4 Les conquêtes du Général

À ses moments perdus, Mustapha Zeggaï dévorait des albums illustrés retraçant l’épopée de la Résistance. À la médiathèque il empruntait des documentaires sur la guerre. Ce monde encore proche et déjà si lointain éveillait en lui des sentiments héroïques : quand le peuple de l’ombre combattait la tyrannie ; quand le chant des fusillés exaltait le courage et la fierté. Il imaginait ce temps où le charbon des cheminées noircissait les murs des villes, où les campagnes sous la neige accueillaient les citadins réfugiés. Dans ces images morcelées, l’Histoire se confondait avec la légende, la bataille d’Angleterre avec un film aérien, le débarquement avec Le Jour le plus long. Quant au marché noir, il ressemblait probablement à cette Traversée de Paris où Jean Gabin et Bourvil débarquaient, 45, rue Poliveau, chez le sordide « M. Jambier ». Envahissant les nuits de Mustapha, des avions ronronnaient au-dessus des villes ; des bicyclettes remplaçaient les voitures, faute de carburant ; des vedettes du music-hall chantaient dans les cabarets et se moquaient à demi-mot des officiers allemands qui applaudissaient, séduits par la fantaisie du Gross Paris. Même les méchants avaient l’air de monstres mythologiques : l’énorme Goering plein de morphine dans son costume blanc, Hitler esquissant un pas de danse avec Eva Braun devant les montagnes de Berchtesgaden, Himmler conduisant les forces de la mort dans son uniforme Hugo Boss.

Mais, lorsqu’il songeait à de Gaulle, l’infirmier éprouvait un sentiment différent, venu des profondeurs de l’enfance. Il revoyait son grand-père, ancien combattant de l’armée française, qui adulait l’homme de Londres. Plus tard, à l’école, il avait découvert les humiliations infligées aux Algériens par les Français ; il connaissait les massacres de Sétif, en 1945, et la froideur du Général en cette circonstance… Oui, de Gaulle était souvent froid, pragmatique. Mais n’avait-il pas, ainsi, rendu possible l’indépendance algérienne, malgré l’opposition de son propre camp ? Quant aux pouvoirs corrompus qui se succédaient dans son pays natal, ils n’avaient guère de leçons à donner à l’ancien colonisateur. Né de ces contradictions, Mustapha était finalement devenu français ; et lorsque cet homme était réapparu sur son téléviseur, c’était comme si son propre aïeul lui adressait un message de l’au-delà.

Au lendemain du mystérieux discours qui avait mis en émoi la France entière, M. Zeggaï se dirigea donc, en fin d’après-midi, vers le bureau de sa patronne, le docteur Marie-Chantal de la Forge. Il frappa timidement avant de pousser la porte et d’avancer vers cette femme au sourire involontairement hautain qui faisait bredouiller ses subalternes en cherchant à les mettre à l’aise. Cette fois, pourtant, Mustapha n’hésita pas. Se rappelant l’enthousiasme qu’elle avait manifesté le matin même, il s’exprima sans détour.

— Madame, j’ignore ce que c’est. Personne n’y comprend rien. Mais, l’espace de quelques secondes… Comment dire ? J’ai eu l’impression que de Gaulle parlait vraiment !

L’infirmier savait que la réapparition d’un personnage né en 1890 — donc âgé au bas mot de cent vingt ans, et d’ailleurs mort et enterré depuis 1970 — était invraisemblable. Il lui semblait pourtant que l’image de cet homme et les termes de son message portaient une vérité mystérieuse. Marie-Chantal répondit avec la même franchise :

— Ce discours m’a chavirée moi aussi, mon cher Mustapha. Depuis ce matin, je me répète qu’il s’agit d’un absurde trucage. Mais je suis émue par votre réaction.

— Que va-t-on faire, alors ?

À l’idée d’agir, la directrice se redressa. Dans son tailleur beige d’une élégance toute française, elle ressemblait aux patriotes des films de guerre et lança avec ferveur :

— Nous devons nous tenir prêts, Mustapha. Nous ne savons pas encore où ni comment, mais le Général… enfin, cet homme a promis une nouvelle intervention la semaine prochaine. Cela nous aidera à y voir plus clair.

— Et en attendant… ?

— En attendant, on sourit, on parle, on échange, on essaie de faire partager l’espoir d’une renaissance. On donne l’exemple du vrai gaullisme, quoi !

— Madame de la Forge, je n’ose vous demander… Ça me ferait plaisir que vous veniez prendre un verre à la maison, pour qu’on reparle de tout ça.

Il ajouta comme pour la convaincre :

— C’est tout près de la rocade sud, au rond-point du Flamant-Rose.

