2 Le saidin

Le visage impassible, la Tuatha’an regarda la bannière retomber mollement, puis tourna son attention vers ceux qui entouraient le feu. Surtout vers celui qui lisait, celui qui était une fois et demie plus grand que Perrin et deux fois plus massif. « Vous avez un Ogier avec vous. Je n’aurais pas cru… » Elle secoua la tête. « Où est Moiraine Sedai ? » La Bannière du Dragon aurait pu ne pas exister pour le cas qu’elle en faisait.

Perrin indiqua la cabane rudimentaire la plus éloignée sur la pente, à l’autre extrémité de la cuvette. Avec ses parois et son toit pentu en rondins, elle était la plus imposante, encore que pas très vaste, à la vérité. Peut-être juste suffisamment pour qu’on l’appelle chalet plutôt que cabane. « C’est celle-là, la sienne. La sienne et celle de Lan. Il est son Lige. Quand vous aurez eu à boire quelque chose de chaud… – Non. Il faut que je parle à Moiraine. » Il ne fut pas surpris. Toutes les femmes qui venaient insistaient pour parler sur-le-champ à Moiraine, et seule à seule. Les nouvelles que Moiraine jugeait bon de communiquer au reste d’entre eux n’avaient pas toujours l’air très importantes, mais ces femmes avaient la concentration d’un chasseur traquant pour sa famille affamée le dernier lapin existant sur terre. La vieille mendiante à demi gelée avait refusé des couvertures et une assiettée de ragoût bouillant et s’en était allée monter péniblement jusqu’au chalet de Moiraine, pieds nus dans la neige qui tombait toujours.

Leya se laissa glisser à bas de sa selle et tendit les rênes à Perrin. « Voulez-vous veiller à ce qu’elle soit nourrie ? » Elle caressa le nez de la jument pie. « Piesa, n’est pas habituée à me porter dans un pays aussi accidenté.

— Le fourrage est encore rare, répondit Perrin, mais elle aura ce que nous pouvons lui donner.

Leya inclina la tête et, sans rien dire de plus, gravit la pente en hâte, relevant sa jupe vert cru, la cape rouge brodée de bleu ondoyant derrière elle.

Perrin mit pied à terre en échangeant quelques mots avec les hommes qui avaient quitté les feux pour venir s’occuper des chevaux. Il confia son arc à celui qui se chargea de Steppeur. Non, à part un corbeau, ils n’avaient vu que les montagnes et la Tuatha’an. Oui, le corbeau était mort. Non, elle n’avait pas parlé de ce qui se passait au-delà des montagnes. Non, il ne savait pas s’ils partiraient bientôt.

Ou jamais, ajouta-t-il en son for intérieur. Moiraine les avait retenus là tout l’hiver. Les guerriers du Shienar ne pensaient pas que c’était elle qui donnait les ordres, pas ici, mais Perrin avait appris que les Aes Sedai s’arrangent toujours d’une manière ou d’une autre pour obtenir ce qu’elles veulent. Moiraine en particulier.

Quand les chevaux furent conduits à l’écurie primitive en rondins, les cavaliers allèrent se réchauffer. Perrin rejeta sa cape en arrière par-dessus ses épaules et tendit avec reconnaissance les mains vers les flammes. La grande marmite, fabriquée à Baetlon à en juger d’après son aspect, laissait échapper un fumet qui lui avait fait monter l’eau à la bouche depuis déjà un bon moment. Quelqu’un avait eu de la chance à la chasse aujourd’hui, semblait-il, et des racines protubérantes entouraient un autre foyer à proximité, dégageant en rôtissant sous les braises un arôme rappelant vaguement les navets. Il plissa le nez et se concentra sur le ragoût. De plus en plus, il préférait la viande au reste.

La jeune femme habillée en homme suivait des yeux Leya, qui disparaissait à l’instant dans le chalet de Moiraine.

« Qu’est-ce que tu vois, Min ? » questionna-t-il.

Elle s’approcha et resta debout à côté de lui, une expression troublée dans ses yeux noirs. Il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle Min tenait à se vêtir de chausses plutôt que d’une jupe. Peut-être était-ce parce qu’il la connaissait bien, mais il se demandait comment on pouvait la regarder et la prendre pour un jeune homme trop bien de sa personne au lieu d’une jolie jeune femme.

