3 Que faire de ma bibliothèque ?

En réalité, ma pétition sur l’œuf mayonnaise s’était soldée par un flop. J’avais certes rassemblé quelques belles signatures et notre texte était paru dans la rubrique « libres opinions » d’un important quotidien… mais il était sorti un jour de grève et je l’avais cherché en vain dans les kiosques du quartier. J’avais repris espoir grâce au site du journal où une cinquantaine de citoyens y allaient de leurs commentaires et amorçaient un embryon de débat sur la mayonnaise… qui malheureusement ne monta pas. Dès le lendemain, tout était retombé dans l’indifférence et j’avais repris mes travaux, en vue d’une conférence sur la musique en Normandie au XIXe siècle que je devais donner au cours de l’été. Les délices du passé me feraient oublier les désagréments du présent. Du moins le supposais-je, sans deviner l’épreuve supplémentaire qui m’attendait aux premiers jours de juillet.

Depuis quelque temps déjà, quand je tapotais sur mon clavier, des élancements soudains dans la colonne vertébrale m’obligeaient à quitter ma chaise pour faire quelques pas. J’aurais dû me calmer, me soigner par le repos. Au lieu de cela, je m’agitai pour préparer mon départ au bord de la mer. Pendant tout un week-end je triai mes vêtements, me penchai sur des tiroirs, m’agenouillai dans des remises. Ayant chargé trois valises, je filai gare Saint-Lazare, où je poussai la première tout en tirant la seconde derrière moi, le corps tordu par un énorme sac en bandoulière. À la gare d’arrivée, je recommençai à tirer et à pousser jusqu’à la voiture qui était venue me chercher. Enfin je transportai mon chargement dans les escaliers de cette villa où je retourne chaque été, grâce à l’hospitalité de très bons amis.

L’urgence du voyage m’avait fait oublier que mon dos était fragile, que je n’étais plus un gamin et que mon corps ne pouvait plus supporter certaines épreuves sans se venger. Loin de telles pensées, je m’accroupis et me relevai vingt fois encore pour vider mes valises et ranger vêtements, livres, dossiers. Au loin, sur la mer, le soleil triomphant descendait lentement vers la ligne d’horizon. Je me balançai quelques instants sur ma chaise avant de consulter l’ordinateur de voyage qui m’oblige à me courber continuellement vers l’écran. À minuit, enfin, j’ouvris avec plaisir mon mauvais lit de campagne, véritable baignoire à ressorts où j’allais m’endormir pour ma première nuit de vacances.

C’est seulement vers quatre heures du matin, réveillé comme souvent par l’angoisse de la mort et quantité d’idées noires, que je sentis vivement cette douleur près du coccyx. Aussitôt je changeai de sens, puis m’allongeai bien raide sur le dos, avant de reprendre ma position initiale. La tenaille me pinçait toujours au même endroit et je gigotais sans retrouver le sommeil, quand perça la lumière d’un matin gris sur la Manche. Comme j’essayais nerveusement toutes les positions, les premiers oiseaux commencèrent à piailler. Je me levai pour boire un verre d’eau, avant de tirer plus soigneusement les rideaux dans l’espoir de dormir encore, mais la pince ne me lâchait plus.

À huit heures, tout moulu, je compris que l’enchantement du premier matin au bord de la mer ne serait pas pour aujourd’hui. J’avais mal partout, et la catastrophe se précisa au moment d’enfiler une paire de chaussettes ; car, situation nouvelle dans ma vie, je ne parvenais plus à atteindre mes pieds. Je me penchais en gémissant, je soufflais, mais en vain ; mon dos rouillé maintenait mes orteils hors de portée des mains, si bien que je dus me contenter d’une paire de pantoufles. Pis encore : sur la table du petit déjeuner, un magazine désignait le lumbago comme le « mal du siècle ». Cette affreuse souffrance me renvoyait parmi les victimes ordinaires de la modernité.