À cette expression rocade sud, Marie-Chantal parut intriguée, comme si M. Zeggaï parlait de la banlieue de Johannesburg. Ils n’appartenaient pas au même milieu ; mais son subalterne avait lancé spontanément l’invitation et tous deux semblaient vouloir croire que, sous la bannière de la résistance, de nouvelles rencontres étaient possibles. La doctoresse chuchota :

— Restons discrets, monsieur Zeggaï. Mais comptez sur moi : je passerai vous voir… près de la rocade sud.

— Merci beaucoup, madame de la Forge ; je vous présenterai ma femme et mon fils.


Tout le monde, dans le pays, ne partageait pas leur foi. S’en tenant à la raison, la plupart des téléspectateurs avaient écarté l’hypothèse d’un véritable retour du Général. Son apparition ressemblait plutôt à une plaisanterie d’étudiants assez doués pour pirater les réseaux. Il fallait toutefois distinguer ceux qui avaient trouvé amusant ce vieux héros parlant comme une marionnette, et ceux qui jugeaient scandaleux de jouer avec l’image, la voix et la mémoire du grand homme. Une ligne de partage se dessinait également entre ceux qui approuvaient le discours du pseudo-de Gaulle sur l’évolution de la France, et ceux qui n’avaient entendu qu’un message ridicule, d’un nationalisme suranné.

L’attitude la plus ferme, qui ne se fit pas attendre au lendemain de l’appel télévisé, fut toutefois celle de la ministre de l’Intérieur. Au cours d’une conférence de presse, loin de goûter le canular, elle parla de « menace terroriste », selon l’expression désormais usuelle chaque fois qu’un grain de sable venait perturber l’ordre public. Farceurs ou groupes armés, l’époque n’était pas aux nuances. La menace rôdait partout. Les déclarations de la ministre furent donc suivies par le déploiement de militaires devant les locaux des grandes chaînes de télévision et autour des émetteurs. Quelques jours plus tard, des bataillons de policiers cagoulés débarquaient avec fracas chez plusieurs petits génies de l’informatique répertoriés par les services de renseignement et désignés comme « un vaste réseau clandestin » — mais au terme de la garde à vue, il fallut relâcher ces bidouilleurs, faute de preuves. L’enquête avançait sans offrir la moindre explication sérieuse à l’intervention du prétendu de Gaulle.

Comme on pouvait le prévoir, la suspicion se porta également sur les collectifs « œuf mayonnaise » qui s’étaient constitués dans plusieurs grandes villes au printemps précédent. Pourquoi ce « Général » les avait-il évoqués dans son message ? Jouant l’apaisement sur ce dossier, le gouvernement craignait toutefois de relancer l’agitation par une attitude trop agressive. La police se contenta donc d’une surveillance discrète qui ne déboucha sur rien : les militants de la mayonnaise maison semblaient eux-mêmes surpris par l’intervention de l’homme du 18 Juin qui semait la zizanie dans leurs rangs déjà divisés. Pour les altermondialistes, ce montage télévisuel cherchait à instrumentaliser le mouvement dans une direction rétrograde et cocardière (selon eux, l’œuf mayonnaise ne pouvait être que le point de départ d’un rassemblement mondial anticapitaliste). Pour les conservateurs, au contraire, l’œuf mayonnaise était un symbole français ; mais l’absurde mise en scène de ce centenaire, faisant référence à l’identité nationale, visait à ridiculiser leur combat.

Le samedi suivant, dans plusieurs grandes villes, on vit toutefois se former quelques groupes d’illuminés, persuadés que l’apparition du Général annonçait une renaissance. Leurs revendications inscrites sur des banderoles croisaient tous les thèmes dans une certaine confusion :

Pour une France vraiment libre !
Halte à la dictature de l’économie de marché !
Vive l’Europe des nations,
Vive l’Europe des différences,
Vive la mayonnaise aux œufs frais !

Dans leur ville du Languedoc, sur la grand-place des Arènes, M. Zeggaï et Mme de la Forge figuraient parmi les manifestants sous l’œil des badauds ; mais la police demeurait à l’écart. Ici comme partout en France, les pouvoirs publics faisaient profil bas. La mauvaise blague allait finir ; les risques d’une nouvelle intervention de cet imposteur étaient à peu près nulles ; le mouvement retomberait avec les feuilles d’automne.

