27 Le Tel’aran’rhiod

La chambre qui avait été attribuée à Egwene, sur la galerie où étaient logées Nynaeve et Élayne, ne différait guère de celle de Nynaeve. Son lit était tant soit peu plus large, la table légèrement plus petite. Son bout de tapis avait des fleurs au lieu de volutes. C’est tout. Après la résidence des novices, c’était pratiquement palatial, mais quand les trois s’y réunirent tard dans la soirée, Egwene aurait bien aimé être de nouveau dans la galerie des novices, sans anneau à son doigt et sans bandes au bas de sa robe. Les autres paraissaient aussi anxieuses.

Elles avaient travaillé dans les cuisines pour deux repas encore et, entre-temps, s’étaient efforcées de comprendre la signification de ce qu’elles avaient trouvé dans le débarras. Était-ce un piège, ou une tentative pour égarer les recherches ? L’Amyrlin était-elle au courant et, si oui, pourquoi n’en avait-elle pas parlé ? Discuter n’avait pas apporté de réponses, et l’Amyrlin ne s’étant pas montrée elles n’avaient pas pu l’interroger.

Vérine était entrée dans les cuisines après le repas de midi, clignant des paupières comme si elle se demandait pourquoi elle était là. Quand elle aperçut Egwene et les deux autres à genoux au milieu des chaudrons et des marmites, elle donna l’impression d’être surprise pendant un instant, puis alla les rejoindre et demanda, assez fort pour que tout le monde entende : « Avez-vous découvert quelque chose ? »

Élayne, enfoncée jusqu’aux épaules dans une énorme marmite à soupe, se cogna la tête contre le bord en s’extirpant à reculons de cette marmite. Ses yeux bleus semblaient lui manger la figure.

« Rien que de la graisse et de la sueur, Aes Sedai », dit Nynaeve. La secousse qu’elle imprima à sa natte laissa une tache savonneuse et grasse sur ses cheveux noirs, et elle tiqua.

Vérine hocha la tête comme si c’était la réponse qu’elle attendait. « Eh bien, continuez à chercher. » Elle jeta de nouveau un coup d’œil circulaire dans la cuisine comme étonnée d’être là, puis elle partit.

Alanna se rendit aussi aux cuisines après le déjeuner pour prendre une jatte de grosses groseilles à maquereau vertes et un pichet de vin, et Élaida, puis Sheriam survinrent après le souper, ainsi qu’Anaiya.

Alanna avait demandé à Egwene si elle avait envie d’en connaître davantage sur l’Ajah Verte et s’était enquise de la date à laquelle elles allaient reprendre leurs cours. Que les Acceptées choisissent leurs sujets d’études et leur rythme pour s’y consacrer ne signifiait pas qu’elles étaient autorisées à rester les bras croisés. Les premières semaines seraient pénibles, bien sûr, mais elles devaient choisir ou le choix serait fait pour elles.

Élaida se contenta de les toiser, l’air sévère, les mains sur les hanches, et Sheriam de même dans une pose quasi identique. Anaiya également, mais avec une mine soucieuse. Jusqu’à ce qu’elle remarque le coup d’œil que les jeunes Acceptées lui jetaient. Alors son expression égala celles qu’avaient arborées avant elle Élaida et Sheriam.

Aucune de ces visites ne tirait à conséquence pour autant qu’Egwene était capable d’en juger. La Maîtresse des Novices était évidemment en droit d’effectuer un contrôle sur ce qu’elles faisaient comme sur le travail des novices affectées aux cuisines, et Élaida avait une bonne raison de surveiller la Fille-Héritière d’Andor. Egwene s’efforça de ne pas réfléchir à l’intérêt que l’Aes Sedai avait manifesté pour Rand. Quant à Alanna, elle n’était pas la seule Aes Sedai à venir chercher un plateau à remporter dans son appartement plutôt que de manger avec les autres. La moitié des Sœurs de la Tour étaient trop occupées pour songer aux repas, trop occupées pour prendre le temps de dire à une servante de monter un plateau. Et Anaiya… ? Anaiya pouvait fort bien s’inquiéter pour sa Rêveuse. Non pas qu’elle tenterait quoi que ce soit pour alléger une punition infligée par l’Amyrlin en personne. Oui, c’était peut-être ce qui avait incité Anaiya à venir. Peut-être bien.

En suspendant sa robe dans l’armoire, Egwene se dit encore une fois que même la gaffe de Vérine pouvait être parfaitement naturelle ; la Sœur Brune était souvent distraite. Si c’était une erreur due à la préoccupation. Assise au bord de son lit, elle remonta sa chemise et se mit à rouler ses bas pour les ôter. Elle commençait à avoir presque autant horreur du blanc que du gris.

Nynaeve se tenait devant la cheminée, l’aumônière d’Egwene dans une main, tirant sur sa natte. Élayne était assise à la table et bavardait nerveusement, histoire de meubler le silence.

« L’Ajah Verte, annonça la jeune fille aux cheveux blonds pour ce qu’Egwene pensa être la vingtième fois depuis midi. Je crois que je choisirai l’Ajah Verte, Egwene. De cette façon, je peux avoir trois ou quatre Liges, peut-être en épouser un. Qui vaudrait mieux qu’un Lige comme Prince Consort d’Andor ? À moins que ce ne soit… » Elle laissa s’éteindre sa voix en rougissant.