Je passai donc cette première journée à recueillir les conseils d’apothicaires improvisés : tous ces amis des maisons d’alentour que je retrouvais sur la plage à l’heure du bain. Habituellement j’étais le premier à mettre les pieds dans l’eau, puis à plonger dans cette mer émeraude pour m’éloigner du rivage… Aujourd’hui, j’avançais sur les galets à petits pas, incapable de nager. À chaque main que je serrais, j’entonnais un couplet sur mon mal de dos et la nécessaire prudence qui m’enjoignait d’attendre un peu. Tout en recueillant mes explications, la plupart des baigneurs laissaient paraître leur manque d’intérêt. La communion qui nous rassemblait habituellement dans les flots à dix-huit degrés manquait soudain de ferveur. J’aurais dû me le rappeler : nos maladies ennuient ceux qui ne souffrent pas.

Heureusement, l’économie humaine est ainsi faite que le malade finit par trouver un terrain d’entente avec certains individus passés par la même expérience. Leurs souvenirs se raniment pour évoquer leur propre guérison et dévoiler des remèdes infaillibles… mais contradictoires : l’un expliquant qu’il faut rester allongé le plus possible, l’autre assurant qu’il ne faut surtout pas s’allonger ; celui-ci recommandant les anti-inflammatoires, rejetés par celui-là comme trop dangereux pour l’estomac ; untel interdisant formellement les bains de mer, mais un autre assurant que, pratiquée avec souplesse, cette thalassothérapie constitue le meilleur des remèdes.

Je n’étais guère plus avancé. Chacun m’ayant communiqué son diagnostic et ses prescriptions, il était impossible d’insister davantage, au risque de devenir barbant. Pour me consoler, je finis par tremper les pieds dans la mer, mais seulement jusqu’au ventre, comme un impotent. Depuis un an, je rêvais d’ébats aquatiques. Aujourd’hui ce plaisir m’était interdit, sous peine de couler à pic ou de ressortir entièrement bloqué. Je rentrai à la maison la mort dans l’âme, songeant que mon séjour favori commençait sous de bien tristes auspices.


Enfant, je m’imaginais la vie des retraités comme une longue période de détente au cours de laquelle une famille aimante et des services sociaux compétents se chargent de vous rendre chaque instant agréable. Après une existence laborieuse viendrait l’heure de la récompense et son catalogue de plaisirs gratuits. Je ne mesurais pas à quel point le vieillissement s’apparente souvent à une épreuve physique, doublée d’une épreuve morale qui rend dérisoires les bénéfices de l’âge. En ce début d’été, âgé seulement de quarante-sept ans mais torturé par la douleur, j’avais l’impression d’entrevoir à quoi ressemble réellement la vieillesse.

Mes efforts pour rester allongé ou tenir debout, mes ingurgitations d’aspirine et de calmants en vente libre n’y changeaient rien : la sale bête me tenait du haut des fesses jusqu’au bas des côtes. Elle me pinçait sans desserrer ses mâchoires et la souffrance, maintenant, remontait le long du dos où elle enfonçait de nouveaux crampons, tandis que les beaux jours s’écoulaient à toute vitesse. Une seule pensée m’occupait : cette douleur qui envahissait la couleur du ciel, le bruit de la mer, le goût des repas et chaque instant de la journée. Après une vaine séance d’ostéopathie et l’échec avéré des médecines douces, il était temps de passer à la manière forte.

Sans plus attendre j’appelai le médecin du village. Apparemment enchanté de connaître un nouveau client, celui-ci m’annonça que sa consultation publique se déroulait cet après-midi même, à 13 heures 45. Avant de raccrocher, il me recommanda de ne pas oublier ma « carte Vitale ». Jamais encore je n’avais utilisé ce passeport électronique destiné au remboursement des opérations médicales ; cette fois, pourtant, signe de l’âge ou pressentiment, je l’avais glissée dans mon veston avant de quitter la capitale.

