2 Un message du Général

Après une journée de travail à la clinique, Mustapha Zeggaï s’en retournait chez lui dans le quartier de la Châtaigneraie. Solide quadragénaire, le teint mat et le crâne lisse, il s’apprêtait à entamer le trajet séparant l’arrêt de bus de son pavillon — soit environ dix minutes de marche… mais le double quand les feux défavorables transformaient cette promenade en parcours du combattant.

À peine descendu de l’autobus, Mustapha devait en effet contourner l’immense rond-point du Flamant-Rose où un chapelet de voitures circulait sans interruption. Au moment d’entrer dans la ronde, la plupart des véhicules semblaient hésiter, si bien qu’une longue file s’étirait sur chacune des voies d’accès. Au centre du rond-point s’élevait une sculpture en ferraille censée représenter un flamant rose. L’infirmier ne connaissait rien à l’art contemporain, mais il observait avec scepti cisme ces deux échasses rouillées symbolisant les pattes, et cette longue barre transversale figurant le bec. Il s’étonnait surtout qu’on eût choisi, comme emblème du carrefour, un oiseau menacé par l’extension du réseau routier qui enserrait les étangs de la région… Tout à ses réflexions, il patientait au premier feu pour traverser l’avenue du 18-Juin ; puis, en cas de synchronisation défavorable, il comptait deux minutes encore au boulevard des Droits-de-l’Homme ; et il s’arrêtait une troisième fois avant de traverser le cours Jean-Paul-II où d’autres voitures attendaient pour s’engager.

Mustapha Zeggaï se rappelait le temps, si proche encore, où ce n’était là qu’un modeste carrefour près des vignes. Un jour, à l’approche des élections, le maire avait lancé son « projet d’aménagement de la rocade sud » répondant à quatre priorités :

1°) Rendre plus fluide la circulation automobile (de fait, on avait doublé ou triplé toutes les voies existantes — mais, comme le nombre de véhicules dirigés vers ce secteur avait augmenté dans une proportion supérieure, les choses n’avaient fait qu’empirer) ;

2°) Édifier une zone d’activité industrielle et commerciale du XXIe siècle, incluant des pôles scientifiques et culturels (noble projet qui avait consisté à ouvrir un hypermarché, entouré d’une flopée de grandes surfaces de bricolage, chaussures, vête ments de sport, jardinage, pour créer hors de la ville un nouveau « centre ville » entouré de parkings. La culture se tenait dans un hangar métallique bâti sur le même modèle que les autres et faisant office de cinéma multiplexe — au moment où fermait la dernière salle obscure des vieux quartiers, condamnée par la flambée de l’immobilier) ;

3°) Soutenir un projet d’habitat populaire (après avoir rasé deux rangées de pavillons ouvriers, occupés principalement par des retraités, on avait édifié une zone de logement social : c’est-à-dire que, tout en abandonnant les beaux quartiers centraux à la loi du marché, on avait regroupé au bord du périphérique une centaine de familles soutenues par les associations de droit au logement ; les autres n’avaient qu’à se débrouiller).

Cette évolution n’enchantait guère M. Zeggaï qui avait précisément choisi d’habiter là, quinze ans plus tôt, parce qu’on y trouvait des maisonnettes bon marché sans avoir l’impression d’être le rebut de la société. Dans cet ancien quartier, entre ville et campagne, quelques grands arbres émergeaient des jardins et le centre historique n’était pas trop éloigné. Bref, il avait l’impression d’avoir réussi sa vie dans un joli coin de France — lui qui avait grandi à Oran avant d’émigrer vers une cité marseillaise… Or, lorsqu’il achevait enfin la traversée du rond-point pour s’engager cours du Moulin-Joli, Mustapha s’inquiétait de voir régulièrement de nouvelles maisons tomber sous la pioche des démolisseurs. À leur place, des édifices en verre fumé serviraient à reloger telle bibliothèque, tel service de santé ou telle administration contraints de libérer leurs anciens locaux vendus par la municipalité pour alléger ses dettes.

