JAIME

C’est revêtu d’une éblouissante armure écarlate d’émail poli niellé d’or et rehaussé de pierres précieuses que lord Tywin Lannister avait fait son entrée dans la ville, monté sur un étalon. Sa sortie, c’est à bord d’un impressionnant fourgon drapé de bannières écarlates qu’il l’opéra, ses restes étant accompagnés par six sœurs silencieuses.

Le convoi funéraire quitta Port-Réal par la porte des Dieux, plus imposante et plus magnifique que celle du Lion. Jaime trouva ce choix malencontreux. Que son père eût été un lion, nul ne pouvait en disconvenir, mais qu’il eût jamais prétendu se faire prendre pour un dieu, cela, certes non.

Une garde d’honneur de cinquante chevaliers entourait le corbillard ; des oriflammes écarlates flottaient à la pointe de leur lance. Les seigneurs de l’Ouest talonnaient le cortège. Les sautes de vent qui les flagellaient faisaient danser et virevolter les emblèmes de leurs bannières respectives. Comme il remontait au petit trot la colonne, Jaime dépassa des sangliers, des blaireaux et des scarabées, une flèche verte et un bœuf rouge, des hallebardes croisées, des piques croisées, un chat sauvage, une fraise, une mailloche, quatre échappées de soleil échiquetées.

Lord Brax portait un doublet gris clair à crevés de brocart d’argent sur le sein duquel était épinglée une licorne d’améthyste. Lord Jast avait revêtu une armure d’acier noir, avec trois têtes de lion d’or serties sur son corselet. A en juger d’après son aspect, les rumeurs qui avaient couru sur sa mort ne laissaient pas que d’avoir eu de sérieux fondements ; suite à ses blessures et à sa captivité, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Lord Fléaufort avait mieux supporté le choc des batailles, et il semblait prêt à repartir guerroyer sur-le-champ. Quetsch était pour sa part habillé de prune, Prestre d’hermine, Moreland de vert et de brun-roux, mais un manteau de soie écarlate les enveloppait tous, en l’honneur de l’homme qu’ils reconduisaient chez lui.

Derrière ces hauts et puissants seigneurs marchaient une centaine d’arbalétriers et trois cents hommes d’armes, les épaules drapées d’écarlate, eux aussi. Ces ruissellements de rouge éclatant donnèrent à Jaime le sentiment qu’il ne se trouvait pas à sa place, là, dans sa blanche armure à écailles et son blanc manteau.

Au demeurant, s’il avait compté sur son oncle pour alléger le malaise qu’il éprouvait, force lui fut de déchanter. « Messire Commandant, lui lança ser Kevan quand il vint chevaucher près de lui à la tête de la colonne. Sa Grâce a-t-elle quelque ultime consigne à me faire signifier ?

— Cersei n’a rien à voir dans ma présence ici. » Un tambour commença à battre dans leur dos, sur un rythme lent, solennel, lugubre. Mort, semblait-il déclarer, mort, mort. « Je suis venu lui faire mes adieux. Il était mon père.

— Et son père à elle.

— Je ne suis pas Cersei. Moi, j’ai de la barbe, elle des nichons. Si vous persistez à nous confondre encore, Oncle, comptez nos mains. Cersei en a deux.

— Vous avez un fieffé penchant pour la dérision, tous les deux, riposta Kevan. Epargnez-moi vos plaisanteries, ser, elles ne sont pas de mon goût.

— Comme il vous plaira. » Les choses ne marchent pas aussi bien que j’aurais pu l’espérer. « Cersei aurait souhaité assister à votre départ, mais elle a des quantités d’obligations pressantes. »

Son oncle renifla. « Nous en sommes tous là. Comment se porte votre roi ? » L’intonation levait toute équivoque : la question était un reproche.

« Plutôt bien, répondit Jaime, sur la défensive. C’est Balon Swann qui se tient auprès de lui, tous les matins. Un honnête et vaillant chevalier.

— Ce qui allait sans dire, autrefois, dès lors qu’on parlait des hommes arborant le blanc. »

Nul n’est maître de choisir ses frères,songea Jaime. Accordez-moi la permission de sélectionner mes hommes personnellement, et la Garde Royale recouvrera sa grandeur passée. Exprimée hardiment, pareille assertion présentait néanmoins le fâcheux inconvénient de ressembler à une rodomontade creuse, de la part de quelqu’un que tout le royaume affublait du sobriquet de Régicide. Je suis censé n’avoir que de la merde en guise d’honneur. Jaime préféra changer de sujet. Il n’était pas non plus venu là pour se disputer avec son oncle. « Ser, dit-il, vous devriez faire votre paix avec Cersei.