« La Rétameuse va mourir », dit-elle à voix basse, en observant les autres autour des feux. Aucun n’était assez près pour entendre.

Perrin se figea, songeant au doux visage de Leya. Ah, par la Lumière, les Rétameurs ne nuisent jamais à personne ! Que la Lumière me brûle, je regrette d’avoir posé la question. Même les quelques Aes Sedai qui étaient au courant ne comprenaient pas ce qui se passait dans l’esprit de Min. Parfois elle voyait des images et des auras autour des gens et parfois elle devinait ce que cela signifiait.

Masuto vint remuer le ragoût avec une longue cuillère de bois. Le Shienarien les examina, puis posa un doigt le long de son grand nez et arbora un large sourire avant de partir.

« Sang et cendres ! murmura Min. Il a probablement conclu que nous étions des amoureux en train de chuchoter auprès du feu.

— Tu en es sûre ? » dit Perrin. Elle haussa les sourcils et il ajouta vivement : « À propos de Leya ?

— C’est son nom ? J’aurais préféré ne pas le connaître. Cela rend toujours les choses plus pénibles, de savoir et de ne pas être en mesure de… Perrin, j’ai vu son visage planer au-dessus de son épaule, couvert de sang, les yeux fixes. Ce n’est jamais aussi net. » Elle frissonna et se frotta vigoureusement les mains. « Par la Lumière, ce que j’aimerais voir des choses plus joyeuses. Tout ce qui est heureux semble avoir disparu. »

Il ouvrit la bouche pour suggérer d’avertir Leya, puis la referma. Impossible d’avoir des doutes sur ce que Min voyait et devinait, que ce soit bon ou mauvais. Si elle était certaine, cela se produisait immanquablement.

« Du sang sur sa figure, murmura-t-il. Cela signifie-t-il qu’elle mourra de mort violente ? » Qu’il l’ait dit aussi facilement le fit tiquer. Mais qu’y puis-je ? Si j’avertis Leya, si je réussis à la convaincre d’une manière ou de l’autre, elle vivra ses derniers jours dans la terreur et cela ne changera rien.

Min eut un bref hochement de tête.

Si elle doit mourir de mort violente, cela pourrait signifier que le camp sera attaqué. Or des éclaireurs patrouillaient tous les jours et des hommes montaient la garde jour et nuit. Et Moiraine avait installé une protection sur le camp, avait-elle dit ; aucune créature du Ténébreux ne le repérerait à moins de tomber dessus par hasard. Il pensa aux loups. Non ! Les éclaireurs trouveraient quiconque ou quoi que ce soit qui essaierait d’approcher du camp. « Le trajet est long avant qu’elle rejoigne les siens, dit-il à moitié pour lui-même. Les Rétameurs n’ont pas dû amener leurs roulottes plus loin que les contreforts des montagnes. N’importe quoi risque de se produire entre ici et là-bas. »

Min acquiesça tristement d’un signe de tête. « Et nous ne sommes pas assez nombreux pour détacher ne serait-ce qu’un seul guerrier pour l’escorter. En admettant que cela donne un résultat. »

Elle le lui avait expliqué ; elle avait essayé de prévenir les gens de ce qui les attendait de mauvais quand, à six ou sept ans, elle s’était rendu compte pour la première fois que tout le monde n’était pas capable de voir ce qu’elle voyait. Elle n’avait pas voulu en dire davantage, mais il avait l’impression que ses avertissements avaient abouti uniquement à aggraver la situation dans le cas où ceux-ci avaient été pris au sérieux. Croire aux visions de Min n’était pas facile jusqu’à ce qu’elles se vérifient.

« Quand ? » Le mot résonna avec une froideur de glace à ses oreilles, et dur comme de l’acier trempé. Je ne peux rien pour Leya, mais peut-être réussirai-je à déterminer si nous allons être attaqués.