D’autres épreuves accompagnaient le retour du travail et repoussaient le moment d’une vraie détente. Dans la rue avoisinante se succédaient les murs taggés, et M. Zeggaï se demandait si les promoteurs eux-mêmes n’encourageaient pas ce genre de dégradation avant de tout racheter à bas prix. À l’approche de sa maison, il s’inquiétait également d’entendre le téléviseur hurlant de ses voisins au chômage. Ceux-ci ne quittaient leur tanière que le samedi pour s’approvisionner dans une grande surface discount. La mère donnait le bras au petit ami qui avait remplacé son deuxième mari ; le fils du premier mariage suivait sous sa capuche ; sa demi-soeur obèse refermait la marche en soufflant.

M. Zeggaï s’était longtemps regardé comme un homme privilégié dans un pays prospère. Il avait obtenu fièrement ses papiers français, mais il entrevoyait depuis quelque temps une réalité plus sombre. Dans des accès de pessimisme, il avait le sentiment d’appartenir à une société en décomposition où le commerce s’apparentait de plus en plus à l’escroquerie, où les riches s’enrichissaient et les pauvres s’appauvrissaient. L’égalité, passée de mode, était remplacée par le « soutien aux victimes » : femmes battues ou accidentés de la route qui excitaient la compassion des puissants. Quelques prophètes annonçaient une révolution, mais la morosité couvait comme du lait sur le feu ; elle jaillissait brièvement dans une grève, une flambée de voitures, un élan de révolte où se dévidait le trop-plein de rancœur… puis elle retombait comme si nul ne voulait compromettre ses derniers avantages de nanti occidental.

Les troubles récents avaient souligné une nouvelle fois le caractère imprévisible de ces débordements et le malaise qui s’exprimait sous les prétextes les plus minuscules. Tout était parti d’une pétition parue dans un journal pour la défense de l’œuf mayonnaise. Sur un ton sérieux qui frisait le canular, un groupe de « citoyens » clamait son indignation après qu’une norme sanitaire eut proscrit des restaurants toute forme de « mayonnaise maison » au profit de la mayonnaise industrielle. Cette protestation avait enflé en quelques jours pour donner lieu à d’intarissables débats, puis à une série de manifestations mobilisant tout ce que le pays comptait de mécontents. Dépassé par cette vague, le gouvernement avait demandé à l’administration européenne d’ajourner la directive. La Commission avait rejeté cette requête — poussée par une douzaine de petites nations qui souhaitaient voir la France cesser d’opposer ses exceptions à la règle commune. La crise était passée, mais tout semblait fragile, et les conflits absurdes se multipliaient. Hier encore, à Toulouse, un collectif de motards en colère avait croisé un rassemblement contre la circulation des vélos sur les trottoirs. Sans même savoir pourquoi les deux groupes avaient commencé à se battre, laissant un homme gravement blessé sur le carreau.

Plus préoccupante, aux yeux de Mustapha, était cette impression de naufrage collectif qui s’accentuait. Rien que cette semaine : un vieux palais de la République venait d’être vendu aux enchères ; le navire-école de la Marine nationale serait désarmé faute d’argent ; le service postal réduisait brutalement ses effectifs… Comment l’un des pays les plus riches du monde pouvait-il sembler si proche de la faillite ? Sous ses cheveux ras et ses solides épaules, M. Zeggaï s’indignait de cet abandon généralisé. Patriote comme ceux qui ont choisi leur pays, il s’agaçait également de la passion dévorante des Français pour les vedettes américaines, et de cette façon continuelle d’utiliser des mots anglais pour avoir l’air moderne — autant de contrariétés heureusement tempérées par l’optimisme naturel de son épouse.

Dès qu’il eut poussé la porte du jardin, il la reconnut près du potager où elle soignait son plant de tomates et cueillait du basilic. Alba, sans doute, avait grossi ces derniers temps, mais comment résister à ce sourire amoureux depuis dix-sept ans ? En l’entendant, elle leva son visage noir de Martiniquaise :

— Te voilà enfin, Mouss, la journée a été bonne ?

