10 Le monsieur qui faisait rire les enfants

C’était longtemps après…

Chaque soir, à la sortie de l’école, le même groupe d’enfants se rassemblait sur le trottoir de la rue Victor-et-Adèle-Hugo. Quand sonnait la fin des cours, la plupart des élèves grimpaient dans les chars de leurs mères ; les plus disciplinés patientaient à la Nike Room ; mais quelques bambins du quartier filaient vers ce renfoncement d’immeuble, à deux pas de l’établissement.

Là, pendant un quart d’heure environ, leurs sacs à dos trop lourds semblaient agités de joyeuses saccades. Des rafales d’éclats de rire fusaient du groupe resserré autour d’un objet mystérieux. Il aurait fallu regarder par-dessus les têtes ébouriffées pour apercevoir cette attraction qui polarisait l’attention des garçons et filles d’une dizaine d’années : un monsieur âgé aux cheveux tout blancs. D’une voix vibrante, ce personnage semblait débiter un enseignement qui provoquait dans son auditoire de véritables soubresauts d’hilarité.

— Écoutez-moi bien, jeunes gens et jeunes filles…

Sur le même ton emphatique, un garçonnet farceur répétait ces phrases qui faisaient se poiler tout le groupe :

— Ecouté-môa, jeun jan zé jeune fiye…

— Tu veux dire boys and girls ? demanda soudain une voix aiguë.

Apparemment fâché, le monsieur assis sur son banc fronça les sourcils et lâcha avec mépris :

— Je m’efforce charitablement de vous enseigner le français ; alors taisez-vous, bande de pauvres mioches ! De mon temps, boy se disait garçon ; girl se disait fille. Les enfants voussoyaient les adultes et la marmaille écoutait respectueusement les grandes personnes…

La voix du garçon reprit en se retenant de rire :

— D’mon tan, c’été l’bon tan…

— C’est quoi, la mamaye ? insista une petite rouquine.

Le monsieur au veston élimé tourna vers elle des yeux mécontents :

— La marmaille est constituée des enfants de moins de douze ans qui passent leur temps à crier, s’agiter, réclamer — mais qui feraient mieux de se taire et de s’instruire afin de devenir des adultes responsables !

— J’croi k’il é conplètman ding ! affirma un blondinet ébahi.

Indifférent, le vieillard annonça :

— Je voudrais donc en venir aujourd’hui à ma troisième leçon, où il sera question du logement

Plusieurs enfants se dévisagèrent en écarquillant les yeux. Ils devinaient que le monsieur allait se lancer dans un de ses sermons bizarres décrivant un monde où rien n’allait comme aujourd’hui, où les gens marchaient la tête en bas et les pieds en l’air, où la lune réchauffait le soleil, où les cuisses de poulets KFC avaient des plumes et couraient autour des maisons, où l’on mangeait des poissons sauvages ramassés au fond des mers. Dans le relatif silence de l’auditoire pressé d’entendre son délire, l’homme entonna :

— Vous l’ignorez, mes chers disciples, comme vous ignorez ce que fut réellement le monde…

Il se racla la gorge avant de reprendre :

— En ce temps-là, l’humanité n’était pas dirigée par des entreprises, mais par des États…

— Lai nazisses ? osa timidement une voix.

— Non, monsieur, des États censés agir pour le bien commun et pour celui des peuples qui partageaient une même langue et une même histoire ; comme ce beau pays où nous avons grandi et qui s’appelait la France.

Le vieux avait prononcé ce dernier mot d’une voix emphatique. Mais, aux regards ébahis, il devina qu’aucun des enfants n’avait compris. La fillette rousse s’inquiéta d’un détail :

— Pourkoi seulman lai zom ?

Sa copine affirma avec assurance :

— Lai fame avé droa 2 rien. Sé ma mère kim la di !

Le monsieur sourit avant de répondre :

— Mademoiselle, lorsqu’on disait « les hommes », en bon français (avant la loi de Révision du langage), cela incluait les hommes et les femmes. Je vous rappelle d’ailleurs que le masculin l’emporte sur le féminin !

À ces mots, un éclat de rire fusa du groupe d’écoliers qui, malgré leur inscription au first master de la Nike School, n’avaient jamais entendu cette règle étonnante — sauf peut-être en histoire, dans le chapitre consacré à l’abolition des discriminations sexistes. Le plus sérieux de la bande, qui suivait l’option School Text du programme officiel (quand la plupart de ses camarades préféraient l’option School Game), opposa une remarque au vieux philosophe :

— M’sieu, M’sieu ! La Frans, L’a fai dé génocid en Afrik.

