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Paulo di Maglio travaillait dans une entreprise de transports dont les entrepôts et les bureaux se trouvaient dans la banlieue nord. C’était une très grosse société dont les camions et les wagons roulaient de jour et de nuit dans toute l’Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Le programmeur avait très bien fait les choses. Il avait commencé par demander à travailler de nuit durant une certaine période, expliquant que son travail syndical en cette fin d’année le forçait à choisir cette solution pour quelques semaines.

Il obtint satisfaction. Pour introduire la jeune femme dans l’enceinte grillagée et surveillée par des vigiles et des chiens policiers ce fut un peu plus compliqué. Mais il avait présenté Macha comme préparant une thèse sur les transports italiens et sa présence dans les bureaux ne soulevait plus de curiosité, même la nuit. L’activité administrative était réduite des deux tiers mais une étudiante pouvait faire son profit du tiers restant.

Une fois dans la salle des ordinateurs ils choisirent ensemble un code pour les mémoires qu’il mettait à sa disposition. Ils arrivaient ensemble vers neuf heures du soir. Le programmeur effectuait une bonne partie de son travail tandis que Macha faisait semblant de prendre des notes en consultant les imprimantes de la journée. Elle avait même bâti un schéma fictif au cas où l’un des patrons de l’entreprise serait venu vérifier son travail.

Vers minuit Paulo di Maglio et elle se retrouvaient seuls dans la salle des ordinateurs et alors ils semblaient pris de frénésie. Il leur fallait en un temps limité, deux heures, faire ingurgiter par les mémoires le maximum d’informations que la jeune femme ramenait de son travail au S.W.I.F.T. Ensuite elle fournissait les données économiques qu’elle avait pu récolter depuis qu’elle menait son enquête. C’étaient cent vingt minutes épuisantes, hallucinantes qui les laissaient sur le flanc lorsque, vers deux heures, arrivait le technicien de la maintenance qui vérifiait si le matériel était en bon état. C’était un homme de quarante ans qui s’appelait Umberto Abdone, et de lui pouvait venir le danger d’être découverts car il était à même de se rendre compte que l’utilisation récente des appareils avait outrepassé le régime normal de l’exploitation commerciale.

— C’est un type obsédé par les femmes, lui avait dit Paulo… Il est marié mais il a plusieurs maîtresses, va voir les prostituées. Il est prêt à payer pour avoir une fille. Je suis sûr qu’il tournera autour de toi.

— Ce sera déplaisant, dit-elle.

— Oui, mais si tu le fascines assez, il oubliera le reste.

— Ce râle me déplaît… Ce n’est pas mon naturel… Il s’en rendra compte.

— Non, il est trop obsédé… Il suffira qu’il voie tes jambes ou devine tes seins sous la blouse blanche pour qu’il perde la tête. Il est toujours très inquiet pour sa virilité… Il n’a pas d’enfants, accuse sa femme mais dans le fond il pense qu’il est responsable de cette stérilité. C’est assez banal comme explication mais je la crois juste.

Macha, dès la première nuit, se sentit vraiment déshabillée par Umberto Abdone, un type assez moyen, ni beau ni laid mais qui portait des jeans très étroits qui moulaient son ventre et sa virilité de façon outrageuse. Malgré elle son regard était attiré par ce renflement masculin, même lorsqu’elle éprouvait un dégoût profond pour cet homme.

À deux heures, très fatigués, ils buvaient du café en mangeant quelque chose, des sandwiches ou des gâteaux que la sœur de Macha, Ruth, faisait elle-même. Umberto surgissait alors et n’avait d’yeux que pour Macha. Elle portait obligatoirement une blouse blanche assez vague mais il s’en contentait, estimait la grosseur de sa poitrine et essayait de découvrir ses cuisses lorsqu’elle évoluait dans la pièce.

— Il finit par me donner des cauchemars, dit-elle à Paulo… Si seulement il pouvait se mettre en congé.

— N’y pense pas, dans quelques semaines tu auras des résultats intéressants et tu ne seras plus obligée de venir là-bas.