— Ça peut aller, renvoya-t-il négligemment. On a un vieux qui est mort… Je vais prendre un bain.

— Et manger une bonne petite salade ?

— Et manger ma bonne petite fiancée ! renchérit Mustapha, égrillard, en pressant le pas vers son Antillaise aux fruits mûrs.

Il la serra dans ses bras et ils restèrent un moment l’un contre l’autre, quand Alba susurra à son mari :

— Et puis, ce soir, on regardera Le Grand Voyage ?

D’un geste, Mouss repoussa sa femme puis la dévisagea avec indulgence :

— C’est vrai que tu adores ces âneries ! Non, ma chérie, tu ne m’en voudras pas, mais je te laisserai voir Le Grand Voyage toute seule — et je regarderai plutôt un film avec Maurice…

À ce nom, Mme Zeggaï prit un air accablé.

— Tu sais bien qu’il ne veut plus qu’on l’appelle comme ça !


Le dîner fut agréable : Mouss fit un effort pour ne pas appeler son fils « Maurice ». Il se contenta de « Momo », subtil diminutif qui permettait au garçon d’entendre « Mohammed », comme il l’exigeait désormais. Malgré le respect qu’il portait à son père, l’adolescent comprenait mal pourquoi Mustapha avait passé sa vie à vouloir devenir plus français que les Français, comme s’il avait honte de sa religion et de son peuple. Il se demandait surtout pourquoi ses parents l’avaient appelé Maurice, ce qui faisait ricaner ses copains du lycée auxquels ce prénom semblait ridicule, quand eux s’appelaient normalement Johnny, Jennifer, Kevin, Deborah, Steve, Elvis, Melody… Lorsque Momo, âgé de seize ans, s’était laissé pousser une barbichette de croyant, puis avait acheté un exemplaire du Coran, Mustapha avait connu l’accablement et conclu que son éducation se soldait par un échec. Sa femme, qui fréquentait un psychologue, avait tenté de le rassurer : probablement s’agissait-il d’une banale manifestation de la « crise d’adolescence ». Cet intérêt soudain pour la barbiche et le Coran n’allait pas nécessairement transformer Maurice en fou de Dieu.

Après la salade de tomates, Alba servit des pâtes au saumon que ses deux hommes mangèrent de bon appétit, tout en dénigrant son impatience de midinette pressée de découvrir la nouvelle étape du Grand Voyage. Elle n’était pas la seule. Chaque semaine, quinze millions de téléspectateurs se collaient à l’écran pour suivre ce magazine sensationnel qui relatait l’épopée de plusieurs couples de seniors à la rencontre des cultures traditionnelles. On avait vu Lionel et Sylvie en train de forer un puits au Sénégal ; puis Jackie et Corinne chassant le wallaby avec un groupe d’aborigènes australiens. Au cours du dernier épisode, Fred et Fanny avaient discuté avec un chef sioux du problème de l’alcoolisme chez les Indiens. Selon la chaîne de télévision, ce programme contribuait au « développement durable », tout en rappelant que la société avait besoin des seniors (Mouss se demandait pourquoi ce terme s’était répandu si vite en France). Une fois par semaine, l’animateur retrouvait ses trois couples en prime time (pourquoi ne pas dire « début de soirée » ?). Ce soir-là, les six joueurs avaient rendez-vous avec une tribu de la forêt amazonienne. Torse nu et peinturlurés, ils participeraient au repas traditionnel tout en évoquant le réchauffement de la planète.

Réfractaire à tout cynisme, Alba croyait à l’engagement individuel, même par le biais d’un programme télévisé. Elle était donc au rendez-vous, chaque jeudi, pour reprendre le fil du Grand Voyage. Mouss et Momo, de leur côté, ironisaient sur les goûts de la femme qu’ils aimaient le plus au monde. À la fin du dîner, quand le fils demanda sur un ton déprimé : « Qu’est-ce que tu leur trouves, à ces bouffons ? », le père ne put s’empêcher d’approuver en silence avant de lancer d’un air complice :

— Et si on regardait La Traversée de Paris ? Je l’ai pris au vidéoclub.

