1 L’attente

La Roue du Temps tourne, les Ères se succèdent, laissant des souvenirs qui deviennent légende. La légende se fond en mythe, et même le mythe est depuis longtemps oublié quand reparaît l’Ère qui lui a donné naissance. Au cours d’une Ère, que d’aucuns ont appelée la Troisième, une Ère encore à venir, une Ère passée depuis longtemps, un vent s’éleva dans les Montagnes de la Brume. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. Cependant c’était bien un commencement.

Il souffla, ce vent, dans de longues vallées, des vallées bleuies par la brume matinale en suspension dans l’air, les unes couvertes d’arbres à feuilles persistantes, les autres nues où des herbes et des fleurs sauvages s’apprêtaient à sortir bientôt de terre. Il mugit à travers des ruines à demi ensevelies et des monuments brisés, tous aussi oubliés que ceux qui les avaient construits. Il gémit dans les cols, entailles creusées par les intempéries entre des pics coiffés de neige qui ne fondait jamais. D’épaisses nuées stagnaient autour de la cime des montagnes, de sorte que la neige ne se distinguait plus des vagues de nuages blancs.

Dans les basses terres, l’hiver s’en allait ou était parti, cependant ici dans les hauteurs il se maintenait encore, capitonnant de larges plaques blanches les flancs pentus des montagnes. Seuls les arbres au feuillage persistant gardaient feuilles ou aiguilles ; toutes les autres branches étaient dépouillées, se dessinant brunes ou grises sur le roc et sur le sol pas encore réveillé. Il n’y avait pas d’autre bruit que la course rapide du vent vif sur la neige et la pierre. La terre semblait attendre. Attendre que quelque chose se produise subitement.

À cheval, juste derrière les premiers arbres d’un petit bois de lauréoles et de pins, Perrin Aybara frissonna et ramena contre lui son manteau doublé de fourrure, aussi étroitement qu’il le pouvait avec un arc de guerre dans une main et une grande hache à lame en demi-lune à la ceinture. C’était une solide hache d’armes en acier ; Perrin avait actionné le soufflet le jour où Maître Luhhan l’avait forgée. Le vent s’acharna d’une rafale contre son manteau, rabattant le capuchon et découvrant ses boucles épaisses, et transperça son bliaud ; Perrin remua les orteils dans ses bottes pour les dégourdir et se déplaça sur sa selle au grand troussequin, mais son esprit ne se préoccupait pas du froid, en réalité. Examinant ses cinq compagnons, il se demanda s’ils en éprouvaient eux aussi le poids. Non pas de cette attente pour laquelle ils avaient été envoyés ici, mais de quelque chose de plus.

Steppeur, son cheval, changea de pied et secoua la tête. Perrin avait donné ce nom à l’étalon gris louvet[1] à cause de sa belle allure, mais maintenant Steppeur semblait gagné par l’irritation et l’impatience de son cavalier. Je suis las de toute cette attente, de cette immobilité où Moiraine nous maintient aussi fermement qu’avec des tenailles. Que brûle cette Aes Sedai ! Quand cela finira-t-il ?

Machinalement, il flaira le vent. L’odeur de cheval prédominait, ainsi que l’odeur d’hommes et de transpiration humaine. Un lapin était passé au milieu de ces arbres il n’y avait pas longtemps, la peur donnant de l’énergie à sa fuite, mais le renard lancé sur sa piste n’avait pas tué là. Perrin se rendit compte de ce qu’il était en train de faire et cessa. On s’attendrait à ce que j’aie le nez bouché avec tout ce vent. Il regrettait presque que ce ne soit pas le cas. Et je ne laisserais pas non plus Moiraine y remédier.

Quelque chose le sollicita à l’arrière-plan de son esprit. Il se refusa à y prêter attention. Il s’abstint de parler de ce qu’il ressentait à ses compagnons.

