant trop tard le cadavre qui gisait à ses pieds, Rand trébucha dessus, perdit l’équilibre et bascula en arrière, l’étui de sa flûte amortissant un peu le choc avec la pierre froide du sol.

— Prends-la ! cria Be’lal en levant sa lame noire. Brandis Callandor et défends-toi ! Sinon, je vais te tuer sur-le-champ !

— Non !

Le Rejeté se pétrifia, comme sonné par l’autorité qui faisait vibrer la voix féminine qui venait de crier. Se ressaisissant très vite, il se retourna – en prenant garde à rester hors de portée de l’épée de Rand – pour faire face à Moiraine, qui avançait au milieu de la bataille, indifférente à tout sauf à l’homme aux cheveux blancs qui menaçait son protégé.

— Je pensais t’avoir mise hors course, femme, dit Be’lal. Mais qu’importe, tu n’es qu’un inconvénient ! Un misérable insecte nuisible ! Un aiguillon ! Je te mettrai en cage avec les autres, et je te contraindrai à servir les Ténèbres avec tes dérisoires pouvoirs.

Ponctuant son discours d’un rire méprisant, le Rejeté tendit une main.

N’ayant jamais ralenti pendant qu’il parlait, Moiraine n’était plus qu’à trente pas de Be’lal. Très calmement, elle tendit les deux mains.

Une infinie surprise s’afficha sur le visage du Rejeté, qui eut tout juste le temps de crier un « Non ! » tonitruant.

Une lance de feu blanc jaillit des mains de Moiraine, illuminant la salle entière, y compris le cœur le plus obscur des colonnes. Percuté de plein fouet, Be’lal se désintégra en une gerbe de particules rougeoyantes qui s’éteignirent avant même que son cri ait fini de résonner dans la salle.

Lorsque la lumière se volatilisa, un lourd silence tomba sur le Cœur de la Pierre, à peine troublé par le gémissement des blessés. Les combats avaient cessé, car les combattants des deux camps, sonnés, ne bougeaient pas plus que des statues de marbre.

— Il avait raison sur un point, dit l’Aes Sedai, paisible comme si elle flânait dans une prairie en fleurs, tu dois saisir Callandor. Il voulait te tuer ensuite, mais ça reste ton droit de naissance. Il aurait été préférable que tu en saches bien plus long avant de refermer ta main sur cette arme, mais tu es ici et l’heure de l’apprentissage est révolue. Prends-la, Rand.

Des volutes de foudre noire s’enroulèrent autour de l’Aes Sedai, qui hurla lorsque ces tentacules la soulevèrent du sol, la firent basculer en arrière, la traînèrent jusqu’à une colonne, la relevèrent et la plaquèrent contre la pierre rouge.

Rand tourna la tête vers l’endroit d’où avait jailli l’éclair. En hauteur, au niveau du sommet des colonnes, une masse noire plus obscure que les ombres les plus épaisses semblait prête à bondir sur sa proie. Au milieu de cette improbable silhouette, des yeux de feu rugissant étaient braqués sur Rand.

Le nuage d’obscurité descendit lentement au niveau du sol, puis il prit la forme de Ba’alzamon, tout de noir vêtu – le genre de noir qu’on s’attendait plutôt à voir sur un Myrddraal. Pourtant, ses vêtements ne parvenaient pas à être plus sombres que les lambeaux d’obscurité qui s’accrochaient encore à lui. Lévitant à un pied du sol, il brûlait de haine pour Rand, et ses yeux n’en étaient que la manifestation la plus primaire.

— Deux fois, dans cette existence, je t’ai proposé de me servir en restant en vie. (Des flammes dansaient dans la bouche de Ba’alzamon, et chaque mot qui en sortait rugissait comme une langue de feu.) Les deux fois, tu as refusé, puis tu m’as blessé… Désormais, tu serviras le Seigneur de la Tombe depuis le séjour des morts. Crève, Lews Therin Fléau de sa Lignée ! Crève, Rand al’Thor ! L’heure est venue pour toi de quitter ce monde, et ton âme m’appartiendra.

Alors que Ba’alzamon tendait une main, Rand se releva d’un bond et se rua vers Callandor, qui continuait de briller et de tourner sur elle-même. Pourrait-il atteindre l’arme ? La toucher s’il réussissait à traverser l’obstacle invisible ? Il n’en savait rien, mais c’était sa seule chance.

Le coup de Ba’alzamon l’atteignit au moment où il bondissait, lui coupant le souffle et lui déchirant les entrailles de l’intérieur, à croire qu’une main invisible avait réussi à traverser sa peau. Comme si on venait de le retourner, à l’instar d’un vulgaire gant ou d’un sac, Rand eut l’impression de s’affaisser sur lui-même. La douleur qui irradia de son flanc – toujours la blessure récoltée à Falme – lui parut presque bienvenue, car elle lui rappela que la vie existait, le forçant à se raccrocher à quelque chose.

Sa main se referma d’instinct…

… Sur la poignée de Callandor.

Le Pouvoir de l’Unique déferla en Rand, torrent cent fois plus tumultueux qu’il l’aurait cru possible, se déversant du saidin niché dans l’arme. La lame de cristal brilla alors encore plus fort que la fabuleuse lance de lumière de Moiraine. Comme le soleil, il devint impossible de regarder l’épée – et de l’identifier comme telle, si on l’avait pu. De la pure lumière scintillait dans la main de Rand. Mobilisant toutes ses forces, il lutta contre le flot qui menaçait de l’emporter, l’unissant à tout jamais à l’arme – en liant tout ce qui faisait sa personne à cette incroyable explosion de lumière. Le temps d’un battement de cœur qui dura un siècle, le jeune homme vacilla au bord d’un précipice, menacé d’être emporté tel du sable par une marée lancée à la vitesse d’un cheval au galop.

