7 Le monde enchanté du Général

Le lac scintillait dans le creux des forêts. Dégringolant des montagnes, les pentes vives couvertes de sapins plongeaient vers la surface argentée. Sur l’onde, quelques barques de pêcheurs se balançaient mollement dans la douceur printanière. On pouvait encore apercevoir, tout en haut, des plaques neigeuses recouvrant les sommets arrondis ; mais les prairies du rivage étaient parsemées de milliers de jonquilles. Ravi par ces beautés, Mustapha marchait au bord de l’eau et humait à grandes bouffées l’odeur des conifères. Il tenait tendrement la main d’Alba qui tourna vers lui son visage. Deux yeux brillants, sur sa peau noire, exprimaient le bonheur de cet instant.

— On va faire un tour de pédalo ? demanda Mouss en désignant l’embarcadère.

— Tu sais bien que je ne sais pas nager ! répliqua timidement Alba.

— Ne t’inquiète pas, ma chérie : pour toi, je plongerais dans l’eau glacée !

Profitant du pont de quatre jours qui reliait, cette année, l’Aïd el-Kébir au lundi de Pâques, M. et Mme Zeggaï venaient d’arriver à Gérardmer, dans le département des Vosges. Depuis longtemps, l’abondance de jours fériés dans le calendrier français faisait sourire à l’étranger ; les laborieux esprits nordiques se demandaient comment pareille désinvolture avait pu perdurer dans une économie moderne (ils ne comprenaient guère mieux la sieste espagnole et d’autres usages périmés). Ils avaient donc été plus estomaqués encore, à l’automne précédent, lorsqu’un décret du Général avait ajouté au calendrier plusieurs fêtes juives et musulmanes — « pour accompagner l’évolution de la société française ». De fait, la mesure pouvait paraître surprenante, car la pratique religieuse semblait plutôt reculer dans ce pays où la population se passionnait davantage pour la politique. Mais les jours chômés permettaient aussi de rompre avec les surenchères de la consommation et du profit — idée centrale du catéchisme vraiment gaulliste que Mustapha défendait avec ardeur :

— À quoi bon s’éloigner toujours davantage ? Apprenons à goûter les beautés de nos régions !

Alba et Mouss n’avaient encore jamais mis les pieds dans cette montagne verdoyante, irriguée par des torrents, qui leur parut enchanteresse par contraste avec l’aridité méridionale. Quelques semaines plus tôt, en cherchant sur l’ordinateur, ils avaient repéré une ferme-auberge située près d’un col, au-dessus de Gérardmer, où ils avaient réservé une chambre. À présent, leur pédalo s’éloignait tranquillement vers le milieu du lac. Et, tout en dégustant le soleil d’avril, ils avaient l’impression que leur existence baignait dans une lumière nouvelle.

Mustapha se rappelait ce temps, si proche encore, où le seul but de l’existence consistait à s’enrichir le plus vite possible sur le dos des autres. Il se remémorait ces jours étranges et euphoriques de la Révolution qui avait fait descendre dans la rue des Français de toutes catégories comme pour proclamer : « Nous en avons assez de cette ruée vers le vide ! » Il se rappelait comment les manifestations sur l’œuf mayonnaise avaient aiguisé la prise de conscience collective. Lorsqu’il avait accroché dans son salon une photo encadrée du Général, un ami s’était moqué en affirmant :

— Tu confonds de Gaulle et Pétain. C’est sous les dictatures que les familles accrochent des photos du chef de l’État !

Indigné par ce rapprochement, Mustapha avait décroché le cadre, ce qui n’avait en rien diminué sa ferveur. Durant le premier hiver de la Nouvelle Révolution française, après que le Général eut proclamé le contrôle des frontières économiques, il avait applaudi la loi du 14 février plaçant les loyers sous la maîtrise de l’État. Une série de règles encadrait désormais le marché immobilier et imposait l’installation d’un logement social dans chaque immeuble. Cette mesure qu’aucun gouvernement de gauche ni de droite n’avait jamais osé prendre avait amorcé, en quelques mois, un bouleversement urbain à contre-courant de l’évolution récente. Toute une population d’ouvriers, d’employés, de fonctionnaires, de retraités, de chômeurs, d’étudiants avait regagné le centre des villes. Des familles maghrébines s’étaient installées dans les beaux quartiers face aux appartements bourgeois ; et ce brassage entraînait à son tour une prolifération de commerces et de services.