Les cinq autres hommes étaient en selle, leur court arc de chasse bandé et prêt à tirer, leurs yeux fouillant du regard le ciel au-dessus de leurs têtes autant que les pentes peu boisées au-dessous d’eux. Ils avaient l’air insensibles au vent qui faisait claquer leurs capes comme des drapeaux. La poignée d’un espadon – cette épée que l’on manie à deux mains – saillait par-dessus l’épaule de chacun d’eux, sortant par une fente dans leur manteau. Perrin avait encore plus froid rien qu’à voir leurs têtes nues, rasées à part un petit chignon. Pour eux, ce temps était déjà pratiquement celui d’un printemps bien avancé. Toute mollesse était extirpée de leurs êtres à force d’avoir été martelés dans une forge plus rude qu’il n’en avait jamais connu. Ils étaient originaires du Shienar, une de ces Marches qui longeaient là-haut la Grande Dévastation, où les incursions trolloques pouvaient se produire n’importe quelle nuit, où même un marchand ou un fermier risquait fort d’être contraint de s’armer d’un arc ou d’une épée. Et ces hommes étaient non pas des paysans mais des guerriers presque depuis la naissance.

Il s’étonnait parfois de les voir se ranger à son avis et se laisser conduire par lui. C’était comme s’ils pensaient qu’il avait quelque droit particulier, quelque connaissance qui leur était cachée. Ou peut-être sont-ils simplement mes amis, songea-t-il avec une grimace sarcastique. Ils n’étaient pas aussi grands que lui ni aussi massifs – des années d’apprentissage auprès d’un forgeron lui avaient donné une carrure et des bras suffisants pour y tailler deux de la plupart de ses compagnons –, mais il avait commencé à se raser tous les matins pour mettre un terme à leurs plaisanteries sur sa jeunesse. Plaisanteries amicales mais plaisanteries tout de même. Il ne voulut pas leur donner prétexte à recommencer leurs taquineries s’il leur parlait d’une simple impression.

Avec un sursaut, Perrin se rappela qu’il était censé monter la garde, lui aussi. Vérifiant la flèche encochée sur son arc, il scruta la vallée qui s’enfonçait vers l’ouest, s’élargissant à mesure qu’elle s’abaissait, sillonnée de tortillons de neige, souvenirs de l’hiver. La plupart des arbres éparpillés là-bas griffaient encore le ciel de leurs branches dénudées par la mauvaise saison, mais des arbres au feuillage persistant – pins, lauréoles, sapins et houx, et même quelques chênes verts – se dressaient sur les pentes et le fond de la vallée en nombre suffisant pour masquer quiconque savait se mettre à couvert. Toutefois, personne n’irait par là sans un but précis. Les mines se trouvaient toutes dans le sud et même plus loin au nord ; la plupart des gens croyaient que la malchance régnait dans les Montagnes de la Brume, et rares étaient ceux qui y venaient s’ils pouvaient s’en dispenser. Les yeux de Perrin luisaient comme de l’or poli.

Ce qui avait été un simple appel dans son esprit devint une insistance ardente. Non !

Il était capable de faire la sourde oreille à cet appel taraudant, mais la sensation d’imminence refusa de s’effacer. Il avait l’impression qu’il chancelait au bord d’un gouffre. Que tout chancelait. Il se demanda si quelque chose de déplaisant se trouvait dans les montagnes qui les entouraient. Il avait un moyen de s’en assurer, peut-être. Dans des lieux comme ceux-ci, rarement fréquentés par les hommes, vagabondaient presque toujours des loups. Il réprima cette idée avant qu’elle ait eu le temps de s’ancrer. Mieux vaut rester dans l’expectative. C’est préférable à ça. Le nombre des loups n’était pas important, mais ils avaient des éclaireurs. S’il y avait quoi que ce soit là-bas, leurs patrouilleurs le découvriraient. Ceci est ma forge, j’en prendrai soin ; qu’ils se chargent de la leur[2].

Sa vue portait plus loin que celle de ses compagnons, aussi fut-il le premier à repérer la silhouette à cheval venant de la direction du Tarabon. Même pour lui, elle n’était qu’un point aux couleurs vives dans le lointain, suivant un trajet sinueux au milieu des arbres, tantôt visible, tantôt invisible. Un cheval pie, songea-t-il. Et ce n’est pas trop tôt ! Il ouvrit la bouche pour l’annoncer – ce serait une femme ; tous les autres cavaliers arrivés avant étaient des femmes – quand Masema marmotta soudain : « Corbeau ! » comme un juron.

Perrin releva la tête d’une secousse. Un gros oiseau noir décrivait des allées et venues au-dessus des arbres à pas plus de cent pas. Son gibier pouvait être une charogne gisant dans la neige ou quelque petit animal, cependant Perrin ne devait pas courir ce risque. Le corbeau ne paraissait pas les avoir vus, mais la cavalière qui approchait parviendrait bientôt dans son champ visuel. À l’instant où Perrin repéra le corbeau, son arc se leva, il le banda – l’empennage de la flèche à hauteur de la joue, à hauteur d’oreille – et laissa aller d’un seul mouvement souple. Il eut vaguement conscience du claquement de cordes d’arc près de lui, mais son attention était concentrée sur l’oiseau noir.