Avec cinq minutes d’avance, j’arrivai devant le cabinet situé dans le centre commercial de la commune, entre le salon de coiffure (un ex-coiffeur parisien devenu le chéri des dames du canton) et l’agence immobilière (florissante entreprise qui persuade chaque villageois que sa maisonnette vaut le prix d’un château). Juste à côté, l’épicerie répond aux besoins alimentaires avec un succès plus mitigé (le néo-paysan préfère l’hypermarché). La pharmacie, elle, ne désemplit pas : une litanie de femmes et de personnes âgées s’y succède du matin au soir et ressort chargée de pilules. Dans l’état où je me trouvais, j’entendais bénéficier moi aussi d’un remède chimique puissant, capable d’enrayer instantanément la douleur.

Plein d’espoir, je vis sortir de voiture ce bon docteur à l’allure de solide paysan normand. Blond trapu, il ressemblait aux maquignons du marché de Gonneville où se négocient vaches laitières et taureaux de concours. Un bonjour viril acheva de me persuader que j’avais affaire à un homme concret, pragmatique, habitué à soigner les maux les plus divers dans son coin du pays de Caux. Il m’invita à entrer. Son cabinet avait l’aspect d’un bureau moderne, clair, meublé Ikea. Tout juste apercevait-on le lit médical dans un recoin. Sans doute m’y ferait-il allonger pour l’auscultation. Pourtant, comme je m’apprêtais à débiter le roman de ma douleur, je notai le faible intérêt du docteur pour mes divagations, tandis qu’une seule question semblait le préoccuper :

— Avez-vous pris votre carte Vitale ?

Réflexe d’un homme rompu aux formalités de l’ère numérique ? Moyen de s’assurer que je figurais bien dans le système ? La procédure médicale semblait exiger en tout cas la collecte des données insérées dans le rectangle plastifié que je sortis de ma poche. Sans un regard pour moi, le docteur prit la carte ; il la poussa dans un lecteur, puis fit pivoter son fauteuil d’un quart de tour vers l’écran où apparurent des données qui me concernaient — probablement mon identité, mon âge, mon domicile, la preuve de mon inscription aux assurances sociales… Je ne doutais pas que, même sans cette puce, le praticien m’eût reçu et prodigué les soins nécessaires en me gratifiant d’une bonne vieille feuille-maladie ; mais, puisque je possédais la carte, notre entretien devait suivre un certain ordre. Après avoir validé plusieurs fenêtres, puis ouvert un « dossier » à mon nom, l’homme se tourna enfin pour écouter mon laïus.

Je suis tellement hypocondriaque que je ne consulte presque jamais, de crainte que le médecin ne découvre quelque chose de grave. Lors de ces rares entretiens médicaux, j’ai en outre la manie de tout expliquer. Après m’être documenté sur mon mal, ses manifestations, son évolution, j’émets moi-même quelques hypothèses, agrémentées de suggestions de traitement. Ce jour-là, mon récit, nourri d’informations glanées sur internet, aboutissait donc à la conclusion « Voltarène » — ce puissant anti-inflammatoire délivré uniquement sur ordonnance et mauvais pour l’estomac. Je ne voyais pas d’autre issue : mon dos réclamait cette molécule.

Mes diagnostics se révélant généralement erronés, j’attendais une cinglante repartie du profes sionnel. À ma grande surprise, celui-ci parut satisfait que je lui dise clairement quel produit je souhaitais. Il se leva pour la forme et je m’apprêtais à me déshabiller, à m’allonger, à m’offrir… Mais il se contenta d’écarter un pan de ma chemise pour vérifier hâtivement le siège de la douleur, avant d’attaquer la seconde phase des opérations. C’est-à-dire qu’il s’assit de nouveau devant son ordinateur, agita les doigts sur son clavier, ouvrit des fenêtres et des onglets, confirma des ordres en appuyant sur la touche « entrée ». Après quelques minutes de silence, troublé par le seul cliquetis des touches, je n’avais plus l’impression de voir un docteur, ni un paysan normand, mais n’importe quel employé moderne devant son PC.

Ce médecin de campagne connaissait certainement son métier. Il avait étudié pendant sept ans, puis commencé à exercer avant la généralisation du micro-ordinateur. Je supposai toutefois qu’un glissement s’était produit, dans son activité comme dans toutes les autres, pour le détourner progressivement de la conversation, de la palpation, de l’auscultation, puis de la rédaction d’une ordonnance illisible, et pour mieux le rapprocher de son disque dur. On aurait dit que son ordinateur émettait des suggestions, proposait des choix respectant son expertise mais qui, malgré tout, encadraient sa pensée et son action.