Très lentement, le danger de tomber s’estompa. Rand aurait toujours juré qu’il marchait pieds nus sur le tranchant d’un rasoir, au bord d’un gouffre sans fond, mais quelque chose, en même temps, lui disait que c’était un excellent résultat, compte tenu des circonstances. Pour canaliser tant de Pouvoir, il devait danser sur ce fil, exactement comme lorsqu’il exécutait les différentes figures de l’escrime.

Il se retourna pour faire face à Ba’alzamon. Dès qu’il avait touché Callandor, le sentiment d’être déchiqueté de l’intérieur avait disparu. Depuis, quelques secondes seulement s’étaient écoulées, même s’il avait le sentiment de serrer la poignée de l’épée depuis l’aube des temps.

— Mon âme ne t’appartiendra jamais ! cria-t-il. Aujourd’hui, j’ai l’intention d’en terminer avec toi une bonne fois pour toutes. L’heure a sonné !

Ba’alzamon se volatilisa, et sa gangue de ténèbres disparut avec lui.

Un moment, Rand resta campé où il était, pensif. Au moment du départ de Ba’alzamon, il y avait eu comme une… pliure. Une sorte de distorsion, comme si le démon avait d’une façon ou d’une autre déchiré la réalité.

Ignorant les soldats et les guerriers voilés qui le regardaient, et sans accorder non plus d’attention à Moiraine, maintenant écroulée au pied de la colonne, Rand tendit le bras, et – à travers Callandor ou par son intermédiaire – déchira lui aussi la réalité pour s’ouvrir une porte vers un autre monde.

Lequel ? Il n’aurait su le dire, mais une seule certitude comptait : c’était là qu’avait fui Ba’alzamon.

— C’est moi, le chasseur, maintenant, dit le Dragon Réincarné avant de franchir l’ouverture invisible.


Le sol tremblait sous les pieds d’Egwene. La Pierre tout entière vibrait. Après avoir repris son équilibre, la jeune femme s’immobilisa et tendit l’oreille. Elle ne capta plus un son. Quoi qu’il fût arrivé, c’était fini.

Egwene reprit son chemin et se trouva très vite devant une grille de fer au cadenas aussi gros que sa tête. Sans s’arrêter, elle tissa un flux de Terre. Lorsqu’elle poussa la grille, le cadenas se brisa en deux, semblant éclater comme un fruit trop mûr.

Egwene traversa rapidement la salle défendue par la lourde grille. Regardant droit devant, elle réussit à ne presque pas voir les objets qui pendaient aux murs – dans cette collection d’horreurs, les pinces en métal et les fouets paraissaient presque inoffensifs, c’était tout dire ! D’un coup d’épaule, la jeune femme poussa une petite porte en fer, puis elle remonta un couloir où s’alignaient des portes rondes en bois brut. Soulagée d’être sortie de la salle de torture, Egwene se réjouit également d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait : la prison !

Oui, mais quelle cellule ?

La jeune femme n’eut aucun mal à ouvrir les portes rondes. Beaucoup n’étaient pas verrouillées, et sur les autres, la serrure ne résista pas davantage que le gros cadenas. Mais toutes les geôles étaient vides.

Ça t’étonne ? Qui se rêverait dans un endroit pareil ? Tout prisonnier qui parvient à atteindre Tel’aran’rhiod doit s’empresser de gagner un endroit plus agréable.

Egwene éprouva une lassitude proche du désespoir. Elle s’était persuadée que trouver la bonne cellule changerait tout. Mais c’était impossible, en tout cas très probablement…

Arrivée à une intersection, elle s’engagea dans un autre couloir, rigoureusement semblable au premier.

Soudain, elle aperçut quelque chose, devant elle. Une image fugitive, encore moins pourvue de substance que la silhouette de Joiya Byir. Mais il s’agissait d’une femme, elle en était sûre. Une femme assise sur un banc, près d’une porte de cellule.

L’image apparut de nouveau, juste un instant. Cette fois, aucun doute possible. Avec ce cou de cygne, ces traits innocents et ces yeux clos lourds de sommeil, il s’agissait d’Amico Nagoyin. Endormie sur son banc, elle rêvait de son quart de garde, jouant à l’évidence avec un des ter’angreal volés. Egwene ne put pas l’en blâmer. Cesser d’utiliser celui que lui avait remis Verin, même pendant quelques jours, lui avait coûté de gros efforts.

Même si elle était déjà en contact avec le saidar, il était possible de couper une femme de la Source Authentique. Mais l’opération risquait de se révéler beaucoup plus délicate. Après avoir réfléchi à la configuration requise, Egwene entreprit de tisser un filet d’Esprit bien plus fort que le précédent : un tissage lourd, épais, dense et doté d’une sorte de tranchant aussi affûté que la lame d’un couteau.

La forme immatérielle de la sœur noire apparut de nouveau. Egwene attaqua aussitôt avec ses flux d’Esprit et d’Air. Un instant, quelque chose sembla résister au filet d’Esprit, et elle dut le soutenir avec toute sa puissance.

La résistance cessa.

Amico Nagoyin hurla – un son fantomatique, presque inaudible, comme si elle n’était qu’une ombre par rapport au spectre de Joiya Byir qu’Egwene avait attaqué un peu plus tôt. Pourtant, le lien d’Air l’emprisonna, l’empêchant de se désintégrer de nouveau. Son joli visage tordu par l’angoisse, la sœur noire sembla exploser de rage, mais ses cris étaient à peine des murmures pour Egwene, qui ne comprit pas un mot de ce qu’elle disait.

