Le vent soufflait du nord quand Le Fer vainqueur contourna la pointe du cap et pénétra dans la baie sacrée dénommée Berceau de Nagga. Victarion rejoignit à sa proue Nutt le Barbier. Devant leurs yeux s’étendait le rivage sanctifié de Vieux Wyk au-dessus duquel se dressait la colline herbeuse d’où jaillissaient les côtes de Nagga, tels de gigantesques troncs d’arbres blancs, aussi massifs que des mâts de frégates et deux fois plus hauts.
Les ossements de la résidence du Roi Gris. Victarion percevait nettement la puissance magique des lieux. « Balon se tenait au pied de ces ossements, lorsqu’il se proclama roi pour la première fois, remémora-t-il. Il fit serment de nous reconquérir nos libertés, et Tarle Triplenoyé plaça sur sa tête une couronne de bois flotté. « BALON, criait-on, BALON ! BALON ROI ! »
« On va crier votre nom aussi fort », affirma Nutt.
Victarion acquiesça d’un hochement de tête, bien qu’il ne partageât pas la certitude du Barbier. Balon avait trois fils, plus une fille qu’il aimait beaucoup.
Il n’avait d’ailleurs fait aucun mystère de ses réserves à ses capitaines, à Moat Cailin, dès l’instant où ils l’avaient pressé de revendiquer le Trône de Grès. « Les fils de Balon sont morts, avait fait valoir Ralf le Rouge de Maisonpierre, et Asha est une femme. Vous étiez le vigoureux bras droit de votre frère, vous devez ramasser l’épée qu’il a laissée tomber. » Lorsque Victarion leur avait rappelé que les ordres formels de Balon étaient qu’il tienne Moat Cailin contre les Nordiens, Ralf Kenning avait objecté : « Les loups sont débandés, messire. Quel intérêt y a-t-il à conquérir ce marécage et à perdre les îles ? » Et Ralf le Boiteux d’ajouter : « L’Œil-de-Choucas est absent depuis trop longtemps. Il ne nous connaît pas du tout. »
Euron Greyjoy, Roi des Iles et du Nord.Cette idée réveilla dans son cœur une vieille hargne, et néanmoins…
« Les mots sont du vent, leur avait rétorqué Victarion, et il n’existe pas d’autre bon vent que celui qui gonfle nos voiles. Vous voudriez me faire combattre Euron l’Œil-de-Choucas ? Frère contre frère et Fer-nés contre Fer-nés ? » Euron était et demeurait son aîné, quelque sordide affaire sanglante qu’il ait pu y avoir entre eux. Il n’est pire malédiction que celle qui pèse sur les fratricides.
Cependant, lorsque étaient survenues les convocations du Tifs-Trempes, son appel à une réunion des états généraux de la royauté, aussitôt les choses avaient entièrement changé de face aux yeux de Victarion. Aeron parle avec la voix du dieu Noyé, s’était-il dit à la réflexion, et si la volonté du dieu Noyé est que j’occupe le Trône de Grès… Dès le lendemain, il confiait le commandement de Moat Cailin à Ralf Kenning et se mettait en route pour gagner le lit de la Fièvre où la flotte de Fer se trouvait regroupée, parmi roselières et saulaies. Une fois en mer, la dureté de la houle et la capricieuse inconstance des vents l’avaient retardé, mais il n’avait perdu qu’un seul boutre, et voilà qu’il était finalement chez lui.
Le Deuil et Le Fer vengeur le talonnaient de près quand Le Fer vainqueur se rabattit vers la terre ferme au-delà du cap. A leur suite venaient La Poigne, La Bise de Fer, Le Gris Spectre, le Lord Quellon, le Lord Vickon, le Lord Dagon puis tous les autres, soit les neuf dixièmes de la flotte de Fer qui, cinglant sur la marée du soir, s’étiraient en colonne assez décousue, derrière, sur pas mal de lieues. La vue de leurs voiles emplit Victarion Greyjoy de satisfaction. Aucun homme n’avait jamais aimé ses femmes avec autant de passion que le lord Capitaine aimait ses bateaux.
Le long du rivage sacré de Vieux Wyk, des alignements de boutres bordaient la grève à perte de vue, leurs mâts dressés comme autant de piques. En eaux plus profondes étaient mouillées les prises, conquises en course ou lors de razzias : cargos, caraques et frégates, de trop fort tonnage pour accoster. Des bannières familières flottaient à leur proue, leur poupe et leur mât.
Nutt le Barbier loucha vers la plage. « C’est Le Chant de la mer de lord Harloi, là ? » Avec ses bras trop longs pour ses jambes arquées, le Barbier conservait son aspect massif, mais ses yeux n’avaient plus l’acuité de leur prime jeunesse, époque où il lançait une hache avec tant de dextérité que les hommes le disaient capable de vous en ratiboiser le poil.
