20

Elle leur avait expliqué qu’elle venait de Rome leur apporter des couvertures, des vêtements chauds, des vivres, que tout cela était payé par les Américains habitant la capitale. Elle ne précisa pas les Américains démocrates, ce n’était ni le lieu ni les circonstances. Elle dit qu’elle avait laissé sa voiture à l’entrée du village, que deux jeunes Allemands qui l’accompagnaient allaient contourner les ruines pour venir jusque-là. Elle s’efforçait de corriger son accent américain, parlait le patois napolitain avec quelques mots de la région et ils restaient pourtant sidérés qu’elle soit parvenue jusqu’à eux.

— Vous n’avez vu personne ? L’hélicoptère ? Il ne vous a pas apporté de nourriture, du secours ? Tout à l’heure, vous savez ? L’hélicoptère est venu…

La Fiat et la Volvo se faisaient entendre mais restaient invisibles. La Mamma pensa que les deux jeunes gens devaient avoir du mal à rejoindre le terrain d’aviation. La route qui contournait le village, plutôt une ancienne rue bordée par des bergeries, des écuries pour les ânes, devait être elle aussi difficilement praticable.

— Est-ce qu’il y a eu beaucoup de victimes ici ?

Enfin un homme âgé d’une soixantaine d’années consentit à parler.

— Vingt-trois morts mais il y a aussi des disparus… Nous ne sommes plus qu’une poignée.

Pas plus de vingt en tout cas.

— Il y avait des visiteurs ce dimanche-là, disait encore l’homme en regardant autour de lui avec inquiétude comme s’il cherchait une approbation sur le visage des autres.

— Oui, dit une femme, nos enfants étaient venus nous voir… On ne sait pas ce qu’ils sont devenus.

Elle grimaça mais ne put pleurer. Elle pleurait depuis des jours et n’avait plus de larmes. La Fiat apparut enfin et posa sur le groupe son double faisceau. Même la Mamma sursauta comme dérangée en plein drame intimiste. La Volvo qui venait derrière avait une aile un peu froissée.

— Une maison qui formait un angle impossible, expliqua Stefan.

— Nous allons sortir les couvertures, enfin tout ce qu’ils désireront. Ils n’ont rien.

— L’hélicoptère ? demanda Olga.

— Je ne sais pas. Il ne semble pas être venu pour eux. Nous avons certainement confondu.

— S’il était venu pour le monastère, dit Stefan.

Puis il détourna la tête, s’éloigna conscient de s’être trahi. Pourquoi parlait-il de ce monastère qu’ils avaient aperçu accroché au bord de l’abîme avec des sortes de griffes en pierre directement incrustées dans le roc ?

Les gens se rassemblaient et commençaient à sourire. Ils regardèrent la femme qui reçut la première couverture neuve comme une sorte de miraculée et chacun emporta la sienne. Mais il leur fallait revenir pour le reste, pour les vivres, pour les vêtements. Pour différents objets de première nécessité.

— Qui fait tourner le groupe électrogène ?

— Moi, dit un homme vêtu d’un bleu de travail graisseux. J’ai réussi à le mettre en route.

— Il est le mécanicien du village.

— Je pensais qu’avec de la lumière, ce serait mieux, qu’on pourrait se signaler à ceux de la vallée.

— Personne ne vous voit, dit la Mamma.

— Le conseil municipal, les adjoints sont descendus, dit un autre homme. Ils ne sont pas revenus.

— Mais l’hélicoptère ? demanda Olga.

— Il est allé au monastère… Il y a des gens importants là-bas. Ils en ont déjà évacué plusieurs.

— Mais ce n’est pas l’armée ni la police, précisa quelqu’un. On pense que c’est une société privée, peut-être la même qui a acheté le monastère il y a quelque temps.

La Mamma ne voulait pas les bousculer de questions mais Stefan, revenu après sa gaffe auprès d’eux, ne paraissait pas décidé à patienter :

— Qui avait acheté cette grosse bâtisse ?

— On ne sait pas. Des gens du nord. Pour créer un village de vacances, paraît-il.

— Mais c’est bien le village qui a vendu, non ?