— La Frans pété plu o k’son cul ! ajouta un autre élève.

— Sé pour sa kon a fai l’Europ ! reprit le premier.

— Fadaises ! s’exclama l’homme d’une voix indignée, tandis que le farceur reprenait en écho :

— Falaiz !

Et tout le monde d’éclater de rire au nez du monsieur qui s’impatientait :

— Ne m’interrompez plus, et écoutez-moi. En ce temps-là, rien n’était comme vous l’imaginez. Chaque pays avait ses propres lois, sa façon de vivre, de parler, de penser… Si bien qu’en voyageant on avait l’impression de découvrir des mondes étrangers par leur architecture, leur cuisine, leur habillement, où rien n’était semblable à ce qui existait chez soi.

Plusieurs enfants froncèrent les sourcils, inquiets, tandis qu’il poursuivait :

— Mais nous nous égarons. Tout cela, je vous l’ai déjà expliqué. C’est pourquoi je désire aujourd’hui vous parler du logement. À cette époque, donc — écoutez-moi les enfants —, le gouvernement fournissait des appartements presque gratuits (on disait alors logements sociaux) à ceux qui manquaient d’argent…

— Kôa ? cria une voix.

— Oui, j’ai dit que le gouvernement logeait les gens qui en avaient besoin — sans chercher à gagner d’argent. Et ils pouvaient conserver ces appartements toute leur vie !

— Il é fou, j’vou di ! lança froidement le garçonnet sceptique qui jouait sur sa console en écoutant d’une oreille distraite.

— Je ne prétends pas que tout était parfait, loin de là, reprit l’homme. Mais enfin, cela valait mieux que ces campements qui jonchent aujourd’hui les banlieues.

Les enfants inscrits à la Nike School connaissaient mal ces précaires conditions d’existence. Tous avaient néanmoins aperçu, lorsqu’ils partaient en vacances, les immenses bidonvilles étalés dans la campagne à trente kilomètres à la ronde. Eux vivaient dans les beaux quartiers. Leurs parents appartenaient au groupe des rentiers et propriétaires — ou tentaient de s’y fixer en achetant des appartements hors de prix, en payant des assurances sociales de première catégorie, et en inscrivant leurs rejetons dans des établissements de standing. C’est pourquoi ceux-ci furent plus surpris encore lorsque l’homme releva ses yeux clairs et poursuivit :

— Mais ce n’est pas tout ! Une loi votée après la Révolution…

À ce mot, plusieurs enfants tremblèrent comme autrefois lorsqu’on parlait du loup. Selon leur vision du passé, nourrie par le programme de la Vidéo School, la « Révolution » désignait cette époque chaotique qui, vingt ans plus tôt, avait failli ramener le pays à l’âge des cavernes.

— Peu après la Révolution, donc, une loi spéciale empêcha les propriétaires d’augmenter les loyers (comme cela existait déjà dans ma jeunesse). En outre, chaque immeuble devait accueillir une famille à revenus modestes. Si bien qu’on trouvait, dans le même quartier, des gens riches, des gens pauvres, des étudiants, des retraités sans le sou. C’était…

— Le paradi ? osa la fillette rousse.

— Et koman ky feuzé leur marge ? leur cash flow, leur operating profit ?

L’écolier studieux avait prononcé ces mots sans hésiter, tandis que le monsieur levait les yeux au ciel :

— Le logement n’était pas un moyen de s’enrichir, voilà tout !

— N’ékouté pa s’vieu boufon ! insista un autre.

Toujours penché sur sa console, celui-ci semblait agacé par la fascination de ses camarades. Les circonstances lui furent d’ailleurs favorables. Car presque au même moment, sortant de l’école, une Nike girl, coiffée de sa casquette, s’approcha du groupe d’écoliers. Occupés par le monsieur, les enfants ne la virent pas arriver. Soudain, la tête de la jeune femme apparut au-dessus du banc, jaugea la situation, dévisagea l’homme avec suspicion, puis s’exclama :

— Hey, kids !

Tous les visages se retournèrent, affolées, vers la surveillante qui poursuivit :

— Savépa k’sé tinterdi de parlé aux adult’s dan la rue ?

