25 Questions

À plat ventre en travers du lit de Nynaeve, le menton dans les mains, Egwene regardait Nynaeve arpenter la chambre comme un lion en cage. Elayne était allongée devant la cheminée, toujours encombrée des cendres de la veille au soir. Élayne étudiait encore une fois la liste de noms fournie par Vérine, lisant de nouveau avec patience chaque mot. Les autres pages, la liste des ter’angreals, étaient posées sur la table. Après les avoir parcourues avec stupeur, elles n’en avaient plus parlé, bien qu’ayant débattu de tout le reste. Et discuté aussi.

Egwene étouffa un bâillement. On était seulement au milieu de la matinée, mais aucune d’elles n’avait beaucoup dormi. Elles avaient dû se lever de bonne heure. Pour les cuisines, et le petit déjeuner. Pour d’autres choses auxquelles elle refusait de penser. Le peu de sommeil qu’elle-même avait réussi à grappiller avait été hanté par des rêves désagréables. Peut-être Anaiya pourrait-elle m’aider à les comprendre, ceux qui ont besoin d’être compris, mais… mais qui sait si elle n’appartient pas à l’Ajah Noire ? Après avoir regardé chaque femme dans cette salle la veille au soir, en se demandant laquelle était de l’Ajah Noire, elle trouvait difficile de se fier à d’autres qu’à ses deux compagnes. Pourtant, elle aurait aimé avoir un moyen d’interpréter ces rêves.

Les cauchemars concernant ce qui s’était passé à l’intérieur du ter’angreal hier soir étaient assez faciles à comprendre, même s’ils l’avaient fait se réveiller en larmes. Elle avait rêvé aussi des Seanchans, de femmes vêtues de robes avec des éclairs tissés sur la poitrine qui avaient attaché un collier au cou d’une longue file de femmes ayant au doigt un anneau figurant le Grand Serpent et les forçaient à lancer la foudre sur la Tour Blanche. Elle s’était réveillée de ce cauchemar couverte de sueur froide, mais ce n’était aussi qu’un cauchemar. Et le rêve où des Blancs Manteaux liaient les mains de son père. Un cauchemar inspiré par le mal du pays, supposa-t-elle. Par contre, les autres…

Elle jeta de nouveau un coup d’œil aux deux autres jeunes femmes. Elayne lisait toujours. Nynaeve marchait toujours de long en large de ce pas régulier.

Il y avait eu un rêve où Rand rendait la main vers une épée qui semblait en cristal, sans apercevoir le filet aux mailles fines qui s’abattait sur lui. Et un autre où il était agenouillé dans une salle où un vent brûlant soulevait la poussière sur le sol, et où des créatures ressemblant à celle de la Bannière du Dragon arrivaient portées par ce vent et s’incrustaient dans sa peau. Il y avait eu un rêve où il descendait dans un vaste trou au cœur d’une montagne noire, un trou empli d’une clarté rougeâtre comme émanant de grands feux au fond, et même un rêve où il affrontait des Seanchans.

Au sujet de celui-là, elle hésitait, mais elle savait que les autres avaient une signification. Au temps où elle était sûre de pouvoir faire confiance à Anaiya, au temps précédant son départ de la Tour Blanche, avant qu’elle apprenne que l’Ajah Noire était une réalité, quelques questions discrètes à l’Aes Sedai – posées, oh ! avec la plus stricte prudence afin qu’Anaiya ne pense pas qu’il s’agissait de plus que de la curiosité dont elle avait témoigné pour d’autres sujets – ces questions avaient révélé que les songes d’une Rêveuse concernant des Ta’veren avaient presque toujours une signification et que plus les Ta’veren étaient puissants plus le « presque toujours » devenait « certainement ».

