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Tout de suite Macha se rendit compte que Paulo était gravement préoccupé. Il n’avait pas touché à son assiette de pâtes et par contre avait fini sa carafe de vin grand modèle. Il finit par lui avouer qu’Umberto avait dû répandre quelques bruits dans la compagnie de transports car le directeur du service administratif l’avait convoqué en début de l’après-midi.

— Il m’a posé des questions sur toi, si ton travail avançait. Oh, il a été aimable, pas du tout agressif… Mais j’ai senti qu’il cherchait à se faire une idée.

— Tu crois qu’Umberto aurait carrément raconté toute l’histoire des mémoires ?

— Non… En fait je crois qu’il a agi de façon plus détournée, soit en expédiant une lettre anonyme, soit en téléphonant sans se présenter. Mais désormais on va nous surveiller, essayer de nous tendre un piège peut-être.

Il lui sourit mais elle comprit qu’il était très inquiet. D’abord il y avait la crainte de perdre son emploi et de ne pas en retrouver un autre si jamais on le renvoyait pour faute lourde. Il n’aurait droit à aucune indemnité, aurait des ennuis avec son syndicat et ses amis politiques.

— Tu veux arrêter ?

Dans son sac elle apportait d’autres données financières empruntées au S.W.I.F.T.

— À combien estimes-tu le temps nécessaire pour en terminer ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas exactement mais, en n’étant pas très exigeante, il faudrait au minimum une semaine.

— J’ai pensé à tant de choses, dit-il… Une semaine c’est peu et c’est énorme. Umberto recommencera. Il insistera un peu plus et le doute deviendra suspicion… J’ai imaginé des tas de choses, que je le faisais kidnapper par des amis, qu’on l’envoyait à l’hôpital, n’importe quoi… Je sais que ça ne ferait que le rendre encore plus hargneux. Désormais il nous en veut terriblement et même en nous montrant gentils, compréhensifs, nous ne parviendrons pas à le rendre plus humain.

— Le mettre dans le coup ?

— Surtout pas. Il s’effrayerait… Nous nous attaquons à rude partie, tu sais. Pour l’instant qui est au courant, toi, moi…

— Ma sœur.

— C’est une chance, dit-il. Il n’y aura pas de fuite. Mais avec Umberto nous ne serions plus jamais en paix. C’est un cyclothymique… Il finirait par nous dénoncer… Plus par frousse, désir de s’en tirer que volonté de nuire.

Cette nuit-là, étrangement, Umberto se montra distant, se consacra entièrement à son travail. Peut-être avait-il honte de ce qu’il avait fait, essayait-il de sonder leur état d’esprit. Paulo et Macha se montrèrent naturels et lorsqu’elle alla chercher du café au distributeur automatique elle lui apporta du chocolat chaud, sachant qu’il aimait ça.

— Merci, dit-il. Votre travail, ça avance ?

— Pas mal… Je pense que d’ici peu de temps je ne viendrai plus vous ennuyer.

La réaction de cet homme la surprit et elle comprit tout de suite que jamais elle n’aurait dû lui faire part de son prochain départ. Il devint très pâle, posa le gobelet de chocolat sur une console et elle remarqua que ses mains tremblaient.

— Qu’avez-vous, dit-elle, vous ne vous sentez pas bien ?

— Vous allez vraiment partir, ne plus revenir ici ? Mais pourquoi ? Est-ce à cause de moi ?

— Mais non, dit-elle, je finis mon travail pour ma thèse et il est inutile que je prolonge mon séjour. Ce n’est pas toujours facile de venir ici la nuit.

— Je ne vous crois pas, dit-il. Vous avez effectué un travail tout autre, un sale travail… Et vous vous méfiez de moi, vous pensez que je peux vous nuire.

— Pas du tout.

Il se retourna soudain et vint presque contre elle.

— Je peux vous nuire si je le veux.

— Je n’en doute pas.

— Vous n’avez pas peur de moi ? Elle hésita. Elle n’arrivait pas à saisir la complexité psychologique de ce personnage.