« Le Chant de la mer, ouais, ouais. » Apparemment, Rodrik le Bouquineur avait délaissé ses bouquins. « Et il y a aussi Le Foudroyant du vieux Timbal et, à côté de lui, L’Oiseau de nuit de Noirmarées. » Le regard de Victarion demeurait plus acéré que jamais. En dépit de leurs voiles ferlées et de leurs bannières en berne, il reconnaissait chacun des navires, ainsi qu’il était séant au lord Capitaine de la flotte de Fer. « Et aussi La Nageoire d’argent. Quelque parent de Sawane Botley. » Lord Botley avait été condamné à la noyade par l’Œil-de-Choucas, d’après ce qu’avait entendu dire Victarion, et son héritier était mort à Moat Cailin, mais il ne manquait pas de frères, et il laissait au surplus d’autres fils. Combien ? Quatre ? Non, cinq, et aucun n’a de raison de porter l’Œil-de-Choucas dans son cœur.
Et c’est sur ces entrefaites qu’il la repéra : une galère à mât unique, élégante de lignes et basse sur l’eau, dont la coque était rouge sombre. Ses voiles, ferlées pour l’heure, avaient la noirceur d’un ciel nocturne dépourvu d’étoiles. A sa proue figurait une vierge de fer au bras tendu, à la taille fine, aux seins hauts et arrogants, aux jambes longues et bien galbées. Une crinière de fer noir échevelée par le vent ondoyait jusqu’à ses épaules, et son visage avait des yeux de nacre mais pas de bouche.
Victarion serra violemment ses poings. Des poings qui pouvaient se targuer d’avoir rossé quatre hommes à mort, en sus d’une épouse… Il avait beau avoir les cheveux mouchetés de givre, le temps n’avait nullement entamé sa puissance physique de toujours, et son coffre de taureau ne l’empêchait pas d’afficher un ventre plat d’adolescent. La malédiction frappe le fratricide au regard des dieux et des hommes, lui avait rappelé Balon le jour où il avait contraint l’Œil-de-Choucas à prendre le large.
« Il est ici, annonça Victarion au Barbier. Affale la voile. Nous ne marcherons plus qu’à la rame. Donne l’ordre au Deuil et au Fer vengeur de s’interposer entre Le Silence et la mer. Au restant de la flotte de bloquer la baie. A tous, hommes ou corbeaux, interdiction de quitter leur bord, à moins que je ne le commande expressément. »
Du rivage, on avait aperçu leurs voiles. La baie répercuta les acclamations par lesquelles parents et amis saluaient les arrivants. Le Silence seul s’abstint de rien manifester. L’équipage bariolé de muets et de métis qui peuplait ses ponts ne souffla mot tandis que Le Fer vainqueur se rapprochait. Victarion se vit impudemment dévisager par des hommes noirs comme le goudron, quand ils n’étaient pas trapus et velus comme les singes de Sothoros. Des monstres, songea-t-il.
On jeta l’ancre à une dizaine de toises du Silence. « Mets une chaloupe à l’eau. Je voudrais me rendre à terre. » Victarion boucla son ceinturon pendant que les rameurs prenaient place à bord de l’embarcation ; sa rapière lui battait une hanche, un poignard équipait l’autre. Nutt le Barbier agrafa aux épaules du lord Capitaine un manteau composé de neuf couches de brocart d’or cousues de manière à figurer la seiche Greyjoy, dont l’emblème flottait jusqu’à ses bottes. Là-dessous, il était revêtu d’un pesant haubert de chaîne de maille grise qui laissait entrevoir des cuirs bouillis noirs. A Moat Cailin, il s’était accoutumé à rester jour et nuit dans cet équipage, les douleurs d’épaules et les courbatures dorsales étant somme toute un moindre mal que les saignements d’entrailles. Les flèches empoisonnées des diables du marais n’avaient besoin de vous infliger qu’une égratignure pour qu’au bout de quelques heures vous gueuliez en vous convulsant comme un possédé pendant que la vie fuyait de vous goutte à goutte entre les jambes en dégoulinades brunes et rouges. Quel que soit le candidat au Trône de Grès qui finisse par l’emporter, c’est moi qui me chargerai de régler leur compte aux diables du marais.
Victarion se coiffa d’un grand heaume de guerre noir, forgé à l’effigie d’une seiche de fer dont les tentacules se déroulaient pour couvrir les joues puis s’enchevêtraient sous la mâchoire. Entre-temps, la chaloupe s’était apprêtée pour l’appareillage. « Je te confie la charge des coffres, dit-il à Nutt au moment d’enjamber le plat-bord. Veille à ce qu’ils soient bien gardés. » L’issue de la partie qui allait se jouer reposait en grande partie sur eux.
« Aux ordres de Votre Majesté. »
Victarion le gratifia d’une grimace renfrognée. « Je ne suis pas encore roi. » Mains cramponnées au bastingage, il descendit dans l’embarcation.