— Sommes-nous en guerre, elle et moi ? Nul n’a songé à m’en aviser. »

Jaime passa outre sans commentaires. « Des querelles intestines entre Lannister ne peuvent profiter qu’aux ennemis de notre maison.

— Si querelles il y a, ce n’est toujours pas de mon fait. Cersei veut gouverner. Voilà qui est bel et bien. Le royaume lui appartient. Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse tranquille. Ma place est à Darry, auprès de mon fils. Le château réclame sûrement des réparations, les terres avoisinantes doivent être ensemencées et protégées. » Il fit retentir un ricanement plein d’amertume. « Et votre sœur ne m’a pas laissé grand-chose d’autre à faire pour occuper mes loisirs. Mieux vaut que je les consacre à veiller au mariage de Lancel. Sa future s’impatiente de plus en plus d’attendre que nous nous décidions à nous mettre en route pour aller la rejoindre là-bas. »

Sa veuve des Jumeaux. Le cousin Lancel chevauchait trois longueurs derrière eux. Ses orbites caves et ses cheveux blancs cassants le faisaient paraître plus vieux que lord Jast. Sa seule vue donnait à la main fantôme de Jaime d’épouvantables démangeaisons… s’est baisé Lancel et Osmund Potaunoir et probablement Lunarion, pour autant que je sache… Il avait essayé, et plutôt dix fois qu’une, d’avoir un petit entretien avec lui, mais il n’était jamais parvenu à le trouver seul. Lorsque ce n’était pas son père qui lui tenait compagnie, c’était tel ou tel septon. Tout fils de ser Kevan qu’il puisse être, n’empêche qu’il a du lait dans les veines. Tyrion m’en a menti. Ses propos se voulaient blessants, voilà tout.

Evacuant Lancel de ses pensées, Jaime en revint à son oncle. « Les noces achevées, vous comptez rester à Darry ?

— Quelque temps, peut-être. A ce qu’il paraîtrait, Sandor Clegane multiplie les razzias dans les parages du Trident. Votre sœur veut sa tête. Il n’est pas impossible qu’il ait rallié Dondarrion. »

Jaime avait eu vent des événements de Salins. Tout comme la moitié du royaume, à présent, d’ailleurs. Une férocité peu commune s’y était débridée. Femmes violées et mutilées, enfants massacrés dans les bras de leurs mères, la majeure partie de la ville passée à la torche. « Randyll Tarly se trouve à Viergétang. Laissez-le régler leur compte aux hors-la-loi. J’aimerais mieux vous voir vous rendre à Vivesaigues.

— Ser Daven y exerce le commandement. En sa qualité de Gouverneur de l’Ouest. Il n’a aucun besoin de ma personne. Lancel, lui, si.

— A votre aise, Oncle. » Les élancements qui lui martelaient le crâne battaient au même rythme obsédant que les tambours. Mort, mort, mort. « Alors, vous feriez bien de garder vos chevaliers autour de vous. »

Ser Kevan lui décocha un coup d’œil glacial. « Est-ce une menace, ser ? »

Une menace ? L’insinuation le suffoqua. « Une mise en garde. Je voulais juste dire… Sandor est un individu dangereux.

— Je pendais déjà des bandits et des chevaliers pillards quand vous étiez encore en train de conchier vos langes. Je ne suis pas du genre à courir affronter Clegane et Dondarrion tout seul, si c’est là ce que vous redoutez, ser. Les Lannister ne sont pas tous des cervelles brûlées par gloriole. »

Holà, m’n onc’, m’est avis que c’est une pierre dans mon jardin ! « Addam Marpheux pourrait faire leur affaire à ces malandrins tout autant que vous. Brax de même, et Fléaufort, Quetsch, ou n’importe lequel des autres ici présents. Mais aucun d’entre eux ne saurait assumer comme il faut le rôle de Main du Roi.

— Votre sœur connaît mes conditions. Elles n’ont pas varié d’une virgule. Dites-le-lui, la prochaine fois que vous vous trouverez dans sa chambre à coucher. » Sur ces mots, ser Kevan mit brusquement un terme à la conversation en plantant ses éperons dans les flancs de son coursier qui détala au triple galop.

