A l’est de Viergétang se dressaient des collines sauvages, et les pins se refermaient sur leur passage comme une armée de silencieux soldats gris-vert.
Dick Main-leste ayant affirmé que le plus court et le plus facile était d’emprunter la route côtière, ils perdaient assez rarement la baie de vue. Au fur et à mesure qu’ils progressaient, les bourgs et les villages qui ponctuaient le bord de la mer se faisaient de plus en plus chétifs et de moins en moins fréquents. Ils se proposaient de trouver une auberge à la tombée de la nuit. Crabbe ferait couche commune avec d’autres voyageurs, pendant que Brienne prendrait une chambre particulière pour elle et Podrick.
« Plus bon marché, que ça serait, si on partageait tous le même pieu, m’dame, objecta Main-leste, le moment venu. Vous auriez qu’à coucher votre épée entre nous. Le vieux Dick, là, c’est le bonhomme tout ce qu’y a d’inoffensif. Chevaleresque autant qu’un chevalier, et puis honnête tout pareil au même que les journées sont longues.
— Les jours sont en train de raccourcir, signala Brienne.
— Eh ben, ça se peut. Si vous me faites pas confiance dans le pieu, je pourrais simplement me rouler en boule sur le plancher, m’dame.
— Pas sur mon plancher.
— Y aurait de quoi croire que vous me faites pas aucune confiance du tout.
— La confiance se gagne. Comme l’or.
— Ben, d’accord, m’dame, répliqua Crabbe, mais, plus au nord, là où la route, y en a plus, vous faudra bien faire confiance à Dick, alors. Si ça me prenait, l’envie de vous piquer votre or à la pointe de l’épée, qui c’est-y qui me l’empêcherait ?
— Vous n’avez pas d’épée. Moi si. »
Après lui avoir fermé la porte au nez, elle resta plantée près du vantail, l’oreille tendue, jusqu’à ce qu’elle fut certaine qu’il s’était éloigné. Tout habile qu’il pouvait être, Dick Crabbe n’avait rien d’un Jaime Lannister, ni d’une Souris démente, ni même d’un Humfrey Frétilletrique. Il était malingre et mal nourri, et il ne disposait pour toute armure que d’un demi-heaume tout taché de rouille et cabossé. En lieu et place d’épée, il trimbalait une vieille dague ébréchée. Ainsi ne constituait-il aucun danger pour elle, aussi longtemps qu’elle restait éveillée. « Podrick, dit-elle, il va tôt ou tard venir un moment où nous ne trouverons plus d’auberges pour nous abriter. Je me défie de notre guide. Lorsque nous camperons, te sera-t-il possible de veiller sur moi pendant que je dors ?
— Garder les yeux ouverts, ma dame ? Ser. » Il réfléchit. « Je possède une épée. Si Crabbe tente de vous faire du mal, je serais capable de le tuer.
— Non, dit-elle d’un ton sévère. Il n’est pas question que tu essaies de te battre avec lui. Tout ce que je te demande, c’est de le surveiller pendant mon sommeil, et de me réveiller s’il fait quoi que ce soit de louche. Je me réveille en un clin d’œil, tu t’apercevras. »
Crabbe révéla son vrai jeu le lendemain, lorsqu’ils firent halte afin d’abreuver les chevaux. Brienne, qui avait dû se retirer derrière des buissons pour soulager sa vessie, se trouvait accroupie quand elle entendit Podrick se récrier : « Qu’est-ce que vous faites là ? Fichez-moi le camp ! » Elle acheva sa petite affaire, remonta ses chausses et, retournant sur la route, y découvrit Dick Main-leste en train d’essuyer ses pattes on aurait dit talquées. « Vous ne trouverez pas le moindre dragon dans mes fontes de selle, le prévint-elle. Je garde mon or sur moi. » Elle en avait une partie dans l’aumônière de sa ceinture, le reste camouflé dans deux poches cousues dans la doublure de ses vêtements. La bourse rondelette placée dans ses fontes était bourrée de cuivraille grosse et petite, sols et demi-sols, liards et deniers en étoile, ainsi que de belle et bonne farine blanche destinée à la faire paraître encore plus rondelette, farine dont Brienne avait fait l’emplette auprès du cuisinier des Sept Epées, le matin même de son départ de Sombreval.