Cependant Mat et Perrin étaient aussi Ta’veren et elle avait également rêvé d’eux. Des rêves bizarres, encore plus difficiles à analyser que ceux où figurait Rand. Perrin avec un faucon sur l’épaule, et Perrin avec un gerfaut. Seulement le gerfaut tenait une laisse dans ses serres – Egwene avait en quelque sorte la conviction que gerfaut et faucon étaient des femelles – et le gerfaut tentait de passer cette laisse autour du cou de Perrin. Ce qui la faisait frissonner même maintenant ; elle n’aimait pas les rêves où il était question de laisses. Et ce rêve de Perrin – avec une barbe ! – conduisant une énorme meute de loups dont la masse s’étendait à perte de vue. Ceux où Mat occupait la scène avaient été encore plus déplaisants. Mat plaçant son œil gauche sur le plateau d’une balance. Mat pendu par le cou à une branche d’arbre. Et aussi un rêve où Mat était avec des Seanchans, mais elle était disposée à classer celui-là dans les cauchemars. Ce devait être un cauchemar. Tout comme celui où Mat parlait l’Ancienne Langue. Cela venait de ce qu’elle avait entendu pendant qu’on le guérissait.

Elle soupira et le soupir se transforma en un autre bâillement. Elle s’était rendue avec ses compagnes à la chambre de Mat après le petit déjeuner, mais il n’y était pas.

Il est probablement assez en forme pour aller danser. Par la Lumière, à présent, il y a des chances que je vais rêver de lui en train de danser avec des Seanchans ! Plus question de rêves, s’ordonna-t-elle avec fermeté. Fini pour le moment. J’y réfléchirai quand je ne serai plus aussi fatiguée. Elle songea aux cuisines, au repas de midi dont le moment approchait, puis au dîner, et de nouveau demain le petit déjeuner et le nettoyage et récurage des marmites se renouvelant à l’infini. Si jamais je ne suis plus fatiguée. Changeant de position sur le lit, elle regarda encore ses compagnes. Elayne avait toujours les yeux fixés sur la liste des noms. Le pas de Nynaeve s’était ralenti. D’ici une minute, Nynaeve va le répéter. D’ici une minute.

Nynaeve s’arrêta, abaissa son regard sur Elayne. « Rangez ces feuillets. Nous les avons parcourus vingt fois et pas un mot ne nous met sur la voie. Vérine nous a communiqué un fatras sans intérêt. La question qui se pose est si cela représente tout ce qu’elle a comme renseignements ou si elle nous a donné à dessein des listes qui ne riment à rien. »

Comme prévu. Peut-être une demi-heure, d’ici qu’elle le redise. Egwene regarda ses mains en fronçant les sourcils, contente de ne pas pouvoir les distinguer nettement. L’anneau au Grand Serpent paraissait… déplacé… sur des mains à la peau ridée par une longue immersion dans de l’eau chaude savonneuse.

« Savoir leurs noms est un atout, répliqua Élayne sans cesser de lire. Savoir à quoi elles ressemblent aussi.

— Vous avez très bien compris ce que je veux dire », riposta Nynaeve d’un ton sec.

Egwene soupira, croisa les bras devant elle et y appuya le menton. Quand elle était sortie du bureau de Sheriam ce matin, alors que le soleil n’était même pas encore une lueur à l’horizon, Nynaeve attendait, une chandelle à la main, dans le couloir sombre et froid. Elle ne l’avait pas vue bien clairement, mais elle était sûre que Nynaeve avait eu l’air prête à mâcher de la pierre. Tout en n’ignorant pas que mâcher des pierres ne changerait rien à ce qui se produirait dans les quelques minutes suivantes. Voilà pourquoi elle est tellement à cran. Elle est aussi chatouilleuse en ce qui concerne sa dignité que tous les hommes que je connais, elle ne devrait pas passer ses nerfs sur Elayne et sur moi. Par la Lumière, si Elayne peut le supporter, elle devrait en être capable aussi. Elle n’est plus la Sagesse.

Élayne ne paraissait guère s’apercevoir si Nynaeve avait les nerfs en pelote ou non. Elle regardait pensivement dans le vide. « Liandrin était la seule Rouge. Toutes les autres Ajahs en ont perdu deux chacune.

— Oh ! taisez-vous donc, enfant », dit Nynaeve.