Egwene éprouva le pincement d’une jalousie qu’elle croyait avoir étouffée depuis longtemps, une jalousie mêlée aussi de sympathie. Par la Lumière, comment me montrer jalouse alors que je suis incapable de regarder Galad sans frissonner et me sentir fondre, les deux à la fois ? Rand était mien, mais plus maintenant. Je voudrais pouvoir te le donner, Élayne, mais il n’est destiné ni à toi ni à moi, j’en ai le pressentiment. C’est peut-être parfait pour la Fille-Héritière d’Andor d’épouser un homme du peuple, pour autant qu’il est originaire d’Andor, mais pas de se marier avec le Dragon Réincarné. Elle laissa les bas choir par terre, en se disant qu’il y avait ce soir plus important à se soucier que d’avoir de l’ordre. « Je suis prête, Nynaeve. »

Nynaeve lui tendit l’aumônière et une mince et longue lanière de cuir. « Peut-être cela fonctionnera-t-il pour plus d’une personne à la fois. Je pourrais… t’accompagner, peut-être.

Egwene laissa glisser l’anneau de pierre dans sa paume, enfila dedans la lanière de cuir, puis l’attacha autour de son cou. Les zébrures et mouchetures de bleu, de brun et de rouge ressortaient avec plus d’éclat sur le blanc de sa chemise. « Et laisser Elayne seule pour veiller sur nous deux ? Alors que nous risquons que l’Ajah Noire nous ait repérées ?

— J’en suis parfaitement capable, riposta Elayne avec énergie. Ou laisse-moi aller avec toi et que Nynaeve monte la garde. Elle est la plus forte d’entre nous quand elle est en colère et, s’il y a besoin d’une protection, sois sûre qu’elle s’en chargera. »

Egwene secoua négativement la tête. « Et si cela ne fonctionne pas pour deux ? Et si le fait que nous tentions l’expérience à deux empêche que cela réussisse ? Nous ne le saurions même pas avant de nous réveiller et alors nous aurions gâché la nuit pour rien. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre même une nuit si nous voulons les rattraper. Nous ne sommes déjà que trop loin derrière elles. » C’était des raisons valables, et elle en était convaincue, mais il y en avait une autre, qui lui tenait encore plus à cœur. « D’ailleurs, je me sentirais plus à l’aise de savoir que vous deux veillez sur moi, au cas où… »

Elle n’avait pas envie de le formuler à haute voix. Au cas où quelqu’un viendrait pendant qu’elle serait endormie. Les Hommes Gris. L’Ajah Noire. Une de ces choses qui avaient transformé la Tour Blanche de havre de paix en sombre forêt pleine d’invisibles chausse-trapes et de pièges. Quelque chose survenant pendant qu’elle serait là gisante et impuissante. L’expression de ses compagnes témoigna qu’elles avaient compris.

Pendant qu’elle s’allongeait sur le lit et tassait un oreiller de plumes sous sa tête, Elayne plaça les fauteuils un de chaque côté du lit. Nynaeve souffla les chandelles une par une puis, dans le noir, prit place dans un des fauteuils. Elayne s’installa dans l’autre.

Egwene ferma les yeux et tenta de se concentrer sur des pensées incitant au sommeil ; mais elle avait trop conscience de cet objet qui reposait entre ses seins. Bien plus que de ce qui restait encore endolori à la suite de sa visite au bureau de Sheriam. L’anneau lui paraissait à présent peser autant qu’une brique et les évocations de son foyer et d’étangs tranquilles fuyaient devant ce qui s’imposait à sa mémoire. Le Tel’aran’rhiod. Le Monde Invisible. Le Monde des Rêves. Qui attendait à l’autre lisière du sommeil.

Nynaeve se mit à fredonner tout bas. Egwene reconnut un air sans paroles, sans nom, que sa mère avait coutume de lui chantonner à bouche fermée quand elle était petite. Quand elle était couchée dans son lit, dans sa propre chambre, avec un oreiller douillet et de chaudes couvertures, avec les arômes mélangés de l’huile de rose et de pain chaud émanant de sa mère, et… Rand, comment vas-tu ? Perrin ! Qui était-elle ? Le sommeil survint.

Elle était debout au milieu de collines accidentées couvertes de fleurs des champs et parsemées de petits bosquets d’arbres feuillus dans les vallons et sur les crêtes. Des papillons voletaient au-dessus des corolles, leurs ailes lançant des éclairs jaunes, bleus et verts, et non loin de là deux alouettes chantaient l’une pour l’autre. Juste ce qu’il fallait de nuages blancs duveteux planaient dans le ciel bleu tendre, la brise gardait ce délicat équilibre entre fraîcheur et tiédeur qui ne se manifestait au printemps que lors de quelques jours exceptionnels. C’était une journée trop parfaite pour n’être pas autre chose qu’un rêve.

