51 Appât pour le filet

Nynaeve crut apercevoir du coin de l’œil un homme de haute taille, à la chevelure tirant sur le roux, avec un ample manteau marron, bien plus loin dans la rue ensoleillée mais, quand elle se retourna pour regarder sous le large bord du chapeau de paille bleu que lui avait donné Ailhuin, une charrette traînée par un bœuf s’était déjà lourdement interposée entre eux. Quand elle eut poursuivi cahin-caha son chemin, l’homme n’était nulle part en vue. Nynaeve était presque certaine que c’était l’étui en bois d’une flûte qu’il avait sur le dos, et ses habits ne ressemblaient en rien à la mode de Tear. Impossible que ce soit Rand. Que je rêve sans cesse de lui ne signifie pas qu’il va parcourir toute la distance depuis la Plaine d’Almoth.

Un des hommes pieds nus qui la dépassait en courant, avec les queues arrondies en faucille d’une douzaine de gros poissons dressées hors du panier attaché sur son dos, trébucha soudain, catapultant dans sa chute des poissons aux écailles d’argent par-dessus sa tête. Il atterrit à quatre pattes dans la boue, regardant d’un œil ébahi les poissons jaillis de son panier. Chacune des longues formes lisses se tenait toute droite, le museau planté dans la boue, en un cercle parfait. Même quelques passants en furent abasourdis. L’homme se releva lentement, de toute évidence inconscient de la boue qui le souillait. Laissant glisser les sangles de sa hotte, il la posa et commença à remettre les poissons dedans, secouant la tête et murmurant entre ses dents.

Nynaeve battit des paupières, mais ce qui l’occupait présentement était ce brigand à tête d’abruti, planté en face d’elle sur le seuil de sa boutique, avec des quartiers saignants de viande suspendus à des crochets derrière lui. Elle tira d’un coup sec sur sa natte et regarda le bonhomme droit dans les yeux.

« Très bien, dit-elle d’un ton sec, je l’achète mais, si c’est ce que vous comptez pour un aussi piètre morceau, vous n’aurez plus ma clientèle. »

Il haussa les épaules avec placidité en prenant ses pièces de monnaie, puis enveloppa le rôti de mouton gras dans un torchon qu’elle sortit du panier qu’elle avait au bras. Elle le foudroya du regard en déposant la viande enveloppée dans le panier, mais cela ne produisit aucun effet sur son vis-à-vis.

Elle vira sur ses talons pour s’éloigner à grands pas – et faillit tomber. Elle n’était pas encore habituée à ces socques ; elles collaient continuellement dans la boue et elle ne voyait pas comment s’y prenaient les gens qui en portaient. Elle espéra que ce soleil sécherait bientôt le sol, mais elle avait l’impression que la boue régnait de façon plus ou moins permanente dans le Maule.

Marchant avec précaution, elle retourna vers la demeure d’Ailhuin, en se parlant à voix basse. Les prix étaient exorbitants, la qualité inévitablement mauvaise et presque personne ne semblait s’en offusquer, ni les gens qui achetaient ni ceux qui vendaient. Ce fut un soulagement de passer à côté d’une femme qui apostrophait un marchand en agitant dans chaque main un fruit talé d’un jaune rougeâtre – Nynaeve ne savait pas ce que c’était ; ils avaient ici bon nombre de fruits et de légumes dont elle n’avait jamais entendu parler – et appelant tout le monde pour qu’on voie quel rebut vendait ce marchand, mais ce dernier se contentait de la regarder d’un air las, sans même se donner la peine de lui répondre.

Il y avait une certaine excuse pour les prix, elle le savait – Élayne avait expliqué cette histoire de céréales mangées par les rats dans les greniers parce que personne dans le Cairhien n’avait les moyens d’en acheter, et l’importance qu’avait pris le commerce des grains avec les Cairhienins depuis la Guerre des Aiels – mais rien ne justifiait la façon dont chacun semblait prêt à se coucher et mourir. Elle avait connu les récoltes dévastées par la grêle aux Deux Rivières et dévorées par les sauterelles, les moutons tués par la maladie de la langue-noire et le tabac anéanti à cause de celle de la tache-rouge de sorte qu’il n’y avait rien à vendre quand les négociants arrivaient de Baerlon. Elle se rappelait deux années à la suite où il n’y avait guère à manger à part de la soupe aux navets et de la vieille orge, et les chasseurs avaient eu de la chance quand ils rapportaient un lapin étique, mais les gens des Deux Rivières se relevaient quand ils avaient été abattus et se remettaient au travail. Les gens d’ici n’avaient eu qu’une mauvaise année, et leurs pêcheries et leurs autres commerces semblaient florissants. Ils l’énervaient. L’ennui, c’est qu’elle savait qu’elle devrait se montrer un peu patiente. Ces gens étaient bizarres avec des réactions bizarres et ce qu’elle prenait pour de la servilité craintive, eux semblaient le considérer comme naturel, même Ailhuin et Sandar. Elle devrait être capable de témoigner d’un minimum de patience.