Subitement, celui-ci tourna sur lui-même dans un éparpillement de plumes couleur du cœur de la nuit quand la flèche de Perrin l’atteignit et il tomba du ciel tandis que deux autres flèches traversaient l’espace où il volait auparavant. Leur arc à demi bandé, les autres Shienariens scrutaient le ciel, cherchant s’il avait un compagnon.

« Est-il obligé de faire un rapport, murmura Perrin d’un ton interrogateur, ou Lui… voit-il ce que voit le corbeau ? » Il n’avait pas eu l’intention d’être entendu, mais Ragan, le plus jeune des Shienariens, moins de dix ans son aîné, répondit en ajustant une nouvelle flèche sur son petit arc.

« Il doit aller faire son rapport. À un Demi-Homme, en général. » Dans les Marches, il y avait une prime pour tout corbeau abattu ; personne là-bas n’osait présumer qu’un corbeau était seulement un oiseau. « Par la Lumière, si Tue-Cœur voyait ce que voient les corbeaux, nous aurions été tous morts avant d’atteindre les montagnes. » La voix de Ragan était paisible ; ce genre d’incident, c’était monnaie courante pour un guerrier du Shienar.

Perrin frissonna, d’un frisson qui n’était pas provoqué par le froid et, au fond de son cerveau, quelque chose gronda un défi à la mort. Tue-Cœur. Des noms différents dans des pays différents – Mort-de-l’Âme et Croc-dans-le-Cœur, Seigneur de la Tombe et Seigneur du Crépuscule – et même Père des Mensonges et le Ténébreux, tout cela pour éviter de l’appeler par son véritable nom et ne pas attirer son attention. Le Ténébreux se servait souvent comme espions de corbeaux et de corneilles, et de rats dans les villes. Perrin tira une autre flèche à large pointe du carquois accroché sur sa hanche en pendant à la hache placée de l’autre côté.

« Il est peut-être aussi gros qu’une massue, mais il sait atteindre le but, commenta Ragan d’un ton admiratif en jetant un coup d’œil à l’arc de Perrin. Je n’aimerais pas assister à l’impact qu’il aurait sur un homme en armure. » Les guerriers du Shienar ne portaient pour le moment qu’une cotte de mailles légère sous leur manteau sans ornement, mais ils allaient généralement à la bataille revêtus d’une armure, les hommes aussi bien que leurs chevaux.

« Trop long pour un cavalier », se gaussa Masema. La cicatrice triangulaire sur sa joue brune aggravait encore le dédain de son sourire moqueur. « Une bonne cuirasse arrêtera même une flèche grosse comme un pieu sauf à courte distance, et si ton premier tir est raté l’homme que tu vises t’étripe.

— Justement, voilà son avantage, Masema. » Ragan se détendit légèrement, car le ciel demeurait vide. Le corbeau devait être seul. « Avec ces arcs des Deux Rivières, je parie qu’on n’a pas besoin de s’approcher bien près. »

Masema s’apprêta à riposter.

« Bougres de vous deux, arrêtez de caqueter ! » lança Uno. Avec une longue balafre du côté gauche et cet œil en moins, ses traits étaient farouches, même pour un natif du Shienar. Il s’était procuré un cache-œil pendant le trajet pour se rendre dans les montagnes, au cours de l’automne : un œil y était peint, un œil d’un rouge flamboyant avec une expression coléreuse en permanence qui ne facilitait nullement que l’on soutienne son regard. « Si vous n’êtes pas fichus de vous concentrer sur votre sacrée mission, je vous flanquerai des heures de garde supplémentaires cette nuit, peut-être que ça mettra un fichu frein à vos maudits clapets. » Ragan et Masema furent réduits au silence par sa mine féroce. Il leur adressa une dernière expression de menace qui s’estompa comme il se retournait vers Perrin. « Est-ce que vous voyez déjà quelque chose ? » Le ton était un peu plus rogue que celui qu’il aurait adopté envers un chef placé au-dessus de lui par le Roi du Shienar ou le Seigneur de Fal Dara, par contre une nuance dans sa voix indiquait qu’il était prêt à exécuter tout ce que Perrin suggérerait.