Dès que le mot fut sorti de sa bouche, Min leva les bras au ciel. Néanmoins, elle modéra sa voix. « Cela ne se passe pas comme ça. Je ne suis jamais capable de dire quand quelque chose va se produire. Je sais seulement que cela se produira, en admettant que j’aie bien déchiffré le sens de ce que je vois. Tu ne comprends pas. Les visions ne se présentent pas quand je le veux, non plus que leur interprétation. Elles arrivent et parfois elles sont claires pour moi. Quelquefois. Jusqu’à un certain point. Cela vient comme ça. » Il voulut dire un mot consolant, mais elle déchargea son cœur dans un flot de paroles impossible à endiguer. « Je peux voir des choses autour de quelqu’un un jour et pas le suivant, ou le contraire. La plupart du temps, je ne vois rien. Les Aes Sedai ont constamment des images autour d’elles, évidemment, ainsi que les Liges, mais déchiffrer ce que cela signifie est toujours plus délicat avec eux qu’avec n’importe qui d’autre. » Elle posa sur Perrin un regard scrutateur, plissant à demi les paupières. « À part eux, il y en a aussi un petit nombre qui sont entourés d’images.

— Ne me raconte pas ce que tu vois quand tu me regardes », fut sa rude riposte, puis il haussa ses épaules massives. Déjà quand il était enfant, il était plus fort que la majorité des jeunes de son âge et il avait vite appris combien aisément on blesse les gens par accident quand on est plus vigoureux qu’eux. Ce qui l’avait rendu prudent et attentif, et confus de sa colère quand il la laissait paraître. « Pardon, Min. Je n’aurais pas dû te parler de cette façon. Je n’ai pas voulu te froisser. »

Elle lui adressa un regard surpris. « Tu ne m’as pas froissée. Bien peu de gens ont vraiment envie de connaître ce que je vois. La Lumière m’assiste, je n’y tiendrais pas du tout si c’était quelqu’un d’autre qui le pouvait. »

Même les Aes Sedai n’avaient jamais entendu parler d’une autre personne possédant ce don. Un « don », voilà comment elles le considéraient, encore que Min ne fût pas de cet avis.

« C’est simplement que j’aurais aimé être en mesure de porter secours à Leya. Je me sens sans force pour supporter ça comme toi, savoir et être impuissant à agir.

— Bizarre, dit-elle à mi-voix, que tu te préoccupes autant des Tuatha’ans. Ils sont pacifistes jusqu’au bout des ongles et je vois toujours de la violence autour… »

Il détourna la tête et elle s’interrompit brusquement.

« Tuatha’ans ? » répéta une voix au timbre grave, pareille au bruit sourd et continu produit par les ailes d’un énorme bourdon. « Qu’est-ce qu’il y a donc à propos des Tuatha’ans ? » L’Ogier était venu les rejoindre auprès du feu, marquant la place dans son livre avec un doigt qui avait la taille d’une grosse saucisse. Un mince serpentin de fumée de tabac montait de la pipe dans son autre main. Sa tunique au col montant, en laine marron foncé, était boutonnée jusqu’au cou et s’élargissait à hauteur du genou par-dessus des bottes à revers. Perrin lui arrivait à peine à la poitrine.

Le visage de Loial en avait effrayé plus d’un, avec son nez assez gros pour mériter pratiquement d’être appelé boutoir et sa bouche trop large. Ses yeux étaient grands comme des soucoupes avec d’épais sourcils qui pendillaient à la façon de moustaches presque jusqu’à ses joues, et ses oreilles se dressaient en pointe terminée par une houppe à travers ses longs cheveux. D’aucuns qui n’avaient jamais vu d’Ogier le prenaient pour un Trolloc, encore que dans l’esprit de la majorité, des gens les Trollocs soient des êtres légendaires autant que les Ogiers.

Le sourire épanoui de Loial vacilla et ses paupières battirent comme il se rendait compte qu’il les avait interrompus. Perrin se demanda comment on pouvait avoir peur longtemps de cet Ogier-là. Pourtant, quelques-uns des récits anciens les disent féroces et implacables en tant qu’ennemis. Il ne le croyait pas. Les Ogiers n’étaient les ennemis de personne.

Min mit Loial au courant de l’arrivée de Leya mais non de ce qu’elle avait vu. Elle était généralement peu communicative en ce qui concernait ces visions, surtout quand elles étaient de mauvais augure. À la place, elle ajouta : « Vous devez comprendre mes sentiments, Loial, à me retrouver soudain entre les mains d’une Aes Sedai et de ces gars des Deux Rivières. »

Loial émit un son diplomatique mais que Min prit apparemment pour un acquiescement.

