8 Sentiments français

De mon petit bureau, je vois par la fenêtre l’Hôtel-Dieu, témoin sans charme d’un Paris disparu, qui me fait pourtant rêver quand la neige tombe sur les murs noirs de ce « triste hôpital ». Plus près de moi, j’ai posé une photo aérienne de Manhattan et, parfois, je me perds un instant dans ce quadrillage de rues où j’ai senti si fort la joie d’être moderne, libéré de l’Europe et de ma naissance ; où j’ai retrouvé même le plaisir d’être français, loin de chez moi, égaré sans but au centre du monde.

Quand je vais à New York, l’une de nos occupations favorites, avec mon ami Bruce, consiste à déchiffrer les gestes de nos congénères. Parfois, nous nous asseyons sur un banc de Central Park pour observer les promeneurs. Ils approchent, deux par deux, le long du petit étang de la 59e rue. Quelques-uns ralentissent pour regarder les canards qui glissent entre les roseaux. Juste au-dessus de ce recoin champêtre, la forteresse urbaine se dresse à la verticale avec ses donjons néo-gothiques, ses falaises de verre aux reflets solaires, ses dents d’acier perdues dans le ciel. Mais, tandis que les flâneurs goûtent la magie contrastée du paysage urbain, notre distraction secrète consiste à deviner de quel pays viennent ces différents passants.

Je ne parle pas, bien sûr, des signes extérieurs qui pourraient laisser croire que tous les hommes en culotte de peau sont des Tyroliens. Non, devant ces corps uniformément vêtus à la mode mondiale, nous cherchons plutôt à saisir certains détails significatifs, une posture volontaire ou nonchalante, une façon de s’exprimer avec certains gestes ; et notre analyse nous trompe rarement, parce qu’un Européen ne marche pas exactement comme un Américain, un Anglais ne porte pas ses vêtements comme un Français, un Italien ne parle pas comme un Allemand. Même à une époque qui a ravalé les anciennes cultures nationales au rang de vieilleries, on dirait que chacun reste plus ou moins façonné par ce moule : toute une combinaison d’histoire, de langues, de religions et d’autres sources cachées qui déterminent secrètement notre façon d’être.

Dès notre première rencontre dans un bar d’East Village, Bruce s’était enchanté du fait que — sous mes taches de rousseur irlandaises — je puisse avoir un style intégralement français : les gestes de main ponctuant mes phrases, ce bon genre bourgeois un peu artiste… Sa réaction m’amusait. Dans mes années de ferveur gauchiste, cela m’aurait horrifié d’être structurellement français. Il me semble désormais que je ne déteste pas cette idée : non pour revendiquer un titre légitime que j’aurais le droit de refuser aux autres ; mais plutôt comme un héritage mystérieux dont je découvre, au fil du temps, combien il me colle à la peau ; en quoi il constitue une limite, mais en quoi il recouvre aussi des richesses qui peuvent même se cultiver avec un peu de fierté. Je ne parle pas seulement de ce vieux sentiment qu’on appelait autrefois le patriotisme, mais d’une contribution à la diversité du monde où il me sera toujours plus agréable d’entendre chanter le russe ou l’italien que de subir, dans un mauvais anglais, les clichés de la Star Academy.

Comment apparaissent ces traits ? Quel est ce processus d’identification ou de répulsion qui nous conduit, presque malgré nous, à nous identifier à notre pays, voire à le rejeter ? Que veut dire au juste être français ? Non pas légalement, bien sûr ; non pas juridiquement ; mais que signifie le fait de « se sentir français » ? Une de mes amies, mi-alsacienne, mi-vendéenne par ses origines, m’affirme qu’elle ne se sent pas du tout française : ce pays n’est pour elle que le sanglant persécuteur des anciennes provinces. Et la réponse doit être encore différente pour ceux dont les familles sont devenues françaises plus récemment, parce que des parents, à la recherche de travail, se dirigeaient spontanément vers l’ancienne puissance coloniale.

Plus banal, en un sens, est mon propre style, façonné par une éducation catholique et provinciale. L’Histoire qu’on nous enseignait alors, dès l’école primaire, n’était pas l’histoire du monde, mais l’histoire de la France dans le monde ; la littérature se confondait avec la littérature française ; la géographie était celle de « nos » régions, de « nos » ressources agricoles et industrielles, schématisées sur de grandes cartes en couleurs. Le 11 novembre, j’assistais au défilé où m’emmenait mon grand-père paternel, dont le propre père était mort à la guerre, en 1918. La France était partout, sur les disques qui tournaient, dans les chansons de Jacques Brel, Français à l’accent belge, ou celles de Dalida, Française comme une Égyptienne. Nous partions en vacances, en 2CV Citroën (nul besoin alors de protectionnisme : il n’était pas question d’acheter une voiture étrangère), sur ces longues routes départementales, bordées de coquelicots et de bornes kilométriques, où l’on s’arrêtait pour visiter des églises romanes. Mais notre conscience française se déployait aussi dans un regard sur le monde : une admiration timide pour la grande musique allemande, une sympathie amusée pour les nurses anglaises, une familiarité avec l’Italie qui était la beauté même.