Sa main d’épée perdue le lancinant de crispations, Jaime le laissa s’éloigner. Il avait espéré contre tout espoir en une méprise quelconque de la part de Cersei, mais tel n’était manifestement pas le cas. Il sait à quoi s’en tenir sur nous deux. Et sur Tommen comme sur Myrcella. Et Cersei sait qu’il sait. Ser Kevan étant un Lannister de Castral Roc, comment croire une seule seconde qu’elle lui voudrait jamais male mort ? Et pourtant… Je m’étais trompé sur Tyrion, pourquoi pas sur elle ? Quand des fils assassinaient leurs pères, qu’est-ce qui pouvait bien retenir une nièce d’ordonner le meurtre d’un oncle ? Un oncle embarrassant, qui sait trop de choses. Mais peut-être Cersei se flattait-elle, somme toute, que le Limier ferait cette sale besogne à sa place. Si ser Kevan tombait sous les coups de Sandor Clegane, elle verrait ses propres mains dispensées de tremper dans son sang. Et il ne manquera pas de tomber, si jamais la rencontre a lieu. Kevan Lannister avait eu beau être une fine lame, il n’était plus, tant s’en fallait, de première jeunesse, alors que le Limier…

Jaime s’était entre-temps quelque peu laissé remonter par la colonne. Comme son cousin le dépassait, flanqué de ses deux septons, il le héla : « Lancel. Cousinet. Je désirais te féliciter pour ton mariage. Je déplore seulement que mes obligations m’interdisent d’y assister.

— Sa Majesté doit être protégée.

— Et le sera. Il m’est néanmoins odieux de manquer ton coucher. C’est ton premier mariage et son deuxième à elle, à ce que j’ai appris. Je suis convaincu que ma dame sera charmée de te faire voir où s’ajuste quoi. »

La salacité de la remarque provoqua les rires de plusieurs seigneurs de leur entourage immédiat mais la mine réprobatrice des religieux. Quant au cousin, il se trémoussa en selle d’un air gêné. « J’en sais suffisamment pour accomplir mes devoirs conjugaux, ser.

— C’est exactement la chose qu’une épousée désire pour sa nuit de noces, lui repartit Jaime. Un mari qui sache comment procéder pour accomplir ses devoirs. »

Le rouge monta aux joues de Lancel. « Je prie pour vous, cousin. Et pour Sa Grâce la reine. Puissent l’Aïeule la guider dans les voies de la sagesse et le Guerrier prendre sa défense.

— Pourquoi diantre aurait-elle besoin du Guerrier ? Elle m’a, moi. » Jaime fit là-dessus vivement volter sa monture, son blanc manteau claquant au vent. Le Lutin mentait. Cersei aimerait mieux avoir le cadavre de Robert entre les cuisses qu’une imbécile de chaisière comme Lancel. Espèce de vil salopard que tu es, Tyrion, tu aurais dû faire porter tes sordides calomnies sur un candidat plus plausible. Et c’est en trombe qu’il croisa le char funèbre du seigneur son père pour regagner au plus vite la ville, dans le lointain.

Les rues de Port-Réal présentaient un aspect quasiment désert quand Jaime Lannister remonta les pentes escarpées de la colline d’Aegon vers le Donjon Rouge. La plupart de la soldatesque qui y fourmillait jusqu’à ces derniers temps, hantant les tavernes et jouant aux dés, s’en était finalement allée. Accompagné de mesdames ses mère et grand-mère, Garlan le Preux avait remmené la moitié des forces Tyrell à Hautjardin. L’autre moitié s’était portée vers le sud, sous la conduite de Mace Tyrell et de Mathis Rowan, afin d’investir Accalmie.

Pour ce qui était de l’armée Lannister, deux milliers de vieux briscards aguerris continuaient à camper hors les murs, attendant l’arrivée de la flotte de Paxter Redwyne qui devait leur faire traverser la baie de la Néra à destination de Peyredragon. Selon toute apparence, lord Stannis n’y avait laissé qu’une garnison modeste lorsqu’il avait fait voile en direction du nord, de sorte que deux mille hommes, avait estimé Cersei, seraient plus que suffisants pour s’emparer de l’île.

Le reste des gens de l’ouest étaient partis retrouver leurs femmes et leurs enfants, reconstruire leurs demeures, ensemencer leurs champs et engranger une dernière moisson. Cersei avait emmené Tommen faire la tournée de leurs campements avant le départ, de manière à leur faire ovationner le petit souverain. Jamais sa beauté n’avait paru plus éclatante que ce jour-là, tant elle souriait de bonne grâce et tant le soleil d’automne se complaisait à faire miroiter les ors de sa chevelure. Malgré tout ce qu’on pouvait trouver à redire sur elle, son frère devait lui reconnaître au moins ce mérite qu’elle savait s’y prendre pour se faire aimer des hommes, à condition du moins qu’elle condescendît à bien vouloir s’en donner la peine.

Comme il franchissait au petit trot les portes du château, Jaime découvrit deux douzaines de chevaliers qui couraient la quintaine dans le poste extérieur. Encore une chose que je ne puis plus faire, songea-t-il. Les lances étaient plus lourdes et plus encombrantes que les épées, et le maniement d’une épée se révélait déjà bien assez éprouvant pour lui. Il présuma qu’il lui serait à la rigueur possible de tenir la lance avec sa main gauche, mais cela impliquerait qu’il transfère à son bras droit le port du bouclier. Or, en joute, l’adversaire se trouvait toujours à votre gauche. Un bouclier placé du côté droit se montrerait dès lors à peu près aussi efficace que les tétons décoratifs de son corselet de plates. Non, le temps des lices est bel et bien révolu pour moi… s’avoua-t-il tout en mettant pied à terre. Mais cette réflexion morose ne l’empêcha pas pour autant de rester planté là pour s’offrir un brin de spectacle.