Quand elle eut stabilisé le filet et le lien qui continueraient à neutraliser Amico, Egwene s’intéressa à la serrure de la porte. Cédant à l’impatience, elle laissa un flux de Terre attaquer la serrure et la réduire en un nuage de poussière noire qui se désintégra longtemps avant d’avoir touché le sol.

Egwene ouvrit la porte et ne s’étonna pas de découvrir une cellule vide où brûlait une torche agonisante.

Certes, mais Amico ne peut plus nous nuire, et la porte est ouverte.

Un instant, la jeune femme réfléchit à la suite de son plan. Puis elle quitta le Monde des Rêves…


Le réveil fut horrible. Morte de soif, tout le corps douloureux, Egwene se redressa à demi et regarda la porte.

Fermée, bien sûr… Ce qui arrive aux créatures vivantes dans le Monde des Rêves continue à être réel lorsqu’elles se réveillent. Mais il n’en va pas de même pour les objets. La pierre, le fer ou le bois ne sont pas affectés ici par ce que j’ai fait là-bas…

— La sœur qui monte la garde dehors a crié, dit Nynaeve, toujours agenouillée à côté de son amie, tout comme Elayne. Mais depuis, il ne s’est rien passé d’autre. Tu as trouvé un moyen de sortir ?

— Ce devrait être possible… Aidez-moi à me relever, et je m’occuperai de la serrure. Amico ne nous dérangera pas. C’est elle qui a crié.

— Depuis ton départ, dit Elayne, j’ai essayé d’entrer en contact avec le saidar, mais sans succès. C’est… différent, pourtant, nous sommes toujours coupées de la Source.

Egwene fit le vide dans son esprit, invoqua la rose et tenta de s’ouvrir au saidar. Elle se heurta de nouveau au mur invisible. Il fluctuait, désormais, et la jeune femme eut à un moment le sentiment que la Source allait pouvoir l’emplir de Pouvoir. Mais le processus n’alla pas jusqu’à son terme. L’obstacle érigé par les sœurs noires était affaibli, mais toujours actif.

Egwene regarda ses compagnes.

— Je l’ai isolée de la Source et emprisonnée… Amico est une créature vivante, pas un morceau de métal. Elle doit toujours être entravée et coupée du Pouvoir !

— Quelque chose est arrivé au filet qui nous entoure, confirma Elayne, mais Amico le maintient toujours partiellement.

— Je vais devoir essayer encore…, soupira Egwene.

— Tu te sens assez forte ? demanda Elayne. Pour être franche, tu sembles encore plus mal en point que tout à l’heure. La première tentative t’a déjà épuisée, mon amie…

— Là-bas, je suis encore très forte.

Ici, elle était effectivement sur le point de s’effondrer. Mais c’était leur seule chance… Nynaeve et Elayne le comprenaient sans doute, puisqu’elles n’émirent pas d’autres objections.

— Tu peux redormir si vite ? s’inquiéta l’ancienne Sage-Dame.

— Si tu me chantes une berceuse, comme quand j’étais petite… Tu veux bien ?

L’anneau de pierre dans une main, l’autre serrant celle de Nynaeve, Egwene ferma les yeux et se laissa emporter par la douce chanson sans paroles…


La grille était ouverte, et la pièce, derrière, semblait déserte. Mat y entra pourtant sur la pointe des pieds. Toujours dans le couloir, Sandar s’efforçait de regarder des deux côtés à la fois, en quête du Haut Seigneur – ou du régiment de Défenseurs – qui risquait de leur tomber dessus à tout moment.

À voir les assiettes à demi pleines abandonnées sur l’unique table, les occupants de la salle avaient dû la quitter en catastrophe, sans doute à cause de l’alerte. Quand il avisa les objets accrochés aux murs, Mat n’éprouva aucun regret à l’idée d’avoir raté ces gentilshommes.

Des fouets de toutes les tailles et de toutes les longueurs, certains ayant plusieurs lanières… Des pinces, des tenailles, des fers et des étaux… Le jeune homme remarqua aussi des bottes, des casques et des gants en fer équipés de vis qui permettaient de les serrer sur le pied, la tête ou la main qu’on avait décidé de broyer. D’autres objets lui étaient inconnus, mais ils ne servaient sûrement pas à caresser les prisonniers. En fait, s’il avait rencontré les occupants de la salle, Mat n’en serait sûrement pas sorti avant de s’être assuré qu’ils ne feraient plus jamais de mal à personne.

— Sandar ! appela-t-il. Sandar, tu vas rester toute la nuit dans ce maudit couloir ?

Sans attendre de réponse, Mat gagna la porte intérieure, plus petite, la poussa et la franchit.

Éclairé par le même type de torches que la salle de torture, le couloir où s’engagea Mat était à l’évidence celui d’une prison. Alors que des portes en bois brut s’y alignaient avec une accablante monotonie, Mat remarqua une femme assise sur un banc, près d’une des cellules. Entendant le grincement de ses bottes, elle tourna la tête vers le jeune homme avec une étrange raideur.

Une très jolie fille… Mais pourquoi ne bougeait-elle que la tête ? On eût dit qu’elle dormait à moitié.

Ce serait une prisonnière ? Dans le couloir ? Peu probable… Mais avec un visage si mignon, on ne peut pas utiliser les horreurs que je viens de voir, pas vrai ?

Les yeux mi-clos, l’étrange jeune femme semblait effectivement à moitié endormie. Et la souffrance qui se lisait sur son visage la rangeait parmi les victimes, non dans les rangs des bourreaux.

— Arrête ! cria Sandar dans le dos de Mat. C’est une des Aes Sedai qui ont capturé tes amies.

Mat s’immobilisa, une jambe encore en l’air. Il avait vu un jour Moiraine lancer des éclairs et des boules de feu. Aurait-il pu les dévier avec son bâton ? Avait-il assez de chance pour s’en sortir face à une Aes Sedai ?