Maurice, alias Mohammed, se contenta de répondre avec un accent racaille :

— Papa, tu me gonfles avec tes vieux navets !

Alba se tourna vers son mari, le regard vainqueur, tandis que le fiston s’éloignait seul vers sa chambre. Sur le téléviseur du salon démarrait le générique du Grand Voyage. Dépité, Mustapha considérait tristement son dvd quand il entendit la voix de sa femme :

— Mouss, viens régler l’écran, s’il te plaît… Y’a de la friture.

M. Zeggaï soupira plus fort… mais cela ne lui déplaisait pas de rester indispensable ! En mari dévoué, il revint sur ses pas pour constater effectivement que des striures blanches et noires, très denses, masquaient l’image.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à voix haute.

Loin de se dissiper comme un simple parasite, l’effet persistait et Mouss redouta que l’appareil ne fût en train de rendre l’âme. Mais d’autres images se mêlaient maintenant à cette trame, comme si une émission en noir et blanc voulait remplacer le programme couleurs.

Soudain, derrière le crachotement qui brouillait le générique, M. Zeggaï entendit un bourdonnement qui s’amplifia peu à peu : trois notes aiguës tournant rapidement sur elles-mêmes. Passionné de films de guerre, Mustapha reconnut aussitôt l’indicatif de Radio Londres dans les documentaires sur la Résistance. Pendant toute l’occupation, ce même signal sonore moulinait sur les postes à galène, suivies par quatre coups de tambour et la phrase rituelle : « Les Français parlent aux Français. »

Il échangea avec sa femme un regard anxieux, se demandant si cette perturbation ne précédait pas l’annonce d’une catastrophe. Tout était possible à une époque où l’on se jetait en avion contre des tours et où des vagues géantes balayaient des régions entières… Pourtant, ces sons et maintenant ces images semblaient plutôt jaillis du passé. De plus en plus stupéfaits, M. et Mme Zeggaï distinguèrent alors, au milieu de l’écran, une silhouette assise derrière un micro. Et, tandis que l’image en noir et blanc se stabilisait, ils reconnurent enfin ce personnage familier, à la haute silhouette, sous un képi à deux étoiles. Devant eux, dans le flou d’un document historique, se tenait l’homme qui avait longtemps symbolisé la France aux yeux du monde : le général de Gaulle.

Cette apparition incongrue commença par les rassurer. Probablement s’agissait-il d’un document d’archives diffusé pour des raisons précises, voire d’un gag publicitaire. À mieux y regarder, toutefois, l’homme fixé par la caméra n’était pas exactement le vaillant soldat de 1940, ni même le sombre retraité de 1969. Son front parcheminé, ses grandes poches sous les yeux lui donnaient un air bien plus âgé encore, mais la ressemblance n’autorisait aucun doute : c’était bien lui — ou son sosie — qui se raclait à présent la gorge devant un micro archaïque, tandis que Mme Zeggaï, perplexe, répétait à son mari :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Au même moment, Momo débarqua dans le salon en s’exclamant :

— Hé, il se passe un truc bizarre. J’étais en train de zapper. Et maintenant il n’y a plus qu’un seul programme sur toutes les chaînes. Un type déguisé en de Gaulle…

Il interrompit sa phrase en voyant la même image sur le téléviseur de ses parents. Tandis que le silence retombait, le vieillard de l’écran dirigea son regard vers l’objectif, puis il ouvrit la bouche et prononça, d’une voix solennelle qu’il n’était pas difficile d’identifier :

« Les gouvernements qui, depuis de nombreuses années, ont abandonné toute ambition digne de notre histoire… »

— C’est vraiment de Gaulle ? demanda Momo l’air ahuri.

— Chut ! répliqua son père, l’index devant la bouche.

Né quelques années après l’indépendance algérienne, Mustapha connaissait par cœur l’épopée gaulliste, sous l’influence de son grand-père, un ancien soldat de la France libre. Cette apparition du Général, aussi invraisemblable fût-elle, lui inspirait un respect quasi religieux.

