11 Le badaud du dimanche

Sous ma fenêtre, les feuilles des marronniers étaient presque rousses. À la radio, des voix commentaient les résultats du championnat ; un journaliste conseillait de profiter du beau temps pour se rendre visite à Eurodisney. Le monde avancerait comme il voudrait, malgré moi. Alors, le cœur léger, j’ai enfilé ma veste et je suis allé me promener.

J’aime sortir de bon matin, dévaler l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée, saluer la concierge qui nettoie le pavé, ouvrir le portail de l’immeuble sur la rue lumineuse, puis m’en aller au hasard, vers la gauche ou vers la droite, en observant tout ce qui se passe : la couleur du ciel et les nuages du jour ; les touristes italiens devant la boutique de lunettes noires ; les mendiantes roumaines sur le parvis de Notre-Dame (elles tendent inlassablement aux passants le même morceau de papier rédigé en anglais, qui prétend qu’elles sont des réfugiées politiques ; puis elles repartent chaque soir en groupe par le RER). Seule manquait la voiture de police sur le pont de l’Archevêché : les beaux jours étaient finis ; les rollers bondissaient en toute quiétude.

Au moment de traverser le quai, le feu est passé au vert et j’ai admiré le passage d’un convoi exceptionnel : un grand camion recouvert de toilettes publiques. Enchanté, j’ai poursuivi mon chemin jusqu’au traiteur grec, assis sur le seuil de sa boutique opulente et déserte. Un peu plus loin, dans l’épicerie chinoise, j’ai fait un choix de soupes instantanées à la crevette — avec une préférence pour le sachet bleu incluant quatre sortes de poudres et d’épices. J’ai ralenti place du marché Maubert devant une réunion électorale pour la mairie d’arrondissement : les militants tenaient des ballons de baudruche ; et j’ai salué le candidat qui m’a expliqué son programme. Intéressant, intéressant. Mais, déjà, je reprenais mon chemin en fredonnant cette chanson de Georgius intitulée Le Badaud du dimanche, qui décrit la promenade en ville d’un monsieur curieux de tout : « Avec son petit galurin, son inséparable pépin, il déambule… »

J’ai la chance d’habiter au cœur de Paris où il est encore facile de s’enchanter au hasard. Autour de moi, la diversité de l’architecture, la présence de l’histoire et un style urbain relativement préservé (avec ses bistrots, ses magasins d’alimentation, ses soldeurs de disques et ses trottoirs ombragés) favorisent la déambulation. Mais il faut dire aussi que j’ai, dans l’ensemble, un tempérament complaisant, prêt à se laisser emporter par le spectacle du moment.


L’été dernier, m’éloignant pour quelques jours des falaises normandes, je suis parti dans les Hautes-Alpes avec un ami. À la nuit tombée, nous roulions en voiture de location vers un hôtel juché sur un col, loin de tout. Nous avions pris du retard et, maintenant, un épouvantable orage s’abattait sur cette route étroite surplombant des lacs, des barrages, des précipices, puis s’engouffrant dans des tunnels où il semblait impossible de croiser un autre véhicule. Heureusement, nous étions seuls dans le chaos, longeant des murs de roche noire sous la grêle qui tombait de plus en plus fort. À coup sûr il serait impossible d’arriver à l’hôtel pour dîner. Mieux valait avertir l’établissement pour ne pas nous heurter, au milieu de la nuit, à une porte close.

Le moment semblait venu de sortir le téléphone portable que je m’étais offert « en cas de coup dur » — achetant des unités à la carte pour éviter toute relation avec les entreprises de télécommunications. Confronté quelques années plus tôt à leurs méthodes proches de l’escroquerie, j’en avais tiré un pamphlet et je m’étais juré de me passer de leurs services… avant d’acquérir secrètement ce nouvel appareil.