Aeron Tifs-Trempes l’attendait, planté dans le ressac, sa gourde d’eau en bandoulière sous un bras. Malgré sa maigreur, qui achevait de le dégingander, il était de moindre taille que Victarion. Son nez faisait saillie comme un aileron de requin dans sa face osseuse, et ses yeux avaient l’air de deux clous de fer. Sa barbe lui tombait jusqu’à la ceinture, et les mèches emmêlées de sa chevelure lui fouettaient l’arrière des cuisses à chaque rafale des bises. « Frère, dit-il, tandis que les vagues glacées se brisaient en écumant autour de ses chevilles, ce qui est mort ne saurait mourir.
— Mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux. » Victarion retira son heaume et s’agenouilla. La houle emplit ses bottes et trempa ses chausses pendant que le prêtre lui faisait couler sur le front un filet d’eau salée. Et c’est dans cette posture qu’ils se mirent à prier tous deux.
« Où se trouve notre Choucas de frère ? s’enquit le lord Capitaine, après que leurs oraisons furent accomplies.
— Sienne est l’immense tente de brocart d’or, répondit Aeron de son ton sentencieux, d’où provient le plus de tapage. Il s’entoure d’impies et de monstres, encore pis qu’auparavant. En lui, le sang de notre père s’est voué au mal.
— Celui de notre mère aussi. » Victarion ne se laisserait assurément pas aller à parler de fratricide, ici, dans ce sanctuaire, au pied de la résidence du Roi Gris, sous les ossements de Nagga, mais que de fois n’avait-il rêvé, la nuit, que son poing tapissé de maille démolissait à coups redoublés la gueule souriante d’Euron jusqu’à la réduire en bouillie et à lui faire pisser à flots écarlates toute sa malignité. Je ne dois pas. J’en ai donné ma parole à Balon. « Tout le monde est venu ? questionna-t-il encore.
— Tout ce qui compte. Les capitaines et les rois. » Dans les Iles de Fer, les deux choses n’en faisaient qu’une, car chaque capitaine était roi sur le pont de son propre navire, et tout roi se devait d’être capitaine. « Est-ce que tu as l’intention de revendiquer la couronne de notre père ? »
Victarion s’imagina siégeant sur le Trône de Grès. « Si telle est la volonté du dieu Noyé.
— Les vagues se prononceront, répondit Aeron Tifs-Trempes en se détournant, prêt à s’éloigner. Prête une oreille attentive aux vagues, frère.
— Ouais. » Il se demanda comment sonnerait son nom, chuchoté par les vagues et crié par les capitaines et les rois. S’il advient jamais que la coupe me soit transmise, je ne la déposerai pas de sitôt.
Des quantités de gens s’étaient rassemblés autour de lui pour lui souhaiter la bienvenue et s’assurer de sa faveur. Il constata que chacune des îles en fournissait son contingent : il y avait là des Noirmarées, des Tawney, des Orkwood, des Pindepierre, des Wynch et bien d’autres. Les Bonfrère de Vieux Wyk, les Bonfrère de Grand Wyk et les Bonfrère d’Orkmont, tous étaient venus. Se trouvaient également là les Morru, malgré le mépris où les tenaient toutes les personnes comme il faut. Les altiers rejetons de maisons anciennes coudoyaient dans la cohue les modestes Berger, Tisserand, Lasenne et les humbles Humble eux-mêmes, issus de serfs et de femmes-sel. Un Volmark administra une claque dans le dos de Victarion. Deux Sparr lui fourrèrent une gourde de vin dans les mains. Il y but goulûment, s’essuya la bouche et se laissa enlever par eux jusqu’à leurs feux de camp, où ils le soûlèrent de récits de guerre, de couronnes et de pillage, tout en lui vantant la gloire et la libéralité de son règne à venir.
Cette nuit-là, les hommes de la flotte de Fer ayant dressé une tente gigantesque en toile à voile au-dessus de la ligne des marées, Victarion fut en mesure d’accueillir une cinquantaine de capitaines illustres à sa table et de les festoyer de chevreau rôti, de langouste et de morue salée. Aeron fut aussi des leurs. Il ne mangea que du poisson et ne but que de l’eau, tandis que le restant de l’assistance ingurgitait assez de bière pour mettre à flot tous les bâtiments de la flotte de Fer. Nombre des hôtes de Victarion lui promirent leur suffrage : Fralegg le Fort, le judicieux Alvyn Aigu, le bossu Hotho Harloi. Ce dernier lui proposant de prendre l’une de ses filles pour reine. « Je n’ai pas de chance avec les épouses », rétorqua-t-il. Sa première femme était morte en couches, lui donnant une fille mort-née. Une maladie maligne avait emporté la deuxième. Quant à la troisième…
« Un roi se doit d’avoir un héritier, n’en insista pas moins Hotho. L’Œil-de-Choucas rapporte trois fils qu’il va exhiber lors des états généraux.
— Des bâtards et des métis. Quel âge a cette fille que vous m’offrez ?