Si elle le faisait pour eux, pourquoi pas pour Egwene ? Elle repoussa cette pensée. La petite se conduisait de façon détestable, se rebiffant devant les suggestions les plus indiscutables, soulevant des objections à propos des choses les plus raisonnables. Même quand le parti à prendre était évident, Egwene voulait être convaincue. Nynaeve n’était pas habituée à devoir convaincre les gens, et surtout pas des gens dont elle avait changé les couches. Qu’elle n’ait que sept ans de plus qu’Egwene ne comptait pas.

C’est tous ces mauvais rêves, se dit-elle. Je ne comprends pas ce qu’ils impliquent et maintenant ils nous obsèdent aussi, Élayne et moi, et je ne sais pas non plus ce que cela signifie, quant à Sandar il ne dit rien sinon qu’il cherche toujours et je me sens tellement contrariée que je… j’en cracherais ! Elle secoua sa tresse avec tant de vigueur qu’elle eut mal. Du moins avait-elle réussi à persuader Egwene de ne plus utiliser le ter’angreal, de le remettre dans son escarcelle au lieu de le porter constamment sur sa peau. Si l’Ajah Noire était dans le Tel’aran’rhiod… Elle refusait de penser à cette éventualité. Nous les découvrirons !

« Je les terrasserai, murmura-t-elle. Essayer de me vendre comme un mouton ! Me donner la chasse comme à un animal ! Je suis le chasseur, cette fois-ci, pas le lapin ! Cette Moiraine ! Si elle n’était jamais venue au Champ d’Emond, j’aurais pu en apprendre suffisamment à Egwene. Et Rand… j’aurais pu… j’aurais pu faire quelque chose. » Qu’elle sût que ni l’un ni l’autre n’était vrai ne lui servait à rien ; au contraire, cela empirait les choses. Elle haïssait Moiraine presque autant que Liandrin et l’Ajah Noire, peut-être autant qu’elle détestait les Seanchans.

Elle tourna au coin d’une rue et Juilin Sandar fut obligé de sauter de côté pour ne pas être renversé. Même habitué comme il l’était à marcher avec des socques, il faillit s’emmêler les pieds et n’évita de tomber le nez dans la boue que grâce à son bâton. Ce bois clair annelé était appelé bambou, Nynaeve l’avait appris, et il était plus solide qu’il n’en avait l’air.

« Maîtresse – heu – Maîtresse Maryim, dit Sandar en retrouvant son équilibre. Je… je vous cherchais. » Il lui adressa un sourire nerveux. « Êtes-vous fâchée ? Pourquoi me regardez-vous avec cet air sombre ? »

Elle déplissa son front. « Ce n’est pas à vous que j’en avais. Le boucher… Peu importe. Pourquoi me cherchez-vous ? » Le souffle lui manqua. « Les avez-vous trouvées ? »

Il regarda autour de lui comme s’il soupçonnait les passants d’essayer d’écouter. « Oui. Oui, il faut que vous reveniez avec moi. Les autres attendent. Les autres. Et Mère Guenna.

— Pourquoi êtes-vous si nerveux ? Vous ne les avez pas laissées découvrir qu’elles vous intéressaient ? dit-elle d’un ton tranchant. Qu’est-ce qui vous a effrayé ?

— Non ! Non, Maîtresse. Je… je ne me suis pas trahi. » De nouveau, ses yeux se tournèrent de tous les côtés et il se rapprocha, sa voix baissant jusqu’à un murmure essoufflé et pressant. « Ces femmes que vous cherchez, elles sont dans la Pierre ! Invitées par un Puissant Seigneur ! Le Puissant Seigneur Samon ! Pourquoi les traitez-vous de voleuses ? Le Puissant Seigneur Samon ! » s’exclama-t-il presque d’une voie aiguë. Son visage était couvert de sueur.

