III

Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soulever d'intéressantes réflexions, au point de vue de la philosophie théâtrale.

L'Ambigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu l'excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est d'être une pièce typique, contenant la formule la plus complète d'une forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans le roman, l'oeuvre qui reste est l'oeuvre intense que l'écrivain a poussé le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d'un certain art à une certaine époque.

Que l'on songe au mélodrame de 1830, et aussitôt l'idée de la Tour de Nesle vient à l'esprit. Elle est encore à cette heure le modèle indiscuté d'une forme dramatique qui s'est imposée pendant de longues années; et même aujourd'hui que cette forme est usée, la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des oeuvres typiques.

La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu'elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans l'analyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et s'en tient d'une façon stricte aux faits, à l'intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.

En somme, cette formule peut se réduire à ceci: poser en principe que seul le mouvement existe; faire ensuite des personnages de simples pièces d'échec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont l'auteur usera à son gré; combiner alors l'armée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est d'étourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester.

On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives d'une machine électrique. Une fois engagé dans l'engrenage de cet art purement mécanique, s'il a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu'il laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien n'importe plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu'on ne peut s'en arracher, même lorsqu'on en sent toute l'imbécillité.

Mais qu'arrive-t-il quand on a terminé la lecture d'une telle oeuvre? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine! On s'essuie la face comme un joueur qui s'échappe d'un tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, d'une représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde s'est passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien n'a parlé à l'intelligence, aucun document nouveau n'a été fourni sur la nature et sur l'humanité.

J'ai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection d'une machine, dont les pièces s'emboîtent d'une façon mathématique. Le chef-d'oeuvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à l'état de rouages, n'auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de l'ensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera d'eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les besoins. Et les gens du métier s'extasient. Quelle facture! quelle entente du théâtre! quel génie!

Vraiment, il faudrait s'entendre. Cet enthousiasme pour un art très inférieur en somme me paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d'une façon absolue: «Le théâtre est là,» c'est pousser un peu loin l'amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n'est pas là: il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures de l'humanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd'hui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l'analyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d'être écrasé et de disparaître sous les faits, dominera l'action et la mènera.

Quel critique dramatique oserait dire à un débutant: «Lisez la Tour du Nesle_», lorsqu'il peut lui dire: «Lisez Tartufe, lisez Hamlet.» Ce qui m'irrite, c'est cette passion du succès brutal et immédiat, c'est cette odieuse cuisine qui cache jusqu'à la vue des chefs-d'oeuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner qu'il n'y a pas d'absolu dans l'art dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu'on voudra vous enfermer dans un code en déclarant: «Ceci est du théâtre, ceci n'est pas du théâtre,» répondez carrément: «Le théâtre n'existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien.»

Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel rôle on fait jouer aujourd'hui à la moralité. Il faut qu'un drame soit moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a, dans la Tour de Nesle, le plus incroyable entassement d'infamies qu'on puisse rêver. Cela atteint presque à l'horreur des tragédies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, à noyer tous les matins ses amants d'une nuit. Simple peccadille, lorsque l'on songe que la reine en question a fait assassiner son père et s'oublie dans les bras de ses fils. Eh bien! toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public. C'est à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le principe.

Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. Il fallait MM. Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi l'ordure. Vraiment! J'imagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes, les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous qu'on se fâche contre des pantins? Il est trop visible que ce ne sont pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gré des combinaisons scéniques. Le mouvement n'est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la légende. Au fond, il s'agit d'un conte pareil à celui du Petit Poucet, et personne ne s'est jamais avisé de trouver l'ogre immoral. Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche, fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut épouvanter une minute l'imagination des spectateurs; mais, dès qu'elle est rentrée dans la coulisse, elle n'est plus, elle n'a même pas la réalité d'une fiction logiquement déduite.

Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne: c'est qu'on ne sent pas l'humanité engagée dans l'affaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle. J'ose même dire que plus ils ont chargé cette figure de crimes, et plus ils l'ont rendue acceptable. Au delà d'une certaine limite, lorsqu'il entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale. Mettez une bourgeoise qui trompe son mari un peu crûment, le public se fâchera, parce qu'il sentira que cela est vrai.

Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la Tour de Nesle. Eh bien! l'adorable comédie d'Alfred de Musset a été froidement écoulée. Cela est un fait, et la critique, pour l'expliquer, a dû s'en prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire espèce; elle se donne sans amour, elle se prête à un jeu cruel et finit par changer d'amant comme on change de chemise. Quels personnages! quelles moeurs!

Ah! vraiment, c'est à faire saigner le coeur des honnêtes écrivains, ce public froid et scandalisé, qui affecte de ne pas comprendre! Quoi de plus profondément humain que cette histoire, dont on trouverait les éléments dans notre vieille et franche littérature! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse tremblante d'un petit clerc, et qui est vaincue à la fin par tant de jeunesse, de dévouement et de désespoir: n'est-ce pas le drame de la passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise? Musset n'a jamais été plus railleur ni plus tendre; il a touché là le fond des coeurs. Son oeuvre a le frisson de la vie, le charme d'une analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du théâtre l'âme et la tête vides, car on emporte un coin d'humanité avec soi, sur lequel on peut rêver indéfiniment.

Mais je n'ai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprès de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte une salle, tandis que la première fait le régal du public. C'est que Jacqueline n'est pas en carton, c'est qu'elle est la femme tout entière. On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la façon dont elle joue de son mari, surtout dans cet éclat de passion qui l'anime et la transfigure au dénouement. Elle vit: dès lors, elle est indécente. Voilà ce que je voulais démontrer.

Que la Tour de Nesle reste dans notre musée dramatique, comme l'expression curieuse de l'art d'une époque, je l'accorde volontiers. Mais que l'on dise aux jeunes auteurs: «Faites-nous des Tour de Nesle,» c'est ce que je me permets de trouver très fâcheux. Certes, il n'est pas un écrivain qui ne préférerait avoir fait le Chandelier. Cette comédie peut manquer complètement de mécanique dramatique, elle n'en a pas moins l'éternelle jeunesse; elle vivra toujours, aussi fraîche, lorsque la Tour de Nesle sera, depuis longtemps, mangée par la poussière des cartons. A quoi sert donc la fameuse mécanique, que l'on prétend si faussement indispensable, puisqu'elle ne peut pas faire vivre une pièce et qu'une pièce peut vivre sans elle? Le théâtre est libre.

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