Elle regarda sa robe et rit de plaisir. Exactement sa teinte favorite de soie bleu ciel, à taillades blanches dans la jupe – qui devint verte comme elle fronçait un instant les sourcils – avec des rangées de petites perles cousues le long des manches et en travers du corsage. Elle avança un pied juste pour jeter un coup d’œil à la pointe d’une pantoufle de velours. La seule note discordante était l’anneau tordu en pierre multicolore suspendu à son cou par un lien de cuir.

Elle prit l’anneau dans sa main et en eut la respiration coupée. Il était aussi léger qu’une plume. Si elle le lançait en l’air, elle était sûre qu’il s’envolerait comme du duvet de chardon. Elle ne savait pas pourquoi, elle n’en avait plus peur. Elle l’inséra à l’intérieur de son décolleté pour le mettre à l’abri.

« Voici donc le Tel’aran’rhiod de Vérine, dit-elle. Le Monde des Rêves de Corianine Nedeal. Il ne me semble pas dangereux. » Pourtant Vérine l’avait affirmé. Ajah Noire ou non, Egwene ne voyait pas comment une Aes Sedai pouvait mentir ouvertement. Elle peut s’être trompée. Cependant, elle ne le croyait pas.

Simplement pour vérifier si c’était possible, elle s’ouvrit au Pouvoir Unique. La saidar l’envahit. Même ici, la saidar était présente. Elle en canalisa le flux légèrement, avec délicatesse, le dirigea dans la brise, envoyant les papillons décrire des spirales palpitantes de couleur, des cercles rattachés à d’autres cercles.

Brusquement elle laissa aller la saidar. Les papillons reprirent leurs ébats, nullement troublés par leur brève aventure. Les Myrddraals et autres Engeances de l’Ombre pouvaient détecter quelqu’un qui canalise. Regardant autour d’elle, elle imaginait mal ces êtres-là en pareil lieu, mais qu’elle soit incapable de l’imaginer n’impliquait pas qu’ils ne s’y trouvaient pas. Et l’Ajah Noire était en possession de tous ces ter’angreals étudiés par Corianine Nedeal. C’était un rappel angoissant de la raison pour laquelle elle était là.

« Je sais au moins que je peux canaliser, marmonna-t-elle. Je n’apprends rien à rester plantée ici. Peut-être que si j’explore… » Elle avança d’un pas…

… et se vit debout dans le couloir sombre et humide d’une auberge. Elle était fille d’aubergiste ; elle avait la certitude qu’il s’agissait d’une auberge. Pas un bruit ne se faisait entendre, et toutes les portes dans le couloir étaient closes. Au moment même où elle se demandait qui était derrière la simple porte en bois devant elle, le battant s’ouvrit silencieusement.

À l’intérieur, la pièce était nue, un vent froid entrait en gémissant par les fenêtres ouvertes et bousculait un tas de vieilles cendres dans l’âtre. Un gros chien était roulé en boule par terre, sa queue touffue rabattue sur le nez, entre la porte et un épais pilier en pierre brute noire qui se dressait au milieu de la chambre. Un grand jeune homme à la chevelure en broussaille était assis adossé au pilier, habillé seulement de ses sous-vêtements, la tête penchée comme s’il dormait. Une grosse chaîne noire entourait le pilier et sa poitrine, les bouts de cette chaîne serrés dans ses mains crispées. Qu’il fût endormi ou pas, ses muscles massifs se crispaient pour maintenir tendue cette chaîne, pour se retenir lui-même prisonnier contre le pilier.

« Perrin ? » dit-elle, incrédule. Elle avança dans la chambre. « Perrin, qu’est-ce qui t’arrive ? Perrin ! » Le chien s’étira et se dressa.

Ce n’était pas un chien, c’était un loup, entièrement noir et gris, ses lèvres retroussées sur de luisantes dents blanches, des yeux jaunes la regardant comme ils auraient regardé une souris. Une souris qu’il avait l’intention de manger.

Egwene recula précipitamment dans le couloir malgré elle.

« Perrin ! Réveille-toi ! Il y a un loup ! » Vérine avait dit que ce qui se produisait ici était réel, et avait montré la cicatrice pour le prouver. Les dents du loup avaient l’air grandes comme des couteaux. « Perrin ! Réveille-toi ! Dis-lui que je suis une amie ! » Elle appela à elle la saidar. Le loup s’approcha à pas comptés.

La tête de Perrin se redressa ; ses paupières s’ouvrirent avec une lenteur somnolente. Deux paires d’yeux dorés la dévisageaient. Le loup se ramassa pour bondir. « Sauteur ! cria Perrin, non ! Egwene ! »

La porte se referma brutalement devant sa figure et une obscurité totale l’enveloppa.

Elle ne voyait rien, mais elle sentait la sueur perler sur son front. Pas à cause de la chaleur. Ô Lumière, où suis-je ? Je n’aime pas cet endroit. Je veux me réveiller !

Un grésillement résonna, et elle eut un sursaut avant de reconnaître le chant d’un grillon. Une grenouille coassa dans le noir et un chœur de coassements lui répondit. À mesure que ses yeux s’adaptaient, elle distingua vaguement des arbres autour d’elle. Des nuages masquaient les étoiles, et la lune était un mince croissant.

Sur sa droite à travers les bois rougeoyait une lueur vacillante. Un feu de camp.

