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Dans la soirée arrivèrent d’autres télex, non de Washington mais de Rome. Le sénateur Bogaldi avait bien fait les choses pour son ami américain. Il avait dû faire appel à plusieurs fonctionnaires du sénat et de l’administration communale car les précisions étaient très impressionnantes.

D’un seul coup le sénateur Holden eut en main la liste des habitants du village avec non seulement leur nom, leurs prénoms, leur âge, leur sexe, mais aussi leur profession, leur origine.

— Ce genre de fichier est assez surprenant, dit-il… Je ne pensais pas qu’il puisse exister mais Bogaldi a quelques accointances avec la Démocratie Chrétienne quoi qu’il en dise et ce fichier est d’origine politique. La D.C. aime bien faire le bilan de ses fidèles.

— Dioni voterait démocrate chrétien ?

— Pourquoi pas ? Ils ont même un maire de cette tendance… Des liens secrets se sont vite renoués avec les fascistes, dès la victoire… La D.C. avait besoin de toutes les tendances pour former un grand parti.

— Il n’y avait guère qu’une quarantaine d’habitants avant le tremblement de terre, dit Edwige. Nos chiffres étaient donc erronés lorsqu’on parlait de plus de cent… Heureusement que votre ami Bogaldi a pu nous fournir ces renseignements récents.

Plus tard, le sénateur venait d’aller faire un tour au bar du palace et Edwige se trouvait seule dans la suite, arriva un télex. C’était un certain Vacanza Europeo Club qui avait acheté deux ans auparavant le monastère de Dioni, ancien séjour princier pour les dignitaires fascistes. L’endroit avait été saccagé à la Libération mais restait encore habitable. Le V.E.C. était une petite organisation de séjours dans les pays étrangers à prix forfaitaires, mais pas forcément doux, précisait le correspondant qui signait Minelli et se disait conservateur des cadastres locaux.

Edwige appela cette sorte d’agence de voyages dont elle trouva le numéro sur l’annuaire.

— En ce moment, lui répondit une voix de femme, nous organisons des séjours pour l’Amérique du Sud, Chili, Argentine.

— Le carnaval de Rio ?

— Ce n’est pas encore certain.

— La date approche pourtant, fit remarquer Edwige.

— Oui, mais nous avons quelques difficultés de ce côté-là… La situation politique est en train d’évoluer dangereusement…

L’adverbe surprit Edwige qui pensait au contraire qu’un processus démocratique, lent mais malgré tout perceptible dans sa timidité, était en cours.

— Nous avions des avantages, disait la secrétaire du V.E.C., que nous ne sommes pas certains d’obtenir désormais.

— Pour le Chili, l’Argentine, pas de problèmes ?

— Non, absolument pas. Nous pensons aussi prévoir la Bolivie, mais j’oubliais de vous dire que nous avons un séjour de quinze jours à Haïti vraiment intéressant. Tout compris pour moins d’un million cinq cent mille lires.

— Oui, dit Edwige qui s’efforçait de ne pas se montrer trop sarcastique, très intéressant. Je passerai demain vous voir.

— Laissez-nous votre nom, votre numéro de téléphone…

— Je passerai demain de préférence, dit Edwige en raccrochant.

Ce coup de fil la laissait frémissante et lui donnait envie d’en savoir plus sans attendre.

Elle découvrit que l’agence avait ses bureaux non loin de l’hôtel et elle laissa un mot au sénateur pour lui dire qu’elle serait absente une petite demi-heure.

Son fort accent américain la trahit lorsqu’elle s’adressa à la seule personne présente dans le petit bureau, une fille grande, élancée et brune.

— C’est vous qui avez téléphoné ?

— Oui… Je suis pour deux ans à Rome mais j’avais envie de prendre des vacances… Vous me parliez de Haïti, n’est-ce pas ?

— Tenez, voici notre dépliant.

L’Américaine en eut le souffle coupé. Pour une si petite agence un fascicule aussi luxueux qui valait certainement deux ou trois dollars…

— Nous travaillons beaucoup avec ces pays ensoleillés…

— Mais vous faites aussi club de vacances, c’est bon à savoir… Vous avez des villages ?

— Nous essayons d’en implanter…

— En Italie ?

La brune la regarda un instant avec méfiance mais cela ne dura pas :

— Nous y avons songé… Dans le sud évidemment… En Sicile également et en Sardaigne… Nous avions des projets en Espagne, en Grèce et au Portugal mais pour l’instant ils sont en sommeil…

— Vous avez une banque attitrée ? demanda la secrétaire du sénateur d’un air indifférent.

Cette fois elle comprit qu’elle avait fait une gaffe qui mettait la puce à l’oreille de cette fille.

— Une banque attitrée ? Nous acceptons n’importe quel chèque vous savez, même ceux de la Chase ou de la Morgan.

Elles rirent ensemble mais avec un manque absolu de sincérité. Edwige prit plusieurs brochures, dit qu’elle allait réfléchir et regagna l’hôtel non sans se retourner à plusieurs reprises, craignant que cette fille ne la suive. Elle n’aimait pas du tout ce genre de femme et la soupçonnait d’être une aventurière dangereuse.

Le sénateur Holden l’écouta, parcourut les brochures d’un air songeur.

— Rien que des pays à gouvernements autoritaires je vous fais remarquer, dit Edwige.

— Je vois, je vois…

— Une petite agence sans envergure, dont personne ne doit jamais parler et qui s’offre des brochures luxueuses qui valent une petite fortune.

— Les pays concernés doivent payer, dit Holden en brandissant une brochure pour l’Afrique du Sud… Ces pays-là dépensent un argent fou pour redorer leur blason…

— Et ce Vacanza Europeo Club a acheté l’ancien domaine des grands chefs mussoliniens… C’est tout de même curieux ? Il avait dû être confisqué après la guerre, devait faire partie du domaine national… Il serait intéressant de savoir qui l’a vendu à ces gens-là.

— Du calme, pas de précipitation… Vous êtes en train de fantasmer sur vos seules impressions… Demain vous téléphonerez au syndicat des agences de voyages pour obtenir des précisions sur le V.E.C. et seulement alors nous pourrons avoir une certitude.

— Bien, fit-elle un peu vexée. Mais n’empêche que je suis certaine de ne pas me tromper. Pourquoi a-t-elle fait tant de manières pour me donner le nom de la banque qui les soutient ? Aux États-Unis personne ne fait mystère de ce genre de renseignement.

— Oui, aux USA, mais nous sommes en Europe et les gens n’aiment pas qu’on fourre son nez dans leurs affaires.

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