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Depuis qu’ils étaient tous partis, la Mamma, Kovask et Peter, le sénateur n’avait pu se rendormir. Il allait et venait véhément ou renfrogné dans sa robe de chambre sur son pyjama, tirant les rideaux pour voir enfin le jour sale se lever sur Rome, houspillant Edwige qui avait pourtant travaillé une partie de la nuit sur des tas de documents sans intérêt mais qui pouvaient en dernier ressort révéler d’un mot, d’une phrase, le début d’une piste.

Depuis Washington, Margot, qui faisait l’intérim dans la capitale, ne cessait d’alimenter le télex qui crépitait sans arrêt. Il n’était plus très jeune, les nouveaux ne faisant jamais autant de bruit et une chance qu’il soit installé dans la pièce centrale, le salon de la suite, sinon les voisins auraient eu raison de se plaindre.

— Ils pourraient téléphoner, dit Holden à dix heures.

Dès lors il le répéta toutes les minutes. Edwige soupirait et jugeait inutile de lui rappeler que depuis des jours tout le sud de l’Italie était privé de téléphone, d’électricité et même de l’essentiel.

— Nous avions une chance unique, cette fille, Macha Loven, qui travaille au réseau S.W.I.F.T., et elle disparaît dans ce tremblement de terre… Qu’allait-elle donc faire à Dioni ? Vous avez des renseignements sur cette ville ?

— Un village de deux cent treize habitants aux dernières nouvelles. Il y aurait plus de cinquante pour cent de victimes. Une chance, les rescapés se trouvaient sur la place centrale au moment du séisme dimanche soir… Il ne faisait pas très froid et ils parlaient de sport. Parce qu’un enfant du pays joue à Turin…

— Joue quoi, base-ball ?

— Mais non, nous sommes en Italie, sénateur… Football…

— On ne sait pas ce que Macha Loven allait faire là-bas…

— Non, on ne sait pas. Elle n’y était jamais allée, d’après sa sœur Ruth.

— Où est-elle, celle-ci ?

— Toujours là-bas. Elle essaye de rejoindre Dioni. Je l’ai eue au téléphone cette nuit… Mais depuis Naples bien sûr, où elle essaye de trouver une jeep… Il paraît que c’est impossible sinon d’atteindre le village.

— Donc la Mamma, Kovask et Peter n’y parviendront pas ?

— Tout dépend des bulldozers. Il paraît qu’il y en a des dizaines sur place mais que la Camorra n’accepte pas qu’ils fonctionnent si on ne règle pas une certaine assurance…

— Une assurance ? fit Holden en s’arrêtant de marcher.

— La Mafia napolitaine rançonne tout. Le carburant, les syndicats, veut imposer ses chauffeurs, ses conducteurs d’engins…

— Et l’armée ?

— Ses bulldozers ont des ennuis un peu partout… Le commissaire politique voudrait réquisitionner mais les politiciens négocient cette décision.

— Incroyable… Est-ce que vous savez enfin pourquoi Macha Loven s’est intéressée à cette affaire-là ?

— Oui. Elle a perdu un ami dans l’attentat de Bologne cet été. Et depuis elle s’est juré de faire quelque chose contre le fric noir qui alimente le terrorisme de droite. Terrorisme européen.

Holden s’assit en face d’Edwige.

— Je me demande si le fric n’alimente pas les deux terrorismes en fait.

— On sait que celui des Russes transite par la Tchécoslovaquie et que…

— Mais celui des Libyens, hein ? Il coule à flots et sans faire de subtiles distinctions pourvu qu’il y ait du résultat. Quand on fait sauter une synagogue, qui peut dire d’où vient vraiment l’explosif, et surtout le fric T Ce qui m’intéresse c’est le fric américain, donc celui de nos multinationales. J’estime que ce fric serait mieux s’il était reversé aux citoyens de notre pays plutôt que d’entretenir la déstabilisation européenne. L’I.R.A. ne peut être considérée comme une organisation de droite et pourtant elle touche du fric américain parce que de cette façon l’Angleterre s’enlise dans le bourbier irlandais et ne peut s’en sortir. Et avec Reagan qui veut détenir le leadership de ce monde pourri ce ne sera que pire… Pas question que l’Europe nous emmerde avec sa technologie, ses bagnoles, ses produits finis. Déjà que le Japon… Désormais le rôle des démocrates sera de prouver à nos alliés que nous sommes pour une politique étrangère différente. Ce sera payant, vous verrez.