Élayne agita sa main gauche pour montrer son anneau au Grand Serpent, décocha à Nynaeve un regard significatif et poursuivit sans s’émouvoir : « Il n’y en a pas deux nées dans la même ville et pas plus de deux dans le même pays. Amico Nagoyi était la plus jeune, elle n’a que quatre ans de plus qu’Egwene et moi. Joiya Byir pourrait être noire grand-mère. »

Egwene tiqua à l’idée qu’un membre de l’Ajah Noire s’appelait comme sa fille. Idiote ! Il arrive que des gens portent le même prénom, et tu n’as jamais eu de fille. Ce n’était pas réel !

« Et qu’est-ce que cela nous apprend ? » La voix de Nynaeve était trop calme ; elle était prête à exploser telle une charrette bourrée de fusées d’artifice. « Quels secrets avez-vous trouvés dans cette liste qui m’ont échappé ? En somme, je deviens vieille et aveugle !

— Cela nous apprend que c’est trop bien fait, dit Élayne nullement impressionnée. Quelle chance y a-t-il que treize femmes choisies seulement parce qu’elles sont Amies du Ténébreux soient si congrûment réparties sur le plan de l’âge, de la nationalité, des Ajahs ? Ne devrait-il pas y avoir trois de l’Ajah Rouge peut-être ou quatre nées dans le Cairhien, ou juste deux du même âge, si ce n’était dû qu’au hasard ? On avait bon nombre de femmes parmi lesquelles choisir, sinon on n’aurait pas opéré une sélection aussi diverse. Il y a encore des membres de l’Ajah Noire dans la Tour, ou dans un autre endroit que nous ignorons. Voilà ce que cela signifie. »

Nynaeve imprima à sa tresse une saccade féroce. « Par la Lumière ! je pense que vous pourriez avoir raison. Vous avez découvert des secrets qui m’ont échappé. Par la Lumière, j’espérais qu’elles étaient toutes parties avec Liandrin.

— Nous ne savons même pas si c’est elle qui les commande, ajouta Élayne. Elle aurait pu avoir reçu l’ordre de… se débarrasser de nous. » Elle eut une grimace. « Je ne vois qu’une raison expliquant pourquoi elles se sont donné la peine d’avoir recours à une telle diversité, c’est pour éviter qu’apparaisse un schéma par cette absence de schéma. Je crois que cela signifie que l’Ajah Noire a un dessein en tête.

— Au cas où existerait un plan défini, déclara Nynaeve d’un ton ferme, nous le trouverons. Élayne, si regarder votre mère diriger sa Cour vous a exercée à réfléchir de cette façon, je suis contente que vous l’ayez observée attentivement. » Le sourire qu’Élayne lui adressa en réponse creusa une fossette dans sa joue.

Egwene examina leur aînée avec attention. Nynaeve semblait enfin prête à cesser de jouer les ours qui ont mal aux dents. Elle leva la tête. « À moins que l’on ne veuille nous inciter à imaginer qu’elles dissimulent un plan, afin que nous perdions notre temps à chercher ce qui n’existe pas. Je ne dis pas que ce plan n’existe pas, je dis seulement que nous n’en avons pas encore la certitude. Enquêtons là-dessus, mais je crois que nous devrions regarder de près aussi d’autres choses, qu’en dites-vous ?

— Alors tu as fini par te décider à te secouer, commenta Nynaeve. Je pensais que tu t’étais endormie. » Néanmoins, elle continuait à sourire.

« Elle a raison, déclara Elayne d’un ton dégoûté. J’ai bâti un pont avec de la paille. Pire que de la paille. Des désirs à la place des réalités. Peut-être avez-vous raison aussi, Nynaeve. À quoi sert ce… fatras ? » Elle cueillit une feuille dans la liasse posée devant elle. « Rianna a des cheveux noirs avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche. Si je suis assez près pour le voir, c’est plus près que je n’ai envie de l’être. » Elle saisit une autre page. « Chesmal Emry est une des Guérisseuses les plus douées que l’on ait connues depuis des années. Par la Lumière, pouvez-vous imaginer être guérie par une des femmes de l’Ajah Noire ? » Un troisième feuillet. « Marillin Gemalphin aime les chats et se met en quatre pour soigner des animaux blessés. Des chats ! pouah ! » Elle rassembla toutes les pages et les froissa dans ses poings serrés. « C’est du fatras sans intérêt. »

Nynaeve s’agenouilla près d’elle et lui écarta doucement les doigts pour dégager la liasse. « Peut-être que oui et peut-être que non. » Elle lissa soigneusement les feuilles contre sa poitrine. « Vous avez trouvé dedans quelque chose à étudier. Il se peut que nous fassions d’autres découvertes si nous persévérons. Et il y a l’autre liste. » Ses yeux, comme ceux d’Élayne, se tournèrent vivement vers Egwene, les bruns comme les bleus empreints d’inquiétude et de souci.