— Le monastère appartenait à l’État ou à la province, on ne sait pas trop, c’est l’État ou la province qui ont vendu. Venez, on va vous donner à manger. Il y a de la soupe, de l’agneau et du vin. Nous avons pu retrouver quelques barriques dans la cave communale. Il était de l’an dernier car on n’avait pas pu le vendre.

On les amena auprès d’un grand feu où des femmes faisaient cuire des côtelettes d’agneau et des brochettes. On leur apporta des bols de soupe épaissie par du riz, une grosse bouteille de vin. Ils commencèrent de manger en écoutant les villageois. Ils parlaient en phrases courtes, sans jamais s’interrompre, observant même une courtoisie assez inattendue dans un village du sud.

— Il y a des gens encore au monastère… Une partie s’est effondrée et il y a eu des blessés et des morts. L’hélicoptère est déjà venu, bien sûr, dès le lendemain du drame.

— Le téléphone, c’est eux aussi ?

— Oui, le nôtre a été coupé, mais celui-là, c’est une ligne privée.

La Mamma et Stefan échangèrent un regard surpris. Une ligne privée ! Le garçon avait des réactions bizarres, pensa la Mamma. Il enquêtait lui aussi mais pour qui, pourquoi ? Était-ce un ami de Macha Loven ? Pour l’instant elle ne pouvait émettre d’autre hypothèse plus précise.

— Une ligne privée, répéta l’homme qui leur versait de grands quarts de vin. Il y a deux ans qu’elle existe. On dit que ce sont des gens qui viennent se reposer de la ville mais on ne les voit pas souvent dans le village.

— Une secte, cracha une femme en colère.

— Mais non, ce n’est pas une secte, monsieur le curé qui monte d’habitude tous les quinze jours nous a dit qu’ils n’étaient pas membres d’une secte. Il y a eu des personnalités de Naples et de Salerne… Des gens haut placés et même des militaires… Pas en uniforme bien sûr, mais on voyait bien que c’étaient des militaires.

— L’hélicoptère ne s’est absolument pas soucié de vous ?

— Non, jamais. On a fait signe les premières fois mais ils allaient directement sur l’esplanade du monastère à l’intérieur des murs. Il y a un très bel emplacement.

— Mais sur ce terrain, dit Stefan, un avion peut atterrir ? Il y a une manche à air.

Il venait de petits appareils juste avant le tremblement de terre, leur expliqua-t-on, des visiteurs pour le monastère qui ne voulaient pas emprunter la route.

— Comme à l’époque du Duce, dit une voix.

Ce fut le glas des conversations. Le silence retomba glacial et bientôt les uns et les autres se trouvèrent des occupations si bien que la Mamma resta seule avec les deux Allemands en train de terminer un fromage de brebis tout frais.

— Curieux, hein, dit Stefan à voix basse. J’ai l’impression qu’il y en a un dans le tas qui a lancé comme une sorte de rappel à l’ordre en parlant de Duce.

C’était à peu près l’impression de la Mamma. Elle estimait objectivement que les survivants des anciens habitants fascistes s’efforçaient depuis trente-cinq ans d’oublier la politique pour essayer de vivre sans histoires. Ils étaient assez sympathiques, accueillants de toute façon. Mais un noyau dur devait veiller à l’ordre et elle n’avait pas pu voir celui qui avait ainsi rappelé le temps ancien d’une voix tranchante.

— Curieux que les édiles soient partis ? Que sont-ils allés faire à Naples ? Pourquoi ont-ils abandonné leurs électeurs ? demanda Stefan.

— Vous croyez qu’on pourra dormir ? murmura Olga dont la tête oscillait parfois car elle s’endormait.

— Ils nous trouveront bien un petit coin, dit la Mamma. La nuit va certainement être très froide. Sinon nous devrons dormir dans les voitures, ce qui ne serait pas plus mal.

Mais une vieille dame accompagnée de son mari vint les chercher. On leur avait préparé des matelas et en signe de discrète reconnaissance on leur avait mis les couvertures neuves qu’ils avaient apportées. Cette délicatesse émut profondément la Mamma. Mais les deux jeunes Allemands parurent ne rien remarquer.

— Tenez, buvez un peu de goutte, dit le vieux en présentant un flacon et un petit verre miraculeusement échappé aux ruines. Vous verrez, c’est de la bonne grappa.

Загрузка...