Un mélange d’impatience et d’anxiété rassembla donc, le jeudi suivant, plusieurs dizaines de millions de citoyens devant leurs téléviseurs. Cette fois même, la planète entière se tenait au rendez-vous sur internet. À vingt heures précises, tous les regards scrutaient les écrans sans y croire, quand des parasites interrompirent les émissions diffusées par les chaînes publiques. Exactement comme la semaine précédente, et malgré toutes les précautions logistiques, une image en noir et blanc vint se superposer à l’image en couleurs, tandis qu’on entendait mouliner l’indicatif de Radio Londres. Quelques secondes plus tard, devant les visages furieux de certains, les yeux ahuris des autres, les sourires enchantés des enfants et des poètes, chacun vit apparaître dans la pénombre, en veste militaire, la silhouette du vieillard au grand nez, coiffé du même képi étoilé. Alors, sans attendre, l’homme reprit son discours scandé de gestes, en faisant vibrer sa voix pour marquer les moments essentiels :

« Trop de démissions, trop d’humiliations acceptées par les gouvernements successifs ont donné l’illusion que notre peuple allait plier l’échine et s’effacer. La résignation de ceux-là mêmes qui auraient dû combattre pour la grandeur française… »

Sur ce mot il était passé du grave à l’aigu, puis il continua :

« … m’a conduit à sortir une nouvelle fois de ma retraite. »

Cette voix, les plus âgés l’avaient entendue dans leur jeunesse. Les cadets savaient au moins que de Gaulle était la dernière légende nationale, le chef de la Résistance, le fondateur de la Cinquième République, qui avait laissé son nom à la plus célèbre place de Paris et au plus grand aéroport de France. Pourtant, cette familiarité ne suffisait pas à rendre l’hypothèse vraisemblable. Certes, le personnage qui se tenait à l’écran semblait infiniment plus vieux que l’illustre Président au déclin de sa vie, lorsqu’il arpentait l’Irlande au bras de son épouse. Devant cette peau striée par d’innombrables rides, ces poches sous les yeux, il fallait donc imaginer que le même de Gaulle, à cent ans passés, s’exprimait aujourd’hui devant la caméra. Sauf que la raison interdisait d’y croire.

Le revenant reprit son discours avec lyrisme :

« Pour dérisoire qu’elle puisse paraître, l’affaire de l’œuf mayonnaise a montré, parmi tant d’autres exemples, comment l’Europe est devenue l’empire du renoncement, pressé d’en finir avec ses caractères et sa diversité pour se soumettre aux seuls intérêts du capitalisme mondial. »

Sa main soulevée, le pouce en l’air, avait donné toute leur force à ces mots. Mais pourquoi parlait-il encore de l’œuf mayonnaise ? Cette référence balayait le sérieux du propos. Le Général poursuivit cependant, comme pour répondre à cette inquiétude :

« On dira que je m’accroche à des combats minuscules, à des enjeux périmés. Mais je réponds aux oiseaux de mauvais augure que, dans ce monde vaste et ouvert qui est le nôtre, le rôle des nations, de leur histoire, de leur langue et de leur culture n’est pas une question subalterne ni périmée. Car leur disparition accélérée engendre une société bien pire encore, où s’affrontent les intérêts financiers, les archaïsmes religieux et toutes les tribus de l’humanité en déroute. »

Tandis que les téléspectateurs ébahis suivaient ce programme inattendu, les spécialistes de la police audiovisuelle, rassemblés dans un laboratoire de la Direction centrale du renseignement, tentaient de remonter à la source et d’y comprendre quelque chose. Ils arrivèrent à une conclusion : cette apparition n’était pas un montage d’enregistrements anciens. L’homme qui s’exprimait, grimé en de Gaulle, se trouvait bien quelque part à l’instant même ; et ceux qui diffusaient ces images cherchaient à faire passer un message qui se précisa dans la conclusion :

« Ce combat ne doit pas se limiter au territoire malheureux de notre pays. C’est un combat mondial. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour vaincre un jour nos ennemis : la surproduction, l’exploitation, l’uniformisation, la destruction des ressources planétaires. Mais, dans cet ultime combat, seuls l’honneur et la volonté de la France pourront servir d’exemple pour que se lève partout la flamme de l’espoir. »

Sur cette formule, il posa ses mains devant lui et demeura silencieux face au vieux micro à l’allure de passoire métallique. Ses grands yeux sombres dégageaient une force hypnotique. Puis l’image se brouilla, on entendit au loin Radio Londres et les animateurs reprirent l’antenne, un peu moins surpris que la semaine précédente.

Le retour du Général, au jour et à l’heure annoncés, fit pourtant l’effet d’un cataclysme politique. Autant, la première fois, chacun avait tenté de minimiser la « mauvaise plaisanterie », autant cette seconde intervention envahit tous les débats, en France et dans le reste du monde. Certains journalistes s’intéressèrent sérieusement à la théorie d’Hibernatus, laissant supposer que de Gaulle aurait pu être congelé, en 1970, pour préparer son retour. Selon d’autres hypothèses, aussi extravagantes, il aurait réellement atteint l’âge de cent vingt ans, qui ne constituait pas un record absolu (Jeanne Calment, la doyenne des Français, étant morte à cent vingt-deux ans). Dépassé par les transformations sociales de Mai 68, le Général aurait fait annoncer sa mort tout en poursuivant secrètement son existence à Colombey-les-Deux-Églises. Dans un ultime élan, sentant sa dernière heure arriver, il aurait enregistré ces allocutions testamentaires.