Egwene s’abstint de regarder la table où étaient les autres feuilles. Elle ne voulait pas y réfléchir mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. La liste des ter’angreals s’était imprimée dans son esprit.

Item. Une baguette de cristal blanc lisse et parfaitement transparent, d’un pied de long et d’un pouce de diamètre. Fonction inconnue. Dernière étude exécutée par Corianine Nedeal. Item. Une figurine en albâtre représentant une femme dépourvue de vêtements, haute de deux paumes. Fonction inconnue. Dernière étude exécutée par Corianine Nedeal. Item. Un disque apparemment de simple fer, cependant non attaqué par la rouille, de trois pouces de diamètre, artistement gravé sur ses deux faces d’une spirale serrée. Fonction inconnue. Dernière étude exécutée par Corianine Nedeal. Treize au total, pour être exact.

Egwene frissonna. J’en viens à ne même pas aimer ce chiffre.

Ce qu’il y avait de connu sur la liste était en nombre moindre, et tous n’avaient pas apparemment d’utilité réelle, mais n’offraient guère plus de réconfort, à son avis. Un hérisson en bois sculpté, pas plus gros que la dernière phalange d’un pouce d’homme. Un objet bien simple et ne présentant certainement pas de danger. Toute femme qui essayait de canaliser au travers de cet objet s’endormait. Une demi-journée de sommeil paisible sans rêves, mais cela ressemblait trop au grand sommeil pour ne pas lui donner la chair de poule. Trois autres se rapportaient aussi au sommeil d’une façon ou d’une autre. C’était presque un soulagement de lire la description d’une baguette cannelée en pierre noire, longue d’un bon pas, qui produisait du malefeu avec l’annotation dangereux et presque impossible à maîtriser écrite par Vérine avec tant de vigueur que la feuille en était trouée à deux endroits. Egwene n’avait toujours aucune idée de ce qu’était le malefeu mais, bien qu’étant sûrement un instrument dangereux si jamais il en fût, il n’avait certainement aussi rien à voir avec Corianine Nedeal ou les rêves.

Nynaeve porta les pages défroissées jusqu’à la table où elle les entassa. Elle hésita avant d’étaler les autres et de laisser son doigt courir du haut en bas d’une page puis d’une autre. « En voilà un qui plairait à Mat », dit-elle d’un ton bien trop dégagé et léger. Item, un groupe sculpté de six dés marqués de points, reliés par les angles, large de moins de deux pouces. Fonction inconnue, si ce n’est que canaliser par son intermédiaire semble suspendre temporairement le hasard ou le modifier. » Elle se mit à lire la suite. « Des pièces jetées en l’air présentent chaque fois la même face et, au cours d’un test, atterrissent sur la tranche cent fois de suite. Mille jets des dés amènent cinq couronnes mille fois. » Elle eut un rire forcé. « Mat adorerait ça. »

Egwene poussa un soupir et se leva, puis marcha d’un pas raide jusqu’à l’âtre. Élayne se redressa, l’observant aussi silencieusement que Nynaeve. Retroussant sa manche aussi haut que possible, Egwene introduisit le bras avec précaution dans le corps de la cheminée. Ses doigts touchèrent de la laine sur le déflecteur d’air descendant et elle attira à elle un bas roussi, en tapon, avec une masse dure à la pointe. Egwene brossa une tache de suie sur son bras, puis apporta le bas au-dessus de la table et le secoua.

L’anneau tordu en pierre mouchetée et rayée roula sur le plateau et s’immobilisa sur une page de la liste des ter’angreals. Pendant un instant, elles se bornèrent à le contempler.