Les enfants restèrent cois, tandis que le vieux monsieur levait un regard frondeur sur la femme qui insistait :

— On voulapadi, à la school ?

Le vieux philosophe tenta une contre-attaque :

— Mes amis, n’écoutez pas cette péronnelle !

— Set kôa ? s’indigna la femme sans comprendre.

Elle adopta alors un ton plus menaçant :

— Léssé nos kids trankils. Zavé pa vu les pano ?

Elle désignait, sur le trottoir d’en face, une affiche lumineuse montrant la silhouette d’un enfant et celle d’un monsieur, côte à côte, barrées d’une grande croix rouge et accompagnées de cette légende : « Ne parlez qu’à vos parents ».

Sans demander leur reste, la plupart des petits avaient ramassé leurs sacs et s’éloignaient déjà vers les résidences bâties de part et d’autre de l’avenue Bill-et-Melinda-Gates — où l’on pouvait encore apercevoir, à certains coins de rue, les vieilles lettres gravées dans la pierre : avenue du Maréchal-Foch.


Quelques années plus tôt, la suppression des noms de militaires dans les espaces publics avait fait l’objet d’un vote des représentants, emporté à la majorité absolue. Le mois suivant, la Chambre des entreprises (qui avait remplacé le Sénat depuis le quinzième amendement) confirmait cette décision. Soutenu par des parlementaires de tous bords, le texte de loi prônait plus largement — dans l’intérêt des générations futures — l’éradication des traces de violence, sexisme et racisme dans les appellations officielles. Selon le principe de parité, les avenues « du Président-Kennedy » s’étaient vu rebaptiser « avenue John-et-Jackie-Kennedy », tandis que les places « Chopin » devenaient places « Chopin-Sand ». Mais ce mouvement déplorait surtout l’invasion de la mémoire collective par une cohorte de meurtriers confondus avec des héros. Généraux et maréchaux n’avaient plus rien à faire sur les murs des villes — sauf s’ils appartenaient à des forces de pacification comme l’OTAN.

Selon la formule de la rapporteuse du projet : « Dans un monde où l’amour du prochain et les Trois Libertés (Entreprendre, Commercer, Circuler) constituent, selon le deuxième amendement, les conditions inaliénables du bonheur, le temps est venu de remplacer les soldats par des scientifiques et des créateurs, mais aussi de rendre hommage à tous ces parents anonymes qui ont fait la véritable histoire. Accepterons-nous d’éduquer nos enfants sous l’emprise mentale de guerres épouvantables et de drapeaux ensanglantés ? »

Une vague d’enthousiasme avait alors saisi le pays. Des mouvements d’étudiants, de femmes, de descendants d’esclaves, avaient défilé pour appuyer le projet d’une mémoire lavée de son sang. Des centaines de villes et de villages avaient organisé le décrochage et la destruction des plaques portant les noms de Hoche, Bonaparte, Murat, Kléber ou des maréchaux Joffre, Lyautey, Leclerc, pour les remplacer par des hommages à l’art, à l’intelligence, à la famille… Partout on avait vu fleurir la rue des Mamans, le boulevard des Papas, le square de l’Antiracisme, sans parler de la place du Développement-Durable ou des jardins de l’Air-Pur.

Ces noms voulaient-ils faire oublier l’odeur atroce qui envahissait la ville, depuis que l’industrie automobile avait lancé la mode des chars ? Ces véhicules de sécurité dotés d’une armature d’acier, de vitres antivandalisme et de caméras de sécurité, permettaient de traverser sans danger n’importe quel quartier, mais ils répandaient partout des effluves de pourriture liés à la combustion du greengas — ce carburant agricole présenté comme l’ultime espoir de la voiture individuelle.

Malgré ces précautions, la rue n’était jamais innocente : quelques jours après l’intervention de la surveillante, le monsieur qui faisait rire les enfants était de retour sur son banc et les écoliers rassemblés autour de lui. La réputation de ce personnage commençait même à s’étendre.

Un mardi soir, comme il débitait ses souvenirs d’un temps légendaire, l’homme eut la désagréable surprise de voir revenir le garçonnet moqueur qui l’avait traité de vieux fou, entouré par trois grandes perches d’adolescents. Alertés par ce gamin, ses frères voulaient découvrir l’hurluberlu et lui régler son compte s’il représentait le moindre danger pour les petits. S’approchant dans leurs pantalons-kilts, sous des bérets à la dernière mode, ils restèrent toutefois désemparés tandis que le vieillard les regardait dans les yeux puis déclamait :

— Messieurs, je vous attendais ! Car je dois vous adresser une communication de la plus haute importance !