Sans trop de peine, je trouvai la manœuvre pour le mettre en service ; sauf que j’avais laissé chez moi les coordonnées de l’hôtel. Je m’apprêtais donc à appeler les renseignements de mon fournisseur d’accès. Malheureusement, comme je n’utilisais jamais ce mobile, j’avais oublié ce numéro pratique, et mon camarade, au volant, ne semblait pas mieux informé. Après avoir manipulé l’appareil en tous sens, faisant défiler les outils et options du menu, je constatai en outre que l’indication ne figurait nulle part. Rien, dans cette machine, ne me renseignait sur les renseignements. Confronté à cet insoluble problème, je demandai à mon ami de s’arrêter au prochain village, à proximité d’une bonne vieille cabine téléphonique, pour mettre à profit ce qui subsistait du réseau public de télécommunications.

C’est seulement à l’extérieur du véhicule, dans un bourg sombre et désert des environs de Vizille, après m’être précipité sous des trombes d’eau vers la porte vitrée de la cabine, qu’un nouveau problème apparut. En effet, l’ancien numéro des renseignements, inscrit dans la mémoire de plusieurs générations (autrement dit le « 12 »), était aboli depuis plusieurs années au nom de cette concurrence libre et non faussée qui devait profiter aux consommateurs. On nous l’avait suffisamment répété : la liberté du commerce allait rendre le téléphone plus pratique, plus accessible et moins coûteux.

Le résidu de service public prévoyait donc l’entretien de cabines sur tout le territoire ; mais il comportait également l’obligation de n’indiquer aucun numéro de renseignements à l’intérieur, afin de respecter la concurrence entre les différentes marques ; si bien qu’après avoir introduit ma carte de crédit dans l’appareil, je tâchai de me remémorer ces récents indicatifs, imprimés sur des affiches publicitaires au moment de leur lancement tapageur. Mais les centres de renseignements étaient désormais si nombreux que ma mémoire s’embrouillait. À chaque formule que j’essayais (118–119, 118–111…), une même voix mécanique indiquait que ce numéro n’était pas attribué.

De guerre lasse, je finis par composer le 12 en espérant — en supposant, même — que le résidu de service public me prodiguerait au moins des informations nécessaires. Je connus un instant de joie quand une voix synthétique au débit rapide me confirma :

« Suite à un changement de réglementation, le numéro que vous venez de composer ne permet plus d’accéder aux services de renseignements téléphoniques. Ces services sont désormais accessibles via des numéros à 6 chiffres commençant par 118… »

À ce point, j’imaginais qu’allait suivre une énumération. Je fus donc fort désappointé d’entendre simplement la voix poursuivre :

« La liste de ces numéros est disponible sur le site internet www.appel118.fr. »

Ceux qui avaient conçu ce message étaient-ils des naïfs ou des pervers ? Supposaient-ils que toute personne égarée comme moi en pleine montagne, sur une route chaotique et sous une pluie diluvienne, dans l’orage d’un soir d’été, a sous la main son ordinateur et une connexion internet ? Certes, j’aurais dû ; mais, justement, je n’en avais pas ! Et nous étions encore nombreux dans mon cas. Le piège se refermait sur la voix qui conclut :

« En cas d’urgence, vous pouvez composer le 15 pour le SAMU, le 17 pour la police, le 18 pour les pompiers, le 112 pour le numéro d’urgence européen. France Télécom vous remercie de votre appel. »

L’idée même de ce numéro d’urgence européen, quand j’étais en train de chercher celui d’un hôtel à quelques kilomètres de là, aurait dû renforcer ma haine. Mais cela ne changeait rien à l’affaire, et je tournai un regard désespéré vers cette place de village plongée dans la lumière blafarde d’un réverbère. La pluie battait toujours ; des éclairs déchiraient le ciel et cette immense solitude se doublait d’un sentiment de culpabilité : d’abord parce que j’avais l’impression de revivre sans fin la même histoire ; ensuite parce que j’aurais dû noter le numéro de l’hôtel ; enfin parce que notre voiture arrêtée en pleine nuit, phares allumés, dans un village de l’Isère, n’allait pas tarder à paraître suspecte ; or nous n’avions tenu aucun compte de l’interdiction de fumer, pourtant clairement signalée à l’intérieur de ce véhicule loué pour quelques jours. Tout cela allait nous attirer des ennuis.