Tandis que le clavier bruissait dans le silence, une vision apparut dans mon esprit. Depuis la disparition des secrétaires, le monde du travail s’était transformé en immense secrétariat. Chacun, presque seul, accomplissait toutes les tâches. Même les patrons d’entreprises, en cravate et bras de chemise, pianotaient devant des écrans plasma dans leurs bureaux de cent mètres carrés. Inversement, quelque chose d’exotique et d’inaccessible émanait des vieux films d’espionnage où de vraies secrétaires blondes en tailleur apportaient des parapheurs, prenaient une lettre à la dictée, passaient des communications téléphoniques avec un pays lointain. Tout ce luxe perdu, tout ce sex-appeal du travail s’était réduit à un échange solitaire entre l’homme et la machine.

Aujourd’hui, toutefois, une nouvelle étape était en passe d’être franchie ; car non seulement l’ordinateur avait remplacé la secrétaire médicale, non seulement le médecin devait accomplir seul, en présence du patient, les tâches minutieuses autrefois dévolues à son assistante. Mais, désormais, il semblait agir lui-même comme subalterne d’un programme, relié à divers réseaux extérieurs qui lui indiquait le cheminement pour me délivrer la précieuse ordonnance. Simple exécutant de ce donneur d’ordres, il était devenu le secrétaire de son ordinateur.

Quand le docteur eut fini de remplir les cases, il marqua un temps d’arrêt avant d’appuyer sur la touche « entrée » et j’entendis le mouvement d’une feuille, puis d’une autre dans l’imprimante. Enfin il posa les papiers sur son bureau, les signa d’une belle écriture, et me les tendit avec un sourire chaleureux qui signifiait : « C’est fini. » Tout était là, devant moi : le traitement à suivre, découlant d’un diagnostic qui correspondait à ma demande. À ma vive satisfaction, le premier médicament de la liste était un générique du Voltarène, et le deuxième une pilule pour la protection de l’estomac, auxquels s’ajoutaient un troisième et un quatrième dont la prescription me semblait excessive, mais qui répondaient à mon désir d’un remède de cheval et à la nécessité de soutenir l’industrie pharmaceutique.

Deux jours plus tard, ma douleur commença effectivement à disparaître. Je retrouvai les bains de mer et la complicité de mes camarades de plage. Oublieux de mon vieillissement, devenu indifférent à la souffrance des autres, je pouvais enfin communier dans l’eau salée, tout en songeant que la médecine numérisée ne fonctionnait somme toute pas si mal.


Chaque matin, comme tout le monde, je pianotais sur mon clavier. Avec jubilation, je remplissais des pages que je pouvais aussitôt corriger en vérifiant certains détails sur internet. Le soir, je répondais à mon courrier des quatre coins du monde. N’étais-je pas plutôt chanceux de vivre en un temps où chacun, jusqu’au fin fond des campagnes, disposait de moyens de connaissance extraordinaires ? Au milieu des vacances, une nouvelle forme d’inquiétude commença pourtant à m’envahir.

Deux mois plus tôt, j’avais entrepris cette recherche sur l’histoire musicale de la côte normande. Ma conférence, dans une station balnéaire voisine, ferait courir quelques douzaines de vieilles filles qui trouvaient important de savoir que, vers 1890, le compositeur André Messager se rendait fréquemment du Havre à Étretat à bicyclette ; et que, vingt ans plus tôt, Jacques Offenbach allait boire du chocolat chaud dans une auberge située à quelques kilomètres du cap d’Antifer. À la fin de cet exposé, relevé par des citations bien choisies, les bourgeois en vacances et les retraités endimanchés m’applaudiraient frénétiquement, ravis de faire leurs emplettes culturelles auprès d’un écrivain tellement érudit (moi), tandis que, du coin de l’œil, par la fenêtre du casino, je regarderais avec mélancolie la mer, les vagues, les galets où s’ébattraient des éphèbes et des nymphettes indifférents à tout ce passé.