Elle réfléchit un instant avant de bouger. Désirer s’éveiller n’avait pas suffi pour assurer son départ du Tel’aran’rhiod, et elle n’avait encore rien découvert d’utile. Elle n’avait pas reçu le moindre mauvais coup. Jusqu’à présent, corrigea-t-elle avec un frisson. Cependant, elle n’avait aucune idée de qui – ou de quoi – était auprès de ce feu de camp. Ce pourrait être un Myrddraal. D’ailleurs, je ne suis pas habillée pour courir les bois. C’est cette dernière réflexion qui la décida ; elle se targuait de savoir quand elle disait des bêtises.

Elle respira à fond, rassembla ses jupes de soie et se rapprocha à pas de loup. Elle ne possédait peut-être pas l’habileté de Nynaeve à se déplacer dans la forêt, mais elle en savait assez pour éviter de marcher sur des brindilles sèches. Finalement, elle se risqua à jeter un coup d’œil autour du tronc d’un vieux chêne pour voir le feu de camp.

Il n’y avait là qu’un grand jeune homme assis qui regardait fixement les flammes. Rand. Ces flammes ne brûlaient pas du bois. Elles ne brûlaient rien qu’Egwene réussit à distinguer. Le feu dansait au-dessus d’un espace de terrain dénudé. Elle eut l’impression que les flammes ne roussissaient même pas le sol.

Avant qu’elle esquisse un mouvement, Rand leva la tête. Elle fut surprise de voir qu’il fumait la pipe, un mince ruban de fumée de tabac s’élevait du fourneau. Il avait l’air fatigué, terriblement fatigué.

« Qui est là ? questionna-t-il d’une voix forte. Vous avez assez fait craquer de feuilles sèches pour réveiller les morts, alors autant vous montrer. »

Egwene serra les lèvres, mais elle sortit de sa cachette. Je n’ai rien fait bruire du tout ! « C’est moi, Rand. N’aie pas peur. C’est un rêve. Je dois figurer dans tes rêves. »

Il fut debout si vite qu’elle s’arrêta net. Il avait d’une certaine manière l’air plus fort que dans son souvenir. Et un soupçon plus dangereux. Peut-être plus qu’un soupçon. Ses yeux gris-bleu donnaient l’impression de brûler comme un feu glacé.

« Crois-tu donc que je ne sais pas que c’est un rêve ? rétorqua-t-il d’un ton sarcastique. Je sais que cela ne le rend pas moins réel. » Il plongea dans l’obscurité un regard coléreux comme à la recherche de quelqu’un. « Combien de temps allez-vous essayer ? cria-t-il à la nuit. Combien de visages enverrez-vous ? Ma mère, mon père, maintenant elle ! Les jolies filles ne me séduisent pas par un baiser, même pas une que je connais ! Je vous renie, Père des Mensonges ! Je vous renie !

— Rand, dit-elle d’une voix hésitante. C’est Egwene. Je suis Egwene. »

Il y avait une épée dans ses mains, subitement, surgie de nulle part. Sa lame se constituait d’une seule flamme, légèrement incurvée et estampillée d’un héron. « Ma mère m’a donné du pain d’épice, dit-il d’une voix tendue, avec l’odeur répugnante du poison répandu dessus. Mon père avait un poignard pour mes côtes. Elle… elle offrait des baisers, et davantage. » Son visage luisait de transpiration ; son regard paraissait assez ardent pour embraser Egwene. « Qu’apportes-tu ?

— Tu vas m’écouter, Rand al’Thor, devrais-je pour cela m’asseoir sur toi. » Elle rassembla la saidar, canalisa les flots qui le captureraient dans un filet.

L’épée tournoya dans les mains de Rand, rugissant comme une fournaise.

Egwene émit un son étranglé et trébucha ; elle avait eu la sensation d’une corde trop tendue qui s’était brisée et se rabattait brutalement sur elle.

Rand rit. « J’apprends, vous voyez. Quand cela marche… » Il eut une grimace et s’avança vers elle. « Je peux supporter n’importe quel visage sauf celui-là. Sauf le sien, que la Lumière vous brûle. » L’épée fonça comme un éclair de feu.

Egwene s’enfuit.

Elle ne sut pas exactement ce qu’elle avait fait, mais elle se retrouva parmi les ondulations des collines sous un ciel ensoleillé, avec des alouettes qui chantaient et des papillons qui folâtraient. Elle eut une profonde aspiration tremblante.

J’ai appris… Quoi ? que le Ténébreux est toujours à la poursuite de Rand ? Je le savais déjà. Que peut-être le Ténébreux veut le tuer ? Ça c’est autre chose. À moins qu’il ne soit déjà devenu fou et raconte n’importe quoi. Ô Lumière, comment pourrais-je lui venir en aide ! Oh ! Lumière ! Rand !