Dans la Pierre ! Avec un Puissant Seigneur ! Ô Lumière, comment allons-nous arriver jusqu’à elles maintenant ! Elle maîtrisa son impatience avec un effort. « Calmez-vous, dit-elle d’un ton apaisant. Tranquillisez-vous, Maître Sandar. Nous pouvons tout expliquer à votre satisfaction. » Je l’espère, Ô Lumière, s’il court à la Pierre prévenir ce Puissant Seigneur que nous les recherchons… « Venez avec moi chez Mère Guenna. Joslyne, Caryla et moi-même nous allons tout vous expliquer. Franchement. Venez. »

Il eut un bref hochement de tête gêné et marcha à côté d’elle, réglant son pas sur celui qu’elle pouvait adopter avec ses socques. Il donnait l’impression d’avoir envie de prendre ses jambes à son cou.

À la maison de la Sagette, elle se hâta de la contourner. Personne n’utilisait jamais la porte de devant, à ce qu’elle avait constaté, pas même Mère Guenna elle-même. Les chevaux étaient maintenant attachés à un rail en bambou – à bonne distance des nouvelles figues d’Ailhuin comme de ses légumes – avec leurs selles et leurs brides rangées à l’intérieur. Pour une fois, elle ne s’arrêta pas pour caresser le nez de Gaidin et lui dire qu’il était un bon petit et plus raisonnable que celui dont il portait le nom. Sandar prit le temps de gratter la boue de ses socques avec le bout de son bâton, mais elle entra précipitamment.

Ailhuin Guenna était assise dans un de ses sièges à haut dossier tiré au milieu de la pièce, les bras le long de ses côtes. Les yeux de la vieille femme étaient exorbités sous l’effet de la peur et de la colère, et elle se débattait furieusement sans bouger un muscle. Nynaeve n’eut pas besoin de percevoir le tissage subtil de l’Air pour savoir ce qui s’était passé. Ô Lumière, elles nous ont découvertes ! Que tu brûles, Sandar ! La rage l’envahit, renversa dans son flot les murs intérieurs qui la séparaient habituellement du Pouvoir et, tandis que le panier lui tombait des mains, elle fut une corolle blanche sur une branche de prunellier, s’ouvrant pour embrasser la saidar, s’ouvrant… C’était comme si elle s’était heurtée à une autre paroi, une paroi de verre transparent ; elle sentait la Vraie Source, mais la paroi interceptait tout sauf la souffrance d’être emplie du Pouvoir Unique.

Le panier heurta le sol et, comme il rebondissait, la porte derrière Nynaeve s’ouvrit et Liandrin entra, suivie par une femme à la chevelure noire avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche. Elles portaient de longues robes de soie de couleur vive, décolletées de façon à dénuder leurs épaules, et l’aura de la saidar les entourait.

Liandrin lissa sa robe rouge et sourit de sa petite bouche boudeuse en forme de bouton de rose. Son visage de poupée exprimait l’amusement. « Vous voyez, n’est-ce pas, Irrégulière, commença-t-elle, vous n’avez… »

Nynaeve la frappa à la bouche aussi fort qu’elle put. Ô Lumière, il faut que je sorte de là. Elle atteignit Rianna d’un revers de main si violent que la femme aux cheveux noirs tomba avec un grognement sur son postérieur couvert de soie. Elles doivent avoir capturé les autres mais, si j’arrive à franchir la porte, si je réussis à aller assez loin pour qu’elles ne me neutralisent pas, je peux tenter quelque chose. Elle poussa Liandrin brutalement, l’éloignant de la porte. Que j’échappe à leur neutralisation et je…

Des coups s’abattirent sur elle de tous les côtés, comme des poings et des bâtons, la rossant de terrible manière. Ni Liandrin, du sang dégoulinant d’un coin de sa bouche à l’expression maintenant cruelle, ni Rianna, sa chevelure aussi en désordre que sa robe verte, ne bougeait une main. Nynaeve sentait les flots d’Air qui se tissaient autour d’elle aussi bien que les coups eux-mêmes. Elle se débattit encore pour atteindre la porte, mais elle se rendit compte qu’elle se trouvait maintenant à genoux et les coups qu’elle ne voyait pas continuaient, bâtons et poings invisibles lui frappant le dos, le ventre, la tête et les hanches, les épaules, les seins, les jambes, la tête encore. En gémissant, elle tomba sur le côté et se roula en boule dans une tentative pour se protéger. Oh Lumière, j’ai essayé. Egwene ! Élayne ! J’ai essayé ! Je ne crierai pas ! Que la Lumière vous brûle, vous pouvez me battre à mort, mais je ne crierai pas !