Mouss avait encore applaudi quand la clinique où il travaillait avait signé une convention avec le ministère de la Santé, débouchant sur l’embauche d’une dizaine d’infirmières et d’aides soignants. Militante de la première heure, Marie-Chantal de la Forge avait investi toute son énergie dans ce projet. Quant à Maurice Zeggaï — alias Mohammed —, qui voulait arrêter l’école, il avait trouvé un emploi dans un atelier de meubles. Depuis le vote de la loi sur la production nationale, l’artisanat connaissait un renouveau extraordinaire. Partout on faisait appel aux vieux charpentiers, aux anciens ébénistes pour qu’ils transmettent leur métier à de jeunes apprentis — tandis que les ventes de mobilier préfabriqué s’effondraient. L’opposition avait lancé un mouvement de protestation contre la « France ringarde », affirmant que les régle mentations protectionnistes ressemblaient étrangement à celles prônées, trente ans plus tôt, par l’extrême droite. Exaspérés par ce continuel entre de Gaulle et les dictateurs, les Zeggaï s’étaient rendus à la contre-manifestation : c’est peu dire qu’ils vouaient un véritable culte à l’homme du 18 Juin — devenu désormais, pour eux, l’homme de la NRF.

Après une année d’ardentes réformes sous les yeux sceptiques du monde entier, certains journaux étrangers parlaient prudemment de « renaissance française ». De son côté, Mustapha se voyait comme l’un des apôtres chargés d’accomplir l’œuvre du Général, et il rêvait de connaître ces autres provinces où un même élan commençait à rendre la vie meilleure. En ce deuxième printemps de révolution, il avait donc proposé à sa tendre Alba d’aller goûter aux charmes de la montagne vosgienne dont on lui avait dit si grand bien.

Le jour du départ, ils avaient embrassé leur fils qui venait enfin de couper sa barbichette. Était-ce l’influence du docteur de la Forge qui, de son côté, avait pris goût au thé à la menthe ? Elle leur rendait visite presque chaque semaine, parfois à l’improviste, et se lançait dans des débats sans fin avec le jeune homme. Sans oser le dire à sa femme, M. Zeggaï se demandait, en fait, si Momo et sa patronne ne s’étaient pas mutuellement tapé dans l’œil. L’autre jour, il avait croisé son garçon dans un couloir de la clinique, et celui-ci s’était maladroitement justifié en prétendant qu’il « passait par là »… D’abord gêné par la différence d’âge et de condition, Mustapha avait choisi de respecter cette liaison clandestine. Le Général voulait abolir les barrières sociales et religieuses : ce n’était pas pour dresser des barrières amoureuses entre générations !

Pour se rendre à la gare, les Zeggaï avaient emprunté la nouvelle ligne de tramway qui passait près de chez eux, cours du Moulin-Joli. La vie du quartier devenait plus agréable depuis les restrictions de circulation. Mustapha se rappelait ce rond-point du Flamant-Rose continuellement engorgé, bruyant, malodorant, où une succession de mesures frileuses (pistes cyclables, couloirs spéciaux pour les bus…) n’avait réussi qu’à aggraver la paralysie du trafic. La Révolution avait permis de penser autrement. Grâce à une vraie limitation du nombre de voitures, les rues étaient plus fluides ; les transports en commun circulaient aisément, les taxis nombreux gagnaient mieux leur vie et la ville entière paraissait plus heureuse. Après avoir manifesté contre la réduction des autocars de tourisme, les commerçants eux-mêmes avaient reconnu les avantages de cette décision : loin de freiner l’activité du quartier historique, la fin des embouteillages agissait comme un attrait supplémentaire. Au lieu de visiter les arènes au pas de charge, puis de repartir en un clin d’œil, les visiteurs flânaient plus longuement, découvraient le charme des ruelles, s’attardaient dans les boutiques et restaient quelquefois dans un hôtel pour la nuit.

Montés à Paris par un train à grande vitesse, M. et Mme Zeggaï avaient commencé leurs vacances par une joyeuse soirée à Saint-Germain-des-Prés, dans une brasserie récemment ouverte à la place d’une enseigne de prêt-à-porter (la loi sur le commerce de proximité favorisait dans chaque quartier la diversité des activités : épiceries, restaurants, ateliers d’artisans, bazars, librairies, bistrots, cabarets). Le lendemain, après avoir raté le tgv de midi à la gare de l’Est, le couple avait pris celui de quatorze heures — sans aucune difficulté depuis la réforme de la SNCF et la suppression du système de réservation obligatoire.