Elle respira de nouveau profondément pour se calmer. « La seule façon de l’aider est de le neutraliser, murmura-t-elle entre ses dents. Autant aller le tuer. » Son estomac se crispa et se noua. « Jamais je ne ferai cela. Jamais ! »

Un cardinal s’était perché non loin de là sur un roncier, sa huppe se soulevant comme il penchait la tête pour l’examiner avec méfiance. Elle s’adressa à cet oiseau. « Eh bien, cela n’avance pas les choses de rester là à me parler à moi-même, hein ? Pas plus qu’à te parler à toi. »

Le cardinal s’envola comme elle esquissait un pas vers le buisson. Au pas suivant, il était encore une flèche rouge et disparut dans un hallier quand elle en fut au troisième pas.

Elle s’arrêta et repêcha l’anneau de pierre caché dans son corsage. Pourquoi ne changeait-il rien ? Tout avait changé si vite jusqu’à maintenant que c’est à peine si elle avait eu le temps de reprendre son souffle. Pourquoi pas maintenant ? À moins qu’il n’y ait une réponse ici même ? Elle inspecta les alentours avec hésitation. Les fleurs sauvages la narguaient et le chant des alouettes se moquait d’elle. Cet endroit ressemblait trop à ce qu’elle pouvait avoir imaginé.

Avec décision, elle resserra sa main autour du ter’angreal.

« Emmène-moi où j’ai besoin d’être. » Elle ferma les yeux et concentra son attention sur l’anneau. Il était en pierre, en somme ; la Terre devrait accorder à Egwene une certaine affinité avec lui. « Vas-y. Emmène-moi où il faut que je sois. » Une fois de plus, elle accueillit la saidar, infiltra un filet du Pouvoir dans l’anneau. Elle savait que diriger un flot de Pouvoir sur le ter’angreal n’était pas nécessaire pour qu’il agisse et elle ne tenta en rien de l’influencer. Elle se bornait à lui donner une plus grande quantité de Pouvoir à utiliser. « Emmène-moi où je peux obtenir une réponse. J’ai besoin de savoir ce que veut l’Ajah Noire. Conduis-moi à la réponse.

— Eh bien, vous avez enfin trouvé votre chemin, mon enfant. Toutes sortes de réponses ici. »

Les yeux d’Egwene s’ouvrirent brusquement. Elle se tenait dans une grande salle au vaste plafond en forme de coupole soutenu par une forêt de colonnes massives en grès rouge. Et suspendue en l’air il y avait une épée de cristal, luisant et scintillant tandis qu’elle tournait lentement sur elle-même. Egwene n’en était pas certaine, mais elle pensa que c’était peut-être bien l’épée que Rand tentait d’atteindre dans ce rêve. Cet autre rêve. Ce qui se passait présentement donnait un tel sentiment de réalité qu’elle devait se rappeler constamment qu’il s’agissait aussi d’un rêve.

Une vieille femme sortit des ombres d’une colonne, toute courbée et appuyée sur une canne en clopinant. La décrire en disant qu’elle était laide ne suffisait pas. Elle avait un menton pointu osseux, un nez plus osseux et pointu encore, et on aurait dit qu’il y avait davantage de verrues poilues sur son visage que de visage même.

« Qui êtes-vous ? » dit Egwene. Les seules personnes qu’elle avait vues jusqu’à présent dans le Tel’aran’rhiod, elle les connaissait déjà, mais elle ne pensait pas qu’elle aurait pu oublier cette pitoyable aïeule.

« Ce n’est que la pauvre vieille Silvie, ma Dame », répliqua la vieille femme d’une voix saccadée. En même temps, elle s’arrangea pour se pencher en avant dans un mouvement qui pouvait être une révérence ou peut-être aussi de serviles salamalecs. « Vous savez bien qui est la pauvre Silvie, ma Dame. Qui a servi fidèlement votre famille toutes ces années. Est-ce que cette face décatie vous effraie encore ? Ne vous laissez pas intimider par elle, ma Dame. Elle me sert, quand j’en ai besoin, autant qu’une plus jolie.

— Oui, sûrement, répliqua Egwene. C’est un visage énergique. Un bon visage. » Elle espéra que l’autre la croirait. Qui que soit cette Silvie, elle pensait apparemment connaître Egwene. Peut-être connaissait-elle aussi des réponses. « Silvie, vous avez parlé de réponses qu’on trouverait ici.

— Oh ! vous êtes venue au bon endroit pour des réponses, ma Dame. Le Cœur de la Pierre est plein de réponses. Et de secrets. Les Puissants Seigneurs ne seraient pas contents de nous voir là, ma Dame. Oh ! non. Nul autre que les Puissants Seigneurs ne pénètrent ici. Et les serviteurs, bien sûr. » Elle émit une espèce de rire chuintant espiègle. « Les Puissants Seigneurs ne balaient pas ni ne manient la serpillière. Mais qui voit un serviteur ?

— Quel genre de secrets ? »

Mais Silvie clopinait vers l’épée de cristal. « Des complots, dit-elle comme pour elle-même. Tous prétendent servir le Grand Seigneur et pendant ce temps ils combinent et complotent pour reconquérir ce qu’ils ont perdu. Chacun s’imagine qu’il ou elle est l’unique comploteur. Ishamael est un imbécile !