« Dick y entendait pas malice, m’dame. » Il fit frétiller ses doigts tout enfarinés pour montrer qu’il n’avait pas d’arme. « Je cherchais tout juste à voir si vous les aviez, ces dragons-là que vous m’avez promis. Le monde est plein de menteurs qui attendent que de filouter le bonhomme honnête. Pas que cette espèce, vous en êtes, vous… »
Brienne espéra qu’il avait plus de talent comme guide que comme voleur. « Nous ferions mieux de repartir. » Elle se remit en selle.
Dick chantait volontiers, pendant leur chevauchée ; jamais une chanson complète, uniquement trois vers de celle-ci et un couplet de celle-là. Brienne le soupçonna de ne chercher qu’à la charmer pour mieux endormir sa défiance. De-ci de-là, il tenta de les entraîner, elle et Podrick, à faire chorus avec lui, mais il y perdit sa peine. Le petit était beaucoup trop timide pour se dénouer la langue, et quant à chanter, elle, pas question. Est-ce que vous chantiez pour votre père ? lui avait un jour demandé lady Catelyn, à Vivesaigues. Est-ce que vous chantiez pour Renly ? Non, jamais, pas une seule fois, et pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Ce n’était pas l’envie…
Quand il n’était pas en train de chanter, Dick Main-leste, il parlait, il les régalait d’histoires sur la presqu’île de Clacquepince. Chacune de ses vallées sinistres avait, disait-il, son propre lord, et toute la clique que cela faisait ne communiait que dans la défiance des étrangers. Sombre et vigoureux coulait dans leurs veines le sang des Premiers Hommes. « Les Andals ont bien essayé de prendre Clacquepince, mais nous, on les a saignés dans les combes et noyés dans les marécages. Seulement, ce que leurs fils, y-z-ont pas pu gagner avec des épées, eh ben, leurs mignonnes de filles, elles l’ont eu avec des baisers. Y se sont mis par le mariage dans les maisons qu’y-z-avaient pas pu conquérir, oui-da. »
Les rois Sombrelyn de Sombreval avaient tâché d’imposer leur loi sur la presqu’île de Clacquepince ; les Mouton de Viergétang avaient aussi tenté de le faire et, plus tard, les altiers Celtigar d’Isle-aux-Crabes. Mais les Clacquepince connaissaient leurs marécages et leurs forêts comme aucun étranger ne pouvait le faire, et, en cas de danger trop pressant, ils se volatilisaient dans les cavernes dont leurs collines étaient truffées. Lorsqu’ils n’avaient pas à combattre de conquérants présomptifs, ils se battaient entre eux. Leurs querelles ancestrales étaient aussi profondes et ténébreuses que les marécages au creux de leurs collines. Il arrivait de temps en temps qu’un champion rétablisse la paix dans toute la presqu’île, mais cette paix ne durait jamais que tant qu’il était en vie. Lord Lucifer Hardy, ça, c’était un grand bonhomme, et les frères Brune, pareil. Le vieux Clacquezoss même encore plus, mais les plus puissants de tous, y a pas, c’étaient les Crabbe. Dick refusait toujours mordicus de croire que Brienne n’avait jamais entendu parler de ser Clarence Crabbe et de ses prouesses.
« Pourquoi mentirais-je ? lui demanda-t-elle. Il y a partout des héros locaux. Là d’où je viens, les chanteurs chantent les exploits de ser Galladon de Morne, le Parfait Chevalier.
— Ser Gallaqui de Quoi ? » Il renifla. « Jamais entendu parler. Pourquoi diable qu’il était si parfait que ça ?
— Ser Galladon était un champion tellement valeureux qu’il ravit le cœur de la Jouvencelle en personne. Elle lui offrit pour gage de son amour une épée enchantée. Celle-ci s’appelait Juste Pucelle. Aucune épée ordinaire ne pouvait lui tenir tête, ni quelque bouclier que ce soit supporter son baiser. Ser Galladon arborait fièrement Juste Pucelle, mais il la dégaina seulement trois fois. Il se refusait à l’utiliser contre un simple mortel, parce qu’elle était si puissante qu’elle aurait rendu déloyal n’importe quel duel. »
Crabbe trouva cela désopilant. « Le Parfait Chevalier ? Le Parfait Imbécile, moi, je dirais ! Quel intérêt ç’a, d’avoir une épée magique, foutredieux ! si vous vous en servez pas bien ?