Un peu partout dans le pays, le nombre croissant de lignes et de rames en circulation favorisait l’utilisation du train au détriment de l’automobile. L’administration des chemins de fer faisait donc tout pour rendre cette forme de transport agréable en rétablissant les voitures-restaurants et les wagons-lits. Le procès des anciens dirigeants de l’entreprise — l’hiver précédent — avait mis en lumière leur enrichissement éhonté dans la perspective de la privatisation. L’État français avait récupéré les sommes détournées et rétabli une hiérarchie des salaires en plafonnant le plus élevé à quinze fois le montant du plus faible.

À Nancy, les deux voyageurs avaient changé de train. Quand l’autorail s’était enfoncé dans la cam pagne, puis avait grimpé entre les collines en s’arrêtant à chaque petite station, ils avaient éprouvé un merveilleux sentiment de liberté. Partout des gardes-barrière, casquette sur le crâne, des volets peints et des balcons fleuris au-dessus des voies ferrées, témoignaient de l’activité du réseau. Deux heures plus tard ils arrivaient en gare de Gérardmer, laquelle venait de rouvrir après une interruption de plus de trente ans. Au XIXe siècle, cette ligne avait assuré le succès de la « perle des Vosges ». Après 1970, elle avait succombé à la concurrence du transport routier ; le bâtiment avait fermé ; un parking avait recouvert les voies désaffectées… Mais, depuis quelques mois, on entendait à nouveau le sifflet du chef de gare.

Pour répondre au grand projet d’autosuffisance nationale, quantité d’activités et de services retrouvaient désormais leur utilité. En approchant de la station, les Zeggaï avaient remarqué l’activité des entrepôts de marchandises, où s’entassaient des billes de bois prêtes au chargement. À la descente du train, des porteurs s’étaient emparés de leurs valises. La réforme cadre de la SNCF imposait également l’installation de consignes qui avaient permis aux Zeggaï de déposer leurs bagages pour faire quelques pas au bord de l’eau, puis de grimper sur le pédalo. Ils contemplaient à présent la pureté du ciel, les pentes boisées d’un vert sombre protégeant l’étendue aquatique. Plus loin, sur leurs barques, les pêcheurs taquinaient la truite et le brochet. Tout recommençait comme avant.


Mustapha avait emporté un petit livre à la couverture usée, offert par son grand-père à Oran : cet ancien manuel d’histoire et de géographie, que lisaient les écoliers français à l’aube du XXe siècle, donnait de leur pays une vision idyllique avec ses régions, son agriculture, son industrie, ses richesses naturelles et culturelles. Aujourd’hui, en compagnie d’Alba, Mouss avait l’impression de reprendre l’itinéraire du Tour de France par deux enfants. Dans le train, il avait relu ces lignes, au début du livre, quand André et Julien, après avoir quitté l’Alsace envahie par les Allemands, passent enfin la frontière et découvrent les Vosges :

« La route, formant un défilé entre de hautes collines, suivait tout le temps le bord de l’eau, et les petits oiseaux gazouillaient joyeusement sur les buissons de la rivière… »

Voilà précisément le chemin que semblait suivre l’autocar où ils venaient de monter pour la dernière étape du voyage. Tandis que le véhicule s’enfonçait dans la montagne, M. et Mme Zeggaï nouèrent conversation avec une dame de la région qui leur délivra son commentaire sur le paysage. Après avoir passé le « saut des Cuves » et ses grandes cascades, elle montra une filature fermée dix ans plus tôt alors qu’elle venait d’être remise à neuf, puis une papeterie menacée de liquidation après son rachat par un conglomérat suédois. Les deux sites, aujourd’hui rouverts par l’État, semblaient en pleine activité et ils employaient plusieurs centaines d’ouvriers.

— Il ne s’agit pas seulement d’assurer la production nationale, affirma la dame. La réputation des marques françaises doit permettre de payer les matières premières et les marchandises que nous importons !

Elle avait ajouté cette précision sur un ton plein de confiance. Soudain, désignant un sommet qui dépassait les autres, la dame précisa :

— C’est le Hohneck, notre plus belle montagne. Elle surplombe les grands ravins qui plongent vers l’Alsace.