Ser Tallad le Grand vida les étriers lorsque le faquin de sable lui heurta le crâne en pivotant. Le Sanglier frappa si violemment l’écu qu’il le défonça. Kennos de Kayce acheva de le démantibuler. On installa un nouvel écu pour ser Dermot de Bois-la-Pluie. Lambert Tournebaie ne lui infligea qu’une estocade oblique, mais John Bettley l’Imberbe, Humfrey Swyft et Alyn Gerblance réussirent tous des frappes de plein fouet, cependant que la lance de Ronnet Connington le Rouge, elle, se brisait net. Sur ce, le Chevalier des Fleurs se mit en selle et, par sa dextérité, mortifia chacun de ses prédécesseurs.

Depuis toujours, aux yeux de Jaime, jouter faisait les trois quarts de l’art de l’équitation. Ser Loras montait de façon superbe, et il maniait la lance comme s’il était né une lance au poing, ce qui justifiait sans l’ombre d’un doute les mines pincées de sa mère. Il place la pointe juste à l’endroit où il entend la placer, et l’équilibre qu’il possède a quelque chose de félin. Ce n’était peut-être pas au fond grâce à un coup de veine inouï qu’il avait réussi à me désarçonner. Hélas, il n’aurait plus jamais l’occasion d’en tâter contre ce garçon-là… Dans sa nostalgie, Jaime aima mieux abandonner tout ce petit monde à ses divertissements.

Cersei se trouvait dans sa loggia de la Citadelle de Maegor, en compagnie de Tommen et de la Myrienne à cheveux noirs, épouse de lord Merryweather. Le Grand Mestre Pycelle était en train de faire les frais de leur hilarité commune. « Aurais-je raté quelque bonne blague ? demanda Jaime en franchissant le seuil.

— Oh, regardez ! Votre Grâce…, ronronna lady Merryweather, votre vaillant frère est de retour.

— Presque entier. » La reine était passablement éméchée, se rendit-il compte. On aurait dit, ces derniers temps, qu’elle tenait en permanence une carafe de vin à la main, elle qui marquait autrefois le plus profond mépris pour les biberonnages intempérants de Robert Baratheon. Qu’elle se soit mise à boire était bien fait pour révulser Jaime, mais il semblait que chacun des agissements de sa sœur n’arrivait ces jours-ci qu’à le dégoûter. « Grand Mestre, dit-elle, faites donc partager les nouvelles au lord Commandant, s’il vous plaît. »

Pycelle eut l’air épouvantablement gêné. « Il est arrivé un oiseau, bafouilla-t-il. En provenance de Castelfoyer. Lady Tanda tient à nous annoncer que sa fille Lollys est accouchée d’un fils robuste et vigoureux.

— Et vous ne devinerez jamais de quel nom ils ont attifé ce brin de bâtard, frère.

— Ils souhaitaient l’appeler Tywin, ça, je m’en souviens.

— En effet, mais je le leur ai interdit. J’ai averti Falyse que je ne tolérerais pas de voir octroyer le noble nom de notre père à l’ignominieuse portée d’une truie débile saillie par quelque gardeur de pourceaux.

— Lady Castelfoyer se défend d’être pour quoi que ce soit dans le choix du nom de l’enfant », spécifia le Grand Mestre. La sueur perlait sur son front ridé. « La faute en incombe au mari de Lollys, écrit-elle. C’est cette saleté de Bronn qui… Tout semblerait indiquer que ce soit lui qui…

— Tyrion, hasarda Jaime. Il a baptisé le moutard Tyrion. »

Le vieillard esquissa un hochement tremblant, tout en s’épongeant le front avec la manche de sa robe.

Jaime ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Eh bien, vous voilà finalement comblée, sœur de mon cœur. Pendant tout ce temps où vous vous acharniez à faire rechercher Tyrion de tous les côtés, lui se cachait benoîtement dans les entrailles de Lollys !

— Très spirituel. Ce que vous pouvez être spirituels tous les deux, vous et Bronn. Sans doute le bâtard est-il en train de pomper l’une des mamelles de Lollys l’Andouille au moment même où nous parlons, sous l’œil goguenard de ce maudit reître, enchanté de son insolence au rabais.