— L’honneur, répondit-elle. C’est d’honneur qu’il est question, là. »
Il n’en rigola que deux fois plus fort. « Ser Clarence Crabbe s’en serait torché son cul poilu, de votre Parfait Chevalier, m’dame. Y se s’auraient jamais rencontrés, tous les deux, demandez-moi voir, que, sûr, y aurait eu une tête sanglante de plus sur les étagères aux Murmures. “J’aurais mieux fait d’utiliser l’épée magique”, qu’elle yeur dirait, à toutes les autres têtes. “J’aurais mieux fait d’utiliser cette putain d’épée !” »
Brienne ne put s’empêcher de sourire. « Peut-être, concéda-t-elle, mais ser Galladon était tout sauf un imbécile. Contre un adversaire de huit pieds de haut monté sur un aurochs, il aurait fort bien pu dégainer sa Juste Pucelle. Il s’en servit une fois pour tuer un dragon, à ce qu’il paraît. »
Dick Main-leste ne se laissa pas impressionner pour si peu. « Clacquezoss aussi combattit un dragon, mais il avait que foutre d’une épée magique. Lui se contenta d’y faire un nœud au cou, ce qui fait que chaque fois qu’y soufflait du feu, ben, c’était son cul qu’y s’ faisait rôtir.
— Et que fit Clacquezoss quand survinrent Aegon et ses sœurs ? questionna Brienne.
— Il était d’jà mort. M’dame doit ben savoir ça. » Crabbe lui décocha un coup d’œil en biais. « Aegon dépêcha sa sœur sur Clacquepince, cette Visenya. Les lords, y-z-étaient au courant, pour la façon qu’Harren avait fini. Etant pas des idiots, y déposèrent leurs épées aux pieds de la reine. Elle les prit comme hommes à elle et dit qu’y devraient pas la féauté à Viergétang, Sombreval ou l’Isle-aux-Crabes. Ç’arrête pas ces putains de Celtigar d’envoyer des types à la côte est récolter les taxes. S’ils sont assez, y en a un peu qui lui reviennent… Sans ça, nous, on fait des courbettes qu’à nos propres lords et au roi. Le véritable roi, pas l’engeance Robert et consorts. » Il cracha. « Avec le prince Rhaegar, au Trident, y avait des Crabbe et des Brune et des Tourbier, et pareil dans la Garde Royale. Un Hardy, un Grotte, un Pynède et trois Crabbe, Clement, Rupert et Clarence le Court. Haut de six pieds, qu’il était, mais court comparé au véritable ser Clarence. On est tous des fidèles au dragon, par-là, nous autres, à Clacquepince. »
La circulation continua tant et si bien de se réduire, au fur et à mesure qu’ils progressaient vers le nord puis l’est, qu’ils finirent par ne plus rencontrer d’auberges. Désormais, la route qui bordait la baie comportait moins d’ornières que d’herbes folles. Cette nuit-là, ils trouvèrent encore à s’héberger dans un village de pêcheurs. Pour quelques sous, Brienne obtint des habitants la permission de coucher dans une grange à foin. Sitôt après s’être adjugé d’autorité le fenil du haut pour elle et Podrick, elle en retira l’échelle d’accès.
« Vous me laissez ici en bas tout seul, que ça me serait foutrement facile, voler vos chevaux ! râla Crabbe, le nez en l’air. Faudrait mieux d’y z-yeur faire aussi grimper l’échelle, m’dame. » En constatant qu’elle faisait la sourde oreille, il reprit néanmoins : « Y va pleuvoir, cette nuit. A verse, une pluie froide. Vous et Popod, z’allez dormir tout bien tout chaud, et le pauvre vieux Dick, y va me grelotter ici en bas tout seul. » Il secoua la tête et, tout en s’apprêtant une litière sur un tas de foin, grommela : « Jamais de ma vie que j’ai connu une donzelle aussi salement méfiante que vous ! »
Brienne se pelotonna sous son manteau, Podrick bâillant auprès d’elle. Je n’ai pas toujours été sur mes gardes, aurait-elle aisément pu crier à Crabbe, de son perchoir. Quand j’étais une petite fille, je me figurais que tous les hommes étaient aussi nobles que mon père. Même ceux qui lui disaient comme elle était mignonne, comme elle était grande et vive et futée, comme elle était gracieuse quand elle dansait. C’est septa Roelle qui l’avait brutalement dessillée. « Ils disent ces choses à seule fin de se gagner les bonnes grâces de ton seigneur père, avait-elle déclaré. La vérité, c’est dans ton miroir que tu la trouveras, pas sur la langue des hommes. » C’était là une rude leçon, l’une de celles qui vous laissent en larmes, mais elle s’était révélée des plus utiles à Hautjardin, quand ser Hyle et ses copains s’étaient livrés à leur petit jeu. Une damoiselle se doit d’être méfiante dans ce monde-ci, sans quoi elle aura tôt fait de ne plus être une damoiselle, était-elle en train de songer, quand il commença de pleuvoir.