Pour mettre un terme aux hypothèses les plus extravagantes, certains analystes prônèrent l’ouverture du tombeau de Colombey et l’exhumation du cercueil afin de procéder à des analyses d’ADN. À cette perspective, la famille du grand homme réagit par un communiqué indigné. Elle n’émit toutefois aucun commentaire sur les événements, et ce silence excita d’autres interprétations. L’une des plus répandues attribuait les discours télévisés à l’amiral Philippe de Gaulle, qui approchait l’âge de quatre-vingt-dix ans et dont chacun connaissait la ressemblance frappante avec son père. L’amiral, qui n’avait jamais brillé par l’ambition, s’empressa de démentir ces allégations sans toutefois jeter le discrédit sur les interventions pirates.

Autrement virulente fut la déclaration du président de la République au cours de l’inauguration du Salon de la croissance verte. Abandonnant la discrétion dans laquelle il se tenait depuis le début de l’affaire, le chef de l’État, en quelques mots cinglants, se déclara choqué — comme ancien leader du parti gaulliste — qu’on détournât la figure du Général pour propager un message nationaliste et xénophobe. Il voyait là une manipulation antidémocratique visant à mettre en péril la nécessaire réforme constitutionnelle : cet ambitieux projet par lequel la France adapterait prochainement ses institutions au fonctionnement de l’Union européenne en transférant de nouveaux pouvoirs à Bruxelles. Le chef de l’État promit une punition sévère aux coupables et réaffirma le cap de sa politique : vaille que vaille, il conduirait cette réforme qui correspondait aux intérêts des Français et se situait dans la droite ligne de l’héritage gaulliste.

La réponse ne se fit pas attendre. La semaine suivante, à vingt et une heures, de Gaulle faisait sa troisième apparition dans la même image en noir et blanc traversée de parasites. Comme les spectateurs le remarquèrent d’emblée, la mise en scène avait subi quelques changements : car il ne s’agissait plus d’un discours mais d’une interview. Assis en uniforme derrière son bureau, le vieillard répondait aux questions d’un interlocuteur qu’on apercevait de dos, sans discerner son visage. Et ce journaliste, sorti lui-même du fond des âges, s’exprimait avec une voix de prélat, dans un style plein de déférence :

« Mon général, que pensez-vous de la réaction du président de la République à votre appel ?

— Comme Français, je respecte la fonction présidentielle. Mais peut-on prendre au sérieux des hommes d’État qui se réclament du gaullisme tout en s’acharnant à liquider la liberté d’action et l’indépendance de notre pays ? Depuis des années, ils ont placé nos forces armées au service des seuls intérêts américains. Et, pour le reste, ils imposent aux Français une Europe terne, sans caractère, sans autre projet que “je te vends”, “je t’achète” ! »

Il avait dit ces mots sur un ton volontairement ahuri, comme pour souligner la bêtise d’un tel projet, avant de reprendre :

« Ils encouragent la liquidation des services publics. Aujourd’hui, ils s’apprêtent à détruire la constitution de la Cinquième République pour favoriser la dissolution de la France dans un syndicat de commerçants… Voyez-vous quelque chose de gaulliste là-dedans ? »

Cette phrase s’acheva sur une grimace désabusée tandis que le journaliste insistait :

« Le Président juge également indécente la façon dont — je cite, mon général — on utiliserait votre image comme une marionnette. »

Les yeux soudain brillants, le vieillard éleva la voix sur un ton goguenard :

« Eh bien, rassurez-le : je suis bien vivant ! Je pense et j’agis par moi-même. Et si je suis revenu, c’est pour dire que la France en a assez, que l’Europe en a assez ! On ne peut pas, gouvernement après gouvernement, de gauche comme de droite, balayer d’un revers de main l’histoire de notre continent, son système social, sa juxtaposition de cultures faites pour se compléter, non pour se neutraliser !

— Vous prônez donc une autre voie ?

— Je prône la voie de l’intérêt national et de l’intérêt européen. Et, pour cela, j’appelle solennellement tous les Français sans distinction à me rejoindre. J’appelle les hommes et les femmes, les chrétiens et les musulmans, les juifs et les athées, les ouvriers et les paysans, les employés et les chômeurs… »

Le Général se racla la gorge, puis regarda rapidement la feuille posée devant lui avant de reprendre cette énumération, incluant des catégories dont il n’avait jamais encore parlé :

« J’appelle les homosexuels et les transsexuels, les motards et les cyclistes, les fumeurs et les non-fumeurs, les rockers et les teufeurs, les sportifs et les handicapés, à tous se rassembler pour reconstruire notre pays. Et je leur donne rendez-vous dans une semaine à la même heure.