— Peut-être cet enfant présente-t-il quelque ressemblance avec votre petit frère, suggéra lady Merryweather. Qui sait s’il n’est pas né difforme ou privé de nez ? roucoula-t-elle avec un rire de gorge.

— Nous allons devoir envoyer un cadeau à ce mignon chéri, déclara la reine. N’est-ce pas, Tommen ?

— Nous pourrions lui offrir un chaton.

— Un lionceau », susurra lady Merryweather, avec un sourire qui insinuait : pour lui déchirer son gosier mignon.

« J’avais en tête une tout autre sorte de présent », dit Cersei.

Un nouveau parâtre, je parierais.L’expression qu’il lisait dans les yeux de sa sœur, Jaime la connaissait. Il avait déjà eu par le passé maintes occasions de la remarquer, la plus récente datant du soir même des noces de Tommen, tandis qu’elle faisait incendier la tour de la Main. Si le flamboiement vert du feu grégeois qui se reflétait alors sur leurs figures donnait un air de quelque chose à tous les assistants, c’était à s’y méprendre l’air de cadavres en putréfaction, l’air jubilant d’une meute macabre de goules, mais il y avait au sein de ce charnier des charognes plus appétissantes que d’autres. De quelque manière lugubre qu’en fût illuminée sa beauté, Cersei resplendissait comme jamais peut-être. Elle se tenait là, debout, une main plaquée sur son sein, les lèvres entrebâillées, ses prunelles vertes brillant d’un éclat inouï. Mais elle est en train de pleurer ! s’était brusquement avisé Jaime, quitte à se trouver fort en peine de dire en l’occurrence s’il s’agissait là de larmes de deuil ou de jouissance.

En tout cas, leur vue l’avait singulièrement bouleversé en lui rappelant Aerys Targaryen et l’état de surexcitation dans lequel le plongeait le spectacle d’une crémation. Un roi n’a pas de secrets pour sa Garde Royale. Les relations entre celui-ci et sa reine avaient été des plus tendues durant les dernières années du règne. Ils faisaient chambre à part et s’évitaient l’un l’autre de leur mieux pendant les heures de veille. Mais, chaque fois qu’Aerys livrait un homme aux flammes, la reine Rhaella était assurée d’avoir une visite au cours de la nuit suivante. Le soir même du jour où il avait brûlé sa Main masse-et-poignard, Jaime montait la garde avec Jon Darry devant la chambre à coucher de cette dernière pendant qu’à l’intérieur son royal époux prenait son plaisir. « Vous me faites mal ! avaient-ils entendu Rhaella crier à travers les vantaux de chêne. Vous me faites mal ! » Et, chose assez étrange, il en avait été plus terriblement affecté que par les hurlements de lord Chelsted. Tant et si bien qu’à la longue il n’avait pu se retenir de souffler : « Notre serment nous engage à la protéger, elle aussi…

— Certes », était convenu Darry, sauf à ajouter : « Mais pas contre lui ».

Jaime n’avait plus aperçu la reine qu’une seule fois après cette scène, le matin du jour où elle était partie se réfugier à Peyredragon. Il l’avait en fait tout juste entrevue, à l’instant où, soigneusement emmitouflée dans un manteau, la tête enfouie sous un capuchon, elle grimpait dans le carrosse royal qui devait la mener des hauteurs de la colline d’Aegon jusqu’au vaisseau qui l’attendait, prêt à appareiller. Mais il avait ensuite surpris les chuchotements des femmes de chambre. Avec ses cuisses lacérées de griffures et ses seins meurtris de morsures, leur maîtresse paraissait avoir été la proie d’un fauve déchaîné. D’un fauve couronné, Jaime ne le savait que trop.

Vers la fin, le souverain, dans sa démence, avait une barbe hirsute et crasseuse, une monstrueuse tignasse dont l’argent doré l’embroussaillait jusqu’à la ceinture, des ongles longs de neuf pouces et crevassés, jaunes comme des serres, et il était devenu trouillard au point de prohiber la moindre lame en sa présence, à l’exception des épées que portaient les membres de sa propre Garde. Et cependant, les lames n’en persistaient pas moins à le martyriser, celles auxquelles il lui serait de toute manière à jamais impossible de se soustraire, les lames du Trône de Fer. Ses bras et ses jambes étaient inexorablement tapissés de croûtes et de plaies sans cesse suintantes.

Libre à lui de régner sur de la chair cuite et des os carbonisés, se ressouvint Jaime, fasciné par le sourire de sa sœur. Libre à lui de régner sur des cendres. « Votre Grâce, dit-il, nous serait-il loisible d’avoir un petit entretien privé ?

— Puisque vous le souhaitez. Il est plus que temps, Tommen, que tu partes recevoir ta leçon du jour. Le Grand Mestre va t’emmener.