— Douze ans, dit le bossu. Elle est belle et féconde, toute fraîche éclose, avec des cheveux de miel. Ses seins sont encore petits, mais elle a de bonnes hanches. Elle tient de sa mère plus que de moi. »
Victarion comprit à demi-mot le sous-entendu, la gamine n’avait pas de bosse. Mais lorsqu’il essaya de se la représenter, il ne réussit à voir que l’épouse qu’il avait tuée, non sans sangloter chaque fois que s’abattait son poing, puis transportée au bas des falaises pour la livrer en pâture aux crabes. « Je me ferai un plaisir de jeter les yeux sur elle quand j’aurai été couronné », dit-il. Hotho n’avait pas osé espérer davantage, et c’est tout content de cette réponse qu’il s’éloigna d’un pas traînant.
Moins facile à séduire se révéla le beau lord Baelor Noirmarées. Il vint d’un air impassible s’asseoir auprès de Victarion, vêtu d’une tunique vairée de vert et noir en laine d’agneau. De zibeline était son manteau, qu’agrafait une étoile d’argent à sept branches. Il avait séjourné huit ans à Villevieille en qualité d’otage, et il en était revenu converti aux sept dieux révérés dans les contrées vertes. « Balon était fou, Aeron est encore plus fou, et Euron est le plus fou de tous, déclara-t-il. Et vous, qu’en est-il, messire Capitaine ? Si j’ovationne votre nom, mettrez-vous un terme à cette folle guerre ? »
Victarion fronça les sourcils. « Souhaiteriez-vous me voir ployer le genou ?
— Si besoin est. Nous ne pouvons tenir tête seuls à l’ensemble de Westeros. Balon entendait payer le fer-prix pour la liberté, disait-il, mais c’est avec des couches vides que nos femmes lui ont acheté ses couronnes. Ma mère en a su quelque chose. L’Antique Voie est bel et bien morte.
— Ce qui est mort ne saurait mourir, mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux. Dans cent ans, les hommes chanteront Balon le Hardi.
— Balon le Faiseur-de-veuves, appelez-le plutôt. J’échangerai de grand cœur sa liberté contre un père. En avez-vous un à me donner ? » Sa question étant demeurée sans réponse, Noirmarées le planta là avec un grognement.
La chaleur et la fumée rendaient de plus en plus irrespirable l’atmosphère de la tente. Deux des fils de Gorold Bonfrère renversèrent une table en luttant ; la perte d’un pari contraignit Will Humble à manger sa botte ; Lenwood Tawney le Petit joua du crincrin pendant que Romny Tisserand chantait Pluie d’acier, La Coupe sanglante et autres vieilles chansons de razzia. Qarl Pucelle et Eldred Morru dansèrent la danse du doigt. De formidables éclats de rire saluèrent l’atterrissage d’un des doigts d’Eldred dans la coupe de vin de Ralf le Boiteux.
Une femme se trouvait parmi les rieurs. Victarion se leva et l’aperçut qui, près des portières du pavillon, soufflait à l’oreille de Qarl Pucelle quelque chose qui le fit s’esclaffer à son tour. Il s’était bercé de l’espoir qu’elle ne serait pas assez cinglée pour venir à Vieux Wyk, mais sa vue le fit tout de même sourire. « Asha ! l’interpella-t-il d’un ton impératif. Nièce ! »
Elle se fraya passage pour le rejoindre, svelte et leste dans ses cuissardes de cuir mouchetées de sel, ses braies de laine vertes et sa tunique matelassée marron, son justaucorps de cuir sans manches à moitié délacé. « M’n onc’. » Asha Greyjoy avait beau être de haute taille pour une femme, elle n’en eut pas moins besoin de se percher sur la pointe des orteils pour lui déposer un baiser sur la joue. « Je suis enchantée de vous voir prendre part à mes états généraux de reine.
— Tes états généraux de reine ? » Victarion se prit à rire. « Est-ce que tu es ivre, nièce ? Assieds-toi. Je n’ai pas repéré ton Vent noir sur la grève.
— Je l’ai échoué sous le château de Norne Bonfrère avant de traverser l’île à cheval. » Elle s’empara d’un tabouret et, sans lui demander la permission, s’adjugea le vin de Nutt le Barbier. Celui-ci ne souleva pas d’objection, ayant dépassé les bornes de l’ébriété depuis quelque temps. « Qui tient Moat Cailin ?
— Ralf Kenning. La mort du Jeune Loup ne nous a laissé sur les bras que ces pestes de diables du marais.
— Le Nord n’était pas incarné seulement par les Stark. Le Trône de Fer en a nommé Gouverneur le sire de Fort-Terreur.
— Prétendrais-tu me donner des leçons dans l’art de la guerre ? Tu suçais encore le lait de ta mère que je livrais déjà des batailles.
— Et que vous en perdiez, par la même occasion. » Asha sirota une gorgée de vin.
Victarion n’aimait pas s’entendre rappeler Belle Ile. « Tout homme devrait perdre une bataille dans sa jeunesse, de manière à ne pas perdre de guerre lorsqu’il est vieux. Tu n’es pas venue ici pour émettre une revendication, j’espère ? »
Elle lui adressa un sourire taquin. « Et si c’est le cas ?