— Ta vu komiparl ? s’exclama le petit en tirant la manche de son aîné, perplexe.

— C’est kôa, ce clone ?

— Je ne suis ni un clone ni un clown. Et je m’en vais vous tenir un important discours sur l’économie.

Le grand frère impatient semblait prêt à en découdre, mais un de ses camarades fit un geste pour le retenir, comme s’il se prenait au jeu.

— Pour commencer, chers disciples, cette odeur de greengas que vous sentez si fort aujourd’hui, à cause de l’anticyclone, n’est pas seulement l’odeur d’un produit naturel destiné à protéger la planète. Sachez que ce carburant agricole, lancé pour sauver l’économie du marasme, a détourné la plupart des campagnes de l’élevage et des plantes vivrières. Il est donc également responsable de la merde industrielle que vous mangez sous les noms de chicken ou de fish — ces formes dégénérées d’animaux qu’on appelait autrefois poulet ou poisson.

Les trois ados se dévisagèrent avec des sourires ébahis. Ils n’avaient rien compris, à l’exception de « merde », « fish » et « chicken ». Le plus curieux insista :

— 10 môa, papy, pourkoa tu di kon mange d’la merde ?

— D’abord, jeune homme, cessez vos familiarités. Assez de papies, de papas, de mamies et de mamans ! C’est un vocabulaire infantile.

— Onfontil, répéta difficilement la petite fille rousse.

— Et je ne parle pas des « jeunes », ce mot sacré qui cache ce que vous êtes réellement : des adolescents incultes et boutonneux !

Les trois copains se demandèrent s’il les insultait. Le plus maquillé de la bande, qui masquait son acné sous des couches de fond de teint, se palpa le visage avec inquiétude ; mais ses camarades semblaient d’accord pour considérer que ce vieux fou n’était pas dangereux. Comme les enfants, ils décidèrent de prendre son discours à la rigolade. Le monsieur reprit :

— En ce temps-là, donc, on élevait les animaux dans les prés…

Une voix murmura :

— Çai complétman débil !

— Non, monsieur ! Ce n’est pas débile… Car, en ce temps-là, de nombreuses personnes considéraient que la nature n’était pas destinée principalement à améliorer la rémunération des actionnaires.

L’auditoire commençait à se fatiguer. Un grand ricana :

— Cé kôa cé salad ?

Le vieux continuait imperturbablement :

— En ce temps-là, certaines personnes considéraient que l’État devait répartir la richesse et la mettre au service de tous…

Cette fois, le garçon maquillé éleva la voix :

— Non, Sir ! L’éta, cé la source du nazism et de la guère…

Un autre termina comme s’il récitait la même leçon :

— Concurrence et libre entreprise son lé 2 mamèles du progré.

Le vieil homme haussa les épaules :

— Oui, je sais. Tout au long des siècles, depuis les Mérovingiens, d’affreux nazis ont passé leur temps à persécuter la population ; principalement les femmes, les enfants, les gens de couleur. Bla bla bla…

— On nai kan mem plu zeureu en Neustrie !

— Non, cent fois non ! soupira le vieux. La Neustrie est une invention faite pour vous brouiller la mémoire. Quand je suis né, personne ne connaissait la Neustrie, disparue au IXe siècle après Jésus-Christ. La création des régions autonomes a marqué l’offensive finale visant à détruire la mémoire des nations.

Tout en disant ces mots, il leva les yeux vers la tour de la Cité administrative ornée de deux drapeaux qui ondoyaient sous le vent : celui de la Neustrie et celui de l’Union. Le premier représentait un enfant sur fond bleu azur (chaque région avait choisi un symbole d’espoir : l’enfant, l’eau, le cœur…). Le second comportait cinquante étoiles : les cinquante régions de l’Europe. Le vieil homme reprit :

— Il est vrai qu’en ce temps-là tout le monde ici avait plus ou moins honte de son pays.

Une sirène hurla au bout de la rue. Un char approchait à petite vitesse. Attirés par le bruit, les enfants tournèrent la tête.

— Merd, lé flik ! s’exclama l’un des garçons.

— Et alors, vous ne faites rien de mal ? dit le vieux fou.