— Merci pour ces quelques mots, mon général. »

Pour la première fois depuis le début des événements, on entendit le thème de La Marseillaise, entonné par un orchestre militaire, tandis que l’image se brouillait, laissant les programmes reprendre leur cours qui semblait, par contraste, de plus en plus terne.


— Et puis, rasez-moi cette barbichette ridicule, mon garçon !

Marie-Chantal avait parlé si spontanément que le fils Zeggaï en était resté sans voix. Habituellement, sa barbe inspirait plutôt la crainte (chez les bons chrétiens) ou le respect (chez les bons musulmans), voire le mépris (chez les anticléricaux). Mais jamais encore une grande blonde de cinquante ans, belle et pulpeuse sous son corsage, ne lui avait dicté sa conduite avec une telle assurance. Contenant un bref élan de colère, le jeune homme céda à l’amusement, tandis qu’elle poursuivait :

— Franchement, Momo, nous avons tous une religion, des traditions. Mais il ne faut pas exagérer. Nous vivons dans un pays moderne…

Mustapha écoutait avec satisfaction cette leçon de bon sens qu’il n’osait depuis longtemps prodiguer à son fils. De son côté, Alba s’efforçait de changer de sujet :

— Je vous ai préparé mon gâteau à l’orange, madame de la Forge. Je sais que vous l’adorez !

— Appelez-moi Marie-Chantal, ma petite Alba. On est presque en famille, chez les gaullistes. N’est-ce pas, Maurice ?

Avec la même innocence, elle avait prononcé le prénom interdit. Mais, là encore, l’étonnement du jeune croyant l’emporta sur sa volonté de clouer le bec à cette femme qui reprit avec une sincérité désarmante :

— Soyons clairs : chez nous, tout a commencé par une longue histoire chrétienne ; c’est beau, c’est ancien, c’est artistique et musical — mais c’était devenu un peu étouffant. Si Voltaire est intervenu, ce n’est pas pour remettre ça avec Mahomet.

— N’empêche qu’on fête Noël et Pâques ! Et l’Ascension ! Et la Toussaint ! répliqua Momo.

— Des traditions, rien de plus. Quant à moi, je serais parfaitement d’accord pour ajouter une petite fête islamique au calendrier. Mais, s’il vous plaît, coupez-moi cette barbichette et rejoignez-nous : le Général a besoin de garçons comme vous !

Dans le silence qui retomba, le père regardait fixement la théière artisanale. Il venait de verser le thé à la menthe, en levant très haut le bec au-dessus des verres colorisés. Marie-Chantal appréciait cette coutume nord-africaine qui l’avait un peu surprise lors de sa première visite chez les Zeggaï. Habituellement, elle buvait plutôt du Darjeeling avec un nuage de lait ; et ses bonnes amies s’étonnaient, depuis quelque temps, de la voir elle-même lever haut sa théière en porcelaine de Limoges au cours de leurs rendez-vous gourmands.

Alba revenait de la cuisine, tenant son quatre-quarts à l’orange, tandis que Momo semblait se prendre au jeu :

— Il ne me dérange pas, votre de Gaulle. Et la grandeur de la France, je veux bien… à condition que ça signifie quelque chose. Mais là, je crois que vous rêvez !

Il regardait son interlocutrice dans les yeux :

— Qu’est-ce que je vois, tout autour de moi ? Des abrutis qui rêvent de passer à la télé ? Des hommes d’État qui aiment les montres en or ? Des entreprises qui escroquent les pauvres ? Est-ce vraiment cela, la France ? Ou la même triste chose que partout dans le monde ?

— Bravo, Momo ! s’enthousiasma M. Zeggaï. Tu viens de résumer ce dont de Gaulle n’a jamais voulu ! Et ce qui va changer.

— Quant à votre œuf mayonnaise : c’est gras ! ajouta l’adolescent, l’air écœuré.

— Mais ce n’est qu’un symbole, objecta son père.

— Moi, je préfère les œufs mimosa, précisa Marie-Chantal en souriant.

— Et ce général de cent vingt ans, ça ne tient pas debout ! relança Maurice.

— Et Mahomet, et le paradis, est-ce que ça tient debout ? renchérit Mme de la Forge. Pourtant, vous y croyez !

— On va se régaler, lança timidement Alba en découpant le gâteau.