— Il y a des hommes qui se souviennent de l’époque où tu étais une petite fille, où tu te baignais toute nue dans la mer et jouais avec ta poupée.
— J’ai joué avec des haches aussi.
— En effet, fut-il forcé de convenir, mais une femme souhaite un mari, pas une couronne. Quand je serai roi, je t’en donnerai un.
— C’est trop aimable à m’n onc’. Vais-je vous dénicher une mignonne épouse, quand je serai reine ?
— Je n’ai pas de chance avec les épouses. Ça fait longtemps que tu es arrivée ?
— Assez longtemps pour m’apercevoir qu’Oncle Tifs-Trempes a réveillé plus de choses qu’il n’en avait l’intention. Le Timbal compte émettre une revendication, et l’on a entendu Tarle Triplenoyé déclarer que Maron Volmark était le véritable héritier de la lignée noire.
— Le roi doit être une seiche.
— L’Œil-de-Choucas en est une. Dans l’ordre de succession, le frère aîné vient avant le cadet. » Asha s’inclina d’un air de confidence vers son vis-à-vis. « Mais moi qui suis issue de la chair même de Balon, sa propre enfant, je viens avant vous deux. Ecoutez-moi, m’n onc’… »
Or, en cet instant, tout fit subitement silence. Le chant s’éteignit, Lenwood Tawney le Petit baissa son crincrin, les têtes se tournèrent unanimement. Même les fracas de vaisselle et le cliquetis des couteaux demeurèrent en suspens.
Une douzaine de nouveaux venus avaient pénétré dans la tente du banquet. Victarion distingua Jon Myrès Cul-de-poule, Torwold Dent-brune, Lucas Morru Main-gauche. Germund Botley croisa ses bras sur le corselet de plate-doré dont il avait dépouillé un capitaine Lannister au cours de la première rébellion de Balon. Orkwood d’Orkmont se tenait à ses côtés. Derrière eux se trouvaient Maindepierre, Quellon Humble et le Rameur Rouge avec ses flamboyants cheveux nattés. Et aussi Ralf le Berger, Ralf de Lordsport et Qarl le Serf.
Et l’Œil-de-Choucas, Euron Greyjoy.
Il n’a pas du tout changé d’aspect,songea Victarion. Il semble identique à ce qu’il était le jour où il se gaussa de moi et partit. Euron était physiquement le plus avenant des fils de lord Quellon et, à cet égard, ses trois années d’exil avaient glissé comme un jour sur lui. Il avait toujours les cheveux aussi noirs que la mer à minuit, le visage toujours aussi lisse et pâle sous sa barbe de jais soigneusement taillée. Un bandeau de cuir noir lui couvrait l’œil gauche, mais son œil droit était d’azur comme ciel d’été.
Son œil enjoué, songea Victarion. « Œil-de-Choucas, dit-il.
— Sire Œil-de-Choucas, frère. » Euron sourit. Ses lèvres paraissaient très sombres, à la lumière des lampes, contusionnées et bleues.
« Nous n’aurons de “sire” à donner qu’à l’élu des états généraux de la royauté. » Le Tifs-Trempes se dressa. « Aucun impie ne siégera jamais…
— … sur le Trône de Grès, vouivoui. » Euron parcourut la tente du regard. « Seulement, il se trouve que d’aventure je me suis, ces derniers temps, souvent assis sur le Trône de Grès. Sans qu’il manifeste d’objections. » Son œil enjoué pétillait de malice. « Qui possède, en matière de dieux, des connaissances plus étendues que les miennes ? Dieux cheval et dieux feu, dieux façonnés en or et munis d’yeux en pierres précieuses, dieux sculptés dans le bois de cèdre, dieux ciselés en forme de montagnes, dieux d’air et de vide et de vent… Je les connais tous. J’ai vu leurs peuples les enguirlander de fleurs, je les ai vus répandre en leur nom le sang de taureaux, de chèvres et d’enfants. Et j’ai entendu les prières qu’ils leur adressaient dans une cinquantaine de langues. Guérissez ma patte atrophiée, faites que la donzelle se mette à m’aimer, accordez-moi un fils pétant de santé. Sauvez-moi, secourez-moi, rendez-moi bien riche… Protégez-moi ! Protégez-moi de mes ennemis personnels, protégez-moi des ténèbres, protégez-moi des crabes dans ma bedaine, protégez-moi des seigneurs du cheval, des marchands d’esclaves, des soudards qui sont à ma porte. Protégez-moi du Silence. » Il éclata de rire. « Impie, moi ? Mais, diable, Aeron, je suis l’homme le plus farci de dieux qui ait jamais mis à la voile ! Tu sers un seul et unique dieu, Tifs-Trempes, quand moi j’en ai servi dix mille constamment. D’Ibben à Asshaï, les gens prient, pour peu qu’ils discernent mes voiles ! »
Le prêtre brandit un index osseux. « Ils prient des arbres et des idoles dorées, des abominations à tête de bouc. Des dieux d’imposture…
— Tout juste, répondit Euron, et pour les punir de ce péché, moi, je les tue tous. Je fais à la mer libation de leur sang, et leurs femmes peuvent bien gueuler, je plante ma semence en elles. Leurs petits dieux sont incapables de m’arrêter, ce qui prouve manifestement qu’ils sont des dieux d’imposture. Ma piété surpasse même la tienne, Aeron. Et ce serait peut-être à toi de t’agenouiller devant moi pour obtenir ma bénédiction. »
Ce qu’entendant, le Rameur Rouge se mit à rire à gorge déployée, relayé sur-le-champ par les autres.