« Oui, reprit-elle d’un ton catégorique. J’étais là, vivant ma vie à Baerlon selon ma fantaisie quand, soudain, j’ai été saisie par la peau du cou et emportée la Lumière sait où. Bref, j’aurais aussi bien pu avoir trépassé. Ma vie ne m’appartient plus depuis que j’ai rencontré Moiraine. Et ces paysans des Deux Rivières. » Elle roula les yeux en direction de Perrin ; avec une grimace moqueuse. « Tout ce que je voulais, c’était vivre comme cela me plaisait, tomber amoureuse de l’homme que j’aurais choisi… » Ses joues s’empourprèrent subitement et elle s’éclaircit la gorge. « Ce que je veux dire, c’est quel mal y a-t-il à vouloir vivre sa vie sans tout ce bouleversement ?

— Les Ta’veren », commença Loial. Perrin eut un geste de la main pour l’inciter à s’arrêter, mais on pouvait rarement freiner l’Ogier et encore moins le faire taire quand un de ses enthousiasmes l’empoignait. Il était considéré comme extrêmement irréfléchi, selon les critères ogiers. Loial fourra son livre dans une poche de sa tunique et poursuivit, en gesticulant avec sa pipe. « Nous tous, toutes nos vies, nous affectons la vie des autres, Min. À mesure que la Roue du Temps nous insère dans son Dessin, le fil-vie de chacun de nous entraîne et tire les fils-vies autour de nous. Il en est de même pour les Ta’veren mais à un degré plus grand, beaucoup plus intense. Ils tirent sur le Dessin entier – pour un temps, en tout cas – et le forcent à se tisser autour d’eux. Plus on est proche, plus on est touché dans son existence personnelle. Il est dit que si l’on se trouvait dans la même pièce qu’Artur Aile-de-Faucon on sentirait le Dessin se remanier. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je l’ai lu. Toutefois, cela ne se produit pas seulement à sens unique. Les Ta’veren eux-mêmes sont insérés dans un dessin plus strict que le reste d’entre nous, avec moins de choix. »

Perrin tiqua. Bougrement peu des choix qui comptent.

Min secoua la tête. « Je voudrais seulement qu’ils ne soient pas obligés de se montrer si… si fichtrement Ta’veren tout le temps. Des Ta’veren qui tirent d’un côté et des Aes Sedai qui s’en mêlent de l’autre. Quelle chance reste-t-il à une simple femme ? »

Loial haussa les épaules. « Bien petite, je suppose, aussi longtemps qu’elle demeure à proximité de Ta’veren.

Comme si j’avais le choix, grommela Min.

— C’était votre bonne fortune – ou votre infortune, si vous le considérez comme ça – de vous associer avec non pas un mais trois Ta’veren. Rand, Mat et Perrin. En ce qui me concerne, j’estime que c’est un très grand bonheur, et je le penserais même s’ils n’étaient pas mes amis. Je crois que je pourrais même… » L’Ogier les regarda, subitement intimidé, les oreilles frémissantes. « Vous ne rirez pas, c’est promis ? Je crois que j’écrirai un livre sur le sujet, un de ces jours. J’ai pris des notes. »

Min sourit, d’un sourire chaleureux, et les oreilles de Loial s’immobilisèrent, toutes droites. « C’est une merveilleuse idée, déclara Min. N’empêche que certains d’entre nous ont l’impression d’être manipulés comme des marionnettes par ces Ta’veren.

Je n’ai pas demandé à l’être ! s’exclama Perrin. Je ne l’ai pas cherché. »

Elle continua comme s’il n’avait rien dit. « Est-ce ce qui vous est arrivé, Loial ? Est-ce pour cela que vous voyagez avec Moiraine ? Je sais que vous autres Ogiers ne quittez presque jamais votre stedding. Est-ce qu’un de ces Ta’veren vous a traîné à sa suite ? »

Loial se plongea dans la contemplation de sa pipe. « Je voulais seulement voir les bosquets plantés par les Ogiers, marmotta-t-il. Rien que voir les bosquets. » Il jeta un coup à Perrin comme s’il lui demandait son aide, mais Perrin se contenta d’arborer un large sourire.