Le personnage sur l’écran semblait sortir d’un long sommeil et son intonation se faisait peu à peu plus ardente :

« Ces gouvernements, alléguant les impératifs de la construction européenne — y compris sous les formes les plus absurdes —, ont choisi de s’en remettre à une bureaucratie dont l’action ne répond en rien aux intérêts de la population… »

— Tu crois que c’est lui ? répéta Alba, abasourdie, tandis que son mari répliquait :

— Évidemment que non. Ce doit être un trucage. Des petits plaisantins se sont introduits dans le réseau !

Sous son visage ridé, l’orateur ponctuait ses mots de gestes brefs. De temps à autre, il levait une main pour souligner son effet ; l’autre poing restait serré sur la table et ses yeux sondaient le téléspectateur :

« Aujourd’hui, un alignement suicidaire sur de prétendues normes internationales menace notre prospérité. La foi aveugle dans la loi du marché, l’économie sans règles, l’abandon de toute politique sociale volontaire, le renoncement à l’indépendance nationale et l’affaiblissement de notre langue mettent en péril l’existence même de notre peuple comme celle de la plupart des peuples du monde… »

Son timbre éraillé, un peu nasal, rappelait ces vieux acteurs dont le style s’était perdu dans le parler rapide et monocorde des jeunes Français :

— Tu crois que c’est seulement dans le quartier ? demanda Mouss à son fils.

— Attends, je vais regarder sur internet, répliqua Momo avant de filer vers sa chambre tandis que s’élevait, dans un élan presque musical, la péroraison du Général :

« Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu. Car la France n’est pas seule ! Elle appartient à cette vaste Europe, à cette Europe réelle… »

Sa voix avait grimpé d’une octave sur la deuxième syllabe de « réelle ».

« Cette Europe dont les peuples pourraient s’unir bien différemment de ce qui leur est aujourd’hui imposé : une Europe des nations, fières de leurs spécificités, attachées à leurs cultures, fortes de toutes les richesses léguées par l’Histoire… »

À chacun de ces mots, M. Zeggaï vibrait intérieurement. Maurice cria depuis le couloir :

— C’est dans toute la France ! Personne ne sait d’où ça vient.

La conclusion de l’allocution rappelait celle du fameux appel de juin 1940 que Mustapha avait souvent vu, accroché au mur de son aïeul :

« Ce combat n’est donc pas limité au territoire de notre malheureux pays. C’est un combat mondial. Mais, dans cette nouvelle bataille, le rôle de la France sera primordial si nous montrons la voie à d’autres peuples foudroyés par le totalitarisme économique. Terrassés par la force d’une idéologie, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une conviction supérieure. Le destin du monde est là… »

Pendant une seconde, le vieillard sembla sonder l’âme de ses compatriotes, avant de prononcer pour la première fois ce nom que déjà chacun lui avait attribué :

« Moi, général de Gaulle, j’invite les citoyens français, avec leur intelligence et leur volonté, j’invite les ingénieurs et les ouvriers, les intellectuels et les artistes, les chômeurs et les militaires à se mettre en rapport avec moi. J’invite tous ceux qui partagent notre colère devant la situation à laquelle est réduit notre pays — comme la protestation autour de l’œuf mayonnaise en a donné récemment illustration — à se mettre en rapport avec moi… »

— C’est un gag, affirma Alba… De Gaulle n’aurait jamais parlé d’œuf mayonnaise !

— Évidemment que c’est un gag, renchérit Momo. Tu sais quel âge il aurait, de Gaulle ?