Ils avaient peut-être raison. Rien cependant ne pouvait réfréner mon attirance pour une époque où le monde entier ne portait pas encore des noms de marques, où le casino de Deauville ne s’appelait pas Casino Barrière de Deauville, et où le Prix d’Amérique n’était pas devenu d’Amérique Marionnaud. Avant mon départ, j’avais donc rassemblé quantité d’informations sur les concerts du casino de Dieppe au temps de la duchesse de Berry ; sur les séjours de Massenet à Étretat ou sur la villa d’Albert Roussel à Varengeville. N’ayant pas le temps de tout lire, j’avais entassé dans mes valises plusieurs kilos d’ouvrages rares qui avaient contribué à la démolition de mon dos. Ces derniers jours, occupé à fignoler ma conférence, je m’avisai toutefois que la proportion de renseignements disponibles sur le réseau augmentait continuellement.

Il faudrait être absurdement pessimiste pour déplorer cette évolution. Jeune homme, je trimbalais en vacances une bibliothèque entière — dont je ne lisais pas la moitié, mais qui m’apparaissait comme le nécessaire de culture portable. Devenu journaliste, je devais parfois emporter plusieurs lourds volumes en prévision d’un seul article. J’en étais même venu à doubler les usuels de ma bibliothèque parisienne dans les lieux où j’allais régulièrement, comme cette villa au bord de la mer ; mais je n’avais jamais le bon livre sous la main. Désormais, Wikipedia et quantité de pages spécialisées m’apportaient l’essentiel du savoir courant, ce qui marquait objectivement un progrès. Je pouvais goûter en outre la satisfaction de demeurer supérieur à internet sur certains sujets pointus. Mais cet été, pour la première fois, je voyais se multiplier les informations savantes, diffusées en ligne par des érudits qui semblaient connaître les plus rares volumes de ma collection.

Ce progrès supplémentaire suscita chez moi une vague de de mélancolie. Patiemment constituée au fil des ans, ma bibliothèque s’était organisée comme un miroir de mes ambitions. Année après année, je l’avais agrandie, faisant fabriquer de solides étagères où j’accumulais mes trésors littéraires et musicaux : souvenirs glanés chez les bouquinistes, almanachs et revues d’époque, partitions rares, journaux intimes et correspondances classés par sujets ; sans parler des archives héritées de vieux témoins dont les familles connaissaient mon intérêt pour ces questions minuscules. À cela s’ajoutaient les rayonnages où je conservais mes propres livres dans différentes éditions ; et ces rangées de revues dans lesquelles j’avais publié… Bref : ma vie, mon œuvre, mon château de sable tenaient tout entiers sur les murs de mon bureau, que je contemplais avec une fierté enfantine. J’avais d’ailleurs prévu de léguer un jour ce trésor à la bibliothèque municipale de ma ville natale, où d’obscurs chercheurs découvriraient mes traces comme j’avais retrouvé celles d’artistes oubliés.

Pour moi qui étais né en 1960 et qui appartenais à la catégorie dite des « intellectuels », l’essentiel tenait donc dans ces objets imprimés qui racontent l’histoire des hommes. Et je n’étais pas moins attaché à mes autres collections, comme ces milliers de disques alignés dans mon appartement, où des œuvres rarissimes figuraient dans les meilleures interprétations. Qui étais-je sur cette terre ? Je n’aurais su répondre, sauf en expliquant : « Je suis cette bibliothèque, je suis cette discothèque, je suis ces tableaux amoureusement choisis, qui constituent le cadre de mon existence. » Ce fétichisme n’avait rien d’extraordinaire pour un homme de ma génération. Même sans en faire leur métier, la plupart de mes contemporains consacraient leur argent et leurs loisirs à constituer ces sélections personnelles de disques de rythm’n blues ou de films japonais qu’ils montraient fièrement aux autres comme un double de leur identité.