« Fols ! s’exclama le prêtre, fols et serfs et aveugles, voilà ce que vous êtes ! Ne voyez-vous pas ce qui se tient là, juste devant vous ?
— Un roi », riposta Quellon Humble.
Le Tifs-Trempes cracha puis s’en fut dans la nuit d’un pas précipité.
Après son départ, l’œil enjoué du Choucas se tourna contre Victarion. « Messire Capitaine, êtes-vous à court de salutations pour un frère si longtemps absent ? Toi aussi, Asha ? Comment se porte dame ta mère ?
— Mal, répondit-elle. Un salopard l’a rendue veuve. »
Euron haussa les épaules. « J’avais ouï dire que le coupable de la mort de Balon était le dieu des Tornades. Qui donc est l’assassin ? Dis-moi son nom, nièce, pour que je puisse me venger de lui. »
Asha se leva. « Son nom, vous le connaissez aussi bien que moi. Alors que cela faisait trois ans que vous nous aviez quittés, la réapparition du Silence a eu lieu moins d’un jour après la disparition du seigneur mon père.
— Est-ce moi que tu accuses ? questionna Euron d’une voix doucereuse.
— Je devrais ? »
Frappé par l’agressivité du timbre d’Asha, Victarion fronça les sourcils. Il était dangereux de parler de la sorte au Choucas, lors même qu’une lueur d’amusement scintillait dans son œil enjoué.
« Est-ce que je commande aux vents ? lança ce dernier à ses gentils toutous.
— Non, Votre Majesté, dit Orkwood d’Orkmont.
— Aucun être humain ne commande aux vents, dit Germund Botley.
— Que n’est-ce en votre pouvoir…, dit le Rameur Rouge. Vous feriez voile pour n’importe où selon votre seul gré sans jamais être encalminé.
— Eh bien, te voilà édifiée, de la bouche même de trois braves gens, reprit Euron. Le Silence était en mer au moment de la mort de Balon. Si tu doutes de la parole d’un oncle, je te donne la permission d’interroger mon équipage.
— Un équipage de muets ? Ouais, ça me rendrait foutrement service.
— Ce qui te rendrait foutrement service, c’est un mari. » Euron se tourna derechef vers ses suiveurs. « Torwold, je ne me rappelle plus, tu as une épouse ?
— Rien que celle d’avant. » Torwold Dent-brune se fendit la pêche jusqu’aux oreilles, révélant par là d’où lui venait son sobriquet.
« Je suis célibataire, moi…, s’avisa d’annoncer Lucas Morru Main-gauche.
— Et pas pour des prunes ! riposta Asha. Toutes les femmes méprisent les Morru en bloc. Me louche pas dessus d’un air si désolé, Lucas. Il te reste toujours le recours à ta fameuse gauche. » Des va-et-vient de son poing fermé explicitèrent l’allusion.
Morru se répandit en jurons jusqu’à ce que l’Œil-de-Choucas pose une main sur sa poitrine. « Etait-ce là bien courtois de ta part, Asha ? Tu l’as blessé au vif.
— Plus facile que de le lui faire au kiki. Je lance une hache avec autant d’habileté que n’importe quel homme, mais quand la cible est si minuscule…
— Cette garce s’oublie, gronda Jon Myrès Cul-de-poule. Balon l’a laissée se prendre pour un homme.
— Ton propre père a commis la même erreur avec toi, rétorqua-t-elle.
— Filez-moi-la, Euron…, suggéra le Rameur Rouge, et j’y flanque une de ces fessées qu’elle en aura le cul aussi rouge que mes cheveux.
— Essaie voir un peu, le rembarra-t-elle, et c’est l’Eunuque Rouge qu’on pourra t’appeler aussi sec. » Elle tenait une hache de jet qu’elle lança en l’air puis rattrapa comme en se jouant. « Le voilà, mon mari, m’n onc’. Quiconque aurait des prétentions sur moi ferait bien de commencer par m’en soulager. »
Victarion abattit bruyamment son poing sur la table. « Je ne tolérerai pas que le sang coule ici. Euron, prends tes… tes clébards, et tire-toi.
— J’avais compté sur une réception plus chaleureuse de ta part, frère. En ma qualité d’aîné, déjà, et bientôt de souverain légitime. »
Victarion se rembrunit. « Il sera toujours temps de voir, quand les états généraux se prononceront, qui est appelé à porter la couronne de bois flotté.