— Comment ! s’exclama Egwene. Qu’avez-vous dit à propos d’Ishamael ? »

La vieille femme se retourna, présentant un plissement malicieux et engageant des lèvres. « Simplement une expression qu’utilisent les pauvres gens, ma Dame. Cela désarme la puissance des Réprouvés. Vous donne de la satisfaction et de l’assurance. Même l’Ombre ne supporte pas d’être traitée d’imbécile. Essayez donc, ma Dame. Dites : Ba’alzamon est un imbécile ! »

Les lèvres d’Egwene faillirent esquisser un sourire. « Ba’alzamon est un imbécile ! Vous avez raison, Silvie. » C’est vrai que se moquer du Ténébreux était réconfortant. La vieille femme gloussa de rire. L’épée tournait juste derrière son épaule. « Silvie, qu’est-ce que c’est que ça ?

Callandor, ma Dame. Vous le savez, n’est-ce pas ? L’Épée-qui-ne-peut-pas-être-touchée. » D’un geste brusque, elle balança sa canne derrière elle ; à un pied de l’épée, la canne s’arrêta avec un bruit sec et rebondit en arrière. Le sourire de Silvie s’élargit. « L’Épée qui n’est pas une Épée, bien que guère soient nombreux ceux qui le savent. Ils y veillent, ceux qui l’ont mise là. Le Dragon Réincarné empoignera un jour Callandor et par ce geste même prouvera au monde qu’il est le Dragon. Lui en donnera la première preuve, en tout cas. Lews Therin revenu pour que le monde entier le voie et se prosterne devant lui. Ah ! les Puissants Seigneurs n’aiment pas l’avoir ici. Ils n’aiment rien de ce qui touche au Pouvoir. En seraient-ils capables qu’ils s’en débarrasseraient. En seraient-ils capables. Je suppose qu’il y en a d’autres qui voudraient s’en emparer, s’ils le pouvaient. Que ne donnerait pas un des Réprouvés pour avoir en main Callandor ? »

Egwene contempla l’épée scintillante. En admettant que les Prophéties concernant le Dragon soient exactes, que Rand soit le Dragon, comme le proclamait Moiraine, il la brandirait un jour, encore qu’elle ne comprit pas comment cela se réaliserait d’après le reste de ce qu’elle avait appris des Prophéties. Seulement, s’il existe un moyen de s’en saisir, peut-être que l’Ajah Noire le connaît. Auquel cas, j’arriverai à le découvrir aussi.

Avec précaution, elle usa du Pouvoir pour explorer ce qui soutenait et protégeait l’épée. Sa sonde toucha… quelque chose… et s’immobilisa. Egwene sentit lesquels des Cinq Pouvoirs avaient été utilisés. L’Air, le Feu, l’Esprit. Elle repéra le dessin complexe de l’armure tissée par la saidar, entrecroisée avec une force qui la stupéfia. Il y avait des vides dans cette texture, des espaces par où sa sonde se faufilerait. Quand elle essaya, ce fut comme d’attaquer de front la partie tissée la plus serrée. Elle comprit subitement ce que c’était, ce à travers quoi elle tentait de forcer un passage, et elle laissa sa sonde se dissoudre. La moitié de ce mur avait été tissée au moyen de la saidar ; l’autre moitié, la partie qu’elle n’avait pu percevoir ou toucher, avait été faite avec le saidin. Ce n’était pas cela à proprement parler – le mur formait un tout homogène –, mais l’explication s’en approchait. Un mur de pierre empêche une aveugle d’avancer aussi sûrement qu’une personne qui voit.

Des pas résonnèrent au loin. Des bruits de bottes.

Egwene n’aurait pas su dire combien il y en avait, ni de quelle direction ces bottes approchaient, mais Silvie sursauta et regarda aussitôt au milieu des colonnes. » Il vient encore la contempler, dit-elle entre ses dents. Qu’il veille ou qu’il dorme, il veut… » Elle parut se rappeler Egwene et arbora un sourire soucieux. « Il vous faut partir à présent, ma Dame. Il ne doit pas vous trouver ici, ni même savoir que vous êtes venue. »

Egwene reculait déjà entre les colonnes, et Silvie suivit, agitant les mains et brandissant sa canne. « Je m’en vais, Silvie. Je n’ai qu’à me rappeler le chemin. » Elle tâta l’anneau de pierre. « Ramène-moi dans les collines. » Rien ne se produisit. Elle canalisa un flux de Pouvoir ténu comme un cheveu dans l’anneau. « Ramène-moi dans les collines. » Les colonnes de pierre rouge l’entouraient toujours. Les bottes se rapprochaient, suffisamment pour que leurs claquements ne se confondent plus dans leurs échos.

« Vous ne savez pas comment on sort d’ici », conclut sans ambages Silvie, qui poursuivit presque dans un chuchotement patelin et moqueur à la fois, en vieille servante qui estime pouvoir prendre des libertés : « Oh, ma Dame, voilà un endroit dangereux où s’introduire quand on ignore comment le quitter. Venez, laissez la pauvre vieille Silvie vous conduire au-dehors. La pauvre vieille Silvie vous bordera saine et sauve dans votre lit, ma Dame. » Elle drapa ses deux bras autour d’Egwene, l’entraînant loin de l’épée. Non pas qu’Egwene eût besoin de beaucoup de persuasion. Les bottes s’étaient arrêtées ; il – qui que ce soit – était probablement en contemplation devant Callandor.