— Oui, Mère. Nous en sommes à Baelor le Bienheureux. »

Lady Merryweather prit également congé, non sans embrasser la reine sur les deux joues. « Reviendrai-je souper, Votre Grâce ?

— Je vous en voudrai mortellement si vous ne le faites pas. »

Comment qu’il s’y prît, force fut à Jaime de remarquer la manière dont la femme de Myr chaloupait des hanches. Chacun des pas qu’elle fait est un appeau. Il attendit que la porte se fut refermée derrière elle pour s’éclaircir la gorge et déclarer : « D’abord ces Potaunoir, ensuite Qyburn, elle maintenant. Tu entretiens une drôle de ménagerie, sœur de mon cœur, ces derniers temps.

— Je suis de plus en plus entichée de lady Taena. Elle est distrayante.

— Elle fait partie de la société intime de Margaery Tyrell, lui remémora-t-il. Elle abreuve la petite reine d’informations sur ton compte.

— Evidemment qu’elle le fait. » Cersei se rapprocha du buffet pour se remplir une nouvelle coupe. « Margaery a été aux anges quand je lui ai demandé la permission de prendre lady Taena pour compagne. Tu aurais dû l’entendre ! “Elle sera une sœur pour Votre Grâce comme elle l’a été pour moi. Bien entendu, qu’il vous la faut ! Moi, j’ai mes cousines et mes autres dames.” Notre petite reine ne tient pas du tout à me voir solitaire.

— Pourquoi t’embarrasser de cette moucharde, puisque tu sais que c’en est une ?

— Margaery est loin d’être aussi futée qu’elle se l’imagine. Elle n’a pas la moindre idée du serpent confit qu’elle possède en cette traînée de Myr. J’utilise Taena pour gaver la petite reine de ce que je souhaite lui faire assavoir. Je lui mets même un peu de vrai dans sa pâtée. » Les yeux de Cersei étincelaient de malignité. « Et Taena me déballe dans le plus grand détail chacun des faits et gestes de Margaery la Pucelle.

— Tiens, tiens… Jusqu’à quel point connais-tu cette femme, au juste ?

— Je sais qu’elle est mère, avec un mioche de fils qu’elle veut faire monter haut dans ce monde-ci. Elle ne renâclera devant rien, quoi qu’il en coûte, pour y parvenir. Les mères sont toutes les mêmes. Lady Merryweather a beau être un serpent, la stupidité n’est pas spécialement son fort. Comme elle sait que ma faveur lui sera plus profitable que celle de Margaery, c’est à moi qu’elle rend service. Tu n’en reviendrais pas d’apprendre toutes les choses intéressantes qu’elle m’a rapportées.

— Quel genre de choses ? »

Cersei s’assit sous la fenêtre. « Savais-tu que la Reine des Epines conservait dans son carrosse un coffret de pièces anciennes ? De pièces d’or antérieures à la Conquête ? Si d’aventure un négociant manque de jugeote au point de déclarer les prix de sa marchandise en or tout court, la voilà qui le paie en mains de Hautjardin, soit en espèces deux fois plus légères que nos dragons. Et qui oserait se plaindre d’avoir été blousé par madame la mère de Mace Tyrell ? » Elle sirota quelque temps son vin puis reprit : « Ta petite cavalcade t’a fait plaisir ?

— Ton absence m’a valu des réflexions acides de notre oncle.

— Acides ou pas, les réflexions de notre oncle me sont complètement indifférentes.

— Mieux vaudrait pas. Tu pourrais trouver à l’utiliser avantageusement. Si ce n’est pas à Vivesaigues ou au Roc, alors dans le Nord contre lord Stannis. Père s’en est toujours reposé sur Kevan, lorsque…

— Roose Bolton est notre Gouverneur du Nord. C’est lui qui va s’occuper de Stannis.

— Lord Bolton est bloqué au bas du Neck. L’occupation de Moat Cailin par les Fer-nés le coupe du Nord.

— Pas pour longtemps. Son bâtard aura tôt fait de supprimer cet obstacle dérisoire. Bolton va disposer de deux mille Frey placés sous les ordres des fils de lord Walder, Aenys et Hosteen, pour augmenter ses forces personnelles. Cela devrait être plus que suffisant pour liquider Stannis et quelques milliers d’hommes en rupture de ban.

— Ser Kevan…

— … aura les mains bien assez occupées à Darry. Il faut qu’il apprenne à Lancel à se torcher le cul. La mort de Père l’a d’ailleurs châtré. C’est un vieillard foutu. Daven et Damion nous serviront mieux.