Ces hommes du Shienar savaient quelle acuité avait sa vision, mais ils considéraient apparemment cette faculté comme allant de soi, cela et aussi la couleur de ses yeux. Ils ne connaissaient pas le fin mot de la situation, mais ils acceptaient Perrin tel qu’il était. Tel qu’ils le croyaient être. Ils étaient prêts à admettre n’importe quoi. Le monde était en mutation, disaient-ils. Tout tournait sur les roues de la chance et du changement. Si un homme avait les yeux d’une couleur que n’avaient jamais eue des yeux humains, quelle importance, à présent ?

« Elle arrive, dit Perrin. Vous devriez la distinguer maintenant. Là-bas. » Il tendit le bras et Uno se pencha en avant en plissant la paupière de son bon œil, puis il finit par hocher la tête d’un air hésitant.

« Il y a un sacré machin qui bouge en bas. » D’autres aussi hochèrent la tête et murmurèrent. Uno les foudroya du regard et ils se remirent à observer le ciel et les montagnes.

Soudain Perrin comprit ce que signifiaient les couleurs vives portées par la lointaine cavalière : une jupe vert cru apparaissait furtivement sous un manteau rouge vif. « C’est une femme qui appartient au Peuple Nomade », dit-il avec surprise. Il n’avait jamais entendu parler de qui que ce soit d’autre qui s’habille de couleurs aussi voyantes et bizarrement combinées, pas par choix.

Les femmes qu’ils avaient quelquefois rencontrées et guidées plus avant au cœur des montagnes étaient de toutes sortes : une mendiante en guenilles avançant péniblement à pied pendant une tempête de neige ; une négociante seule qui conduisait une file de chevaux de bât portant des charges ; une dame de la noblesse vêtue de soieries et de belles fourrures, avec des pompons rouges aux rênes de son palefroi et des incrustations d’or sur sa selle. La mendiante s’en était allée avec une bourse d’argent – davantage qu’ils n’avaient les moyens de donner, avait pensé Perrin jusqu’à ce que la dame noble laisse une bourse d’or encore plus garnie. Des femmes de n’importe quelle classe sociale, toujours seules, venant du Tarabon, du Ghealdan et même d’Amadicia. Cependant il ne s’était absolument pas attendu à voir une Tuatha’an.

« Une sacrée Rétameuse ! » s’exclama Uno. Les autres firent écho à sa surprise.

Le chignon de Ragan oscilla comme il secouait la tête. « Une Rétameuse ne se mêlerait pas de ça. Ou bien elle n’est pas une Rétameuse ou bien elle n’est pas celle que nous sommes censés accueillir.

— Les Rétameurs, grommela Masema, des lâches bons à rien. » L’œil d’Uno se rétrécit jusqu’à ressembler au trou du poinçon à ajuster les clous de fer à cheval sur l’enclume du maréchal-ferrant ; avec l’œil peint en rouge sur son cache, cela lui donnait une mine terrible. « Des lâches, Masema ? dit-il d’une voix basse. Serais-tu femme, aurais-tu assez de cœur au ventre pour monter à cheval jusqu’ici seul et sans une bougre d’arme ? » Il n’y avait aucun doute que la cavalière n’avait pas d’arme si elle appartenait au Peuple des Tuatha’ans. Masema garda bouche close, mais la cicatrice de sa joue se crispa et pâlit.

« Que je brûle si je m’y risquais, commenta Ragan. Et que je brûle si tu t’y risquais toi aussi, Masema. »

Masema rajusta sa cape et examina le ciel avec ostentation.

Uno émit un bref reniflement. « Puisse la Lumière nous accorder que ce fichu mangeur de charogne soit seul », marmotta-t-il.

La jument aux longs poils bruns et blancs progressait lentement selon un itinéraire sinueux, choisissant un passage dégagé entre les larges banquettes de neige. Une fois, la femme aux vêtements éclatants s’arrêta pour examiner quelque chose sur le sol, puis elle tira plus en avant par-dessus sa tête le capuchon de son manteau et incita d’un coup de talon sa monture à reprendre sans hâte sa route. Le corbeau, songea Perrin. Cesse de regarder cet oiseau et avance, femme. Peut-être apportes-tu le mot qui va enfin nous sortir d’ici. En admettant que Moiraine ait l’intention de nous laisser partir avant le printemps. Que la Lumière la brûle ! Appliquait-il cette exclamation à l’Aes Sedai ou à la Rétameuse qui prenait apparemment tout son temps, il aurait été incapable de le préciser sur le moment.