Le regard fervent de Mustapha semblait démentir cette interprétation. Il reconnut les derniers mots — ceux que son grand-père, ayant perdu la tête, répétait sans fin peu avant de mourir, avec son accent berbère :

« Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. »

Puis il conclut :

« Dans une semaine, à la même heure, je parlerai de nouveau à la télévision. »

Tandis que l’objectif fixait cet homme impassible sous son képi de général à titre provisoire, on entendit à nouveau mouliner les trois notes qui, soixante-dix ans plus tôt, annonçaient les émissions de Radio Londres. Soudain, l’image se dissipa et fit place à celle de l’animateur du Grand Voyage. Complètement déconcerté, celui-ci adressa aux téléspectateurs un message d’excuses. Il promit que tout serait fait pour retrouver les responsables de cette plaisanterie douteuse et assurer le déroulement des programmes.


Quand Mustapha arriva à la clinique, le lendemain matin, une drôle d’atmosphère régnait dans les couloirs et les locaux du personnel. L’événement occupait toutes les conversations. Les collègues de travail s’interrogeaient sur ce montage vidéo, chacun y allant de son hypothèse. Mais ni les informations de la nuit ni les journaux du matin n’étaient parvenus à percer le mystère.

Mlle Brunelli, chef de salle, exprima son indignation devant ces internautes qui bafouaient toutes les lois et s’attaquaient maintenant à la télévision. Selon le docteur Verdier, la référence à l’œuf mayonnaise démontrait que ce trucage procédait d’un complot d’extrême droite. Pourtant, nombre d’infirmiers, d’aides soignants, de médecins et même de malades semblaient ravis. Tels ces enfants heureux lorsque d’abondantes chutes de neige entraînent la fermeture des écoles et instillent une dose d’imprévu dans le quotidien, ils évoquaient en souriant cette fantaisie que constituait le retour du Général. Quelques-uns avaient écouté attentivement son discours et semblaient même partager ses analyses sur les dérives de l’Europe. À la pause café, François, infirmier en chef, émit sa propre hypothèse :

— Vous vous rappelez ce film sorti en 1969, juste après que de Gaulle eut démissionné : quand un personnage réapparaît après avoir été congelé pendant des dizaines d’années ?

Thi-Lin, une aide soignante, s’en souvenait effectivement :

Hibernatus ? Avec de Funès !

— Exactement, renchérit François. Suppose que le Général ait été congelé…

— …. pour réapparaître quand la France aurait besoin de lui ! poursuivit Mustapha d’une voix rêveuse.

— Vous délirez ! assura Thi-Lin en riant.

La conversation fut interrompue par l’intrusion du docteur Marie-Chantal de la Forge, codirectrice de la clinique, toujours souriante et pleine d’énergie devant le personnel :

— Mes amis, c’est fantastique !

Sous son impeccable blouse blanche, on devinait un tailleur cintré. Blonde solaire, la patronne semblait toujours sortir de chez le coiffeur et elle s’adressait à ses employés sur un ton un peu snob, mais plein de bienveillance :

— Comme une noble voix vient de nous le rappeler, soyons heureux d’être français !

Les aides soignants la regardèrent, ébahis, supposant qu’elle plaisantait. Nul n’avait pris cette allocution au sérieux ; mais nul n’osa contredire Marie-Chantal qui poursuivit sans réfréner son enthousiasme :

— Imaginez qu’on se rassemble dans un grand projet. Imaginez qu’on oublie la course au profit. Imaginez qu’on réinvente l’Europe. Imaginez que de Gaulle soit vraiment de retour. Est-ce que cela ne serait pas…

Elle sembla hésiter, cherchant son mot, tandis qu’une aide soignante lançait timidement :

— Comme un rêve ?

Marie-Chantal hocha la tête, puis elle se tourna vers un autre qui proposa :

— Ça donnerait un peu de sel à la politique.

Mustapha à son tour prit la parole :

— Ça voudrait dire que l’Histoire continue… et qu’elle continue ici même !

— C’est ça, mes amis, reprit la patronne. Le Général a besoin de votre optimisme, et je suis sûre qu’il n’a pas fini de nous étonner.

À ces mots, on vit s’entrouvrir la porte du fond, laissant apparaître une femme en chemise de nuit, le crâne couvert de bandages, l’air absent :

— Excusez-moi, mais je ne comprends pas ce que je fais ici. Pourriez-vous me raccompagner chez moi, s’il vous plaît ?

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