Edwige ne cachait pas son écœurement.

— De toute façon le fric reste puant… Vous croyez qu’on peut disserter politiquement sur Bologne ?

— D’accord, je suis cynique mais c’est la raison pour laquelle je suis sénateur.

Elle lui passa la photographie de Macha Loven.

— Juive, ses parents ont eu des ennuis durant la guerre mais s’en sont sortis. Elle est née en 1950… Sa sœur est plus jeune… Elle n’est pas sioniste, a des amis palestiniens mais ne milite quand même pas pour eux… Elle reste sentimentalement attachée à Israël, même si elle désapprouve Begin. Pour elle, tout s’arrangera si la gauche israélienne vient au pouvoir.

— Une gentille naïve, murmura le sénateur.

— Lorsqu’elle a découvert ces anomalies dans les ordres bancaires, elle a d’abord cherché quelqu’un à qui se confier et ce n’est qu’au bout de quelques semaines qu’on lui a conseillé de prendre contact avec vous… Il y avait ces démocrates en visite à Rome mais ils n’étaient pas tellement chauds en votre faveur.

— Ils sont maintenant dans le camp de Reagan, ce qui explique tout, ricana le sénateur.

— Enfin elle nous a contactés, nous a envoyé ces premiers relevés de mémoire… C’est assez intéressant, non ? Puisque nous sommes dans ce palace en train de croquer allégrement dans les mille dollars par jour et encore sans compter l’accessoire… on pourrait vous demander d’où vient le fric…

Holden la regarda en dessous.

— Je pourrais en mettre le double et j’obtiendrais des crédits… Il y a dans ces relevés d’imprimantes des noms de banques et de sociétés que toute une bande de petits rancuniers dans mon genre rêve d’épingler depuis pas mal de temps. Si je leur demandais de réunir sur-le-champ un million de dollars ils le feraient et le clan Kennedy ne serait pas le dernier, vous pouvez m’en croire…

— C’est pourquoi nous sommes suspects avec nos libéraux, nos cryptosocialistes millionnaires… Vous en connaissez beaucoup, vous, des gros riches qui financeraient une telle recherche ? Vous voyez un patron français, genre Dassault, filer du fric pour que le contrôle des banques soit plus strict ? Et pareil pour Agnelli dans ce pays et les patrons allemands.

Le télex crépita et elle n’y prêta même pas attention, certaine que Margot faisait encore des siennes à Washington. Cette fille devait s’affoler du vide des bureaux et faisait d’un rien une montagne.

— Hé, dit le sénateur en se penchant, il paraît que ça grenouille à Washington ? Le conseiller financier de Reagan a appelé pour prendre rendez-vous ? C’est que ça commence à prendre tournure et que nous inquiétons quelques gros financiers… Ce n’est déjà pas si mal.

Macha Loven était une belle fille brune au visage paisible. Il fallait que cette femme ait subi un grand choc moral pour faire d’elle une informatrice bénévole, mais c’était toujours la même chose et Holden savait que ses meilleurs agents étaient des gens qui ne supportaient plus, un jour ou l’autre, d’être les témoins de ce lent empoisonnement de l’argent international. Ils voyaient défiler sur leur écran de contrôle des chiffres ahurissants, un alignement de zéros incroyable, en dollars et à la fin ils craquaient, comme craquent certains caissiers de banque après vingt ou trente ans devant une liasse de billets, après en avoir manipulé des milliers au cours de leur vie.

— Je réponds à Margot ?

— Elle peut dire où je me trouve… De toute façon ils doivent le savoir déjà et c’est pure formalité… Nous sommes étroitement surveillés, n’en doutez pas… Même par le gouvernement italien et la Démocratie Chrétienne qui ne doivent pas être très à l’aise que nous jetions un coup d’œil sur les informations de la S.W.I.F.T.

— Vous croyez qu’ils passeront ?

— Je crois que la Mamma passera, dit Holden. C’est la seule véritable Italienne, la seule à même de comprendre ce qui se passe en fait dans le sud de ce pays.

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