Voyons comment le fer se cloue sur votre sabot. Il n’était pas au courant de toute l’histoire, mais il savait que Loial s’était enfui. Selon les critères des Ogiers, bien qu’ayant quatre-vingt-dix ans, il n’avait pas encore l’âge de quitter le stedding – aller Au-Dehors, cela s’appelait – sans la permission des Anciens. Les Ogiers avaient une très grande durée de vie par rapport aux humains. Loyal avait dit que les Anciens ne seraient pas de la meilleure humeur du monde quand ils remettraient la main sur lui. Il avait l’air résolu à retarder autant que possible ce moment.

Un remous se produisit parmi les guerriers du Shienar, des hommes se relevaient. Rand sortait du chalet de Moiraine.

Même à cette distance, Perrin le distinguait nettement : un jeune homme aux cheveux tirant sur le roux avec des yeux gris. Il avait le même âge que Perrin et l’aurait dépassé d’une demi-tête s’ils s’étaient trouvés côte à côte, toutefois Rand était plus svelte, encore que doté d’une belle carrure. Une broderie d’épines dorées courait sur les manches de sa tunique rouge à haut col droit et, sur la poitrine de sa cape foncée, figurait la même créature que sur la bannière, le serpent à quatre pattes avec la crinière dorée. Rand et lui avaient grandi ensemble en amis. Sommes-nous toujours amis ? Pouvons-nous l’être ? Maintenant ?

Les hommes du Shienar s’inclinèrent avec ensemble, la tête haute mais les mains aux genoux. « Seigneur Dragon, cria Uno, nous sommes prêts. C’est un honneur de servir. »

Uno, qui ne savait guère prononcer une phrase sans y insérer une imprécation, s’exprimait à présent avec le plus grand respect. Les autres lui firent écho. « Un honneur de servir. » Masema qui voyait le mal partout et dont les yeux brillaient à présent d’une dévotion absolue ; Ragan ; tous attendant un ordre si en donner était le bon plaisir de Rand.

Du haut du flanc de la pente, Rand les contempla un instant, puis se détourna et disparut entre les arbres.

« Il a encore discuté avec Moiraine, dit Min à mi-voix. Toute la journée, cette fois-ci. »

Perrin ne fut pas surpris, cependant il ressentit encore un léger choc. Discuter avec une Aes Sedai. Toutes les histoires de son enfance lui revinrent. Les Aes Sedai, qui faisaient danser trônes et nations au bout de leurs fils invisibles. Les Aes Sedai dont le cadeau avait toujours un hameçon à l’intérieur, dont le prix était toujours plus modique que vous le croyiez, cependant se révélant plus élevé que vous ne l’imaginiez. Les Aes Sedai dont la colère pouvait bouleverser le sol et commander à l’éclair. Quelques-uns des récits étaient faux, il le savait maintenant. Et en même temps ils n’en relataient pas la moitié.

« Mieux vaut que j’aille le rejoindre, dit-il. Après leurs discussions, il a toujours besoin d’avoir quelqu’un à qui parler. » Et, à part Moiraine et Lan, il n’y avait qu’eux trois – Min, Loial et lui – qui ne considéraient pas Rand comme au-dessus des rois. Et des trois seul Perrin le connaissait d’avant.

Il gravit la pente à grands pas, ne s’arrêtant que pour jeter un coup d’œil à la porte close du chalet de Moiraine. Leya devait être à l’intérieur, ainsi que Lan. Le Lige ne s’éloignait que rarement de l’Aes Sedai.

La cabane de Rand, beaucoup plus petite, était située légèrement en contrebas, loin de toutes les autres. Il avait essayé de vivre parmi les autres hommes, mais leur constante vénération l’avait rebuté. Il se tenait dès lors à l’écart. Trop replié sur lui-même, de l’avis de Perrin. Toutefois, il était sûr que Rand ne se dirigeait pas en ce moment vers sa cabane.

Perrin se hâta vers un versant de la vallée en forme de cuvette qui se dressait subitement à pic – un escarpement de cinquante pas de haut, lisse à l’exception de broussailles rustiques qui s’y accrochaient avec ténacité çà et là. Il connaissait parfaitement l’endroit où s’amorçait une fente dans la roche grise, une ouverture à peine plus large que ses épaules. Avec seulement un ruban de clarté de fin d’après-midi au-dessus de la tête, c’était comme d’avancer dans un tunnel.