— Là-dessus, point de désaccord. » En guise de congé, Euron leva deux doigts vers le bandeau qui lui couvrait l’œil gauche et se retira. Ses acolytes se précipitèrent sur ses talons comme une meute de bâtards. Leur départ fut salué par un lourd silence qui se prolongea jusqu’à ce que Lenwood Tawney le Petit fasse à nouveau résonner son crincrin. La bière et le vin se remirent à couler à flots, mais non sans que l’incident eût coupé la soif à plusieurs des hôtes. Eldred Morru se faufila dehors, berçant sa main sanguinolente, imité aussitôt par Will Humble, par Hotho Harloi puis par nombre de Bonfrère.
« M’n onc’. » Asha posa une main sur l’épaule de Victarion. « Allons faire quelques pas, si vous voulez bien. »
A l’extérieur, le vent se levait. Des nuages galopaient sur la face blême de la lune. Ils ressemblaient vaguement à des galères faisant force de rames pour l’éperonner. Les étoiles étaient clairsemées et sans grand éclat. La grève était sur toute sa longueur bordée de boutres dont les mâts jaillissaient du ressac comme une forêt. Victarion percevait le crissement des coques creusant leur assise dans les graviers. Il percevait les gémissements des cordages, le claquement des bannières.
Au-delà, dans les eaux plus profondes de la baie, se balançaient les silhouettes sombres des gros bâtiments ancrés parmi des nappes de brouillard.
Ils longèrent le rivage côte à côte et, tout en se maintenant juste au-dessus de la ligne des flots, s’éloignèrent des camps et de leurs feux. « Sans rien déguiser, m’n onc’, se décida finalement Asha, dites-moi quel motif avait incité Euron à quitter les îles si soudainement.
— L’appât du butin l’a motivé à maintes reprises.
— Mais jamais pour aussi longtemps.
— Il a emmené Le Silence jusqu’en Orient. Un sacré périple…
— J’ai demandé pourquoi il était parti, pas pour où. » N’ayant pas obtenu de réponse, elle reprit : « J’étais absente quand Le Silence a appareillé. J’avais conduit Le Vent noir autour de La Treille jusqu’aux Degrés de Pierre, afin de dérober quelques babioles aux pirates lysiens. A mon retour, le Choucas s’était évaporé, et votre nouvelle épouse était morte.
— Elle n’était qu’une femme-sel. » Depuis qu’il l’avait livrée en pâture aux crabes, il n’avait pas touché d’autre femme. Il me faudra forcément prendre une épouse quand je serai roi. Une épouse véritable, qui soit ma reine et porte mes fils. Un roi se doit d’avoir un héritier.
« Mon père se refusait à parler d’elle, insista Asha.
— Il ne sert à rien de parler de choses que nul être au monde ne peut changer. » Il en avait assez de ce sujet-là. « J’ai aperçu le bouffe du Bouquineur.
— Il m’a fallu déployer tout mon charme pour l’extirper de sa tour de la Bibliothèque. »
Elle a donc les Harloi…Les sourcils de Victarion se froncèrent encore davantage. « Tu ne peux pas espérer régner. Tu es une femme.
— Est-ce à cause de cela que je perds toujours les concours à qui pissera plus loin ? » Asha se mit à rire. « Cela me chagrine à dire, m’n onc’, mais il se peut que vous ayez raison. Cela fait quatre jours et quatre nuits que je passe à boire avec les capitaines et les rois, à écouter de toutes mes oreilles ce qu’ils disent… et ce qu’ils n’ont garde de dire. Mes propres gens me sont favorables, ainsi que pas mal d’Harloi. J’ai aussi Tris Botley, plus un petit nombre d’autres. Pas assez. » Elle gratifia un caillou d’un coup de pied qui l’expédia dans la mer, plouf ! entre deux bateaux. « Je me suis mis plus ou moins en tête de crier le nom de mon petit nononc’ à moi…
— Lequel ? questionna-t-il. Tu en as trois.
— Quatre. Ecoutez-moi, m’n onc’. Je placerai de mes propres mains la couronne de bois flotté sur votre front, si vous êtes d’accord pour partager les rênes du pouvoir.
— Partager les rênes ? Comment cela pourrait-il être ? » Elle déraisonnait… ! Prétendrait-elle être ma reine ? Victarion se surprit à regarder Asha d’un tout autre œil qu’il ne l’avait jamais fait jusque-là. Il sentit sa virilité commencer à s’émouvoir. Elle est la fille de Balon, se rabroua-t-il. Il se la rappela petite fille en train de lancer des haches contre une porte. Il se croisa les bras sur la poitrine. « Il n’y a de place que pour un sur le Trône de Grès.