Si la Tuatha’an continuait sur sa lancée, elle passerait à trente bons pas du bosquet. Les yeux fixés sur le sol où sa jument pie avançait, elle ne manifestait en rien qu’elle les avait vus parmi les arbres.

Perrin donna du talon dans les flancs de son louvet et le cheval s’élança, soulevant des giclées de neige avec ses sabots. Derrière lui, Uno lança à voix basse le commandement : « En avant ! »

Steppeur avait franchi la moitié du chemin avant qu’elle s’aperçoive de leur existence, alors elle sursauta et arrêta la jument en tirant d’un coup sec sur sa bride. Elle les observa tandis qu’ils s’immobilisaient en formant un arc de cercle dont elle était le centre. Une broderie d’un bleu vif à écorcher les yeux, du dessin appelé « labyrinthe de Tear », accentuait encore par contraste le rouge criard de son manteau. Elle n’était pas jeune – il y avait beaucoup de gris dans la chevelure que ne cachait pas son capuchon – mais son visage n’arborait que peu de rides, à part les plis d’une expression désapprobatrice quand son regard effleura leurs armes. Toutefois, si elle était inquiète de rencontrer des hommes armés au cœur de ces solitudes montagneuses, elle n’en témoigna rien. Ses mains reposaient calmement sur le haut pommeau de sa selle usée mais bien entretenue. Et elle n’avait pas sur elle l’odeur de la peur.

Ne t’occupe pas de ça ! se gourmanda Perrin. Il prit un ton doux pour ne pas l’effrayer. « Mon nom est Perrin, bonne Maîtresse. Si vous avez besoin d’aide, je ferai ce que je peux. Sinon, poursuivez votre route et que la Lumière vous accompagne. Pourtant, à moins que les Tuatha’ans n’aient changé leurs habitudes, vous voilà loin de vos roulottes. »

Elle les examina un instant encore avant de prendre la parole. Il y avait de la douceur dans ses yeux noirs, ce qui n’était pas surprenant chez quelqu’un du Peuple Nomade. « Je cherche une A… une femme. »

La modification était infinitésimale, mais elle était réelle. La Tuatha’an cherchait non pas n’importe quelle femme mais une Aes Sedai. « A-t-elle un nom, bonne Maîtresse ? » questionna Perrin. Il avait mené trop souvent ce genre d’interrogatoire ces derniers mois pour avoir besoin de sa réponse mais, somme toute, le fer rouille faute de soins.

« Elle s’appelle… parfois, on l’appelle Moiraine. Mon nom est Leya. »

Perrin hocha la tête. « Nous allons vous conduire à elle, Maîtresse Leya. Nous avons des feux allumés et, si la chance est avec nous, quelque chose de chaud à manger. » Néanmoins, il ne toucha pas aussitôt à ses rênes. « Comment nous avez-vous trouvés ? » Il s’en était déjà enquis, chaque fois que Moiraine l’envoyait attendre, à un endroit qu’elle désignait, une femme qu’elle savait devoir venir. La réponse était toujours la même, immanquablement, mais il était obligé de poser la question.

Leya haussa les épaules et dit avec hésitation : « J’étais certaine que si je prenais cette direction quelqu’un me rencontrerait et me conduirait à elle. Une… une intuition, voilà tout. J’ai des nouvelles pour elle. »

Perrin ne demanda pas lesquelles. Les femmes ne donnaient qu’à Moiraine les informations qu’elles apportaient.

Et l’Aes Sedai nous raconte ce qu’elle veut. Il réfléchit. Les Aes Sedai ne mentaient jamais, par contre la rumeur prétendait que la vérité émise par une Aes Sedai n’est pas toujours la vérité que l’on croit. Trop tard maintenant pour s’en inquiéter. N’est-ce pas ?

« Par ici, Maîtresse Leya », dit-il en indiquant d’un geste le haut de la montagne. Les guerriers du Shienar, Uno à leur tête, se rangèrent derrière Perrin et Leya quand ils commencèrent à monter. Les hommes des Marches continuèrent à observer le ciel autant que le terrain, et les deux derniers de la file surveillaient particulièrement la piste derrière eux.