« Peut-être Vérine n’a-t-elle simplement pas prêté attention qu’un aussi grand nombre avaient été étudiés par Corianine », finit par dire Nynaeve. D’un ton qui ne donnait pas l’impression de le croire.

Élayne hocha la tête, mais d’un air dubitatif. « Je l’ai vue un jour marcher sous la pluie, trempée jusqu’aux os, et je lui ai apporté une cape. Elle était tellement absorbée par ses réflexions qu’à mon avis elle s’est aperçue qu’il pleuvait seulement quand je lui ai mis la cape sur les épaules. Que cela lui ait échappé est fort possible.

— Admettons, répliqua Egwene. Dans ce cas, elle devait se douter que je le verrais dès que j’examinerais la liste. Je ne sais pas. Parfois, je pense que Vérine remarque beaucoup plus de choses qu’elle ne le laisse paraître. Je ne sais vraiment pas.

— Donc, il y a Vérine à suspecter, conclut Élayne en soupirant. Si elle est un des membres de l’Ajah Noire, alors les Noires sont au courant de ce que nous faisons. Ainsi qu’Alanna. » Elle jeta du coin de l’œil un regard hésitant à Egwene.

Celle-ci leur avait tout raconté. À part ce qui s’était produit dans le ter’angreal pendant ses épreuves ; elle n’avait pas réussi à se résoudre à en parler, pas plus que ne l’avaient pu Nynaeve et Élayne concernant les leurs. Egwene avait relaté en détail ce qui s’était passé dans la salle de mise à l’épreuve, ce que Sheriam avait expliqué à propos de la terrible faiblesse allant de pair avec la faculté de canaliser, la moindre parole prononcée par Vérine, importante ou non. La seule partie que ses compagnes avaient eu du mal à admettre concernait Alanna. Les Aes Sedai étaient incapables de choses pareilles. Personne dans son bon sens ne l’était et les Aes Sedai moins que tout autre.

Egwene les regardait d’un air morose, elle les entendait presque le dire. « On pose aussi en principe que les Aes Sedai ne mentent pas, mais Vérine et la Mère n’en sont pas bien loin dans ce qu’elles nous racontent. L’Ajah Noire n’est pas censée exister.

— J’ai de la sympathie pour Alanna. » Nynaeve tira sur sa natte, puis haussa les épaules. « Oh ! d’accord. Peut-être… eh bien, c’est vrai qu’elle s’est conduite bizarrement.

— Merci », dit Egwene, et Nynaeve lui adressa un hochement de tête approbateur comme si elle n’avait pas perçu le sarcasme.

— En tout cas, l’Amyrlin est au courant et elle a beaucoup plus de facilité que nous pour surveiller Alanna.

— Et Élaida et Sheriam ? questionna Egwene.

— Je n’ai jamais réussi à éprouver de la sympathie pour Élaida, répliqua Élayne, mais je ne me résous vraiment pas à croire qu’elle appartient à l’Ajah Noire. Et Sheriam ? C’est impossible. »

Nynaeve eut un bref rire sarcastique. « Ce ne devrait être possible pour aucune d’entre elles. Quand nous finirons par les démasquer, rien ne dit qu’elles seront toutes des femmes que nous n’aimons pas, mais je n’ai pas l’intention de jeter une suspicion – de cette catégorie ! – sur personne. Pour aller jusque-là, le fait qu’elles pourraient avoir aperçu quelque chose qu’elles n’auraient pas dû ne suffit pas. » Egwene acquiesça d’un signe de tête aussi vite qu’Elayne, et Nynaeve poursuivit : « C’est ce que nous dirons à l’Amyrlin, sans insister là-dessus plus que cela ne le mérite. Si jamais elle passe nous voir comme elle l’a annoncé. Au cas où vous seriez avec nous quand elle viendra, Elayne, rappelez-vous qu’elle n’est pas au courant en ce qui vous concerne.

— Pas de risque que j’oublie, répondit vivement Élayne. N’empêche, il nous faudrait avoir un autre moyen de communiquer avec elle. Ma mère se serait mieux organisée.