A la mêlée de Pont-l’Amer, elle s’était débrouillée pour traquer ses poursuivants et pour les rosser un par un, Portée puis Ambrose et puis Brousse et Mark Mullendor et Raymond Quenenny et Will la Cigogne. Puis elle avait désarçonné Harry Scyeur et puis démoli son heaume à Robin Le Pottier, tout en l’affligeant d’une sacrée balafre…, et à peine venait-elle de faire mordre la poussière au dernier de ces galants hommes que la Mère lui avait offert ser Ronnet Connington soi-même. Lequel tenait, cette fois-ci, non pas une rose mais une épée. Et Brienne avait trouvé plus savoureux qu’un baiser chacun des coups qu’elle lui assenait.
Il n’était plus resté, finalement, pour affronter sa rogne, que Loras Tyrell, ce jour-là. Lui ne l’avait jamais courtisée, c’était même tout juste s’il avait seulement posé les yeux sur elle, mais il arborait sur son bouclier, ce jour-là, trois roses d’or, et Brienne haïssait les roses. Cette seule vue l’avait dotée de forces furibondes. Quand le sommeil la prit, dans le fenil, elle revit tous les détails de leur duel, mais c’est ser Jaime ensuite qui, dans son rêve, lui agrafait aux épaules un manteau arc-en-ciel…
Quand survint le matin, la pluie s’acharnait toujours. Pendant que l’on déjeunait, Dick Main-leste suggéra d’attendre qu’elle s’arrête.
« Quand le fera-t-elle ? Demain ? Dans quinze jours ? Lorsque reviendra l’été ? Non. Nous avons des manteaux, et nombre de lieues à faire. »
Il plut toute la journée. L’étroite sente qu’ils suivaient ne tarda guère à se transformer en bourbier sous leurs pas. Le peu d’arbres qu’ils distinguaient se révélaient nus, et l’opiniâtreté de l’averse avait déjà suffi à faire de leurs feuilles mortes un tapis brunâtre et spongieux. En dépit de sa doublure en peau d’écureuil, le manteau de Crabbe était trempé comme soupe, et, en le voyant grelotter là-dessous, Brienne fut momentanément émue de compassion pour ce pauvre diable. Voilà pas mal de temps qu’il n’a pas mangé à sa faim, ça crève les yeux. Elle en vint à se demander s’il existait vraiment une crique à contrebandiers, voire un château en ruine nommé les Murmures. La famine poussait les gens à commettre des actes désespérés, rumina-t-elle, et toutes ces salades risquaient de n’être qu’un stratagème destiné à la filouter. La suspicion lui donna des aigreurs d’estomac.
Pendant quelque temps, elle eut l’impression que le dégoulinement têtu, permanent de la pluie était le seul bruit du monde. Dick Main-leste continuait à charruer laborieusement la gadoue, comme si de rien n’était. En l’examinant plus attentivement, elle s’aperçut qu’il était presque plié en deux, comme si le fait de se courber si bas en selle pouvait réussir à le garder au sec. Cette fois, la tombée du jour les surprit sans que la moindre silhouette de village se trouve à portée de main. Ni la moindre apparence d’arbres sous lesquels s’abriter non plus. Ils furent donc forcés de camper dans un vague amas de rochers qui dominaient la ligne de marée d’une quinzaine de toises. Du moins ceux-ci les protégeraient-ils du vent. « Faudrait mieux qu’on se prévoye un tour de veille, cette nuit, m’dame », lui dit Crabbe pendant qu’elle s’efforçait de faire prendre un feu de bois flotté. « Un endroit comme ici, pourrait ben y avoir de l’esquicheur.