Voilà ce qui m’avait façonné, pour le meilleur et pour le pire, comme tant de petits Français, d’Allemands, d’Anglais ou d’Américains qui ne pouvaient davantage choisir leur destin… Et voilà ce que j’ai parfois cultivé, plus ou moins consciemment, dès l’adolescence, même si l’idée d’être français avait un côté absurde. Au-delà de cette identité imposée, au-delà même du ridicule chauvin et cocardier, quelque chose de ce pays me parlait : le bonheur coloré de Monet, l’émotion contenue de Ravel, la mélancolie rythmée d’une valse de Gus Viseur ; ce goût de l’humour et de la comédie qui anime aussi bien Molière, Voltaire, Marcel Aymé que Sacha Guitry ; sans oublier les chansons de Brassens et de Gainsbourg qui épousent si finement cette langue ; ni l’abondante imagerie de la grande ville, des quais de Seine et des cafés parisiens ; ni ce cinéma en noir et blanc qui raconte une France devenue exotique, avec ses hôtels de passe et ses meules de foin. Ce n’était sans doute pas toute la France, mais c’est ainsi que je l’aimais, déjà, sans le savoir.

Le même sentiment se retrouve aussi bien chez beaucoup d’étrangers qui ont choisi ce pays. Les artistes de l’école de Paris étaient plus subtilement français que maints « nationaux » sûrs de leur titre de propriété : je songe à tous ces compositeurs roumains, tchèques, polonais, venus en 1900 vivre à Paris, ville des arts, où beaucoup allaient mourir dans l’indifférence. Les vieux Algériens qui bavardent sur les bancs publics expriment toute une nostalgie française, dans leurs conversations et dans leurs rêveries, difficilement compréhensibles par les blancs-becs nourris au McDo et chaussés de Nike. Mais on se découvre encore français aux yeux des autres, presque sans le vouloir — comme ce jeune Allemand venu me rejoindre sur les falaises normandes, qui s’enchantait du paysage en répétant, les yeux brillants, comme si j’y étais pour quelque chose : « Ah, vous, les Français ! » Bêtement, je me sentais flatté, et je retrouve encore cette impression en voyage lorsqu’un Américain me regarde comme un Français et que je lui proclame en retour mon amour des rues de Chicago, de la musique de Steve Reich et de l’esprit vivant qui anime son pays.

Quelle signification ce sentiment peut-il avoir encore, aujourd’hui, pour des générations gavées de culture globale avec ses produits, ses marques, ses formats, ses gadgets, son imagerie publicitaire ? Chacun sent bien qu’au-delà des discours sur la « spécificité française » et son « modèle républicain » cette société n’a plus rien d’exemplaire. Depuis un demi-siècle, la France, sous prétexte de modernité, a gommé ses caractères et ses aspérités au point d’adopter souvent la seule référence américaine, y compris par le biais de cette Europe unie où l’on échange une monnaie barrée de deux traits, comme le dollar. Quel sentiment français éprouve-t-on à la caisse de Carrefour ou en week-end à Eurodisney ? L’identité s’est-elle réduite à un passeport ?

Le football est sans doute l’un des derniers terrains où s’exprime un relent de nationalisme. Comme si, parallèlement à la mort des vieux pays, de leurs styles de vie si différenciés, chacun applaudissait une forme ultime de fierté autour des équipes de corps musclés. Notre société, si vigilante pour combattre tout repli sur soi, s’évertue à construire des stades toujours plus nombreux et toujours plus vastes — où se manifestent les instincts grégaires. Le match devient le terrain des surenchères où s’achève la comédie des drapeaux. Parfois, quelques Français de couleur huent l’équipe de France pour rappeler qu’ils n’ont aucune raison de croire en cette patrie moribonde. Face à eux, des responsables de tous bords s’indignent à grands cris, quand bien même ils ont renoncé depuis longtemps à l’idée que la France puisse avoir un sens hors des stades. Ils ne pèsent guère, de toute façon, dans l’évolution du monde qui a presque refermé le chapitre d’histoire des nations européennes.

Pour ceux qui ont grandi dans de pauvres quartiers, entre une culture familiale d’origine lointaine et l’image dégradée de leur pays d’adoption, il n’est guère facile de s’identifier positivement à cette société qui, dans le même temps, ne cesse de faire contrition pour tout le mal qu’elle a causé à leurs ancêtres. On comprend qu’ils puissent siffler La Marseillaise, tant ils peinent à savoir s’ils sont français ou victimes de la France. Mais, après tout, l’identité ne réside pas dans un refrain bêtement martial que j’aurais aussi bien sifflé au même âge. La nation n’est pas emballée dans un drapeau. Et tout incite à partager le scepticisme de ces jeunes gens devant un pays dont les bruyantes prétentions se réduisent à des mots — tandis que les faits ressemblent de plus en plus à ce qui existe partout ailleurs.

Largués dans une patrie qui ne s’aime guère, quelques-uns ravivent pourtant une sorte de beauté française par leur façon d’employer cette langue, d’habiter leur pays, de réinventer ses habitudes, d’exercer leur ironie sur le monde où ils ont grandi. Tous ne dédaignent pas l’idée de prolonger cette Histoire, au lieu de la regarder en négatif. La France reste une aventure personnelle, nourrie de rêves et de souvenirs, de hasard et de volonté. Autrefois, les accents lyriques du patriotisme conduisaient certains esprits apparemment sérieux à vouloir « mourir pour leur pays ». Aujourd’hui, la France conserve une beauté secrète et fragile qui vaut peut-être mieux que les grandes causes.

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