— Aidez-moi…, murmura la femme. (Ses yeux restaient lourds de sommeil, mais sa voix indiquait qu’elle était pleinement lucide.) Aidez-moi, je vous en prie…

Mat plissa les yeux. L’Aes Sedai n’avait toujours pas bougé un muscle, au-dessous de son cou. Approchant pour mieux voir, malgré les exhortations à la prudence de Sandar – à qui il fit signe de la fermer –, le jeune homme constata qu’elle le suivait des yeux, mais rien de plus.

Une grosse clé pendait à la ceinture de la jeune femme. Mat hésita un moment. Selon Sandar, c’était une Aes Sedai…

Et pourquoi ne bouge-t-elle pas ?

Pas vraiment rassuré, Mat s’empara de la clé aussi délicatement que s’il avait tenté de retirer un morceau de viande de la gueule d’un loup. Tournant la tête vers la porte qu’elle surveillait, l’Aes Sedai feula comme un chat qui voit un gros chien débouler dans une pièce dépourvue de sortie de secours…

Ne comprenant toujours rien au comportement de la supposée geôlière, Mat décida de s’en contenter, tant qu’elle n’esquisserait pas un geste pour l’empêcher de faire ce qu’il voulait. Par exemple ouvrir la fichue porte.

Mais derrière, que trouverait-il ? Une nouvelle menace ?

Probablement pas… Si elle a participé à la capture d’Egwene, Nynaeve et Elayne, il semble raisonnable de postuler qu’elle les surveille.

Des larmes roulaient à présent sur les joues de l’inconnue.

Mais elle se comporte comme s’il y avait un maudit Blafard dans cette cellule.

Cela dit, il n’existait qu’un moyen d’en avoir le cœur net. Appuyant son bâton contre le mur, Mat introduisit la clé dans la serrure et ouvrit la porte – en se préparant à détaler en cas de danger.

Flanquant Egwene, apparemment endormie, Nynaeve et Elayne étaient accroupies sur le sol de pierre brute. Quand il vit le visage tuméfié de son amie, Mat eut soudain de très gros doutes au sujet du « sommeil ». Pour ne rien arranger, les deux autres femmes étaient presque aussi amochées qu’Egwene.

Que la Lumière me carbonise !

— Matrim Cauthon, dit Nynaeve en levant les yeux vers le jeune homme, au nom de la Lumière ! que fiches-tu ici ?

— Je viens vous sauver… Mais je veux bien griller sur pied si je m’attendais à être accueilli comme un garnement qui tente de voler un pot de confiture ! Bon, si ça vous chante, me direz-vous pourquoi vous avez l’air d’avoir affronté des ours à mains nues, toutes les trois ? Si Egwene ne peut pas marcher, je la porterai sur mon dos. La forteresse grouille d’Aiels qui massacrent ces maudits Défenseurs. Ou qui se font massacrer par eux, pour ce que ça peut me faire ! Quoi qu’il en soit, nous avons fichtrement intérêt à filer d’ici tant que c’est encore possible. Bref, il faudrait nous magner !

— Veux-tu bien modérer ton langage devant des dames ? lâcha froidement Nynaeve.

Elayne riva sur Mat un de ces regards lourds de désapprobation dont les femmes avaient le secret. Mais l’indignation des deux prisonnières restait superficielle. Concentrées sur Egwene, elles entreprirent de la secouer comme si elle n’était pas couverte de plaies et de contusions.

La jeune femme ouvrit les yeux et marmonna :

— Pourquoi m’avez-vous réveillée ? Je dois comprendre comment ça fonctionne… Si je perds mon emprise sur Amico, elle se réveillera et je ne pourrai plus jamais la capturer. Si je maintiens les liens, elle ne pourra pas s’endormir complètement et… (Egwene aperçut son ami d’enfance et écarquilla les yeux.) Matrim Cauthon, au nom de la Lumière ! que fiches-tu ici ?

— Racontez-lui…, souffla Mat à Nynaeve. Vous sauver me prend trop d’énergie pour que je puisse modérer mon langage…

Mat s’interrompit. Les yeux brûlants de haine, les trois femmes regardaient derrière lui comme si elles venaient de voir le Ténébreux en personne.

C’était tout bêtement Juilin Sandar – le teint jaunâtre comme s’il venait d’avaler une prune pourrie.

— Elles ont des raisons de m’en vouloir, Mat… Je les ai trahies. Mais j’y étais obligé. (Adressé à Mat, ce plaidoyer visait en réalité les trois prisonnières.) L’Aes Sedai aux tresses blondes m’a parlé… et j’ai dû lui obéir.

Une défense qui ne convainquit pas les victimes du pisteur, à l’évidence.

— Maître Sandar, finit pourtant par dire Nynaeve, Liandrin a plus d’un mauvais tour dans son sac… Vous n’êtes peut-être pas entièrement à blâmer… Plus tard, nous évaluerons vos véritables responsabilités…

— Si tous les malentendus sont dissipés, intervint Mat, pourrions-nous filer d’ici ?

À ses yeux, rien n’était dissipé du tout, mais il s’en fichait royalement.

Les trois femmes le suivirent dans le hall en boitillant. Elles s’arrêtèrent devant la femme assise sur le banc. Tournant les yeux vers elles, celle-ci parvint à parler :

— Par pitié… Je reviendrai vers la Lumière… Et je vous obéirai… Je le jurerai en serrant le Bâton Blanc des Serments. S’il vous plaît, ne me…

Mat sursauta quand Nynaeve, d’un fantastique coup de poing, fit tomber l’Aes Sedai de son banc. Les yeux complètement fermés, la sœur noire resta inerte sur le sol – exactement dans la position qu’elle occupait sur le siège, comme si elle était pétrifiée.