— Pas si elle ne peut se fier à ses messagers, observa Nynaeve. Nous attendrons. À moins que vous deux ne pensiez qu’une de nous devrait avoir un entretien avec Vérine ? Personne ne jugerait cela singulier. »

Elayne hésita, puis secoua légèrement la tête. La réaction négative d’Egwene fut plus rapide et plus vigoureuse ; par distraction ou non, Vérine avait omis trop de choses pour que l’on puisse se fier à elle.

« Bien. » Nynaeve parut plus que satisfaite. « J’aime autant que nous n’ayons pas la possibilité de parler à l’Amyrlin quand nous en avons envie. De cette façon, nous prenons nos propres décisions, nous agissons quand et comme nous le décidons, sans qu’elle dirige nos moindres pas. » Sa main courut de haut en bas de la page où étaient inscrits les ter’angreals volés donnant l’impression de la relire, puis ses doigts se refermèrent sur l’anneau de pierre à rayures. « Et, pour commencer, notre décision concerne ceci. C’est la première chose que nous avons qui ait un lien réel avec Liandrin et les autres. » Elle regarda l’anneau en fronçant les sourcils, puis prie une profonde inspiration. « Ce soir, je vais dormir avec. » Egwene n’hésita pas avant d’enlever l’anneau de la main de Nynaeve. Elle avait envie d’hésiter – elle avait envie de garder ses mains à ses côtés –, mais elle ne le fit pas et en fut contente. « C’est moi dont on pense que je suis peut-être une Rêveuse. J’ignore si cela me donne un avantage, mais Vérine a averti qu’utiliser ce ter’angreal est dangereux. Quelle que soit celle d’entre nous qui s’en sert, elle a besoin de tous les avantages dont elle dispose. »

Nynaeve agrippa sa tresse et parut prête à protester dès qu’elle ouvrit la bouche. Toutefois, quand elle finit par parler, ce fut pour demander : « Tu en es sûre, Egwene ? Nous ne savons même pas si tu es une Rêveuse, et je suis capable de canaliser avec plus de puissance que toi. J’estime toujours que… » Egwene l’interrompit.

« Vous canalisez plus puissamment que moi quand vous êtes en colère. Qu’est-ce qui garantit que vous vous irriterez dans un rêve ? Aurez-vous le temps de vous mettre en colère avant d’avoir besoin de canaliser ? La Lumière nous préserve, nous ne savons même pas si on peut canaliser en rêve. Si l’une de nous doit tenter cette expérience – et vous avez raison, c’est le seul lien que nous avons – ce devrait être moi. Peut-être suis-je réellement une Rêveuse. D’autre part, c’est à moi que Vérine a confié l’anneau. »

Nynaeve eut l’air sur le point de discuter mais, à la fin, elle acquiesça à regret d’un signe de tête. « Très bien, mais Élayne et moi nous serons avec toi. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire mais, si quelque chose se passe mal, peut-être pourrons-nous te réveiller ou… Nous serons là. » Élayne acquiesça, elle aussi.

Maintenant qu’elle avait leur accord, Egwene éprouva une crispation au creux de l’estomac. J’ai réussi à les convaincre. J’aurais préféré n’avoir pas voulu y parvenir. Elle prit conscience de la présence d’une femme dans l’embrasure de la porte, une jeune femme portant le blanc des novices, les cheveux coiffés en longues nattes.

« Personne ne vous a enseigné à frapper, Else ? » dit Nynaeve.

Egwene referma son poing sur l’anneau pour le dissimuler. Elle éprouva la très curieuse impression qu’Else avait eu les yeux fixés dessus.

« J’ai un message pour vous », déclara Else avec calme. Son regard étudia la table, avec les feuillets éparpillés dessus, puis les trois jeunes femmes rassemblées autour. « De l’Amyrlin. »

Egwene échangea un coup d’œil surpris avec Nynaeve et Élayne.

« Eh bien, de quoi s’agit-il ? » questionna Nynaeve sèchement.

Else haussa un sourcil d’un air amusé. « Les affaires abandonnées par Liandrin et les autres ont été entreposées dans le troisième débarras à droite de l’escalier principal du deuxième sous-sol sous la bibliothèque. » Elle jeta de nouveau un regard aux documents sur la table et s’en alla, sans hâte ni lenteur.