— De l’esquicheur ? » Brienne loucha vers lui d’un air soupçonneux.
« Des monstres, traduisit-il en se pourléchant manifestement. Vous croiriez des hommes tant que vous êtes pas tout près tout près, mais y vous ont des têtes trop grosses, et puis des écailles là où qu’un type correc’, ça vous a des poils. Blancs comme un ventre de poisson qu’y sont, avec des palmes entre les doigts. Y sont toujours trempés et puent la poiscaille, mais, derrière ces lèvres adipeuses qu’y-z-ont, y a des rangées de dents vertes et pointues comme des aiguilles. Y en a qui disent que les Premiers Hommes les ont tous anéantis, mais allez pas me gober ce bobard. A pas de loup qu’y viennent la nuit sur ces pieds palmés qu’y vous ont et qui font sksch-sksch, le bruit, et y volent les petits enfants méchants. Les filles, y se vous les gardent pour se reproduire avec, mais les garçons, y vous les boulottent en les déchiquetant avec ces putains de dents vertes pointues. » Il adressa un large sourire à Podrick. « Y te bouff’raient, mon gars. Y te bouff’raient tout cru.
— Qu’ils essaient, et je les tuerai. » Le gamin toucha son épée.
« Essaie toujours. Tu f’ras qu’essayer. Les esquicheurs, ç’a la vie dure. » Il fit un clin d’œil à Brienne. « Vous, méchante petite fille, m’dame ?
— Non. » Rien qu’une imbécile. Le bois était trop mouillé pour prendre, quelque quantité d’étincelles que fît jaillir le battement de l’acier contre la pierre à feu. Les brindilles eurent beau émettre un brin de fumée, bernique, ce fut tout. Dégoûtée, Brienne s’assit par terre et, le dos calé contre un rocher, tira son manteau sur elle et se résigna à une nuit froide et humide. Tout en rêvant d’un repas bien chaud, elle s’agaça les dents sur une lichette coriace de bœuf salé pendant que Dick Crabbe parlait de l’époque où son fameux ser Clarence d’ancêtre avait combattu le roi des esquicheurs. Il conte avec vivacité, dut-elle admettre, mais Mark Mullendor était amusant, lui aussi, avec son petit singe.
L’atmosphère était trop saturée d’humidité pour que l’on puisse voir le soleil se coucher, trop grise pour que l’on aperçoive la lune se lever. La nuit s’abattit, noire et sans étoiles. Ses réserves d’histoires épuisées, Crabbe sombra dans le sommeil. Podrick ne fut pas long à ronfler aussi. Adossée à son rocher, Brienne, immobile, écouta le roulement des vagues. Etes-vous près de la mer, Sansa ? s’interrogea-t-elle. Etes-vous en train d’attendre aux Murmures un navire qui n’arrivera jamais ? Qui donc vous accompagne ? Traversée pour trois passagers, il a dit. Est-ce le Lutin qui s’est joint à vous et à ser Dontos, ou bien que vous avez retrouvé votre sœur cadette ?
La journée avait été longue, et Brienne était exténuée. Même en position assise, comme ça, le dos roidi contre la pierre, et tout environnée par le petit clapotis de la pluie, elle sentit ses paupières s’appesantir. A deux reprises, elle s’assoupit. A la seconde, elle se réveilla tout d’un coup, le cœur battant, persuadée que quelqu’un de menaçant la surplombait. Elle avait les membres engourdis, et son manteau s’était entortillé autour de ses chevilles. Elle se libéra d’une ruade et se leva d’un bond. Recroquevillé contre un rocher, Dick Main-leste, à demi enterré dans le sable détrempé, dormait comme une souche. Un cauchemar. Ce n’était qu’un cauchemar.