Pendant un moment, ils avancèrent en silence, avec le seul bruit produit par les sabots des chevaux, quand ils écrasaient de vieilles croûtes de neige ou faisaient rouler des cailloux en traversant des espaces dégagés. De temps en temps, Leya jetait un coup d’œil à Perrin, à son arc, à son visage, mais elle ne dit rien. Il s’agitait, gêné par cet examen et évitait de la regarder. Il s’efforçait toujours de laisser aux inconnus aussi peu de chances que possible de remarquer ses yeux.

Il finit par prendre la parole. « Je suis surpris de voir quelqu’un du Peuple Voyageur, étant donné vos croyances.

— Il est possible de s’opposer au mal sans user de violence. » Le ton de Leya avait la simplicité de qui prononce une évidence.

Perrin émit une onomatopée amère, puis s’excusa aussitôt. « Si seulement il en était ainsi, Maîtresse Leya.

— La violence nuit autant à celui qui la met en œuvre qu’à la victime, répliqua placidement Leya. C’est pourquoi nous fuyons ceux qui veulent nous nuire, pour leur épargner de se nuire à eux-mêmes autant que pour assurer notre sécurité. Si nous agissions avec violence pour nous opposer au mal, nous ne tarderions pas à ressembler à ce contre quoi nous luttons. C’est avec la force de notre foi que nous combattons l’Ombre. »

Perrin ne put retenir un rire sec. « Maîtresse, j’espère que vous n’aurez jamais à affronter les Trollocs avec la force de votre foi. La force de leurs épées vous taillerait en pièces sur place.

— Mieux vaut mourir que… », commença-t-elle, mais la colère poussa Perrin à lui couper la parole. Colère à l’idée qu’elle ne comprenait pas. Colère à l’idée qu’elle était réellement prête à mourir plutôt que de causer du mal à quiconque, quelque malfaisant qu’il soit.

« Si vous fuyez, ils vous donneront la chasse, ils vous tueront et mangeront votre cadavre. Ou vous risquez qu’ils n’attendent pas que ce soit un cadavre. D’une manière ou de l’autre, vous êtes morte et c’est le mal qui triomphe. Et il existe des hommes aussi cruels. Des Amis du Ténébreux et d’autres. Davantage d’autres que je ne l’aurais cru il y a même un an. Que les Blancs Manteaux décident que vous autres les Rétameurs ne marchez pas dans la Lumière et vous verrez combien d’entre vous la force de votre foi réussit à maintenir en vie. »

Elle lui adressa un regard pénétrant. « Néanmoins, vos armes ne vous apportent pas la paix d’esprit. »

Comment le savait-elle ? Il secoua la tête avec irritation, et sa chevelure épaisse oscilla. « Le Créateur a fait le monde, marmonna-t-il, pas moi. Je dois vivre de mon mieux dans le monde tel qu’il est.

— Que de tristesse chez quelqu’un d’aussi jeune, dit-elle à mi-voix. Pourquoi tant de tristesse ?

— Il faut que je repère notre chemin au lieu de bavarder, répliqua-t-il sèchement. Vous ne me remercieriez pas si je vous égarais. » Il incita du talon Steppeur à avancer suffisamment pour couper court à toute conversation, mais il sentait son regard peser sur lui. De la tristesse ? Je ne suis pas triste, seulement… Ô Lumière, je me demande. Il devrait exister un meilleur moyen, voilà tout. Le titillement insistant se produisit de nouveau au fond de son esprit mais, absorbé par l’effort de ne pas tenir compte des yeux de Leya fixés sur son dos, il n’en tint pas compte non plus.

Ils gravirent la pente jusqu’à son faîte et redescendirent l’autre versant, puis traversèrent une vallée boisée où courait un large ruisseau d’eau glacée, où les chevaux s’enfonçaient à mi-jambes. Au loin, le flanc d’une montagne avait été sculpté à la ressemblance de deux formes géantes. Un homme et une femme, c’est ce qu’ils évoquèrent pour Perrin, encore que vent et pluie aient depuis longtemps rendu le fait difficile à déterminer. Même Moiraine avait déclaré ne pas être sûre des personnages qu’ils étaient censés représenter ni de l’époque où le granité avait été taillé.