— Ils suffiront à la tâche. » Aucun différend n’opposait Jaime à ses cousins. « Reste que tu as néanmoins besoin d’une Main. Si ce n’est pas notre oncle, qui ? »

Sa sœur se mit à rire. « Pas toi. Sois sans crainte à cet égard. Peut-être le mari de Taena. Son grand-père occupa ce poste sous Aerys. »

La Main corne d’abondance.Jaime conservait un souvenir assez net d’Owen Merryweather ; un bonhomme affable mais inefficace. « Pour autant que je me rappelle, il se tira si bien de ses fonctions qu’Aerys le condamna à l’exil et saisit ses terres.

— Que Robert lui restitua. En partie, du moins. Taena serait ravie de voir Orton les récupérer intégralement.

— Est-il ici question de faire plaisir à je ne sais quelle espèce de putain de Myr ? Je me figurais qu’il s’agissait plutôt de gouverner le royaume.

— C’est moi qui gouverne le royaume. »

Puissent les Sept nous sauver tous, c’est toi qui le gouvernes, en effet… Sa sœur se plaisait à se prendre pour un lord Tywin équipé de nichons, mais elle commettait là une erreur grossière. Alors que leur père avait été aussi implacable et acharné qu’un glacier, Cersei était toute feu grégeois, notamment quand on la contrecarrait. La nouvelle que Stannis avait quitté Peyredragon l’avait tourneboulée comme une oie blanche en la persuadant qu’il avait renoncé à se battre et appareillé pour s’exiler au diable. Mais, lorsque était arrivée du Nord celle qu’il avait reparu sur le Mur, elle était entrée dans une fureur effroyable à voir. Elle n’est pas dénuée d’intelligence, mais elle n’a pas plus de jugeote que de patience. « Il te faut une Main énergique pour te seconder.

— Il faut être un souverain débile comme Aerys pour avoir besoin d’une Main énergique du genre de Père. Un souverain énergique a seulement besoin d’un bon larbin qui exécute ses ordres avec diligence. » Elle fit tournoyer son vin. « Lord Hallyne pourrait faire l’affaire. Il ne serait pas le premier pyromant à tenir le rôle de Main du Roi. »

Non. C’est moi qui ai tué le dernier en date. « La rumeur court que tu entends nommer Aurane Waters maître des navires.

— S’est-il trouvé quelqu’un pour dénoncer mon intention ? » N’obtenant pas de réponse, elle rejeta ses cheveux en arrière et reprit : « Waters est l’homme idéal pour ce poste. Il a passé la moitié de son existence sur des bateaux.

— La moitié de son existence ? Il a tout au plus vingt ans.

— Vingt-deux, et alors ? Père n’en avait même pas vingt et un quand Aerys Targaryen le désigna comme Main. Il est plus que temps que Tommen voie remplacer dans son entourage toutes ces vieilles barbes ridées par une poignée d’hommes jeunes. Aurane est énergique et vigoureux. »

Energique et vigoureux et beau, songea Jaime…. elle s’est baisé Lancel et Osmund Potaunoir et probablement Lunarion, pour autant que je sache… « Paxter Redwyne serait un choix plus judicieux. C’est lui qui dirige la plus considérable des flottes de Westeros. Aurane Waters serait capable de commander un youyou, mais seulement sous réserve que tu lui en achètes un.

— Tu es un enfant, Jaime. Redwyne est banneret de Hautjardin, et le neveu de cette abominable sorcière Tyrell. Je ne tolérerai jamais qu’aucune des créatures de lord Mace siège à mon Conseil.

— Au Conseil de Tommen, tu veux dire.

— Tu sais ce que je veux dire. »

Que trop. « Je sais qu’Aurane Waters est une mauvaise idée, et qu’Hallyne en est une pire. Quant à Qyburn… Mais, bonté divine ! Cersei, il chevauchait avec Varshé Hèvre ! La Citadelle l’a dépouillé de sa chaîne !

— Les moutons gris. Qyburn a su m’être on ne peut plus utile. Et il est loyal, ce qui est plus que je ne saurais dire des membres de ma propre famille. »

Les corbeaux se repaîtront de nous tous, si tu persistes dans cette voie, sœur de mon cœur. « Cersei, écoute-toi une seconde. Tu es en train de voir des nains dans chaque apparence d’ombre et de transformer des partisans en adversaires. Oncle Kevan n’est pas ton ennemi. Je ne suis pas ton ennemi. »

La fureur la défigura. « Je t’ai conjuré de m’aider. Je suis tombée à genoux devant toi, et tu m’as refusée !

— Mes vœux…

— … ne t’ont pas empêché de tuer Aerys. Les mots sont du vent. Tu aurais pu m’avoir, mais tu m’as préféré un manteau. Dehors !

— Sœur…

— Dehors, j’ai dit. La seule vue de cet affreux moignon que tu te paies me soulève le cœur. Dehors ! » Pour le faire partir plus vite, elle lui lança sa coupe de vin à la tête. Elle le manqua, mais Jaime se le tint pour dit.