— Je vous dégoûte ?

— Absolument pas.

— Vous me laisseriez vous embrasser, vous toucher.

Macha hésita à peine. En fait elle tendit l’oreille pour essayer de localiser Paulo di Maglio. Si elle avait été certaine qu’il puisse entendre jamais elle n’aurait répondu comme elle le fit :

— Pourquoi pas ?

Depuis des semaines elle supportait Paulo et son militantisme agressif. Elle avait supporté les caprices du professeur Montello et puisqu’elle s’était fixé une tâche exceptionnelle après la mort de son ami dans l’attentat de Bologne, elle n’avait aucune raison de ne pas négocier avec Umberto Abdone.

— Vous avez dit pourquoi pas ?

— Si vous étiez mon ami, dit-elle, pourquoi n’accepterais-je pas vos baisers et vos caresses ?

Il tressaillit et un cercle de transpiration se forma autour de sa bouche aux lèvres épaisses.

— Je n’avais pas dit caresses.

— Je sais, dit-elle. Mais n’est-ce pas la même chose ?

— Si j’avais dit peloter vous auriez été choquée, ricana-t-il.

— Oui, vous me paraissez assez raffiné. Vous ne l’auriez pas dit.

— Je pourrais vous caresser ? Si j’étais votre ami, si j’étais Paulo di Maglio.

— Paulo est mon ami mais il ne me caresse pas. Nous ne couchons pas ensemble.

— Je ne vous crois pas.

— Vous devez me croire, dit-elle. Nous sommes seulement des amis, des copains.

— Il n’a jamais demandé ça ?

— Non, jamais.

Paulo se trouvait souvent pris au piège de son militantisme, de son féminisme, de son mépris pour les dragueurs impénitents. Il méprisait la majorité de ses compatriotes qui ne pensaient qu’à faire l’amour avec toutes les femmes qu’ils croisaient dans la rue, affirmant que lui n’était pas ainsi.

— Que faut-il faire pour devenir un peu plus que votre ami ? haleta Umberto Abdone.

— Il ne faut pas m’agresser continuellement, il faut savoir comment me parler.

— Vous faire la cour et ces choses stupides peut-être ?

— Non… Me parler, me toucher…

— Est-ce que j’ai une chance de vous toucher, pas de vous caresser j’entends, de vous toucher moralement ?

Elle le regarda et se dit que lorsqu’on fixait les gens dans les yeux on ne voyait plus leur visage, leur bouche si elle était malsaine que celle d’Umberto, leur expression désagréable du moment. Les yeux restaient neutres comme les eaux d’un lac immobile. On se trompait en parlant de lueur dans le regard ou d’ombres. Il n’y avait que les paupières, les sourcils qui pouvaient donner cette illusion.

— Je voudrais vous revoir, dit-il.

— Demain entre midi et deux heures je serai chez moi, dit-elle.

Elle avait décidé d’en finir au plus vite. Même avec l’homme qu’elle avait le plus aimé il y avait toujours un moment, une heure où elle ne supportait pas qu’il la touche, ou de le toucher et pourtant elle l’avait fait pour ne pas rompre cet amour en un moment infime de répugnance. Elle n’aurait qu’à imaginer qu’Umberto Abdone appartenait à cet instant de non-amour pour agir avec lui comme avec un amant adoré. Une semaine encore, juste une semaine. Deux heures suffiraient-elles à neutraliser cet homme ?

— Demain, balbutia-t-il, vous voulez dire que vous accepterez de me recevoir chez vous ?

— Vous connaissez mon adresse ? Plus tard Paulo di Maglio lui demanda ce qu’elle avait de si long à dire à Umberto.

— Je parlais de choses et autres pour lui prouver que je n’étais pas hostile.

— Tu crois qu’il acceptera de modifier son attitude ?

— Je ne sais pas. Je suis disposée à aller aussi loin que possible pour qu’il nous fiche la paix durant cette dernière semaine.

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