Sous prétexte de s’intéresser à son travail d’étudiante, Umberto venait se pencher sur son épaule, s’appuyait contre elle, essayait de frotter son bas-ventre contre n’importe quelle partie d’elle-même. Contre ses reins, son dos, son bras et elle avait l’impression que c’était un de ces chiens vicieux qui essayait de se masturber contre elle.

À chaque étape de son enquête elle se heurtait forcément à ce genre d’hommes, même parmi les intellectuels qui paraissaient les plus absorbés par leurs recherches. Tous ces hommes sentaient qu’elle avait besoin d’eux et essayaient de monnayer leur savoir pour obtenir d’elle une compensation sexuelle. Umberto était peut-être le plus visqueux mais les autres lui paraissaient encore plus hypocrites.

Sa sœur l’aidait pour la lecture de certains rapports économiques qu’elle n’avait pas le temps d’assimiler. Ruth lui en faisait un résumé précis qu’elle pouvait ensuite faire programmer par Paulo di Maglio.

— Ce qu’il me faudrait, disait-elle, c’est vraiment un spécialiste qui dispose de tous les chiffres pour les derniers mois. Nous gagnerions des jours de travail… Un tel spécialiste doit exister mais comment connaître son nom ? Il faudrait que j’aille vraiment suivre des études de droit et d’économie mais je n’ai pas le temps.

— Tu penses à un professeur ?

— Oui, un professeur d’université évidemment. Un type qui travaille depuis longtemps sur le problème du commerce extérieur de l’Italie et qui connaisse tous les aspects de cette branche… C’est une tâche tellement ingrate, qui intéresse si peu le grand public que je n’ai aucune chance d’en entendre parler autour de moi. Je lis des journaux, des revues, des publications financières, mais je ne vois pas encore qui pourrait me rendre ce service.

— Je vais essayer de savoir, dit-il.

Mais elle se méfiait de Paulo qui évoluait dans une sphère assez hermétique de l’extrême gauche. Il connaissait certes des gens très informés mais qui traitaient l’information économique et financière d’un point de vue critique et marxiste. Elle cherchait quelqu’un d’assez neutre, plutôt partisan du libéralisme économique et qui disposerait d’un plus large éventail de chiffres. Il n’y avait que les chiffres, les plus précis, qui lui permettraient de progresser dans ses recherches.

En attendant les mémoires que Paulo di Maglio avait mises à sa disposition continuaient d’engranger des données. Bientôt elle essaierait de leur faire restituer leur savoir sous une forme plus synthétisée mais savait qu’elle ne pourrait pas encore tenir compte de ces résultats.

Il y avait une dizaine de jours qu’elle venait chaque nuit dans l’entreprise de transports lorsque se produisit le premier incident avec Umberto Abdone.

Cette nuit-là il faisait fonctionner une nouvelle imprimante et faisait appel à toutes les mémoires non codées et accessibles à tous. Il y avait des mémoires dont l’emploi était limité à certains utilisateurs.

— C’est curieux, dit-il à Paulo, il me manque des mémoires vierges… Je viens de procéder à une nomenclature de toutes celles qui restaient disponibles pour tester l’imprimante et j’ai quelque chose qui cafouille… Vous avez mis en route d’autres programmes dernièrement ?

Paulo di Maglio devait prendre immédiatement une décision. Il avait affaire à un homme qui connaissait très bien son métier et qui ne serait pas dupe longtemps.

— En effet, dit-il, j’effectue quelques expériences personnelles en utilisant les mémoires…

Il donna quelques chiffres. Umberto Abdone le regardait avec une certaine surprise.

— Des travaux personnels ?

— Pas exactement.

— À plusieurs centaines de milliers de lires l’heure d’ordinateur ? Paulo s’approcha de lui, le prit par l’épaule.

— Écoutez, mon vieux, j’ai eu besoin provisoirement de ces mémoires pour le syndicat…

Dès que j’en aurai fini elles seront libres et personne n’y trouvera à redire si vous ne dites rien.

— Mais vous vous rendez compte, suffoqua Umberto, je suis justement payé pour empêcher ce genre d’utilisation clandestine.

— Vous appartenez au même syndicat que moi, non ? Vous ne voudriez quand même pas faire d’histoires ?

— Je préférerais quand même être couvert… D’une façon ou d’une autre, vous comprenez ?

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