— Le filet a disparu ! dit Elayne, toute guillerette.

Egwene se pencha pour explorer la bourse de la femme, en sortir un objet que Mat n’eut pas le temps de voir et le transférer dans la sienne.

— Oui, nous sommes doublement libres, confirma-t-elle ensuite. Quelque chose en elle ou en rapport avec elle a changé quand tu l’as frappée… Je ne saurais dire quoi, mais j’ai nettement senti qu’il se passait quelque chose.

— J’ai eu la même impression, dit Elayne.

— J’aimerais « changer » tout ce qu’il y a en elle et au-dehors, souffla Nynaeve, fort peu commode.

Sans crier gare, elle prit entre ses mains la tête d’Egwene, qui se dressa sur la pointe des pieds et cria. Mais quand l’ancienne Sage-Dame la lâcha, ses plaies et ses contusions n’étaient déjà plus qu’un lointain souvenir. Celles d’Elayne ne résistèrent pas davantage au Pouvoir.

— Par le fichu sang et les fichues cendres, rugit Mat, ça rime à quoi, de frapper une femme qui ne pouvait même pas bouger ?

Les trois prisonnières se tournèrent vers lui. Sous leur regard, il eut le sentiment d’évoluer soudain dans une cuve remplie de gelée. Sans rien pouvoir faire, il s’éleva dans les airs jusqu’à ce que ses bottes soient à un bon pied du sol.

Que la Lumière me réduise en cendres ! J’avais peur que les Aes Sedai utilisent sur moi leur maudit Pouvoir, et ce sont mes fichues amies qui le font !

— Tu ne comprends rien à rien, Matrim Cauthon, dit Egwene d’un ton professoral.

— Et tant que ça durera, enchaîna Nynaeve, je te suggère de garder tes opinions pour toi.

Elayne se contenta d’un sourire mauvais qui rappela à Mat celui qu’arborait sa mère quand elle sortait dans le jardin, en quête d’une branche susceptible de faire une bonne badine.

Pour une raison qui le dépassait, Mat se surprit à faire aux trois femmes le sourire moqueur qui incitait jadis sa mère à lui chauffer la peau des fesses plusieurs fois par semaine.

Si elles peuvent faire ce genre de trucs, je ne vois pas qui a pu les enfermer dans cette cellule !

— En tout cas, je comprends une chose : je viens de vous tirer de sales draps d’où vous ne parveniez pas à vous dépêtrer, et vous vous montrez aussi douces et aussi reconnaissantes qu’un crétin de Bac-sur-Taren torturé par une rage de dents !

— Tu as raison, dit Nynaeve. (Les bottes du jeune homme percutèrent si violemment le sol que ses dents en vibrèrent. Mais au moins, il n’était plus prisonnier de la « gelée ».) Même si ça me fend le cœur de le reconnaître, tu as raison, Mat !

Conscient qu’il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin, le jeune homme ravala une remarque sarcastique.

— Si on y allait ? Avec les diversions en cours, Sandar pense que nous pouvons vous conduire jusqu’à une poterne, près de l’eau.

— Pas question que je m’en aille si vite, Mat, déclara Nynaeve.

— D’abord, dit Egwene, j’ai l’intention de mettre la main sur Liandrin, histoire de l’écorcher vive.

Mat n’aurait pas juré qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

— Je rêve de tabasser Joiya Byir jusqu’à ce qu’elle implore ma pitié, renchérit Elayne, mais je me contenterai de n’importe laquelle de ces femmes…

— Vous êtes frappées de surdité collective ? grogna Mat. Une bataille fait rage dans la forteresse. Moi, je suis venu pour vous sauver, et j’ai bien l’intention de le faire.

Passant devant le jeune homme, Egwene lui tapota la joue. Elayne l’imita, comme s’il était un bon toutou. Nynaeve, elle, lui accorda à peine un regard.

Bouche bée, Mat regarda les trois femmes comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

— Pourquoi ne dis-tu rien ? demanda-t-il à Sandar.

— Parce que j’ai vu ce que tu as récolté en ouvrant ta grande gueule, répondit simplement le pisteur.

— Eh bien, moi, lança Mat aux trois femmes, je ne vais pas m’attarder au milieu d’une bataille.

Sans se retourner, les trois évadées franchirent la porte qui donnait dans la salle de torture.

— Je m’en vais ! Vous m’entendez ?

Autant parler à un mur.

Bien entendu, ces têtes de mule vont se faire tuer, là-dehors ! Le premier idiot venu les transpercera de son épée pendant qu’elles regarderont ailleurs…

— Tu vas rester planté là jusqu’à la fin des Âges, Sandar ? Tu crois que j’ai fait tout ce chemin pour les laisser mourir ?

Le pisteur suivit Mat dans la salle de torture. Les trois femmes n’y étaient déjà plus, mais leur « sauveur » aurait juré qu’elles ne seraient pas très difficiles à retrouver.

Il suffira de suivre la piste de types suspendus dans les airs qu’elles laisseront derrière elles !

Mat accéléra le pas, Sandar sur les talons.


L’air sinistre, Perrin dévalait les couloirs de la Pierre de Tear, en quête du moindre signe de la présence de Faile. Depuis l’autel de pierre, il l’avait sauvée deux fois de plus. La première en la sortant d’une cage de fer qu’il avait brisée – le genre de cage où était emprisonné l’Aiel, à Remen – et la deuxième en forçant un coffre sur lequel était gravé un faucon. À chaque occasion, la jeune femme s’était volatilisée juste après avoir prononcé son nom.