Elle s’étendait sur quatre cents toises, cette fissure, et débouchait tout soudain sur un vallon étroit, qui avait moins d’un quart de lieue de long, au fond couvert de pierrailles et de rochers, et même ses parois abruptes étaient entièrement boisées de hautes futaies de lauréoles, de pins et de sapins. Le soleil descendu au ras des cimes projetait de longues ombres. Les parois de ce val étaient ininterrompues à part la fissure et aussi à pic que si une hache géante s’était abattue dans les montagnes. Il pouvait être défendu encore plus facilement que la cuvette par une poignée d’hommes, mais il n’avait ni source ni torrent. Personne n’y venait. Excepté Rand, après ses discussions avec Moiraine.

Rand se tenait non loin de la fissure, adossé au tronc rugueux d’un lauréole, le regard fixé sur la paume de ses mains. Perrin savait qu’il y avait sur chacune d’elles un héron imprimé au fer rouge dans sa chair. Rand ne bougea pas quand la botte de Perrin grinça sur le sol pierreux.

Soudain, Rand commença à réciter à voix basse, sans lever les yeux de ses mains :

Par deux fois et deux fois encore il sera marqué,

Deux fois pour vivre et deux fois pour mourir.

Une fois du héron, pour préparer sa voie,

Deux fois du héron, pour le bien désigner.

Une fois du Dragon, pour les souvenirs perdus,

Deux fois du Dragon, pour le prix qu’il doit payer.

Avec un frisson, il fourra ses mains sous ses bras. « Mais pas encore de Dragons. » Il eut un ricanement rauque. « Pas encore. »

Pendant un instant, Perrin se contenta de le regarder. Un homme qui pouvait canaliser le Pouvoir Unique. Un homme voué à devenir fou à cause de la corruption qui avait souillé le saidin, la moitié mâle de la Vraie Source, et certain de détruire tout autour de lui dans sa folie. Un homme – une chose ! – que tout le monde avait appris dès l’enfance à mépriser et à craindre. Seulement… c’était difficile de cesser de voir en lui le garçon avec qui il avait grandi. Comment cesse-t-on d’être l’ami de quelqu’un ? Perrin choisit un petit rocher au sommet plat et, s’asseyant, attendit.

Au bout d’un moment, Rand tourna la tête pour le regarder. « Penses-tu que Mat est rétabli ? Il avait l’air tellement malade la dernière fois que je l’ai vu.

« Il doit se porter comme un charme à l’heure qu’il est. » Il devrait être maintenant à Tar Valon. On le guérira là-bas. Et Nynaeve et Egwene l’empêcheront de se fourrer dans un mauvais pas. Egwene et Nynaeve, Rand et Mat et Perrin. Tous les cinq du bourg du Champ d’Emond, au pays des Deux Rivières. Peu de gens de l’extérieur se rendaient aux Deux Rivières, excepté des colporteurs de temps en temps et, une fois l’an, des négociants pour acheter de la laine et du tabac. Presque aucun natif de là-bas n’en était jamais parti. Jusqu’à ce que la Roue du Temps ait choisi ses Ta’veren et que cinq modestes paysans ne puissent plus demeurer où ils étaient. Ne puissent plus être ce qu’ils avaient été.

Rand hocha la tête et garda le silence.

« Dernièrement, dit Perrin, je me suis surpris à souhaiter être encore un forgeron. Est-ce que tu… Regrettes-tu de ne plus être encore un simple berger ?

— Le devoir, murmura Rand entre ses dents. La mort est plus légère qu’une plume, le devoir plus lourd qu’une montagne. C’est ce qu’on dit au Shienar. Le Ténébreux se manifeste. La Dernière Bataille est proche. Et le Dragon Réincarné doit affronter le Ténébreux dans cette Dernière Bataille, sinon l’Ombre s’étendra sur tout. La Roue du Temps sera brisée. Toutes les Ères remodelées à l’image du Ténébreux. Il n’y a que moi. » Il éclata d’un rire sans joie qui lui secoua les épaules. « Ce devoir m’incombe parce qu’il n’y a personne d’autre, n’est-ce pas vrai ? »

Perrin remua avec malaise. Ce rire avait un accent découragé qui lui donna la chair de poule. « Si j’ai bien compris, tu as de nouveau discuté avec Moiraine. De la même chose. »

Rand prit une profonde aspiration entrecoupée. « Ne discutons-nous pas toujours de la même chose ? Ils sont là-bas, dans la Plaine d’Almoth et la Lumière sait où encore ailleurs. Par centaines. Par milliers. Ils ont embrassé la cause du Dragon Réincarné parce que j’ai brandi cette bannière. Parce que je me suis laissé appeler le Dragon. Parce que je n’ai pas vu d’autre choix. Et ils sont en train de mourir. Ils se battent, ils cherchent l’homme qui est censé les conduire et prient pour lui. Ils meurent. Et je reste ici bien tranquille dans les montagnes tout l’hiver. Je… je leur dois… quelque chose.