Le crépuscule le trouva attablé dans la salle commune de la tour de la Blanche Epée, avec pour seule compagnie une coupe de rouge de Dorne et le Blanc Livre. Il était en train d’en tourner les pages avec le moignon de sa main d’épée quand le Chevalier des Fleurs fit son entrée, retira son manteau, déboucla son baudrier et les suspendit à une patère du mur juste à côté de ceux de son lord Commandant.

« Je vous ai vu dans la cour, tout à l’heure, dit Jaime. Vous montiez bien.

— Mieux que bien, sûrement. » Ser Loras se versa une coupe de vin puis prit place de l’autre côté de la table en demi-lune.

« Un homme moins infatué de sa personne aurait répondu quelque chose comme : “C’est trop d’indulgence à messire” ou “Je bénéficiais d’un bon cheval”.

— Le cheval était comme il devait être, et l’indulgence de messire est à la hauteur de mon infatuation. » Il désigna le livre de la main. « Lord Renly disait toujours que les bouquins étaient faits pour les mestres.

— Celui-ci l’est pour notre usage à nous. L’histoire de chacun de ceux qui ont porté un blanc manteau s’y trouve retracée depuis les origines.

— J’y ai jeté un coup d’œil. Les écus sont jolis. Je préfère les ouvrages où il y a davantage d’enluminures. Lord Renly en possédait quelques-uns dont les images étaient d’une finesse à vous rendre aveugle un septon. »

Jaime ne put que sourire. « Il n’y a rien de semblable ici, mais les chroniques, elles, sont plutôt de nature à vous rendre lucide. Il ne serait pas malvenu que vous connaissiez la vie de ceux qui vous ont précédé.

— Je les connais. Le prince Aemon Chevalier-dragon, ser Ryam Redwyne, le Magnanime, Barristan le Hardi…

— … Gwayne Corbray, Alyn Connington, le Démon de Darry, mouais. J’imagine que vous aurez aussi entendu parler de Lucamore le Fort.

— Ser Lucamore le Dépravé ? » Loras eut l’air amusé. « Trois épouses et trente enfants, c’est ça ? On lui coupa la queue. Me faut-il vous chanter la chanson, messire ?

— Et ser Terrence Tignac ?

— Coucha avec la maîtresse du roi et mourut en s’égosillant. Leçon à tirer : quiconque porte de blanches chausses a intérêt à garder ses aiguillettes lacées bien serré.

— Gyles Manteaugris ? Orivel le Munificent ?

— Un félon fut Gyles, et un pleutre Orivel. Des hommes qui déshonorèrent le blanc manteau. Qu’est-ce que messire est en train de sous-entendre ?

— Moins que des clopinettes. Ne vous offensez donc pas de ce qui ne comporte aucune male intention, ser. Parlez-moi plutôt de Tom Costayne l’Asperge. »

Ser Loras secoua la tête.

« Il a été chevalier de la Garde Royale soixante ans durant.

— A quelle époque ? Je n’avais jamais…

— Ser Donnel de Sombreval, alors ?

— Il se peut que j’aie entendu son nom, mais…

— Addison Costes ? la Chouette blanche, Michael Mertyns ? Jeffory Norcroix ? On l’appelait Ne-te-rends-jamais. Robert Fleurs le Rouge ? Que pouvez-vous me dire d’eux ?

— Fleurs est un nom de bâtardise. De même que Costes.

— Ils ne s’en élevèrent pas moins tous les deux jusqu’au commandement de la Garde. Leurs histoires figurent dans le volume. De même que celle de Rolland Sombrelyn. Le plus jeune à avoir jamais servi dans la Garde, jusqu’à moi-même. Il se vit décerner le manteau sur un champ de bataille et périt moins d’une heure après l’avoir endossé.

— Alors, il n’était pas très doué…

— Suffisamment. Il périt, mais son roi vécut. Des quantités de gens valeureux ont porté le blanc manteau. La plupart sont tombés dans l’oubli.

— La plupart méritent l’oubli. Ce qui se perpétuera toujours, c’est la mémoire des héros. Des meilleurs.

— Des meilleurs et des pires. » Et c’est ainsi que l’un de nous risque de survivre en chanson. « Et de quelques-uns qui furent un tantinet des deux. Lui, par exemple. » Il tapota la page où s’était interrompue sa lecture.

« Lui qui ? » Ser Loras se démancha le col pour regarder l’emblème. « Dix billettes noires sur champ écarlate. Je ne connais pas ces armoiries-là.

— Elles appartenaient à Criston Cole, qui servit le premier Viserys et le deuxième Aegon. » Jaime referma le Blanc Livre. « On l’a surnommé le Faiseur-de-rois. »

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