II

Il semble impossible que le mouvement d'enquête et d'analyse, qui est le mouvement même du dix-neuvième siècle, ait révolutionné toutes les sciences et tous les arts, en laissant à part et comme isolé l'art dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siècle dernier; la chimie, la physique n'ont pas cent ans; l'histoire et la critique ont été renouvelées, créées en quelque sorte après la Révolution; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu à l'étude des documents, à l'expérience, comprenant que pour fonder à nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, connaître l'homme et la nature, constater ce qui est. De là, la grande école naturaliste, qui s'est propagée sourdement, fatalement, cheminant souvent dans l'ombre, mais avançant quand même, pour triompher enfin au grand jour. Faire l'histoire de ce mouvement, avec les malentendus qui ont pu paraître l'arrêter, les causes multiples qui l'ont précipité ou ralenti, ce serait faire l'histoire du siècle lui-même. Un courant irrésistible emporte notre société à l'étude du vrai. Dans le roman, Balzac a été le hardi et puissant novateur qui a mis l'observation du savant à la place de l'imagination du poète. Mais, au théâtre, l'évolution semble plus lente. Aucun écrivain illustre n'a encore formulé l'idée nouvelle avec netteté.

Certes, je ne dis point qu'il ne se soit pas produit des oeuvres excellentes, où l'on trouve des caractères savamment étudiés, des vérités hardies portées à la scène. Par exemple, je citerai certaines pièces de M. Dumas fils, dont je n'aime guère le talent, et de M. Emile Augier, qui est plus humain et plus puissant. Seulement, ce sont là des nains à côté de Balzac; le génie leur a manqué pour fixer la formule. Ou qu'il faut dire, c'est qu'on ne sait jamais au juste où un mouvement commence, parce que ce mouvement vient d'ordinaire de fort loin, et qu'il se confond avec le mouvement précédent, dont il est sorti. Le courant naturaliste a existé de tout temps, si l'on veut. Il n'apporte rien d'absolument neuf. Mais il est enfin entré dans une époque qui lui est favorable, il triomphe et s'élargit, parce que l'esprit humain est arrivé au point de maturité nécessaire. Je ne nie donc pas le passé, je constate le présent. La force du naturalisme est justement d'avoir des racines profondes dans notre littérature nationale, qui est faite de beaucoup de bon sens. Il vient des entrailles mêmes de l'humanité, il est d'autant plus fort qu'il a mis plus longtemps à grandir et qu'il se retrouve dans un plus grand nombre de nos chefs-d'oeuvre.

Des faits se produisent, et je les signale. Croit-on qu'on aurait applaudi l'Ami Fritz à la Comédie-Française, il y a vingt ans? Non, certes! Cette pièce où l'on mange tout le temps, où l'amoureux parle un langage si familier, aurait révolté à la fois les classiques et les romantiques. Pour expliquer le succès, il faut convenir que les années ont marché, qu'un travail secret s'est fait dans le public. Les peintures exactes qui répugnaient, séduisent aujourd'hui. La foule est gagnée et la scène se trouve libre à toutes les tentatives. Telle est la seule conclusion à tirer.

Ainsi donc, voilà où nous en sommes. Pour mieux me faire entendre, j'insiste, je ne crains pas de me répéter, je résume ce que j'ai dit. Lorsqu'on examine de près l'histoire de notre littérature dramatique, on y distingue plusieurs époques nettement déterminées. D'abord, il y a l'enfance de l'art, les farces et les mystères du moyen âge, de simples récitatifs dialogues, qui se développaient au milieu d'une convention naïve, avec une mise en scène et des décors primitifs. Peu à peu, les pièces se compliquent, mais d'une façon barbare, et lorsque Corneille apparaît, il est surtout acclamé parce qu'il se présente en novateur, qu'il épure la formule dramatique du temps et qu'il la consacre par son génie. Il serait très intéressant d'étudier, sur des documents, comment la formule classique s'est créée chez nous. Elle répondait à l'esprit social de l'époque. Rien n'est solide en dehors de ce qui n'est pas bâti sur des nécessités. La tragédie a régné pendant deux siècles parce qu'elle satisfaisait exactement les besoins de ces siècles. Des génies de tempéraments différents l'avaient appuyée de leurs chefs-d'oeuvre. Aussi, la voyons-nous s'imposer longtemps encore, même lorsque des talents de second ordre ne produisent plus que des oeuvres inférieures. Elle avait la force acquise, elle continuait d'ailleurs à être l'expression littéraire de la société du temps, et rien n'aurait pu la renverser, si la société elle-même n'avait pas disparu. Après la Révolution, après cette perturbation profonde qui allait tout transformer et accoucher d'un monde nouveau, la tragédie agonise pendant quelques années encore. Puis, la formule craque et le Romantisme triomphe, une nouvelle formule s'affirme. Il faut se reporter à la première moitié du siècle, pour avoir le sens exact de ce cri de liberté. La jeune société était dans le frisson de son enfantement. Les esprits surexcités, dépaysés, élargis violemment, restaient secoués d'une lièvre dangereuse et le premier usage de la liberté conquise était de se lamenter, de rêver les aventures prodigieuses, les amours surhumains. On bâillait aux étoiles, l'on se suicidait, réaction très curieuse contre l'affranchissement social qui venait d'être proclamé au prix de tant de sang. Je m'en tiens à la littérature dramatique, je constate que le romantisme fut au théâtre une simple émeute, l'invasion d'une bande victorieuse, qui entrait violemment sur la scène, tambours battants et drapeau déployé. Dans cette première heure, les combattants songèrent surtout à frapper les esprits par une forme neuve; ils opposèrent une rhétorique à une rhétorique, le moyen âge à l'antiquité, l'exaltation de la passion à l'exaltation du devoir. Et ce fut tout, car les conventions scéniques ne firent que se déplacer, les personnages restèrent des marionnettes autrement habillées, rien ne fut modifié que l'aspect extérieur et le langage. D'ailleurs, cela suffisait pour l'époque. Il fallait prendre possession du théâtre au nom de la liberté littéraire, et le romantisme s'acquitta de ce rôle insurrectionnel avec un éclat incomparable. Mais qui ne comprend aujourd'hui que son rôle devait se borner à cela. Est-ce que le romantisme exprime notre société d'une façon quelconque, est-ce qu'il répond à un de nos besoins? Évidemment, non. Aussi est-il déjà démodé, comme un jargon que nous n'entendons plus. La littérature classique qu'il se flattait de remplacer, a vécu deux siècles, parce qu'elle était basée sur l'état social; mais lui, qui ne se basait sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poètes, ou si l'on veut sur une maladie passagère des esprits surmenés par les événements historiques, devait fatalement disparaître avec cette maladie. Il a été l'occasion d'un magnifique épanouissement lyrique; ce sera son éternelle gloire. Seulement, aujourd'hui que l'évolution s'accomplit tout entière, il est bien visible que le romantisme n'a été que le chaînon nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la littérature naturaliste. L'émeute est terminée, il s'agit de fonder un État solide. Le naturalisme découle de l'art classique, comme la société actuelle est basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre état social, lui seul a des racines profondes dans l'esprit de l'époque; et il fournira la seule formule d'art durable et vivante, parce que cette formule exprimera la façon d'être de l'intelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, l'expression du siècle, et pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique.

Maintenant, il reste à souhaiter une chose: la venue d'hommes de génie qui consacrent la formule naturaliste. Balzac s'est produit dans le roman, et le roman est fondé. Quand viendront les Corneille, les Molière, les Racine, pour fonder chez nous un nouveau théâtre? Il faut espérer et attendre.

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