Les coups cessèrent, mais Nynaeve fut incapable de s’arrêter de trembler. Elle se sentait meurtrie et contusionnée de la tête aux pieds.

Liandrin s’accroupit près d’elle, ses bras entourant ses genoux, la soie bruissant contre la soie. Elle avait essuyé le sang de sa bouche. Ses yeux sombres avaient un regard dur et il n’y avait pas d’amusement dans l’expression de son visage, à présent. « Peut-être êtes-vous trop bête pour comprendre quand vous êtes vaincue, Irrégulière. Vous vous êtes débattue aussi farouchement que cette autre jeune sotte, cette Egwene. Elle est devenue presque folle. Vous devez toutes apprendre à vous soumettre. Vous apprendrez à vous soumettre. »

Nynaeve frissonna et chercha encore une fois à atteindre la saidar. Ce n’est pas qu’elle nourrissait vraiment de l’espoir, mais elle se devait de faire quelque chose. Surmontant ses souffrances, elle s’élança… et heurta ce bouclier invisible. À présent. Liandrin avait de nouveau une lueur d’amusement dans les yeux, de cette gaieté cruelle de l’enfant malfaisant qui arrache les ailes des mouches.

« Celle-là, au moins, ne nous sert à rien, déclara Rianna qui se tenait à côté d’Ailhuin. Je vais lui arrêter le cœur. » Les yeux d’Ailhuin lui sortirent presque du crâne.

« Non ! » Les courtes tresses couleur de miel de Liandrin fouettèrent l’air comme sa tête virait brusquement. « Tu es toujours trop prompte à tuer et seul le Grand Maître sait tirer usage des morts. » Elle sourit à la femme plaquée sur son siège par des liens invisibles. « Vous avez vu les soldats qui nous ont accompagnées, vieille femme. Vous savez qui nous attend dans la Pierre. Le Puissant Seigneur Samon, il ne serait pas content si vous parliez de ce qui s’est passé aujourd’hui dans votre maison. Si vous tenez votre langue, vous vivrez, peut-être pour le servir encore un de ces jours. Si vous parlez, vous servirez seulement le Grand Maître des Ténèbres, par-delà la tombe. Que choisissez-vous ? »

Soudain Ailhuin fut capable de remuer la tête. Elle secoua ses boucles grises, contractant sa bouche. « Je… je tiendrai ma langue », répondit-elle d’un ton accablé, puis elle adressa à Nynaeve un regard embarrassé, honteux. « Si je parle, quel bien en résultera ? Un Puissant Seigneur n’aurait qu’à lever un sourcil pour qu’on me coupe la tête. En quoi vous servirai-je, jeune fille ? En quoi d’utile ?

— Ne vous tourmentez pas », dit Nynaeve d’un ton las. Qui pourrait-elle avertir ? Tout ce qui est en son pouvoir, c’est mourir. « Je sais que vous nous aideriez si vous en aviez la possibilité. » Rianna rejeta la tête en arrière et rit. Ailhuin s’affaissa, complètement libérée, mais elle se contenta de rester assise, les yeux fixés sur ses mains dans son giron.

À elles deux, Liandrin et Rianna relevèrent Nynaeve et la poussèrent vers le devant de la maison. « Vous nous causez le moindre désagrément, dit la brune d’une voix dure, et je vous obligerai à vous écorcher vive vous-même et danser dans vos os nus. »

Nynaeve faillit éclater de rire. Quel désagrément pourrais-je causer ? L’accès à la Vraie Source lui était barré. Ses meurtrissures étaient si douloureuses qu’elle avait de la peine à rester debout. Quoi qu’elle soit en mesure de faire, elles le traiteraient comme une colère d’enfant. Seulement mes contusions guériront, que la Lumière vous brûle, et vous finirez bien par commettre une erreur ! Alors, à ce moment-là…