Cette façon si fière de dire « notre montagne » fit sourire Mustapha. Un peu plus loin, de l’autre côté de la route, elle montra dédaigneusement un terrain vague couvert de hangars métalliques à l’abandon : tout ce qui restait d’un hypermarché. Pendant des années, les grandes surfaces avaient envahi la contrée. Mais tout changeait rapidement depuis qu’une enquête avait épinglé les procédures irrégulières et la corruption des élus. Plusieurs établissements avaient mis la clé sous la porte, ce qui profitait au commerce de proximité, mais aussi aux agriculteurs. D’un peu partout on voyait arriver des jeunes gens ambitieux ou d’anciens ouvriers retournant au village de leurs grands-parents, poussés par un élan collectif pour remettre les fermes en état et fournir les magasins d’alimentation.

Votée l’année précédente, la loi de modernisation de l’agriculture revenait sur la plupart des mesures prises depuis des décennies, tant par l’administration française que par le Marché commun, en faveur de l’agriculture intensive. Prônant une conception nouvelle de la « modernité », ce texte limitait le cheptel par exploitation tout en favorisant sa diversité. D’autres réglementations abolissaient l’emprisonnement des animaux dans des boxes en métal et la prolifération des cultures hors sol. Dorénavant, la priorité revenait aux matériaux naturels de chaque région ; la construction d’étables devait respecter le modèle des anciennes fermes, avec leur grenier à foin attenant aux habitations. Une amélioration considérable de la qualité des produits avait suivi, favorisant leur diffusion malgré des coûts supérieurs à ceux de l’agriculture industrielle.

Après avoir peiné sur une route escarpée, dans l’obscurité de la forêt, l’autocar déboucha enfin sur un large col bordé de prairies ; et c’était, tout autour, un enchantement de jonquilles fraîchement écloses après la fonte des neiges. Un kilomètre plus loin, le véhicule déposa M. et Mme Zeggaï au pied d’un chemin. Selon le plan imprimé par Mouss avant le départ, il leur fallait encore marcher environ trois cents mètres sur la pente escarpée jonchée de poudre d’or. Le sentier semblait rude. Tandis que le bus s’éloignait, Mustapha et Alba, chargés d’un sac et d’une valise, échangèrent un regard d’appréhension ; puis ils songèrent que rien ne pressait et que tout les invitait à prendre leur temps.

Cinq minutes plus tard, en nage, ils s’arrêtèrent pour contempler au loin la courbe évasée des montagnes. Les sapins et les épicéas dessinaient une fine dentelure sur les pentes qui s’entrecoupaient à l’infini. Ils écoutèrent le tintement des ruisseaux courant parmi les herbes, puis ils s’assirent un instant l’un près de l’autre, face à la ligne des crêtes, avant de reprendre leur marche. Quand, enfin, M. et Mme Zeggaï arrivèrent à la ferme, hors d’haleine, on aurait dit deux amoureux se tenant par la main au pays des fées.

Il fallait attendre le dernier tournant du sentier pour découvrir cette grande ferme de montagne qui dominait le versant, son four à pain s’avançant comme un nez sur la façade, son potager fleuri entouré de grillages, son hangar de planches et deux petits chalets construits de part et d’autre. Une voiture était garée près de l’étable ; un chat dormait sur la carrosserie. Plus haut, les prés continuaient à grimper vers la forêt. Tout en reprenant leur souffle, les deux visiteurs remarquèrent plusieurs jeunes gens qui s’activaient. Le plus grand — de type asiatique, au corps mince et à la peau sombre — jetait des poignées de son à une trentaine de poules, de coqs, d’oies et de pintades qui couraient autour de lui. Fascinée, Alba observa ces corps à deux pattes, ces longs cous agités de saccades, ces becs rapides qui lui rappelaient ses livres d’enfant : toute une réalité longtemps gommée par les reportages effrayants sur l’élevage en batterie et la grippe aviaire. Un autre jeune homme au visage couvert de taches de rousseur, chaussé de hautes bottes, se penchait, en bleu de travail et chemise à carreaux, sur l’auge autour de laquelle six cochons s’ébattaient, en attendant l’heure de se transformer en saucisses. Sous le hangar, une fille solide venait de ranger son tracteur et elle s’approcha, en salopette, du couple de touristes.

— Monsieur et madame Zeggaï, sans doute ? Bienvenue à la maison, je vais appeler mes parents qui vous montreront votre chalet. Moi, je m’appelle Judith.

D’un geste de la main, les deux ouvriers saluèrent les arrivants. La jeune fille ajouta en désignant le grand Asiatique et le rouquin :

— Voici Kim et Moshe — qui arrive d’Israël. Ce sont nos deux garçons de ferme…

Elle cria plus fort à leur intention :

— Les gars, je vous présente M. et Mme Zeggaï !