Tire-d’Aile avançait à côté de son frère humain. Si bonne que fût l’ouïe de Perrin, elle n’égalait pas celle du loup. Humant l’air en permanence, c’était lui qui avait guidé le jeune homme jusqu’au coffre.

Perrin commençait à se demander s’il finirait par libérer Faile pour de bon. D’autant qu’il n’y avait plus eu de nouvel indice depuis longtemps. Dans les couloirs déserts de la forteresse, les lampes brûlaient et tout semblait à sa place – des tapisseries et des armes pendant aux murs, comme dans tout fief qui se respectait – mais rien ne bougeait à part l’apprenti forgeron et son loup.

Et une silhouette que j’ai prise pour Rand…

À peine une ombre, courant comme si elle pourchassait quelqu’un.

Ça ne pouvait pas être lui… Et pourtant, j’en suis encore convaincu…

Sans prévenir, Tire-d’Aile accéléra le pas en direction d’une nouvelle double porte imposante, mais revêtue de bronze, celle-là. Perrin tenta de suivre le rythme du loup, mais il trébucha, tomba à genoux et eut le réflexe de tendre une main pour ne pas s’étaler ensuite face contre terre. Une vague de faiblesse l’avait submergé, à croire que tous ses muscles s’étaient liquéfiés. Et même lorsque la sensation disparut, il se trouva moins vigoureux qu’avant. Se relever lui coûta un gros effort, et Tire-d’Aile s’en aperçut.

Tu t’impliques trop dans ce monde, Jeune Taureau… Ta chair faiblit, et tu ne luttes pas assez pour t’y accrocher. Bientôt, le rêve et elle mourront ensemble.

— Trouve Faile, dit Perrin. C’est tout ce que je te demande.

Deux paires d’yeux jaunes se croisèrent un instant. Puis le loup se détourna et reprit son chemin vers la porte.

Elle est là-derrière, Jeune Taureau.

Perrin poussa les battants, qui ne bougèrent pas d’un pouce. En vain, il chercha une poignée ou quelque chose qui aurait pu en tenir lieu. Il vit seulement de très petites gravures, sur le bronze. Des faucons… Des milliers de minuscules faucons…

Il faut qu’elle soit là… Je doute de tenir encore très longtemps…

Levant son marteau, l’apprenti forgeron l’abattit de toutes ses forces sur le bronze, qui résonna comme un gong géant. Il cogna de nouveau, et le son se fit plus profond. Au troisième coup, la double porte vola en éclats.

Dans la grande salle où entra Perrin, à près de cent pas de la porte dévastée, un faucon était enchaîné sur son perchoir au milieu d’un cercle de lumière. Partout ailleurs, les ténèbres régnaient. Et dans cette obscurité, Perrin crut entendre le bruissement de centaines d’ailes.

Alors que le jeune homme faisait un pas dans la salle, un faucon jaillit de cette brume noire, ses serres frôlant le visage de Perrin quand il passa devant lui. Levant un bras pour se protéger les yeux, le jeune homme ignora la plaie que l’oiseau lui infligea près du poignet, et il continua, titubant, à avancer vers le perchoir.

D’autres faucons fondirent sur lui, le frôlant ou le frappant. Malgré le sang qui ruisselait sur ses épaules et ses bras, il continua sa lente progression, une main protégeant toujours ses yeux désormais rivés sur l’oiseau enchaîné.

Son marteau perdu il ne savait trop où, Perrin n’envisagea même pas de faire demi-tour pour le chercher. Car s’il essayait, ça reviendrait à signer son arrêt de mort.

Quand il eut enfin atteint le perchoir, une pluie de coups de serre le força à tomber à genoux. Levant les yeux vers le faucon prisonnier, il croisa ses grands yeux noirs d’une étrange fixité. La chaîne qui retenait le bel oiseau était fixée à sa patte par un minuscule cadenas en forme de hérisson. Saisissant la chaîne à deux mains, Perrin oublia les nuées de rapaces qui s’abattaient à présent sur lui.

Avec ce qui lui restait de force, il brisa net la maudite chaîne.

Puis il sombra dans une miséricordieuse inconscience qui l’arracha à ses bourreaux ailés et à la douleur.


Une souffrance indicible força Perrin à ouvrir les yeux. À croire que son visage, ses bras et ses épaules avaient été lacérés par un millier de couteaux. Mais ça n’avait aucune importance ! Penchée sur lui, ses yeux inclinés pleins d’inquiétude, Faile lui essuyait tendrement le front et les joues avec un morceau de tissu déjà imbibé de sang.

— Mon pauvre Perrin…, souffla-t-elle. Pauvre forgeron… Tu es si grièvement blessé…

Au prix d’un effort qui doubla sa souffrance, Perrin tourna la tête et regarda autour de lui. Il était de retour dans la salle à manger privée de L’Étoile. Près d’un pied de la table gisait une statuette de hérisson cassée en deux.

— Faile…, murmura Perrin. Mon Faucon…


Rand était toujours dans le Cœur de la Pierre, mais tout avait changé. Ici, il n’y avait ni combattants ni cadavres. Rien que lui…

Soudain, la sonnerie d’un gong géant retentit dans toute la forteresse. Le son se répéta, et le sol trembla sous les pieds du jeune homme. La troisième fois, le bruit s’interrompit brusquement, comme si l’instrument avait volé en éclats.

Le silence revint.

Où suis-je ? se demanda Rand. Et surtout, où est Ba’alzamon ?

Comme pour lui répondre, une lance de lumière très semblable à celle qu’avait propulsée Moiraine jaillit de l’ombre des colonnes, fondant sur sa poitrine.