Peut-être avait-elle eu tort de lâcher ser Creighton et ser Illifer. Ils lui avaient semblé d’assez honnêtes gens. Si seulement ser Jaime avait bien voulu m’accompagner…, songea-t-elle, avant de rectifier qu’il ne le pouvait pas, que sa qualité de chevalier de la Garde Royale l’obligeait à rester aux côtés du roi. Au surplus, c’était de Renly qu’elle déplorait l’absence. J’avais juré de le protéger, et je lui ai failli. Puis j’ai juré que je le vengerais, et j’ai failli à ce devoir aussi. Au lieu de le remplir, je me suis enfuie avec lady Catelyn, et elle encore, je lui ai failli. Le vent ayant tourné, voilà que maintenant la pluie lui ruisselait sur le visage.
Le lendemain, la route acheva de s’amenuiser jusqu’à n’être plus qu’un filet de galets qui se réduisit lui-même en fin de compte à une pure suggestion. Qui, vers midi, se termina sans préavis au pied d’une falaise érodée par les vents. Tout en haut se dressait un petit castel qui toisait les vagues d’une mine rébarbative et dont les trois tours de guingois se détachaient sur un ciel de plomb. « C’est ça, vos Murmures ? demanda Podrick.
— T’as l’air à toi d’une foutue ruine, hein ? Crabbe cracha. Ben, t’es devant le Repayre Patybulayre au vieux lord Brune, là où c’est qu’y a son siège. En tout cas, la route finit ici. A partir de là, c’est les pins qu’on va se farcir. »
Brienne examina la falaise. « Comment ferons-nous pour escalader ça ?
— Du gâteau. » Dick Main-leste fit virer sa monture. « Restez bien près de Dick. Sont fortiches, les esquicheurs, pour vous attraper les traînards. »
Le chemin d’accès au sommet se révéla un sentier raide et rocailleux dissimulé dans une faille de la roche. Tracé par la nature pour l’essentiel, il présentait néanmoins de-ci de-là des marches dûment taillées pour faciliter la grimpée. Rongées par des siècles et des siècles de vents et d’embruns, des parois à pic l’étranglaient de part et d’autre. A certains endroits, le temps les avait affublées de formes fantastiques. Pendant qu’ils montaient, Crabbe leur en signala quelques-unes. « Là, y a une tête d’ogre, vous voyez ? » dit-il en pointant l’index, et l’aspect du rocher fit sourire Brienne. « Et là, y a un dragon pétrifié. L’aut’ aile y est tombée, que mon père était encore gosse. Par-dessus ça, y a des mamelles qui pendouillent, qu’on parierait les tétasses d’une sorcière. » Il jeta un coup d’œil en arrière vers la poitrine de Brienne.
« Ser ? Ma dame ? fit Podrick. Il y a un cavalier.
— Où ça ? » Aucun des rochers ne lui évoquait la silhouette d’un cavalier.
« Sur la route. Pas un cavalier de pierre. Un vrai cavalier. Qui nous suit. En bas, là. » Il tendit le doigt.
Elle pivota vivement sur sa selle. Ils étaient déjà suffisamment haut pour bénéficier d’une vue plongeante sur des lieues de grève. A deux ou trois milles derrière, un cheval remontait bel et bien le chemin qu’ils avaient eux-mêmes emprunté. Encore ? Elle gratifia Crabbe d’un regard soupçonneux.
« Hé là ! Louchez pas sur moi, se défendit-il. Ce type, il a rien à voir avec le vieux Dick Main-leste, qui que ça soye. Doit être un homme à Brune, ça qu’y a de plus probable, retournant des guerres. Ou ben quelqu’un de ces chansonneurs que ça vous vagabonde de place en place. » Il détourna la tête pour cracher. « Pas de l’esquicheur, toujours, foutrement sûr, ça. Leur espèce, y montent pas à cheval.
— Non », concéda Brienne. Sur ce point tout du moins, elle pouvait être d’accord avec lui.
Les cent derniers pieds de l’escalade se révélèrent les plus raides et les plus traîtres. Des cailloux branlants n’aspiraient qu’à rouler sous les sabots des bêtes et à dégringoler bruyamment la pente derrière elles. En émergeant de leur espèce de défilé, ils se retrouvèrent sous les murailles du château. Une tête les épia, du haut du chemin de ronde, puis disparut. Brienne eut le sentiment que le visage entr’aperçu pouvait être celui d’une femme, et elle en fit part à Crabbe.