Egwene avait la sensation de ne plus pouvoir respirer. Nous n’osons nous fier à personne et l’Amyrlin décide de mettre sa confiance en Else Grinwell, entre toutes ?

« Inutile d’attendre de cette idiote qu’elle ne déballe pas ce qu’elle sait à qui voudra l’entendre ! » Nynaeve se dirigea vers la porte.

Egwene empoigna ses jupes pour les relever et la dépassa comme une flèche. Ses souliers patinèrent sur les dalles de la galerie, mais elle eut la vision fugitive de quelque chose de blanc qui disparaissait au détour de la rampe la plus proche et s’élança à sa suite. Elle aussi doit courir pour avoir pris autant d’avance. Pourquoi court-elle ? L’éclair blanc s’enfonçait déjà sur la pente d’une autre rampe. Egwene suivit.

Une femme se retourna face à elle au pied de cette rampe, et Egwene se figea, déconcertée. Quelle qu’elle fût, elle n’était évidemment pas Else. Toute de soie blanche et argent revêtue, elle éveilla chez Egwene des sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés jusque-là. Cette femme était plus grande, de beaucoup plus belle, et l’expression de ses yeux noirs incita Egwene à se voir elle-même petite, maigre et pas trop propre. Elle peut vraisemblablement aussi canaliser davantage de Pouvoir que moi. Que la Lumière m’assiste, elle est probablement par-dessus le marché plus astucieuse que nous trois réunies. Ce n’est pas juste qu’une femme… Brusquement, elle se rendit compte de la tournure que prenaient ses pensées. Ses joues s’empourprèrent et elle se secoua. Jamais jusque présent elle ne s’était sentie inférieure à personne et elle n’allait pas commencer maintenant.

« Hardie, commenta cette femme. Vous êtes audacieuse de courir par ici, seule, où tant de meurtres ont été commis. » Elle paraissait presque satisfaite.

Egwene se redressa de toute sa taille et rectifia précipitamment sa tenue, avec l’espoir que l’autre n’y prêterait pas attention, convaincue que si, et regrettant qu’elle l’ait vue courir comme une gamine. Cesse donc ! « Excusez-moi, mais je cherche une novice qui est passée par ici. Elle est potelée et jolie dans son genre. Avez-vous remarqué de quel côté elle est partie ? »

La grande jeune femme la toisa de son haut d’un air amusé. Egwene ne l’aurait pas juré, mais elle pensa que cette femme avait arrêté un instant son regard sur le poing qu’elle serrait le long de son corps, dans lequel elle tenait toujours l’anneau de pierre. « Je ne pense pas que vous la rattraperez. Je l’ai aperçue et elle courait très vite. Je soupçonne qu’elle est loin d’ici à présent.

— Aes Sedai », commença Egwene, mais elle n’eut aucune chance de demander quel chemin Else avait emprunté. Quelque chose qui pouvait être de la colère, ou bien de l’agacement, apparut le temps d’un éclair dans ces yeux noirs.

« J’ai perdu assez de temps avec vous pour le moment. J’ai des affaires plus importantes à régler.

Laissez-moi. » Elle désigna du geste la direction d’où venait Egwene.

Si puissant était l’accent de commandement dans sa voix qu’Egwene avait remonté de trois pas sur la rampe avant de se rendre compte de ce qu’elle faisait. Hérissée, elle se retourna d’un seul coup. Aes Sedai ou pas, je…

La galerie était déserte.

Fronçant les sourcils, elle ne tint pas compte des portes les plus proches – personne ne vivait dans ces chambres sauf peut-être des souris – et descendit la rampe en courant, jeta un coup d’œil à droite et à gauche, suivit des yeux la courbe de la galerie d’un bout à l’autre. Elle se pencha même par-dessus la balustrade, plongea le regard dans le petit Jardin des Acceptées et examina les autres galeries, plus haut ainsi que plus bas. Elle repéra deux Acceptées dans leur robe ornée de bandes, l’une étant Faolaine et l’autre une femme qu’elle connaissait de vue sinon de nom. Par contre, il n’y avait nulle part de femme en blanc et argent.

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