D’instinct, son poignet orienta l’épée. En même temps, sans intervention consciente de sa volonté, Rand déversa dans son arme un flot de saidin. Le Pouvoir circulant en elle, Callandor brilla plus intensément encore que la lance qui menaçait son porteur. Le fragile équilibre entre la vie et la destruction – l’éternel conflit intérieur de Rand – en fut ébranlé. À coup sûr, songea-t-il, ce déchaînement d’énergie allait le consumer.

La lance de lumière percuta la lame de Callandor… se divisa en deux et passa de chaque côté de cet obstacle inattendu. Sentant une odeur de roussi, Rand s’avisa qu’elle montait de sa cape en même temps qu’une fumée grisâtre. Derrière lui, les deux fers de la fourche de feu pétrifié, ou de lumière liquide, venaient de frapper des colonnes de pierre rouge, les traversant comme la pointe d’un couteau traverse une motte de beurre. À travers d’autres colonnes, ces projectiles jumeaux continuèrent à dévaster le Cœur de la Pierre. Tandis que des colonnes s’écroulaient dans un nuage de gravats et de poussière, Rand tourna la tête et constata que toute matière touchée par la lumière assassine disparaissait instantanément.

Un cri de rage monta des ténèbres. Presque en même temps, la double lance de lumière se désintégra.

Rand abattit Callandor comme s’il voulait frapper quelque chose, devant lui. La lumière blanche qui opacifiait la lame en jaillit comme un éclair et traversa la colonne d’où était monté le hurlement de colère. Là encore, la pierre rouge ne résista pas davantage que du beurre. Le haut de la colonne sectionnée, entraîné par son poids, se désolidarisa de la voûte et s’effondra tandis que le bas basculait lui aussi dans le vide.

Quand le silence revint, Rand entendit les échos de bruits de pas. Quelqu’un courait, martelant le sol de marbre avec ses bottes.

Callandor brandie, Rand se lança à la poursuite de Ba’alzamon.

L’arche qui permettait de sortir du Cœur de la Pierre était en train de s’écrouler. Comprenant qu’il n’aurait pas le temps de passer, Rand projeta un flux de Pouvoir sur la structure qui se désossait inexorablement. Alors que d’énormes fragments de pierre en chute libre se transformaient en grains de poussière, il franchit l’arche. Sans trop savoir ce qu’il avait fait – ni comment il s’y était pris – il remit à plus tard ces interrogations et courut dans la direction d’où provenaient les bruits de pas.

Des Myrddraals et des Trollocs jaillirent de nulle part, leur visage sans yeux ou leur museau bestial distordus par la rage de tuer et la soif de sang.

Le couloir s’emplit de tueurs armés d’épées recourbées ou de lames droites plus noires que la nuit. Et toutes rêvaient de boire son sang. Toujours sans savoir comment, Rand transforma cette meute hurlante en une nappe de fumée grisâtre qui le laissa passer sans résistance. Dans un premier temps, cette fumée chargée de suie lui obstrua les narines, lui coupant le souffle, mais il n’eut aucun mal à en refaire une masse d’air frais et pur. Sous ses pieds, des flammes jaillissaient du sol, s’attaquant aux murs et au plafond dans un déchaînement de rage qui n’épargnait aucun tapis, aucune tenture et pas un seul élément du mobilier. Tout brûlait, jusqu’aux lampes dont les déflecteurs en or fondaient, générant d’improbables goutte-à-goutte de métal précieux.

Rand força les flammes à s’aplatir, puis il les transmua en une lueur rouge bizarrement unie à la pierre.

Autour de lui, les murs perdirent de leur substance. Alors que la forteresse disparaissait, la réalité comme secouée par un fantastique séisme, Rand eut la révélation de ce qu’elle était exactement – et de ce qu’il était, par la même occasion. Expulsé de ce qu’il appelait « ici », il dérivait vers un autre lieu où rien du tout n’existait. Entre ses mains, Callandor brillait comme le soleil, à tel point qu’il craignit qu’elle finisse par fondre. Pareillement, il redoutait de fondre lui-même, détruit de l’intérieur par le flot de Pouvoir qui circulait dans son corps et qu’il tentait de maîtriser afin qu’il obstrue la brèche qu’il venait d’ouvrir devant lui – l’unique moyen de se maintenir sur ce versant de l’existence.

L’issue du combat fut incertaine, mais la Pierre de Tear redevint finalement solide autour de lui.

Incapable de simplement entrevoir ce qu’il avait fait, Rand ne sentait plus que le Pouvoir – la fureur du Pouvoir qui lui faisait oublier qui il était. Non, qui l’en détachait jusqu’à ce que ce qu’il prenait pour sa personne cesse pratiquement d’exister. Son équilibre fraîchement recouvré vacilla. Il marchait sur une corde raide, et de chaque côté s’ouvrait un abîme sans fond : le néant dont le menaçait le Pouvoir qui, à travers lui, se déversait dans son arme.

Si le funambule continuait de danser sur sa corde, il pouvait prétendre à une très relative sécurité. Au bout de son bras, Callandor brillait si fort qu’il aurait pu se croire en train de transporter le soleil.

Au plus profond de lui-même, fragile comme la flamme d’une bougie au cœur d’une tempête, une certitude demeurait : tant qu’il brandirait Callandor, rien ne serait impossible pour lui. Absolument rien !

Remontant d’interminables couloirs, et dansant toujours comme un impossible funambule, Rand continua à pourchasser l’adversaire qui brûlait de le transpercer de sa lame et qu’il devait transpercer de la sienne. Cette fois, il ne pouvait pas y avoir d’autre fin. L’un d’eux devait mourir. Et bien entendu, Ba’alzamon le savait aussi.