Loin de retomber, comme l’escomptaient les pouvoirs publics, le mouvement populaire redoubla de vigueur dès la seconde intervention télévisée. Au cours des semaines suivantes, l’enthousiasme ne cessa d’enfler. Le beau temps de cet automne y fut-il pour quelque chose ? Aux quatre coins du pays, dans un mélange confus de slogans, des rassemblements pacifiques de plus en plus nombreux exigeaient non seulement le retrait définitif de la directive sur la conservation des sauces émulsifiées, mais encore l’annulation de quantité de dispositions antérieures : fin de l’ouverture à la concurrence des chemins de fer et de la poste, fin de la déréglementation du transport aérien, fin du port obligatoire du casque à bicyclette… Au milieu des rues, d’ardents patriotes et de jeunes gauchistes défilaient côte à côte. Les visées n’étaient pas les mêmes, mais tous semblaient persuadés que le moment d’agir était venu.

Dépassées par l’ampleur du mouvement (trois cent mille personnes à la manifestation parisienne du 25 octobre), les autorités décidèrent enfin de contre-attaquer. La classe politique de droite comme de gauche monta au créneau pour dénoncer les troubles de l’ordre public excités par une « minorité antidémocratique. » Des bataillons de politologues et d’intellectuels se relayèrent pour décrypter, derrière la sympathique revendication de l’œuf mayonnaise, le retour des démons du nationalisme et du socialisme — deux mots dont le rapprochement faisait frémir. Ils mirent en garde contre la manipulation de l’opinion par un montage médiatique instrumentalisant une grande figure de l’Histoire. De son côté, la ministre de l’Intérieur évoqua les liens mis au jour par les services secrets entre certains manifestants et le radicalisme islamique. La police procéda à une vague d’arrestations.

Dès le lendemain, l’ardeur des manifestants redoubla dans les grandes villes. Des troubles éclatèrent dans les quartiers sensibles où se répandit une agitation favorable à de Gaulle. Chez les adolescents des cités, des t-shirts à l’effigie de l’homme du 18 Juin firent leur apparition, concurrençant ceux de Ben Laden et de Mohamed Ali. Plusieurs chroniqueurs politiques dénoncèrent une tentative de « coup de force ». D’une annonce à l’autre, les autorités révélaient cependant trop d’incertitudes. Cherchant une nouvelle piste, la police interpella l’imitateur Henri Tisot, célèbre dans les années soixante pour ses faux discours du Général, mais celui-ci fut vite innocenté. Les forces de l’ordre attendaient des consignes. Un discours du Président fut annoncé.

Ce soir-là, le chef de l’État montra son visage le plus grave. Après avoir rappelé qu’il ne laisserait pas le désordre gagner le pays, il se déclara sensible au malaise de la population qui, selon lui, découlait d’une crise de croissance. À quelques mois de la grande révision constitutionnelle, le moment semblait venu de lancer un vaste débat sur la place de la France au sein de l’Union européenne et sur les réformes qui lui permettraient de jouer pleinement son rôle dans le monde moderne. Le président de la République ne doutait pas que la raison l’emporterait ; mais il souhaitait que le peuple français s’exprime sans tabous, dans le respect de la démocratie. Il avait donc décidé de dissoudre l’Assemblée nationale et annonça la tenue d’élections législatives anticipées.

L’heure de la reprise en main était-elle venue ? Comme le soulignèrent la plupart des journalistes, la tactique du Président pour éliminer l’Imposteur s’inspirait du vrai Charles de Gaulle. Celui-ci n’avait-il pas brisé l’agitation de 1968 et renversé le cours des événements en procédant à la dissolution ? Aujourd’hui, son successeur comptait sur une ample mobilisation de l’opinion désireuse de voir rétablir l’ordre.

Sauf qu’il n’était plus seul à se réclamer du gaullisme. Le jour même de la dissolution, un communiqué annonça la création du PVG : Parti vraiment gaulliste. Confiant dans le message exprimé par le revenant, ce mouvement présenterait des candidats dans toutes les circonscriptions. Nul n’imaginait qu’un tel courant puisse dépasser quinze pour cent des voix — score habituel des mouvements protestataires qui surgissent pour mieux retourner au néant. Les chances de succès paraissaient d’autant plus minces que le peuple refuserait de suivre un héros de pacotille dont nul ne savait même s’il existait vraiment. Comme pour balayer ces doutes, après une semaine de silence, l’illustre soldat fit sa quatrième apparition, sans recourir au piratage, au cours du journal de France 2.