« Indiquez-moi seulement où aller, chuchota Egwene en réponse. Ou dites-le-moi. Pas besoin de me pousser. » Les doigts de la vieille femme se retrouvaient enlacés autour de l’anneau de pierre. « Ne touchez pas à cela, Silvie.

— Saine et sauve dans votre lit. »

La souffrance annihila le monde.


Avec un cri à arracher la gorge, Egwene se redressa dans le noir, la sueur ruisselant sur son visage. Pendant un instant, elle resta sans savoir où elle se trouvait, et ne s’en soucia pas. « Oh ! Lumière, gémit-elle, que ça fait mal. Oh ! Lumière, si mal ! » Elle passa les mains sur elle, certaine que sa peau devait être écorchée ou zébrée de coups de fouet pour qu’elle la sente tellement brûler, mais elle ne trouva pas une marque.

« Nous sommes là, dit la voix de Nynaeve dans l’obscurité. Nous sommes là, Egwene. »

Egwene se jeta vers la voix et noua ses bras autour du cou de Nynaeve dans un élan de soulagement. « Oh ! Lumière, je suis revenue. Lumière, je suis revenue.

— Elayne », dit Nynaeve.

Quelques instants après, une des chandelles donna un peu de clarté. Elayne marqua une pause, la chandelle dans une main et le copeau qu’elle avait enflammé avec le briquet à silex dans l’autre. Puis elle sourit, et toutes les chandelles de la pièce s’allumèrent. Elle s’arrêta devant la table de toilette et revint vers le lit avec une serviette humide et fraîche pour laver la figure d’Egwene.

« C’était pénible ? demanda-t-elle d’un ton soucieux. Tu ne bougeais pas. Tu ne murmurais pas un mot. Nous ne savions pas s’il fallait te réveiller ou non. »

Egwene tâtonna précipitamment pour enlever le lien de cuir d’autour de son cou et le précipita avec l’anneau de pierre à l’autre bout de la pièce. « La prochaine fois, dit-elle d’une voix haletante, nous déciderons d’un temps donné, après quoi vous me réveillerez. Réveillez-moi même s’il faut que vous me plongiez la tête dans une bassine d’eau ! » Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait décidé qu’il y aurait une prochaine fois. Te fourrerais-tu la tête dans la gueule d’un ours simplement pour prouver que tu n’as pas peur ? Recommencerais-tu parce que tu l’as fait une fois et n’en es pas morte ?

Toutefois, il ne s’agissait pas seulement de se prouver qu’elle n’avait pas peur. Elle avait peur et le savait, mais tant que l’Ajah Noire resterait en possession de ces ter’angreal étudiés par Corianine elle serait obligée de retourner là-bas. La question était : pourquoi l’Ajah Noire veut-elle les ter’angreal ? et Egwene avait la conviction que la réponse se trouvait dans le Tel’aran’rhiod. Si elle parvenait à trouver des réponses concernant l’Ajah Noire là-bas – peut-être même d’autres réponses aussi en supposant que soit vraie la moitié de ce qui lui avait été dit sur les Rêves – il fallait qu’elle y retourne. « Mais pas ce soir, dit-elle à mi-voix. Pas encore.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? questionna Nynaeve. Qu’as-tu… rêvé ? »

Egwene se recoucha et le leur raconta. En totalité, le seul détail qu’elle laissa de côté étant que Perrin avait parlé au loup. Elle ne dit rien du loup. Garder quelque chose par-devers elle vis-à-vis de Nynaeve et d’Elayne lui causait un léger sentiment de culpabilité, mais il s’agissait du secret de Perrin et c’était à lui d’en parler, ou de se taire s’il préférait, et non à elle. Le reste, elle l’exposa mot pour mot, décrivant tout. Quand elle eut fini, elle se sentit vidée.

« À part être fatigué, dit Elayne, avait-il l’air blessé ? Egwene, je ne peux pas croire qu’il te ferait jamais du mal. Non, je ne peux pas le croire.

— Rand, dit Nynaeve sèchement, devra s’occuper seul de sa petite personne pendant encore quelque temps. » Élayne rougit ; cela lui donnait l’air très jolie. Egwene prit conscience qu’Élayne était jolie en n’importe quelle circonstance, même en pleurant ou en astiquant des marmites. « Callandor, continua Nynaeve. Le Cœur de la Pierre. C’était indiqué sur le plan. Je pense que nous savons où est l’Ajah Noire. »

Élayne avait recouvré son assurance. « Cela ne change rien au piège, fut son commentaire. Si ce n’est pas une diversion, c’est un piège. »

Nynaeve eut un sourire dur. « La meilleure manière d’attraper quiconque a posé un piège est de faire fonctionner le piège et d’attendre la venue du piégeur. Ou de la piégeuse, en l’occurrence.

— Vous pensez aller à Tear ? » dit Egwene, et Nynaeve acquiesça d’un signe de tête.