Il y avait d’autres personnes dans la salle sur le devant de la maison. Deux soldats massifs en casque rond à bord et cuirasse brillante par-dessus cet uniforme rouge aux manches bouffantes. Les deux hommes avaient le visage humide de sueur et leurs yeux noirs allaient d’un côté à l’autre comme s’ils étaient aussi terrifiés qu’elle. Amico Nagoyin se trouvait là, svelte et ravissante avec son cou gracile et sa peau claire, l’air innocent d’une jeune fille cueillant des fleurs. Joiya Byir avait une expression amicale en dépit de ce calme imperturbable d’une femme aux joues lisses qui a travaillé longtemps avec le Pouvoir, presque un visage de grand-mère avec son aspect accueillant, bien que son âge n’ait déposé aucune nuance de gris dans ses cheveux sombres, pas plus qu’il n’avait ridé sa peau. Ses yeux gris ressemblaient davantage à ceux de la belle-mère des contes, celle qui assassine les enfants de la première épouse de son mari. Des deux femmes émanait le rayonnement du Pouvoir.

Élayne se tenait entre les deux Sœurs de l’Ajah Noire, avec un œil meurtri, une joue enflée et la lèvre fendue, une des manches de sa robe déchirée à moitié. « Je suis désolée, Nynaeve, dit-elle d’une voix pâteuse, comme si elle avait mal à la mâchoire. Nous ne les avons vues que quand il était trop tard. »

Egwene gisait en tas, recroquevillée par terre, la figure boursouflée par les coups, presque méconnaissable. Quand Nynaeve et son escorte entrèrent, un des grands soldats hissa Egwene sur son épaule. Elle pendit là aussi flasque qu’un sac d’orge à moitié vide.

« Qu’est-ce que vous lui avez fait ? s’exclama Nynaeve d’une voix impérieuse. Que la Lumière vous brûle, qu’est-ce… » Quelque chose d’invisible la frappa en travers de la bouche avec une telle force que sa vision fut brouillée pendant un instant.

« Allons, allons, dit Joiya Byir avec un sourire démenti par l’expression de ses yeux. Je n’admets pas de questions ni de gros mots. » Elle avait aussi un ton de voix de brave aïeule. « Ne parlez que quand on s’adresse à vous.

— Je vous ai expliqué que cette jeune fille, elle ne voulait pas cesser de se débattre, oui ? dit Liandrin. Si vous tentez de causer le moindre esclandre, vous ne serez pas traitée plus doucement. »

Nynaeve brûlait d’envie de faire quelque chose pour Egwene, mais elle se laissa pousser dans la rue. Elle les obligea à la pousser ; refuser de coopérer, c’était une façon modeste de résister, mais elle, ne disposait d’aucun autre moyen pour le moment.

Il y avait peu de gens dans la rue fangeuse, comme si tout un chacun avait décidé que mieux valait se trouver ailleurs, et ces rares passants se hâtaient du côté opposé sans un regard pour la voiture brillante laquée de noir attelée à six chevaux blancs parfaitement assortis avec de hauts plumets blancs sur leur harnachement. Un cocher, habillé comme les soldats mais sans armure ni épée, était assis sur le siège et un second ouvrit la portière au moment où elles apparurent sur le seuil. Avant qu’il écarte le battant, Nynaeve vit le symbole qui était peint dessus. Un poing dans un gantelet d’argent serrant une gerbe d’éclairs arborescents.

Elle supposa que c’étaient les armoiries du Puissant Seigneur Samon – Un Ami du Ténébreux, qu’il doit être s’il a partie liée avec l’Ajah Noire. Que la Lumière le brûle ! – mais son attention se porta avec plus d’intérêt sur l’homme qui tomba à deux genoux en les voyant arriver. « Que la Lumière vous brûle, Sandar, pourquoi ?… » Elle tressauta comme quelque chose qui ressemblait à un bâton s’abattit en travers de ses épaules.

Joiya Byir eut un sourire de réprimande en agitant un doigt. « Soyez respectueuse, petite. Sinon vous risquez de perdre votre langue. »

Liandrin rit. Enroulant autour de sa main les cheveux noirs de Sandar, elle lui rabattit brutalement la tête en arrière. Il leva vers elle des yeux de chien fidèle – ou d’un corniaud s’attendant à un coup de pied. « Ne soyez pas trop dure avec cet homme. » Elle réussit à accentuer « homme » comme si le mot signifiait « chien ». « Il a dû être… persuadé de servir. Mais je suis très habile à convaincre, non ? » Elle rit de nouveau.