Toute la journée, la rumeur avait circulé sur le réseau. À vingt heures précises, le présentateur habituel prononça ces mots devant les téléspectateurs ébahis :

« L’agitation qui a gagné notre pays ces dernières semaines, conduisant à la dissolution du Parlement, tourne — chacun le sait — autour d’un mystérieux personnage qui se présente comme le général de Gaulle. Nous aurions pu éluder la question, comme cela nous a été demandé en haut lieu. Nous avons préféré accomplir notre mission de journalistes… »

Fallait-il comprendre que le pouvoir tentait de verouiller la télévision ? Fallait-il supposer que, devant la gravité des événements, les responsables de la rédaction avaient décidé de ne pas obtempérer ? Le journaliste en vint aux faits :

« Après un premier contact avec son équipe, nous avons enfin rencontré ce personnage illustre… si du moins c’est bien lui ! Il m’a reçu cet après-midi, en région parisienne, dans un lieu tenu secret ; mais je puis vous assurer que l’homme qui m’a parlé tout à l’heure est le même que vous allez découvrir dans cet entretien exclusif. »

On vit alors apparaître — pour la première fois en image couleurs — le chef de la Résistance assis devant un bureau Empire, sous les rayonnages d’une bibliothèque. Changement de taille : il ne portait plus l’uniforme militaire, mais un ample costume civil gris croisé. Pour cet entretien plus détendu, une paire de lunettes à verres épais donnait l’image d’un homme au travail ; et l’effet magique se produisit. Derrière ce très vieux visage aux joues tombantes, chacun eut le sentiment de le reconnaître dès qu’il répondit à la première question :

« Mon général — si du moins je dois vous appeler ainsi —, pouvez-vous nous éclairer sur votre présence parmi nous, cinquante ans après l’enterrement de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises… ? »

Le vieillard esquissa un sourire :

« Mettons qu’en ce temps-là j’ai préféré disparaître, persuadé que la France se trouvait sur de bons rails. Mais, voyez-vous, les hommes vivent de plus en plus vieux ; et le spectacle auquel j’ai assisté, gouvernement après gouvernement, crise après crise, m’a persuadé que je m’en étais allé trop tôt, bien trop tôt.

— Est-ce à dire que vous étiez toujours… vivant ?

— N’épiloguons pas. L’important, c’est que je sois là ; et qu’un formidable élan se soit levé dans le pays pour en finir avec la politique d’abandon, pour réveiller nos villes et nos campagnes, pour défendre notre industrie et notre culture ; pour que chaque coin de France possède sa ferme, son usine, ses artisans, ses commerces, comme chaque pays du monde devrait en posséder…

— Mais l’Europe, mon général, n’est-ce pas un grand projet auquel vous-même avez contribué en 1963, avec le chancelier allemand Adenauer ?

— L’Europe ? Quelle Europe ? Vous m’amusez, vous, les journalistes, quand je vous entends décider qu’untel est “pour” l’Europe, et tel autre “contre” ! Personne ne peut être contre l’Europe, puisqu’elle existe. Encore faut-il savoir ce qu’on veut en faire. Un supermarché sous protection américaine ? S’étendant éventuellement jusqu’en Chine ? Ou une Europe audacieuse, mettant en œuvre la diversité qui est dans sa nature, l’indépendance d’esprit face aux grandes puissances, la singularité plutôt que l’imitation ? »

La question s’était achevée dans des profondeurs gutturales ; puis de Gaulle saisit ses lunettes pour reprendre avec détermination :

« Vous êtes pour l’élargissement de l’Europe ? Eh bien moi, je suis pour son rétrécissement ! C’est pourquoi j’appelle nos amis allemands, hollandais, italiens à tout reprendre de zéro, mus par une volonté commune. Et j’appelle ces pays à s’exprimer entre eux dans leur propre langue au lieu d’utiliser des rudiments d’anglais, quand l’Angleterre n’a jamais eu que faire de l’Europe, de sa diplomatie, encore moins de sa monnaie. Soyons européens, mais soyons-le vraiment ! »

Pendant la campagne électorale, le Général resta en retrait. Il fit une seule apparition publique, sans annonce préalable, dans une cité de Seine-Saint-Denis. À l’approche du scrutin, des conflits de plus en plus violents enflammaient les banlieues. Tandis qu’une partie de la jeunesse voyait le Général comme un nouveau prophète, des bandes armées brandissaient le drapeau américain. Quelques rappeurs survoltés dénonçaient ce général qui ferait bientôt la guerre aux Français de couleur. Ils honnissaient cette vieille nation dont il fallait définitivement se débarrasser :

« Je ne veux plus en entendre parler,

Je veux voir ce pays crever… »

Leur rage les opposait aux groupes de hip-hop, non moins nombreux, qui suivaient les événements avec enthousiasme :

« Nous avons confiance dans cet homme-là

Nous savons qu’il va nous sortir du mauvais pas… »

Dans ce climat de guerre civile, la police n’osait se mêler aux affrontements qui avaient déjà fait deux morts. En signe de protestation, les habitants de plusieurs quartiers défilèrent pour réclamer l’apaisement. À l’issue de la manifestation, un rassemblement fut organisé au parc de La Courneuve par un groupe de travailleurs sociaux. C’est alors, contre toute attente, que l’orateur annonça une surprise et que la foule vit paraître à la tribune le vieux général qui leva les bras et lança, comme en mai 1958, un retentissant « Je vous ai compris ! ». Son message imprécis mais chaleureux, et le courage de cet homme venu rencontrer les habitants du « 93 » provoquèrent l’enthousiasme et ramenèrent le calme dans les quartiers.

