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Paulo di Maglio l’attendait toujours dans un petit bistrot où il dînait. Elle le rejoignait, prenait un café et ils partaient ensemble pour les bureaux de l’entreprise de transports à bord de la Lancia du garçon. Une Lancia Fulvia 1 969.

— Sympa, Montello ? lui demanda-t-il lorsqu’elle s’assit à sa table où il achevait une saltimboca qu’elle reconnut à l’odeur de sauge qu’elle dégageait.

Il s’étonna de son silence et répéta sa question.

— Sympa, ce n’est pas le mot, disons qu’il m’a donné les chiffres que j’attendais… Des tuyaux également pour affiner mes différentes hypothèses de travail. Il m’a fourni une liste de tous les éléments dont je devais tenir compte pour obtenir un chiffre qui approcherait du montant réel qu’Israël ou le Liban dépensent en Italie, avec une fourchette de quatre à deux pour cent…

Paulo grimaça.

— Cette fourchette pourrait représenter le chiffre de l’argent qui se perd en chemin, non ? Celui qui alimente le terrorisme noir ?

— Peut-être le rouge également.

— On connaît les financiers des Brigades et des Autonomes… Les pays de l’Est et Kadhafi.

— Rien n’est tout à fait aussi systématique, dit-elle sans avoir tellement envie de discuter.

Si elle défendait sa thèse avec trop de fougue il entrerait dans le jeu avec sa dialectique, ses arguments irréfutables pour ceux qui manquaient d’expérience politique. Il commençait d’ailleurs à argumenter puis se rendit compte qu’elle n’avait pas l’air en forme.

— Fatiguée ?

— Un peu et la perspective de rencontrer Umberto ne me réjouit pas du tout… Tu es sûr qu’il a des maîtresses, qu’il va voir les putes ? On dirait qu’il est toujours à jeun.

— C’est un glouton, il est toujours disposé à baiser…

Ils rejoignirent la petite Fulvia de di Maglio et roulèrent vers les entrepôts.

— S’il avait parlé, dit-elle, si on nous avait tendu un piège ? Ils sont peut-être disposés à nous surprendre en flagrant délit.

— Je ne pense pas qu’Umberto nous ait trahis… Il a dû peser le pour et le contre. Nous appartenons au même syndicat de l’informatique… Il sait ce que coûterait une trahison.

— Notre position n’est guère défendable, dit-elle… Nous ne menons pas une action syndicale mais politique en remontant le flot de ce fric étranger. Ton syndicat le comprendra vite et ne nous soutiendra pas. Si Umberto parle j’aurai des ennuis sérieux avec le centre romain du S.W.I.F.T., peut-être des ennuis judiciaires. Les groupes terroristes seront ensuite alertés et nous deviendrons peut-être leurs victimes.

— Je ne les crains pas, dit Paulo. Il ne faut pas céder à la paranoïa.

Il avait toujours des formules toutes prêtes, évitait soigneusement de laisser jaillir ses sentiments. Depuis qu’elle avait entrepris ces recherches dangereuses, Macha ne rencontrait que des gens figés dans une personnalité d’emprunt, ou exacerbés par leurs propres passions. Elle n’oublierait pas de sitôt le professeur Montello et ses exigences, ses caprices enfantins et ses soupirs d’adolescent pervers. Mais à tout prendre, elle aurait préféré revenir chez lui que d’affronter Umberto Abdone.

Cette nuit-là ils travaillèrent comme des fous pour nourrir les mémoires dont ils disposaient avant l’arrivée du spécialiste de la maintenance. Le lendemain, à son travail habituel, Macha devrait consulter les données pour la période correspondante, c’est-à-dire juillet, août et septembre. L’afflux des touristes en cette période compliquait un peu les choses. Certes on pouvait rapidement évaluer les sommes dépensées par les vacanciers israéliens et libanais, mais il fallait tenir compte de corrections.

Umberto Abdone arriva comme les autres fois un peu avant deux heures et leur fit un bonjour assez sec. Macha travaillait sagement au petit bureau que Paulo lui avait assigné. Sur les documents de l’entreprise de transports. Elle parvenait à s’intéresser à ce travail qui servait de couverture à la véritable raison de sa présence. Parfois elle rêvait sur les parcours effectués par les camions de la société qui s’enfonçaient dans le Moyen-Orient, en Afrique et même jusqu’en Russie. Il y avait de gros véhicules coincés en Iran depuis le début de la révolution pour des raisons si compliquées que la société renonçait à les récupérer.