Des épinoches et des petites truites s’enfuirent devant les sabots des chevaux, éclairs d’argent dans l’eau transparente. Un cerf qui était au gagnage leva la tête, hésita quand le groupe sortit du lit du ruisseau, puis s’enfonça en bondissant dans les bois et un grand lynx rayé de gris et tacheté de noir sembla jaillir du sol, contrecarré dans sa chasse. Il examina les chevaux un instant puis, fouettant l’air de sa queue, il disparut à la poursuite du cerf. Cependant, il y avait encore peu de vie visible dans les montagnes. Seulement une poignée d’oiseaux étaient juchés sur les branches ou becquetaient le sol à l’endroit où la neige avait fondu. Il en reviendrait davantage vers ces hauteurs d’ici quelques semaines, mais pas encore. Ils ne virent pas d’autres corbeaux.

L’après-midi approchait de sa fin quand Perrin les précéda entre deux montagnes escarpées, leurs pics enneigés toujours noyés dans les nuages, et remonta le long d’un cours d’eau plus petit qui dévalait la pente en giclant par-dessus des pierres grises dans une série de minuscules cascades. Un oiseau poussa son cri dans les arbres et un autre lui répondit de plus loin en avant.

Perrin sourit. L’appel d’un gorge-bleue. Un oiseau des Marches. Nul ne s’engageait dans cette direction sans être vu. Il se frotta le nez et ne regarda pas l’arbre d’où le premier cri d’oiseau était parti.

Leur sentier se rétrécit à mesure qu’ils montaient à travers des lauréoles rabougris et quelques chênes de montagne noueux. Le terrain suffisamment plat pour longer le torrent devint à peine assez large pour qu’y passe aisément un cavalier, et le torrent lui-même se fit étroit au point d’être franchi d’une enjambée.

Perrin entendit derrière lui Leya qui parlait entre ses dents. Quand il tourna la tête, elle jetait des regards inquiets sur les pentes abruptes qui les encadraient. Çà et là, des arbres s’y cramponnaient en équilibre instable au-dessus d’eux. Qu’ils ne tombent pas semblait impossible. Les hommes du Shienar chevauchaient paisiblement, commençant enfin à se détendre.

Tout à coup, une profonde cuvette ovale s’ouvrit devant eux entre les montagnes, ses pentes raides mais loin d’être aussi à pic que l’étroit défilé. Le torrent naissait d’une petite source à son autre extrémité. Les yeux perçants de Perrin repérèrent un homme au chignon du Shienar dans les branches d’un chêne à sa gauche. Qu’un geai aux ailes rouges ait lancé un appel au lieu d’un gorge-bleue, il n’aurait pas été seul et l’entrée dans cette cuvette n’aurait pas été aussi facile. Une poignée d’hommes pouvait défendre ce défilé contre une armée. Si une armée se présentait, une poignée serait obligée de suffire.

Au milieu des arbres entourant la cuvette se trouvaient des cabanes en rondins, pas visibles facilement au premier coup d’œil, de sorte que les hommes réunis autour des feux de cuisine au fond paraissaient d’abord sans abri. Il y en avait moins d’une douzaine en vue. Et guère davantage hors de vue, Perrin le savait. La plupart se retournèrent au bruit des chevaux, et quelques-uns saluèrent en agitant le bras. La cuvette semblait emplie des odeurs d’hommes, de chevaux, de cuisine et de bois qui brûle. Une longue bannière blanche pendait mollement d’un haut mât à côté d’eux. Une silhouette, au moins une fois et demie plus grande que les autres, était assise sur une bûche et s’absorbait dans un livre qui était minuscule dans ses mains de géant. L’attention de cette silhouette-là ne se détourna pas, même quand la seule autre personne sans chignon cria : « Alors vous l’avez trouvée, enfin ? Je pensais que vous y passeriez la nuit, cette fois-ci. » C’était une voix de jeune femme, mais elle portait un bliaud et des chausses de garçon et avait les cheveux coupés court.

Une rafale de vent tourbillonna dans la cuvette, faisant claquer les manteaux et onduler la bannière sur toute sa longueur. Pendant un instant, la créature qui y figurait donna l’impression de chevaucher le vent. Un serpent à quatre pattes aux écailles pourpre et or, avec une crinière dorée comme un lion et les pattes terminées par cinq griffes dorées. Une bannière légendaire. Une bannière que la plupart des gens ne reconnaîtraient pas s’ils la voyaient mais craindraient quand ils sauraient son nom.

Perrin eut un geste de la main qui englobait tout cela tandis qu’il entamait le premier la descente vers le fond de la cuvette. « Bienvenue au camp du Dragon Réincarné, Leya. »

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