Quand le véhicule s’arrêta devant le groupe et qu’on vit en descendre quatre policiers en tenue de combat portant l’inscription : « Veolia Police Departement », il apparut effectivement que le seul suspect était le monsieur lui-même. Tout en s’approchant, l’adjudant releva ses lunettes à infrarouges :

— Vou fèt kôa ici, à parlé au jeun’s ? Savé pa k’sé interdi ?

Le monsieur se tourna vers les adolescents pour expliquer :

— De mon temps, la police ne dépendait pas d’entreprises comme Veolia. C’était un service public censé faire respecter la même loi pour tout le monde, et dans tout le pays.

Les enfants restaient penauds. Seul l’un des trois grands lança aux policiers :

— Y fai rien d’mâle. Y délir, cé tou.

— T’mail pas de ça, p’tit, répliqua l’agent.

Il s’adressa de nouveau à l’homme :

— Zèt un rigolo, vou. Mais zèt ossi dan zun kartié Veolia. Le régleman vou zotoriz pas a parlé o mineur dans la ru !

— Pourkôa vou vené ici ? demanda un autre qui avait conservé ses lunettes à écran connectées sur le réseau.

— J’aime bien ce banc ; c’est un vieux banc qui a échappé aux rénovations.

— Vo papié !

— Pas sur moi…

— Vou zabitai 7 ville ?

— Je suis de passage. Je loge chez ma sœur.

— La direktris de l’écol sé plinte. On veu plu vous voir dan le koin.

— Je vous ai compris. Je vous salue, messieurs ! Et vive la France !

À ces mots, les policiers se dévisagèrent, interloqués. Il leur sembla bien que l’homme avait prononcé un slogan nazi. Mais, après tout, ils n’étaient là que pour assurer la sécurité du quartier.

Le monsieur s’était levé ; il tourna à l’angle de la rue Silvia-et-Jean-Monnet, puis disparut.


Le lendemain, les enfants attendirent à l’emplacement habituel, en vain ; et ils attendirent encore les jours suivants. Alors ils commencèrent à regretter le monsieur qui racontait des balivernes sur ce prétendu bon vieux temps où les cuisses de poulets avaient des plumes et s’ébattaient dans les cours de fermes, où les steaks vivaient dans des étables, où les employés des grandes entreprises étaient logés pour trois fois rien, où l’on travaillait trente-cinq heures par semaine, où les glaciers des montagnes descendaient dans les vallées, où les enfants n’avaient pas le droit de parler à table. Ils regrettaient surtout les engueulades inattendues chaque fois que cet homme, au lieu de répondre à leurs questions, les traitait de « pauvres petits abrutis décérébrés ». Ils adoraient ce genre de formules.

Ils se plaignirent si bien qu’une délégation de mamans se rendit à l’école, quelques semaines plus tard, pour savoir où était passé le monsieur qui faisait rire les enfants. La directrice les reçut aimablement avant d’admettre que la police était intervenue, à sa demande, pour éloigner cet individu louche. Il racontait des histoires malsaines, propres à faire croire que tout était mieux avant. On ne pouvait tolérer, en outre, qu’un homme mûr s’adresse aux petits, quand la loi interdisait ce genre de contact. Elle pensait avoir accompli son devoir et proposa la mise en place d’une cellule de soutien psychologique pour aider les écoliers à chasser ce mauvais souvenir. Mais les mères ne se contentèrent pas de cette explication. L’une d’elles s’emporta dans ce français vieillot qu’on pratiquait encore dans certaines familles :

— Ce n’est pas parce qu’un vieillard raconte des balivernes qu’il faut lui clouer le bec ! Les enfants ont besoin de contes pour rêver…

— Et kôa de plus bo que lé zieu d’un anfan qui rave ? reprit une autre.

— Peu tètre… lé zieu d’un anfan qui ri ! répliqua la troisième.

— Justement, reprit la première, ce vieux monsieur amusait beaucoup nos enfants. Et ils rentraient à la maison plus calmes !

— Kan maime, reprit calmement la directrice, il né pa sein ke nos kids parle a un ome aparaman sélibatair…

— Vous avez tort, reprit la meneuse. Il ne faut pas abuser des règles de sécurité ; cela devient étouffant.

Des signes d’approbation se dessinèrent sur les visages de plusieurs mères, comme si tout ce qui protégeait l’enfance de la perversité des adultes leur semblait soudain excessif ; d’autant plus que leurs gamins ne cessaient de réclamer le vieux monsieur.