Elle ajouta discrètement à l’intention des hôtes :

— Si vous les voyez s’embrasser derrière la grange, ne vous formalisez pas : ils sont pacsés !

Puis elle précisa, comme un gage de moralité :

— Et membres des Gaullistes gays !

Mme Zeggaï se demanda si elle avait bien compris. Un hochement de tête de Judith lui confirma ses craintes. Alba éprouvait une certaine difficulté à considérer les homosexuels comme des gens normaux, mais elle tâchait de se raisonner. Avec une majorité de Français, elle appréciait d’ailleurs que le gouvernement du Général entretienne un climat libéral en matière de mœurs. Elle se contenta donc d’un regard perplexe vers les deux garçons avant de suivre Judith à l’ombre de la maison.

Après avoir traversé la remise où une source vive s’écoulait dans un grand bac, les Zeggaï découvrirent une cuisine pavée où s’alignaient, sur des égouttoirs, les fromages en train de mûrir. Puis ils entrèrent dans la pièce commune, claire et confortable comme un salon moderne.

— Papa, maman ? cria Judith.

Mouss adorait le contraste entre ce vieux local, plein de fromages au lait cru, et cette pièce meublée d’amples fauteuils où des tableaux abstraits faisaient face à l’écran plat. Lorsque l’agriculteur et sa femme entrèrent par une autre porte, elle en blouse de fermière, lui en élégant costume de velours, les Zeggaï devinèrent qu’il s’agissait d’un de ces couples de nouveaux ruraux qui avaient choisi de vivre à la campagne pour relever le défi : redonner à ce pays l’agriculture la plus riche et la plus variée. Tous ne réussiraient pas cette reconversion ; mais les nouveaux paysans commençaient à s’organiser et l’exode urbain s’accélérait.

Après avoir conduit M. et Mme Zeggaï à leur chalet tout en leur indiquant les promenades intéressantes, la maîtresse de maison insista pour les recevoir à dîner selon la tradition du premier soir : au menu, une salade, une omelette au lard et du munster, accompagnés d’une bouteille d’Edelzwicker. Elle leur proposa également de venir un peu plus tôt, devant l’écran du salon, pour entendre le discours du Général qui souhaitait présenter son prochain volant de réformes.

À vingt heures précises, Mustapha et Alba retrouvèrent les agriculteurs et leur fille au son de La Marseillaise, devant le plan fixe de la cour de l’Élysée. De Gaulle portait un costume civil. Sa main décharnée se levait pour ponctuer les phrases et il semblait se dresser à demi sur son siège pour souligner certains mots d’une voix tremblante :

« Hier dans l’adversité, aujourd’hui dans la dignité… »

Au calme de cette montagne, son discours paraissait plus émouvant encore. Évidemment, son visage de momie, ses lunettes à double foyer rappelaient chaque semaine l’étrangeté de la situation : comment cet homme de cent vingt ans avait-il pu revenir aux affaires ? Il était là, pourtant, suivant le rituel instauré depuis son retour. Chaque premier vendredi du mois, sur la première chaîne, le Président tirait le bilan de son action et fixait les perspectives. Ses détracteurs ne manquaient pas de railler la déférence des intervieweurs, qui leur rappelait « les pires heures de la télévision d’État ». Une large partie du public restait toutefois subjuguée, lors des interviews du Général, par cette belle syntaxe dont l’usage s’était progressivement perdu. Même la jeunesse qui, hier, se moquait des inutiles complications du français, commençait à délaisser les anglicismes pour s’exercer à des jeux de subjonctif par lesquels chacun s’essayait à surpasser son voisin.

À chaque intervention, le Général rappelait obstinément son projet ; mais il savait également surprendre : ainsi, lorsqu’il avait pris le risque de l’impopularité en soumettant les joueurs de foot-ball à la hiérarchie des salaires, et que le peuple français, après maints débats, avait finalement choisi d’applaudir. Le mois suivant, après de nouvelles émeutes en banlieue, le Président avait dénoncé les manipulations de truands, furieux de voir fondre leur activité depuis la dépénalisation du cannabis. Se rendant au festival de musique de Bobigny, il avait lancé son fameux : « Vive le rap libre ! » et retourné la situation en sa faveur. La semaine suivante, tandis que l’opposition s’évertuait à dénoncer le « pouvoir personnel », de Gaulle avait ordonné la destruction de la croix de Lorraine inaugurée en 1972 à Colombey-les-Deux-Églises : « Ce hideux monument édifié contre ma volonté, par ceux qui préfèrent le culte de la personnalité à une véritable politique gaulliste. »