Sandar tourna vers Nynaeve un regard désemparé. « J’ai été obligé, Maîtresse Maryim. J’y ai… été obligé. » Liandrin lui tordit les cheveux et les yeux de Sandar se retournèrent vers elle, avec une fois de plus ceux du chien anxieux.

Ô Lumière, songea Nynaeve. Que lui ont-elles fait ? Que vont-elles nous faire ?

Elle et Élayne furent embarquées sans douceur dans la voiture avec Egwene affaissée entre elles, la tête pendante ; Liandrin et Rianna montèrent à leur tour et s’installèrent sur le siège orienté dans le sens de la marche. L’aura de la saidar persistait autour d’elles. Où ces autres-là se rendaient, Nynaeve n’en avait cure, pour l’instant. Elle voulait entrer en contact avec Egwene, la toucher, soulager ses meurtrissures, mais elle était incapable d’obtenir autre chose qu’une crispation des muscles au-dessous de son cou. Des flux d’Air les enserraient toutes les trois comme des couches de couvertures étroitement enroulées autour d’elles. La voiture s’ébranla cahin-caha, oscillant violemment sur la voie fangeuse en dépit de ses ressorts en cuir.

« Si vous l’avez blessée… » Par la Lumière, je vois bien qu’elles lui ont fait du mal. Pourquoi ne pas dire exactement ce que je pense ? Mais forcer les mots à sortir de sa bouche était presque aussi difficile que cela l’aurait été de soulever une main. « Si vous l’avez tuée, je n’aurai pas de repos avant que vous ayez toutes été traquées comme des chiens enragés. »

Rianna eut un regard furieux, mais Liandrin se contenta d’un reniflement de dédain. « Ne soyez pas la dernière des idiotes. On vous veut vivantes. Les appâts morts ne servent à rien. »

Un appât ? Pour quoi ? Pour qui ! « L’idiote, c’est vous, Liandrin. Est-ce que vous vous imaginez que nous sommes seules ici ? Uniquement nous trois qui ne sommes pas encore des Aes Sedai confirmées ? Nous sommes l’appât, Liandrin. Et vous êtes entrée dans le piège comme un coq de bruyère bien gras.

— Ne lui dites pas ça ! » s’exclama Élayne sèchement, et Nynaeve cligna des paupières avant de se rendre compte qu’Élayne renforçait son invention. « Si vous laissez la colère vous emporter, vous allez leur dire ce qu’elles ne doivent pas entendre. Elles doivent nous emmener à l’intérieur de la Pierre. Elles doivent…

— Taisez-vous ! coupa Nynaeve. C’est vous qui laissez courir votre langue ! » Élayne malgré ses meurtrissures réussit à paraître confuse. Qu’elles méditent là-dessus, songea Nynaeve.

Mais Liandrin se contenta de sourire. « Une fois terminé votre temps de servir d’appât, vous nous raconterez tout. Vous aurez envie de le faire. On dit que vous serez très puissante un jour, mais je vais m’assurer que vous m’obéirez toujours, avant même que le Grand Maître Be’lal dresse ses plans à votre sujet. Il a envoyé chercher des Myrddraals. Treize d’entre eux. » Ces lèvres en forme de bouton de rose prononcèrent les derniers mots en riant.

Nynaeve sentit son estomac se contracter. Un des Réprouvés ! Le choc lui paralysa l’esprit. Le Ténébreux et tous les Réprouvés sont retenus dans le Shayol Ghul, enfermés par le Créateur au moment de la création. Seulement le catéchisme n’était d’aucun secours ; elle ne savait que trop bien ce qu’il contenait d’erroné. Puis le reste de ce qu’avait dit Liandrin prit son sens pour elle. Treize Myrddraals. Et treize sœurs de l’Ajah Noire. Elle entendit Élayne hurler avant de se rendre compte qu’elle hurlait aussi, se débattant inutilement dans ces invisibles liens d’Air. Impossible de dire ce qui résonnait le plus fort, leurs cris désespérés ou le rire de Liandrin et de Rianna.

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