— Et puis, ajouta la dame, que risquent-ils ? Ils sont en groupe, ils rigolent ensemble, et tout le monde est content. Laissez ce type revenir.

La directrice paraissait butée :

— Médam, je suis dézolé ; mé je dois apliké le raigleman.

La requête ne s’arrêta pas là. Quelques jours plus tard, un collectif de papas et de mamans fit paraître un manifeste exigeant le retour du brave homme à la sortie de l’école.

Le directeur du Veolia Police Departement découvrit non sans inquiétude ce communiqué et les réactions en chaîne qu’il entraînait sur quantité de forums ; car voilà précisément ce qu’il cherchait à éviter. Depuis plusieurs années, les services de sécurité surveillaient toute forme d’emballement qui, partant d’un fait insignifiant, risquait de déboucher sur des troubles incontrôlables, comme lors de la révolution de l’œuf mayonnaise. Cette fois, les parents s’appuyaient sur un bataillon de pédiatres et d’autres spécialistes qui demandaient le retour du clochard au nom de l’intérêt supérieur des enfants. Pressé d’en finir, le commissaire lança une recherche afin de retrouver cet homme et de le remettre — sous contrôle — à la disposition de son jeune public.

L’enquête ne donna aucun résultat. Les services eurent beau sillonner l’agglomération, visiter les abris d’urgence, surveiller la sortie des autres écoles, interroger les vagabonds, le monsieur semblait avoir disparu.

C’est alors que certains recoupements attirèrent l’attention sur un écrivain né dans cette ville en 1960, qui avait donc environ soixante-dix ans. Après quelques succès, il était tombé dans l’oubli. Il n’avait rien publié depuis des années, mais il tenait encore, sur internet, un site personnel où il diffusait des messages nostalgiques. On y reconnaissait, presque dans les mêmes termes, certains propos tenus par le vagabond. Récemment, cet écrivain était revenu dans la région où il occupait une demeure prêtée par sa sœur, dans une vieille propriété, au milieu d’un parc boisé.

Un enquêteur se rendit à l’adresse indiquée. S’aventurant sous les grands arbres, il finit par découvrir cette ancienne baraque de jardinier, devant un carré de pelouse. Par la porte entrouverte, il aperçut un personnage correspondant au signalement. Celui-ci somnolait dans un fauteuil, près du fourneau, au milieu d’un entassement d’objets hétéroclites. Le policier se rappela cette époque antédiluvienne où livres et disques envahissaient les murs des logements. Toquant discrètement pour attirer l’attention, il se résolut enfin à entrer pour transmettre son message :

— Pardoné môa, meusieu…. Je sui chargé par le kommissaria Veolia de vous zinformé qu’aprè consultation dé papas zé dé mamans il a été décidé ke vous pourrié reprandre vo konférans à la sorti de l’écol.

Le vieil homme sourit sans mot dire.

Quelques jours plus tard, il était de retour sur son banc, rue Victor-et-Adèle-Hugo. Mais, quand la cloche annonça la fin des cours, il ne vit pas seulement approcher la troupe d’enfants satisfaits de retrouver leur précepteur clandestin. Derrière eux se tenait toute une colonie de parents radieux. Et, tandis que les bambins lançaient leurs questions, l’une des mères se tourna vers les autres qui commencèrent à applaudir. Le monsieur eut alors la désagréable impression que ces retrouvailles se déroulaient comme un spectacle :

— Tu peu nou rakon-T listoir du chiken kavé déplum ? lança la petite fille rousse.

Ce n’était pas tout. À cet instant, les portes de l’école s’ouvrirent et l’homme vit s’approcher, derrière les enfants et leurs mères, une troisième rangée constituée de journalistes, caméras au poing, désireux de rendre compte de la bataille qui s’était déroulée. Des micros se tendaient vers sa bouche :

— Ait vou zeureu de retrouvé cé zanfan ki vou zon tailman réklamé ?

— Sa doi tètre un motif de satisfaxion !

Le vieux monsieur répondit avec son irritation habituelle :

— Franchement, ces enfants m’inspirent plutôt de la pitié.

À ces mots, l’assemblée se figea dans un silence gêné. Était-ce l’ami de la jeunesse pour lequel chacun s’était battu ? L’inquiétude des grands fut pourtant noyée par les premiers rires des gamins qui adoraient visiblement cette façon de les vilipender. D’autres questions fusèrent :

— Sai vrai ke lai gen parlai pa tousse anglé, autrefôa ?