« L’Amyrlin nous a laissé la bride sur le cou, apparemment. Nous prenons nos décisions nous-mêmes, vous vous souvenez ? Du moins savons-nous que l’Ajah Noire est à Tear et nous savons aussi qui chercher là-bas. Ici, notre seule possibilité est de rester assises à ruminer les soupçons que nous inspire tout le monde, à nous demander s’il y a dans les parages un autre Homme Gris. Je préfère être le chien de chasse plutôt que le lapin.

— Il faut que j’écrive à ma mère », dit Élayne. Quand elle vit l’expression de leurs regards, le ton de sa voix devint défensif. « J’ai déjà disparu une fois sans qu’elle sache où j’étais. Si je recommence… Vous ne connaissez pas le caractère de Maman. Elle est capable d’envoyer Gareth Bryne et l’armée entière à l’assaut de Tar Valon. Ou se mettre en quête de nous.

— Tu pourrais rester ici, suggéra Egwene.

— Non. Je ne vous laisserai pas partir toutes les deux sans moi. Et je ne vais pas demeurer ici à me demander si la Sœur qui me donne une leçon est une Amie du Ténébreux ou si c’est après moi qu’en aura le prochain Homme Gris. » Elle eut un petit rire. « Je me refuse à travailler aux cuisines alors que vous deux courrez l’aventure. Il suffit que j’avertisse ma mère que je quitte la Tour sur l’ordre de l’Amyrlin, afin qu’elle ne se mette pas en colère si des rumeurs lui reviennent aux oreilles. Je n’ai pas besoin de lui préciser où nous allons ni pourquoi.

— Ce sera sûrement plus sage, commenta Nynaeve. Serait-elle au courant en ce qui concerne l’Ajah Noire, il y a des chances qu’elle partirait à votre recherche. À ce propos, vous ne savez pas dans combien de mains passera votre lettre avant qu’elle lui parvienne, ni quels yeux auront l’occasion de la lire. Mieux vaut ne rien dire de ce que vous préférez garder ignoré.

— Voilà encore autre chose. » Élayne soupira. « L’Amyrlin ne sait pas que je suis l’une des vôtres. Il faut que je découvre un moyen d’envoyer cette lettre sans qu’elle ait une chance de la voir.

— Je vais y réfléchir. » Les sourcils de Nynaeve se froncèrent. « Peut-être une fois que nous serons en route. Vous pourriez la laisser à Aringill, en aval, si nous avons le temps de dénicher là-bas quelqu’un qui se rend à Caemlyn. La vue d’un de ces documents que nous a remis l’Amyrlin convaincra peut-être quelqu’un. Il nous faut espérer qu’ils auront aussi de l’effet sur les capitaines de bateaux, à moins que l’une de vous n’ait plus de monnaie que je n’en ai. »

Elayne secoua la tête tristement.

Egwene ne s’en donna même pas la peine. Ce qu’elles avaient possédé comme argent avait été totalement dépensé pendant le trajet depuis la Pointe de Toman, à l’exception de quelques pièces de cuivre. « Quand… » Elle dut s’interrompre pour s’éclaircir la gorge. « Quand partons-nous ? Ce soir ? »

Nynaeve parut y réfléchir un moment, mais finalement elle secoua la tête. « Tu as besoin de dormir, après… » Son geste engloba l’anneau de pierre qui gisait à l’endroit où il avait rebondi après avoir heurté le mur. « Nous laisserons encore une chance à l’Amyrlin de prendre contact avec nous. Lorsque nous en aurons terminé avec le petit déjeuner, vous deux emballerez ce que vous voulez emporter, mais ne vous encombrez pas. Rappelez-vous, il faut que nous quittions la Tour sans que l’on nous remarque. Si l’Amyrlin ne nous a pas donné signe de vie d’ici midi, j’ai l’intention d’être à bord d’un cargo, même si c’est nécessaire d’enfoncer ce laissez-passer dans la gorge du capitaine, avant que sonne l’heure de Prime. Qu’en dites-vous, toutes les deux ?

— C’est excellent », déclara Elayne d’un ton ferme, et Egwene commenta : « Ce soir ou demain, le plus tôt sera le mieux, à mon avis. » Elle espérait s’être montrée aussi assurée qu’Élayne.

— Alors nous serions sages de dormir un peu.

— Nynaeve, reprit Egwene d’une petite voix, je… je n’ai pas envie d’être seule, cette nuit. » Il lui en coûtait de le reconnaître.

« Moi non plus, dit Élayne. Je ne cesse de penser aux Sans-Âme. Je ne sais pas pourquoi, mais ils me font encore plus peur que l’Ajah Noire.

— Je crois bien, répliqua lentement Nynaeve, que je n’ai pas vraiment envie d’être seule, moi non plus. » Elle mesura du regard le lit où Egwene était étendue. « Il paraît assez large pour trois, si chacune garde ses coudes le long du corps. »

Peu après, comme elles bougeaient à la recherche d’une position où elles ne se sentiraient pas trop serrées, Nynaeve éclata soudain de rire.

« Qu’y a-t-il ? questionna Egwene. Vous n’êtes pas chatouilleuse à ce point-là.

— Je viens de penser à quelqu’un qui serait ravi d’emporter la lettre d’Élayne. Ravi également de quitter Tar Valon. En fait, j’en donnerais ma tête à couper. »

Загрузка...