Accomplissant un nouvel effort, je tâchai alors de me concentrer, puis de reformuler l’un de ces numéros qui étaient certainement choisis pour se retenir facilement. J’essayai à tout hasard une autre formule commençant par 118… et le miracle se produisit. Mieux encore, malgré l’heure tardive, une voix enregistrée m’annonça que je serais bientôt mis en contact avec une personne humaine, à condition de m’acquitter du coût du service : 1,35 euro, plus 11 centimes la minute, soit 10 francs au minimum, c’est-à-dire vingt fois l’unité de base des anciens appels téléphoniques. Dans mon archaïque jeunesse, le service des renseignements depuis une cabine était gratuit. À présent, d’après les indications figurant dans l’édicule, seuls les numéros d’urgence (police, pompiers, Europe) étaient encore accessibles, tandis que ceux des renseignements obéissaient à une libre facturation des compagnies. Et, contrairement aux promesses tapageuses, tous les services concurrents avaient augmenté leurs tarifs. J’avais néanmoins franchi une étape, et l’urgence, maintenant, était d’obtenir le fichu numéro de cet hôtel.

Quelques secondes passèrent avant qu’une voix féminine me réponde enfin. Elle le fit d’ailleurs très aimablement et son fort accent me laissa supposer que cette préposée travaillait dans un pays d’Afrique du Nord. Pour un coût trois fois moindre, et sans aucune protection sociale, elle y effectuait la tâche qu’accomplissait auparavant une jeune Française touchant désormais le revenu minimum d’insertion — ce qui répondait bien à ce concept de « nivellement par le bas » dont m’avait parlé Anthony Bénard. La jeune fille, en tout cas, était aimable, attentive, comme souvent le personnel des pays pauvres, et elle sembla comprendre ma demande. Puisque l’hôtel était perché sur un col perdu, je peinai à lui indiquer le nom de la commune ; mais, suivant les recoupements que je lui indiquais, elle finit par dénicher le précieux numéro et je la remerciai vivement avant de raccrocher, puis d’appeler enfin cet hôtel. Le tarif affiché était de trois euros minimum par communication, soit quarante fois l’ancienne taxe téléphonique de base.

Je songeai alors que si le service des télécommunications semblait — dans ce cas précis — moins rapide, moins pratique et nettement plus cher que tout ce que j’avais connu par le passé, il n’avait pas encore complètement disparu. Quelque chose fonctionnait, malgré tout, dans ce système : il convenait de m’en réjouir et d’apprendre à l’utiliser.

Il pleuvait toujours. Les phares de la voiture, transperçant l’averse, éclairaient trois grosses poubelles de tri sélectif. Au pied des bacs multicolores, quelques bouteilles en plastique traînaient sur le socle bétonné et les déchets glissaient au fil de l’eau. C’est alors que la porte d’une maison s’est ouverte et que j’ai vu sortir un homme chauve, en jogging, tenant un sac en plastique et dans l’autre main son téléphone dernier cri. L’air joyeux, il parlait à quelqu’un, décrivant peut-être l’orage qui s’abattait sur nous. Sitôt jeté son sac dans l’orifice graisseux, il m’a aperçu dans la lumière blafarde de la cabine, puis m’a adressé un petit salut avant de rentrer chez lui. Il paraissait serein, confiant, comme s’il voulait me confirmer que tout n’était pas perdu ; et je suis reparti en courant vers la voiture au milieu des gouttes qui crépitaient sur le sol.


Sur la place du marché, ce dimanche, il y a des cèpes. La clientèle se presse aux étalages ; des voix fusent dans la fraîcheur de l’automne ; quelques visages sourient pour des raisons mystérieuses et je me faufile entre les corps. J’ai bien envie de déjeuner sur la place, d’essayer ce nouveau bistrot qui vient d’ouvrir sous une fausse devanture de vieux rade parisien. Y croire encore sans trop râler, dire bonjour au patron, demander un verre de rouge, poser mon journal devant moi et commander, plein d’espoir, un œuf mayonnaise.

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