Un instant, le monsieur parut se reprendre au jeu :

— Mais vous ne parlez pas anglais, bougres d’ânes ! Dans votre infâme charabia, un Anglais ne retrouverait pas son latin !

Les enfants rirent plus fort et le vieux continua :

— Savez-vous qu’au XVIIIe siècle, le français était la langue la plus parlée dans le monde ?

— Tu veu dir o moyenaj ?

— Non, monsieur, le XVIIIe siècle n’est pas le Moyen Âge, et je vous prie de me voussoyer !

Éclats de rire des enfants, cette fois imités par les mamans.

— Et puis, arrêtez de m’embêter avec vos chicken. Parlez-moi des bonnes grosses volailles des fermes de mon enfance…

Les regards de l’assistance s’écarquillaient.

— … qui picoraient sur les tas de fumier !

Les regards rêveurs se transformèrent en grimace de dégoût, mais le monsieur insista :

— Oui, parfaitement, de la merde ! Les poulets qu’on mangeait picoraient dans la merde…

— Vous pouvé répété ?

La voix du caméraman qui venait de faire cette demande rappela au monsieur la triste réalité : il tournait un sketch pour la télévision ; un sketch qui ferait rire le grand public comme il faisait rire les enfants. Cette perspective lui sembla soudain si désagréable qu’au lieu de répondre il se leva en déclarant :

— Et puis ça suffit comme ça ! Occupez-vous de vos gosses et foutez-moi la paix !

On entendit un sifflement dans l’assistance. Mais les sourires des enfants contredisaient toujours l’exaspération des adultes, tandis que l’homme concluait rapidement :

— D’ailleurs, puisque je vous intéresse tellement, je préfère rentrer chez moi.

Bousculant son public, il s’éloigna sur le trottoir. Au coin de la rue, il trouva juste le temps de se retourner pour ajouter :

— Et je ne vous autorise pas à diffuser ces images !


De retour chez lui, une demi-heure plus tard, le vieux monsieur éprouva ce vif soulagement qui, dans sa vie, allait presque toujours de pair avec la solitude. Regardant ses livres jaunis et ses disques alignés dans l’entrée, il songea que tout cela finirait bientôt en poussière. Il n’était plus temps de prêcher. Ses efforts ne serviraient de rien. Mieux valait s’enfoncer dans son fauteuil, près de la chaleur du fourneau, puis compter les jours en attendant bien tranquillement la mort.

Au moment de s’asseoir, il fut donc extrêmement surpris de découvrir à sa place, installé au fond du siège, un homme qui l’observait, coiffé d’un képi à deux étoiles. Plus ébahi encore, il reconnut aussitôt, sous les traits de cette momie, la silhouette et le visage du général de Gaulle qui le considérait d’un air accablé, l’expression pleine de reproches. Évidemment, si l’on s’en tenait à l’arithmétique, le héros de Londres devait avoir au bas mot cent quarante ans ; mais, après tout ce qui s’était passé, l’écrivain ne trouva pas invraisemblable d’entendre le grand homme s’adresser à lui d’une voix chevrotante :

— L’abandon, toujours l’abandon !

Il avait dit ces mots en levant les deux mains, dans une expression d’accablement. L’écrivain crut nécessaire de se justifier :

— Tout est fini, mon général, ça ne sert plus à rien…

À ces mots, de Gaulle s’emporta de plus belle, dans un élan décidé à convaincre, encore et toujours, son interlocuteur :

— Comment cela ? Rien n’est jamais fini ! La France est éternelle, jeune homme !

Le monsieur qui faisait rire les enfants sursauta :

— Jeune homme, jeune homme… mais j’ai soixante-dix ans bien sonnés !

— Et moi, le double. Ce qui ne m’empêche pas de me battre. Faites quelque chose, mon vieux ! Vous pourriez lancer une nouvelle pétition.

L’écrivain le regarda, plein d’admiration, mais il dut avouer :

— Je suis fatigué, mon général.

— Vous n’êtes pas fatigué et nous allons gagner ; l’important, dans la vie, c’est de se transfigurer !

Que voulait-il dire au juste par là ?

Je ne le saurai jamais. Car, au même moment, je me suis réveillé en sueur et j’ai entendu par la fenêtre le signal de recul d’un camion en train de manœuvrer rue d’Arcole. Les grands événements n’avaient pas encore commencé.

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