— A mon nononc’ chéri de la prendre, alors, répondit Asha. Je me tiendrai debout derrière vous pour garder votre dos et vous chuchoter à l’oreille. Aucun roi ne peut gouverner tout seul. Même à l’époque où les dragons occupaient le Trône de Fer, ils avaient des gens pour les seconder. Les Mains du Roi. Permettez-moi d’être votre Main, m’n onc’. »
Aucun roi des Iles n’avait jamais eu besoin de Main, et encore moins d’une Main féminine. Les capitaines et les rois se ficheraient de moi quand ils seraient pompettes. « Pourquoi diable voudrais-tu me tenir lieu de Main ?
— Pour achever cette guerre avant que cette guerre ne nous achève. Nous avons conquis tout ce que nous étions susceptibles de conquérir… Et que nous risquons de perdre tout aussi vite, à moins de conclure une paix. J’ai montré tous les égards possibles à lady Glover, et elle jure que son mari consentira à traiter avec moi. Si nous restituons Motte-la-Forêt, Quart Torrhen et Moat Cailin, elle affirme que les Nordiens nous céderont toute la côte des Roches et la presqu’île de Merdragon. Or, tout en n’ayant qu’une population clairsemée, ces territoires sont dix fois plus vastes que toutes les Iles dans leur ensemble. Un échange d’otages scellera le pacte, et chacune des deux parties s’engagera à faire cause commune avec l’autre, s’il devait arriver que le Trône de Fer… »
Victarion se mit à glousser. « Cette lady Glover s’amuse à te rouler comme une idiote, nièce. La côte des Roches et la presqu’île de Merdragon sont entre nos mains. Pourquoi restituer quoi que ce soit ? Winterfell est un tas de ruines carbonisées, et le Jeune Loup pourrit sans tête dans la terre. C’est le Nord tout entier qui nous appartiendra, conformément au rêve du seigneur ton père.
— Quand les boutres auront appris à ramer dans le sein des forêts, peut-être. Sans doute est-il possible à un pêcheur de harponner un léviathan gris, mais il périra entraîné dans l’abîme, à moins qu’il ne s’empresse de sectionner la ligne afin de relâcher sa proie. Le Nord est beaucoup trop gigantesque pour notre emprise, et beaucoup trop bourré de Nordiens.
— Retourne à tes poupées, nièce. Laisse aux guerriers le soin de gagner les guerres. » Victarion exhiba ses poings. « J’ai deux mains. Nul homme n’a besoin d’en posséder trois.
— J’en connais un qui a besoin de la maison Harloi, toujours…
— Hotho le Bossu m’a offert sa fille pour reine. Si je l’accepte, j’aurai les Harloi. »
Elle fut prise à contre-pied. « C’est lord Rodrik, le chef de la maison Harloi.
— Rodrik n’a pas de filles, rien que des bouquins. Hotho sera son héritier, et je serai le roi. » Du fait de l’avoir dit à haute voix, cela sonnait bien avéré. « L’Œil-de-Choucas est resté trop longtemps au loin.
— Il y a des hommes qui paraissent plus grands, vus de loin, l’avertit Asha. Allez donc faire un tour parmi les feux de camp, si vous en avez l’audace, et tendez l’oreille. Votre vigueur ne fait pas l’objet des histoires qu’on y raconte, pas plus que ma célèbre vénusté. On n’y parle que du Choucas ; des contrées lointaines qu’il a visitées, des femmes qu’il a violées, des hommes qu’il a tués, des villes qu’il a saccagées, de la façon dont il a brûlé la flotte de lord Tywin à Port-Lannis…
— C’est moi qui ai brûlé la flotte du lion ! s’emporta Victarion. C’est de mes propres mains que j’ai balancé la première torche contre son navire amiral !
— Mais c’est le Choucas qui avait pondu le plan. » Asha posa une main sur le bras de son oncle. « Et c’est aussi lui qui a assassiné votre femme, n’est-ce pas ? »
Balon leur avait formellement interdit d’en parler, mais Balon n’était plus. « Comme il l’avait engrossée, je me suis vu dans l’obligation de la mettre à mort moi-même. J’aurais volontiers tué l’Œil-de-Choucas dans la foulée, mais la seule idée qu’un fratricide puisse avoir lieu dans sa demeure a révolté Balon. Il a condamné Euron à l’exil, à un exil sans espoir de retour jamais…
— C’est-à-dire aussi longtemps que mon père serait en vie ? »
Victarion contempla ses poings. « Elle m’avait planté des cornes. Je n’avais pas le choix. » Si mon infortune avait été connue, j’aurais été la risée de tout le monde, comme j’avais été la risée d’Euron pendant notre face-à-face.
« Elle en voulait, elle mouillait quand elle est venue me relancer, s’était effectivement esbaudi l’autre flambard. Paraît que tu es copieux de partout sauf à l’endroit où il faudrait… »
Mais, de pareils détails, il était impossible à Victarion d’en informer Asha.
« J’en suis navrée pour vous, commenta-t-elle, et encore plus pour cette malheureuse. Mais, cela dit, vous ne me laissez guère d’autre solution que de revendiquer personnellement le Trône de Grès. »
Tu cours au fiasco. « Ton souffle t’appartient. Libre à toi de le gaspiller, femme.
— Libre à moi. » Et elle le quitta.