— Tu crois que cela me réjouit l’âme ? Perrin se tourna vers lui avec irritation.

« Tu acceptes tout ce qu’elle te dit, riposta Rand d’un ton rageur. Tu ne lui tiens jamais tête.

— Cela t’a bien avancé de lui tenir tête. Tu as discuté tout l’hiver et tout l’hiver nous sommes demeurés là comme des empotés.

— Parce qu’elle a raison. » Rand rit de nouveau de ce rire qui donnait froid dans le dos. « Que la Lumière me brûle, elle a raison. Ils sont tous scindés en petits groupes égaillés d’un bout à l’autre de la Plaine, tous dans le Tarabon et l’Arad Doman. Si je rejoins l’un d’eux, les Blancs Manteaux, l’armée domani et les Tarabonais vont leur sauter dessus comme un canard sur un scarabée. »

Perrin faillit rire à son tour, dans son désarroi. « Si tu es d’accord avec elle, pourquoi au nom de la Lumière discutes-tu constamment ?

— Parce qu’il faut que je fasse quelque chose. Sinon je… je… j’éclaterai comme un melon pourri !

— Faire quoi ? Si tu écoutes ce qu’elle dit… »

Rand ne lui laissa pas une chance de déclarer qu’ils resteraient ici à perpétuité. « Moiraine dit ! Moiraine dit ! » D’une secousse. Rand, qui était encore appuyé à l’arbre, se redressa et se pressa la tête entre les mains. « Moiraine a quelque chose à dire sur tout ! Moiraine dit que je ne dois pas aller retrouver les hommes qui meurent en mon nom. Moiraine dit que je saurai quelle conduite adopter ensuite parce que le Dessin m’y forcera. Moiraine dit ! Seulement elle ne dit jamais comment je le saurai. Oh ! non, cela, elle ne le sait pas ! » Ses mains retombèrent le long de son corps et il se tourna vers Perrin, la tête penchée de côté et les paupières plissées. « Parfois, j’ai l’impression que Moiraine se sert de moi comme d’un étalon de concours de Tear exécutant les pas appris pendant son dressage. N’as-tu jamais ressenti cela ? »

Perrin se passa la main à travers sa chevelure touffue. « Je… Quoi que ce soit qui nous pousse ou nous entraîne, je sais qui est l’ennemi, Rand.

— Ba’alzamon », murmura Rand. Un nom ancien pour le Ténébreux. Dans la langue trolloque, il signifiait Cœur des Ténèbres. « Et je dois l’affronter, Perrin. » Ses yeux se fermèrent dans une grimace moitié sourire moitié crispation de souffrance. « Que la Lumière m’assiste, la moitié du temps je souhaite que cela se produise maintenant, pour en finir, et l’autre moitié… Combien de fois puis-je réussir à… Ô Lumière, cela m’attire tellement. Qu’arrivera-t-il si je ne peux pas… si je… » Le sol trembla.

« Rand ? » dit Perrin d’un ton soucieux.

Rand frissonna ; en dépit du froid, il y avait de la sueur sur son visage. Ses yeux étaient toujours étroitement clos. « Oh ! Lumière, gémit-il, l’attirance est si forte. »

Soudain la terre se souleva sous Perrin, et la vallée résonna d’un énorme grondement. On aurait dit que le sol avait été tiré brutalement de dessous ses pieds. Il tomba – ou la terre bondit à sa rencontre. La vallée trembla comme si une main énorme avait plongé du ciel pour l’arracher à la montagne. Perrin se cramponna au sol tandis que celui-ci tentait de le faire rebondir comme une balle. Des cailloux devant lui sautèrent et retombèrent, et la poussière s’éleva par vagues.

« Rand ! » Son hurlement fut perdu dans le mugissement furieux.