Or, depuis quelques années, cet édifice semblait sur le point de perdre toute valeur. Je l’avais senti une première fois lorsqu’un bon camarade, féru d’informatique, avait entrepris de copier sur internet les enregistrements des musiciens qui m’intéressaient. Chaque fois que je lui citais un chanteur, un compositeur, un interprète, il m’envoyait illico l’œuvre intégral de l’artiste en question — me procurant en un clin d’œil ce qu’il m’aurait fallu des années et beaucoup de moyens pour glaner dans les magasins. Le coût et la patience qu’avaient requis mes collections paraissaient soudain dérisoires.

À quelques jours de la conférence, un autre détail renforça ma tristesse. Chaque matin, j’appelais un vieil ami attentif à mes travaux. Ayant presque tout lu, cet érudit adorait m’apporter des compléments d’information. Quand je lui parlais d’une anecdote ou d’un personnage, il savait toujours me dire : « Tu devrais regarder dans les Mémoires d’untel », ou encore : « Il me semble que cette chanteuse a également tourné dans ce film en 1927… » Mais, ces derniers temps, lorsqu’il cherchait une précision dont personnellement j’ignorais tout, il me suffisait de taper des mots clés sur Google pour obtenir la réponse avant lui. Tandis qu’il réfléchissait à voix haute au téléphone, mon ordinateur le doublait ; et j’avais honte de dénicher ainsi le détail qu’une vie de lectures lui permettait de retrouver plus lentement.

Alors, pour la première fois, j’ai supposé que ce qui avait constitué le sel de ma vie — et, avant moi, de celle de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père — allait perdre tout caractère sacré. Ces livres et ces disques n’étaient pas des objets extraordinaires mais des supports périmés. Mes précieuses archives ne constitueraient bientôt plus qu’un tas de papier numérisé : bon à bazarder. Le monde avait tellement changé en quelques décennies que mes neveux, équipés de leurs téléphones dernier cri, pourraient télécharger n’importe où, n’importe quand, les œuvres, les sensations, les informations, les trésors qu’il fallait, hier, une existence entière pour accumuler. Chaque homme seul devant son ordinateur accéderait à une connaissance infinie — comme l’avait prédit Jean- Marie Messier, pdg de Vivendi Universal, juste avant de faire faillite.


L’été commençait à reculer. Chaque soir, le soleil se couchait plus tôt sur la mer. Mes journées s’écoulaient entre le bureau et le piano, dans cette grande villa entourée de pins maritimes. À treize heures précises, je me rendais à la plage pour d’agréables conversations, avant de regagner la maison où parfois, la nuit, je traînais en écoutant Black Sunday de Cypress Hill. La rythmique sensuelle et les voix éraillées du rap californien me réconciliaient avec mon époque. Traînant encore sur le réseau, j’y glanais quelques vidéos de James Brown en train de danser qui me tiraient des larmes de joie.

D’un côté, j’aime cette vie qui me sourit ; je déambule agréablement de maison en château ; je donne l’exemple d’un être bien adapté, jouissant du meilleur de l’existence. D’un autre côté, j’adore m’emporter contre la marche du monde, m’indigner depuis mon fauteuil contre tant de changements fâcheux, déplorer l’enlaidissement des campagnes face aux paysages splendides où je séjourne… Je ne suis pas exactement un passéiste inconsolable ; mais, devant chaque nouveauté, je ne puis m’empêcher de mesurer aussi ce que nous perdons. La modernité m’enchante ; la fuite en avant me désole. J’apprécie les performances du train rapide, mais j’aime autant le vieil autorail dont on baissait les fenêtres pour pencher la tête au-dehors et se laisser fouetter par le vent parfumé. Et, surtout, je me demande pourquoi il serait plus important de regarder vers l’avenir que vers le passé, quand tout cela se vaut dans l’infinité du temps.

À chaque instant qui commence, je regrette donc l’instant qui s’en va comme s’il s’agissait d’un ami cher et d’un fragment de ma propre mort. Je voudrais rendre vie aux beautés évaporées, aux souvenirs à jamais perdus. Mon présent et mon avenir se nourrissent de vieux livres et d’images en noir et blanc. Je rêve de conjuguer le passé au présent et le présent au futur, pour oublier que, de tout cela, il ne restera rien.

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