Alors il fuyait, conservant toujours assez d’avance pour rester hors de vue, seul l’écho de ses pas permettant à Rand de le suivre. Mais alors même qu’il détalait, Ba’alzamon transformait cette Pierre de Tear qui n’était pas la Pierre de Tear en une ennemie mortelle de Rand. Sans jamais basculer de sa corde métaphorique, le jeune homme se défendait en se fiant à son instinct, à son imagination et à sa chance. Pour l’instant en parfaite harmonie avec le Pouvoir, il savait que cet outil – et cette arme – le consumerait s’il échouait.

Les couloirs soudain inondés – une eau épaisse et noire, comme tout au fond de la mer –, Rand crut qu’il allait se noyer. Toujours d’instinct, il transforma la vase en air pur et continua sa course.

Mais l’air acquit alors un poids tel que chaque pouce carré de sa peau, aurait-il juré, semblait devoir soutenir la pression d’une montagne. Écrasé de toutes parts, sur le point de périr, réduit à néant et en bouillie, Rand sélectionna et réorienta quelques courants dans le torrent de Pouvoir – lesquels ? comment ? pourquoi ? impossible à dire, car tout allait bien trop vite pour la pensée ou la conscience ! – et la pression disparut instantanément.

Après qu’il eut repris la poursuite, l’air devint successivement de la roche qui l’emprisonnait, de la lave en fusion qui le calcinait et un vide qui le menaçait d’asphyxie. Sous ses pieds, l’attraction du sol se fit si forte que chacune de ses jambes lui parut peser une tonne. Puis la notion de poids disparut, chacun de ses pas l’amenant à bondir dans l’air comme un papillon chahuté par des bourrasques.

Des mâchoires invisibles claquèrent sur son chemin, tentant d’arracher son âme à son corps afin de la déchiqueter.

Déjouant chaque piège, Rand ne cessa jamais de courir. Tout ce que Ba’alzamon corrompait pour le détruire, il le purifiait sans savoir comment ni pourquoi.

Très vaguement, il supposait avoir chaque fois remis les choses dans leur ordre naturel, les contraignant à s’aligner sur l’improbable danse qui le poussait inexorablement le long de la corde de plus en plus fine séparant l’existence du néant. Mais ces suppositions paraissaient lointaines et sans substance. L’entière conscience de Rand se focalisait sur la poursuite, l’hallali et la mise à mort qui lui succéderait immanquablement.

Revenu dans la Pierre de Tear, Rand se fraya un chemin dans des ruines jusqu’à ce qui était naguère un mur. Désormais, beaucoup de colonnes, brisées en deux, pendaient de la voûte comme des chicots.

Dans son cocon d’obscurité, dos à la muraille à demi écroulée, Ba’alzamon reculait, ses yeux de flammes rugissant plus que jamais. Des liens noirs, fins comme du fil de fer, jaillissaient de son corps pour aller se perdre dans les ténèbres mouvantes qui l’enveloppaient. Et ces cordons semblaient se perdre en des profondeurs et à des distances inimaginables…

— Je ne serai pas anéanti ! s’écria Ba’alzamon, le feu de sa bouche rugissant en même temps que lui. Je ne peux pas être vaincu ! Aide-moi !

Une partie de son cocon noir vola jusqu’à ses mains pour former une boule si noire qu’elle parut un moment en mesure d’absorber jusqu’à la lueur de Callandor.

Des flammes triomphales crépitèrent dans les yeux de Ba’alzamon.

— Tu vas être détruit ! cria Rand.

Comme si elle bougeait toute seule dans sa main, Callandor inonda de sa lumière les ténèbres mouvantes puis coupa l’un après l’autre les liens noirs qui semblaient naître du corps de Ba’alzamon.

Le démon fut pris de spasmes. Comme s’il s’était dédoublé, il parut rétrécir et grandir en même temps.

— Tu es anéanti ! cria Rand en plongeant sa lame étincelante dans la poitrine de Ba’alzamon.

Le démon cria et les flammes de ses yeux et de sa bouche crépitèrent plus glorieusement que jamais.

— Crétin ! hurla-t-il. Le Grand Seigneur des Ténèbres ne peut pas être vaincu !

Rand retira sa lame de son fourreau de chair. Titubant, Ba’alzamon lutta un moment, puis il bascula en arrière tandis que son manteau d’ombre se désintégrait.

En un clin d’œil, Rand se retrouva dans un autre Cœur de la Pierre, au milieu de colonnes encore intactes. Ici, des soldats en armure et des guerriers voilés de noir se battaient et mouraient. Au pied d’une colonne, Moiraine gisait inconsciente. Devant Rand, le cadavre d’un homme reposait sur le dos, un trou béant dans la poitrine. D’âge moyen, le mort aurait pu être un bel homme, si ses yeux et sa bouche n’avaient pas été des trous vides d’où montaient des volutes de fumée noire.

J’ai réussi, pensa Rand. Cette fois, j’ai tué Ba’alzamon – abattu Shai’tan ! L’Ultime Bataille remportée, je suis le Dragon Réincarné ! Le destructeur de nations, celui qui disloque le monde ! Mais je mettrai un terme à la destruction et aux massacres. Oui, je les bannirai à jamais de mon monde !

Rand leva Callandor au-dessus de sa tête. Des éclairs argentés fusèrent de la lame, volant vers le grand dôme du Cœur de la Pierre.

— Arrêtez ! cria-t-il.

Les combats cessèrent et les belligérants stupéfiés, qu’ils portent un casque ou aient le visage voilé, regardèrent l’homme qui venait de crier.

— Je suis Rand al’Thor ! Le Dragon Réincarné !

Alors que sa voix se répercutait dans toute la salle, Callandor brilla encore plus fort au-dessus de sa tête.

Les uns après les autres, les Défenseurs et les Aiels s’agenouillèrent.

— Le Dragon s’est Réincarné ! crièrent-ils. Le Dragon s’est Réincarné !

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