Rand était debout la tête rejetée en arrière, les paupières toujours étroitement fermées. Il ne semblait pas affecté par les secousses du sol qui l’inclinaient tantôt sous un angle tantôt sous un autre. Il ne perdit pas l’équilibre une seconde, quel que fût le ballottement auquel il était soumis. Perrin ne l’aurait pas affirmé, bouleversé comme il l’était, mais il eut l’impression que Rand souriait d’un sourire triste. Les arbres s’agitaient à la façon de fléaux et le lauréole se fendit soudain en deux, la plus grande partie de son tronc s’abattant à moins de trois pas de Rand. Il ne le remarqua pas plus qu’il n’avait conscience du reste.

Perrin s’efforça péniblement d’emplir ses poumons. « Rand, pour l’amour de la Lumière ! Rand, arrête ! »

Aussi brusquement que cela s’était déclenché, ce fut fini.

Une branche affaiblie se détacha d’un chêne rabougri avec un craquement sonore. Perrin se releva lentement, en toussant. De la poussière flottait en l’air, particules scintillantes dans les rayons du soleil couchant.

Rand regardait à présent dans le vide, la poitrine haletante comme s’il avait couru pendant trois lieues. Pareil phénomène ne s’était encore jamais produit, ni rien lui ressemblant tant soit peu.

« Rand, dit Perrin d’une voix prudente, qu’est-ce… »

Rand semblait toujours regarder dans le vide. « Il est toujours là. Qui m’appelle. Qui m’attire. Le saidin. La partie masculine de la Vraie Source. Parfois, je ne peux m’empêcher de chercher à l’atteindre. » Il esquissa le geste de cueillir quelque chose en l’air et reporta son regard sur son poing fermé. « Je sens la souillure avant même que le contact s’établisse. La corruption du Ténébreux. Comme une mince couche d’abomination qui s’efforce de masquer la Lumière. Cela me retourne l’estomac, mais je ne peux pas me retenir. J’en suis incapable ! Seulement, parfois, je cherche ce contact et c’est comme d’essayer d’attraper de l’air. » Sa main vide s’ouvrit et il eut un rire amer. « Et si cela arrive quand se déclenchera la Dernière Bataille ? Si je ne rencontre rien quand je voudrais atteindre le saidin ?

En tout cas, tu as attrapé quelque chose, cette fois-ci, dit Perrin d’une voix enrouée. Qu’est-ce que tu faisais ? »

Rand regarda autour de lui comme s’il apercevait les choses pour la première fois. Le lauréole abattu et la branche brisée. Les dégâts, Perrin le constata, étaient étonnamment restreints. Il s’était attendu à des failles béantes dans la terre. Le mur d’arbres semblait presque intact.

« Ce n’était pas mon intention. Cela s’est passé comme si en essayant de tourner une cannelle je l’avais arrachée entièrement du tonneau. Le saidin… il m’a envahi. J’ai dû le renvoyer quelque part avant qu’il me consume, mais je… je ne voulais pas cela. »

Perrin secoua la tête. À quoi bon lui dire de s’efforcer de ne pas recommencer ? Il en sait à peine plus que moi sur ce qu’il fait. Il se contenta de : « Il y en a suffisamment qui souhaitent te voir mort – et nous autres avec – sans que tu exécutes le travail pour eux. » Rand n’eut pas l’air d’entendre. « Mieux vaut retourner au camp. La nuit va bientôt tomber et je ne sais pas si tu es comme moi, mais j’ai faim.

— Comment ? Oh ! pars donc devant, Perrin. Je te suis dans une minute. J’ai envie de rester seul encore un peu. »

Perrin hésita, puis se dirigea à regret vers la fissure dans la paroi du vallon. Il s’arrêta quand Rand reprit la parole.

« Rêves-tu quand tu dors ? De bons rêves ?

— Quelquefois, répondit Perrin avec circonspection. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce que je rêve. » Il avait appris à protéger sa faculté de rêver.

« Ils sont toujours là, les rêves », reprit Rand, si bas que c’est à peine si Perrin l’entendit. « Peut-être nous préviennent-ils. D’événements réels. » Il se tut, méditatif.

« Le dîner est prêt », dit Perrin, mais Rand était absorbé par ses pensées. Finalement, Perrin tourna les talons et le laissa planté là.

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