Ce soir, le Général désirait parler de l’enseignement. Il souligna d’emblée la difficulté de la mission car, dans ce domaine également, un immense savoir-faire s’était perdu. Plusieurs générations de professeurs n’avaient pu recevoir un enseignement académique solide, si bien que, malgré leur bonne volonté, ils transmettaient à leurs pupilles « un savoir confus et tronqué ». La voix du Président vibra plus fort :

« C’est pourquoi il faut placer en tête de nos actions la formation complémentaire des maîtres — grande tâche à laquelle tous les intellectuels sont invités à contribuer, dans des formes qui seront définies par le ministre de l’Éducation nationale… »

Peu après le début de l’allocution, Kim et Moshe avaient rejoint la famille dans le salon, et M. Zeggaï s’était tourné vers eux, le doigt sur les lèvres, pour demander silence. Discrètement enlacés sur un canapé, les deux garçons de ferme écoutèrent de Gaulle aborder le dernier volet de son intervention.

« Dans un tout autre registre, je voudrais dire aux Français que, même si le progrès nous permet de vivre aujourd’hui très âgés… »

Sur ce mot, il demeura un instant le regard fixe, comme s’il parlait de lui-même :

« … Il importe qu’un gouvernement responsable, dans une société civilisée, réfléchisse à la mort, et pas seulement à la vie. Les souffrances intolérables de la maladie, la déchéance involontaire et malheureuse de certains nous obligent à tout mettre en œuvre pour offrir à chacun les moyens d’atténuer l’épreuve, s’il le souhaite, et de choisir le moment de quitter cette existence… »

Tout le monde devant le poste semblait captivé. Qui pouvait ignorer ces angoisses, surtout parmi les plus âgés ? Le Général les avait résumées autrefois par une formule restée célèbre : « La vieillesse est un naufrage. » Mais jamais encore un homme d’État n’avait osé aborder ouvertement de telles questions, combattues par la plupart des religions, jusqu’à cet instant où il annonça :

« Je propose de lancer un vaste programme de recherches sur ces questions. »

À ces mots, chacun eut l’impression d’appartenir au pays le plus civilisé de la Terre.

Tout en écoutant béatement, la fille de la maison avait allumé une cigarette de marijuana naturelle, devenue l’un des fleurons de l’agriculture française. De fait, le Général semblait obsédé par l’idée de ne pas retomber dans les pièges de 1968 en se coupant de la jeunesse, car l’avenir immédiat demeurait lourd de menaces. L’opposition guettait la moindre erreur pour lancer sa contre-offensive. L’Union européenne accusait Paris d’avoir enfreint les règles communautaires. Après le ralliement spontané de la Wallonie, une intervention militaire musclée de la coalition unioniste avait mis fin à la sécession belge ; mais d’autres pays craignaient la contagion. Ils préféraient hausser le ton et menacer la France de sanctions sévères si le pouvoir n’annulait pas son programme de nationalisations et ne rétablissait pas la libre circulation des flux financiers. Le gouvernement des États-Unis et les membres de l’OTAN appuyaient ces condamnations.

En Afrique, au contraire, plusieurs pays soutenaient activement la politique gaulliste. Depuis que le président de la République du Mali avait proclamé son rattachement à la France nouvelle, l’alliance des deux peuples alimentait des élans de sympathie : la mode malienne s’était répandue dans les boutiques. Marie-Chantal de la Forge avait adopté le boubou, tandis que certains parents français appelaient leurs enfants Fatou, Lala ou Amadou. La presse d’opposition et les médias anglo-saxons ne manquaient pas d’ironiser sur ce retour de la Françafrique, et la « résurgence honteuse du colonialisme » — au moment où les gouvernements africains pouvaient céder sans contraintes, sur le marché mondial, d’immenses superficies agricoles et forestières.

Le Général évoquait rarement tous ces sujets en public, mais on le sentait résolu dans un terrible bras de fer. L’honneur de son peuple était en jeu. La menace omniprésente, mais surtout le sentiment de la liberté recouvrée dans une œuvre exceptionnelle, soudaient une large majorité de Français. Si bien qu’à la fin du discours tout le petit groupe se leva spontanément, les parents côte à côte, leur fille aspirant une bouffée d’herbe, Kim et Moshe main dans la main, et les Zeggaï plus fiers que les autres, pour entonner La Marseillaise devant le drapeau tricolore sur lequel défilait le générique de fin.

Загрузка...