Un mois plus tard, déjouant tous les pronostics, les candidats vraiment gaullistes remportaient les élections avec cinquante-cinq pour cent des suffrages. D’un bout à l’autre de la planète, ce résultat fit l’effet d’une bombe, et même d’une nouvelle Révolution française. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un grand pays démocratique choisissait une voie contraire à celle de la globalisation économique et culturelle en cours. L’idée de nation allait-elle renaître ? La France allait-elle se refermer sur elle-même et connaître une seconde Terreur ? L’équilibre européen était-il menacé ?

Plusieurs spécialistes militaires évoquèrent l’hypothèse d’une intervention militaire de l’Union pour balayer cette sécession qui venait de provoquer, en quelques heures, l’effondrement du cours de la monnaie unique. Mais les pays membres se montraient plus divisés que jamais. Une semaine après les élections, un comité de parlementaires wallons exprima le désir de quitter le giron de la Belgique pour se rattacher à la République française. À Berlin, des manifestants réclamèrent la suppression de l’anglais comme langue de l’Union européenne et l’apprentissage renforcé du français et de l’italien. À Paris, l’enthousiasme culmina lors d’un rassemblement aux Champs-Élysées — dont une partie déborda vers le palais présidentiel où les plus véhéments réclamaient le retour du Général. Quelques heures plus tard, on apprenait que le chef de l’État et ses ministres avaient gagné Bruxelles où ils devaient décider de l’attitude à adopter. Le calme de l’armée semblait indiquer que ses chefs avaient basculé du côté vraiment gaulliste.

L’événement le plus inattendu fut toutefois la déclaration du président de la République, s’exprimant en direct de la capitale belge. Malgré l’avis de son propre camp, désireux de combattre le « coup d’État », une réflexion sereine l’avait conduit à prendre acte du suffrage démocratique et à présenter sa démission. Il supposait que la voie choisie serait périlleuse, mais ne souhaitait pas entraver la volonté populaire. Des élections présidentielles seraient organisées. D’ici là, le chef de l’État faisait confiance à la sagesse du « plus illustre des Français » et se mettait personnellement à sa disposition.

Le 5 décembre, une vieille DS Citroën noire entrait dans la cour de l’Élysée. Quand le chauffeur ouvrit la portière, la musique de la Garde républicaine accueillit le général de Gaulle qui sortit péniblement de la voiture, puis jeta un regard circulaire sur ce palais qu’il avait quitté le 28 avril 1969. Appuyé sur sa canne, voûté par le grand âge, il était accompagné de son directeur de cabinet, Jacques Prévoteau de la Bretelle. Tout en gravissant l’escalier, ce dernier chuchota à l’oreille du Président quelques mots sur les menaces de rétorsion des États-Unis si la démocratie n’était pas immédiatement rétablie. Celui-ci se contenta de hausser les épaules :

— J’ai obtenu cinquante-cinq pour cent des voix. Si ce n’est pas cela, la démocratie ! Je suppose qu’à leurs yeux elle doit consister à faire la politique dont les Français ne veulent pas !

Pendant ce temps, l’autre portière s’était ouverte et les gardes républicains virent sortir une très vieille dame, visiblement préoccupée par ses valises. Les soldats ne tardèrent pas à comprendre que si Charles de Gaulle frisait les cent vingt ans, Yvonne Vendroux, son épouse, à plus de cent dix ans, demeurait attentive à ses côtés. Résignée à revenir dans ce palais qu’elle n’aimait guère, elle trouva le temps, tandis qu’un garde emportait les bagages, de prier qu’on serve du café à tous ces hommes qui patientaient dans un froid glacial.

Guettant son épouse depuis le haut du perron, de Gaulle se tourna vers son directeur de cabinet et demanda, sur le ton sec d’un officier à son ordonnance :

— À propos, Prévoteau, vous n’oublierez pas de me donner les factures !

— Quelles factures, mon général ?

— Celles de mon appartement : le gaz, l’électricité ! Ma femme insiste sur ce point, et je trouve qu’elle a raison.

— Mais… monsieur le Président, le Parlement a supprimé cette séparation des comptes privés et publics dans la gestion de l’Élysée !

— Eh bien, qu’on la rétablisse ! Et qu’on annule ces indécentes augmentations de salaire de mes prédécesseurs. Je ne suis pas un chef d’entreprise ni un banquier, quand même !

Загрузка...