Soudain Umberto Abdone fut devant elle, le visage contracté par une fureur interne. Macha, d’un regard rapide, vérifia la présence proche de Paulo di Maglio qui n’avait cessé de surveiller son collègue depuis son arrivée.

— Vous m’avez menti… Vous n’êtes pas affiliée à notre syndicat… Vous appartenez à un syndicat centriste parce que vous travaillez pour les réseaux bancaires… Vous n’êtes pas plus étudiante en économie que moi et vous ne préparez aucune thèse sur les transports routiers. Alors pouvez-vous m’expliquer ce que vous faites dans cette maison depuis plusieurs semaines ? Est-ce que vous appartenez à un groupe extrémiste qui s’amuse à faire sauter les ordinateurs ?

Macha s’attendait presque à une telle interpellation et elle garda assez de sang-froid pour l’écouter jusqu’au bout.

— Mais vous êtes un vrai flic, dit-elle en souriant. Vous venez de faire une véritable enquête sur moi ?

— Pensez-en ce que vous voudrez, mais désormais je ne vais pas tolérer plus longtemps que vous trompiez mes employeurs. Je vais signaler que trois mémoires qui étaient encore disponibles voici un mois ne le sont plus, qu’elles sont pourtant toujours en place mais qu’il faudra posséder un code pour disposer de leurs données.

— Très bien, dit la jeune femme, quand allez-vous le faire, demain matin ?

— Exactement.

— Bien. Voulez-vous maintenant me laisser travailler, s’il vous plaît ? Je dois étudier ces documents et je n’ai plus que quelques semaines pour regrouper la matière de ma thèse.

— Vous n’êtes pas étudiante, hurla-t-il… Vous n’êtes pas inscrite.

— Inscrite où ? Ici à Rome ? Je suis en train de passer des examens internationaux… Mais voulez-vous me laisser travailler ?

Umberto recula de quelques pas, faillit dire quelque chose. Lorsqu’il se retourna il se heurta à Paulo di Maglio et il esquissa un geste de défense.

— Je te fais peur, Umberto ?

— Laisse-moi tranquille… Vous êtes en train de me bluffer mais vous me le paierez… Ça c’est sûr, vous le paierez…

— Demain tu vas aller faire le mouchard à la direction mais prends garde. Je t’attaque en diffamation, je t’accuse d’avoir essayé de me faire perdre mon emploi par des manœuvres calomnieuses…

— Les mémoires sont ici… Tu ne peux le nier… Tu m’as dit toi-même que vous travailliez pour le syndicat… Je sais que c’est faux. Je me suis renseigné. Le syndicat peut utiliser librement l’ordinateur de la Fédération nationale… Je pense que vous complotez quelque chose de pas normal.

— Mais oui, dit di Maglio, nous étudions dans quelles conditions nous pourrions enlever le pape et réclamer une forte rançon… Justement la rançon c’est le problème : faut-il exiger des dollars ou des indulgences papales ? Toute la question est là.

Macha, stupéfaite, n’éclata pas tout de suite de rire tant l’humour de cette réponse était inattendu. Elle avait toujours pensé que Paulo était incapable de fantaisie. Umberto aussi visiblement. Mais comme il était catholique pratiquant, il pénétrait chaque jour dans une église pour satisfaire sa sensualité aux odeurs d’encens, de cire fondue et d’atmosphère feutrée, cet humour-là le choqua profondément.

— Ça ne te portera pas bonheur de blasphémer…

— N’exagérons rien, dit Paulo, c’est une blague que j’ai entendue sur les ondes de Radio Vatican…

La jeune femme pensa que pour cette nuit encore ils avaient obtenu un sursis. Mais Umberto ne désarmerait pas facilement, reviendrait à la charge. Elle aurait aimé avoir de l’audace, un total amoralisme sexuel. Elle l’aurait bloqué dans un coin et tranquillement l’aurait satisfait comme elle avait satisfait le professeur Montello.

— Manu militari, dit-elle à mi-voix. Puis comme les deux hommes se retournaient elle retint un rire nerveux.

— Ce n’est rien, dit-elle… Une réflexion personnelle qui n’a rien à voir avec tout ça.

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