Il agréa l’hypothèse. « Brune est trop vieux pour grimper aux remparts, et ses fils et petits-fils sont allés aux guerres. Y a plus personne d’autre que des grognasses, là-dedans, plus deux ou trois petits morveux. »
L’envie de lui demander de quel roi lord Brune avait épousé la cause lui brûlait les lèvres, mais la question ne présentait plus le moindre intérêt. Les descendants mâles de Brune étaient partis se battre ; peut-être que certains d’entre eux n’en reviendraient pas. On ne nous accordera pas l’hospitalité, cette nuit, ici. Il était fort improbable qu’un château bourré de vieillards, de femmes et d’enfants ouvre ses portes à des inconnus en armes. « Vous parlez de lord Brune comme si vous le connaissiez personnellement, enchaîna-t-elle.
— Ça se pourrait que ç’a été le cas, dans le temps. »
Elle jeta un coup d’œil furtif sur le doublet qu’il portait. Il s’effilochait à la hauteur du sein, et un méchant rapetassage en tissu plus sombre trahissait qu’on y avait arraché va savoir quel emblème. Un déserteur, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, voilà ce qu’elle avait pour guide. Fallait-il voir dans le cavalier qui les talonnait l’un de ses frères d’armes ?
« On devrait passer notre chemin, fit-il d’un ton pressant, avant que le Brune, y commence à se demander pourquoi qu’on est là, sous ses murs. Même une grognasse, ça peut remonter le ressort d’une saleté d’arbalète. » Il indiqua d’un geste les collines calcaires aux versants boisés qui montaient au-delà du château. « Plus de route à partir d’ici, rien que des ruisseaux et des sentes à gibier, mais m’dame a pas besoin d’avoir peur. Dick Main-leste, y connaît ces coins. »
C’était précisément cela qui effrayait Brienne. Des rafales de vent enfilaient la crête de la falaise, mais elle n’y flairait qu’une odeur de piège. « Et ce cavalier, dites ? » A moins que son cheval ne sache trotter sur les vagues, il atteindrait bientôt la montée de la faille.
« Quoi, lui ? Si c’est un de ces couillons de Viergétang, y risque de même pas trouver le putain de passage. Et s’il y arrive, on vous le paumera, nous, dans les bois. Il aura pas une route à suivre, par là-bas. »
Simplement nos traces. Elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux rencontrer leur suiveur ici même, l’épée au poing. J’aurai tout l’air d’une fieffée gourde, s’il s’agit d’un chanteur itinérant ou de l’un des fils de lord Brune. Elle aima mieux présumer que Crabbe avait raison. Puis s’il est encore sur nos talons demain, je lui réglerai son affaire alors. « Comme vous voulez », dit-elle en faisant volter sa jument du côté des arbres.
Le castel de lord Brune ne tarda pas à se rapetisser derrière eux puis à cesser d’être visible. Des vigiers et des pins plantons les entouraient de toutes parts, leurs futs élancés jaillissant vers le ciel telles d’immenses piques accoutrées de vert. Le sol de la forêt était jonché d’un tapis d’aiguilles aussi épais que les murailles d’une forteresse et parsemé de pignes. Les sabots de leurs montures le foulaient sans bruit. Il pleuvait un peu, puis ça s’arrêtait quelque temps avant de reprendre, et ainsi de suite, mais c’est à peine s’ils sentaient une goutte, sous les frondaisons.
La marche était beaucoup plus lente dans les bois. Brienne poussait doucement sa jument dans la pénombre verte à tricoter parmi l’enchevêtrement des troncs. Il serait diablement facile, ici, de s’égarer, prit-elle bientôt conscience. De quelque côté qu’elle portât les yeux, toutes les voies lui semblaient identiques. Il n’était jusqu’à l’atmosphère où ne régnât partout le même silence absolu gris et vert. Les branches des pins lui éraflaient les bras et griffaient à grand bruit la peinture neuve de son bouclier. Plus s’écoulaient les heures, et plus le mutisme étourdissant des lieux lui mettait les nerfs à vif.
Il tracassait aussi Dick Main-leste. Vers la fin de la journée, comme le crépuscule s’épaississait, il essaya de chanter, fredonna bien :
Un ours y avait, un ours, un ours !
Tout noir et brun, tout couvert de poils…
mais d’une voix aussi rêche que des braies de laine. La pinède absorba la chanson comme elle absorbait la pluie et le vent. Il s’interrompit presque sur-le-champ.
« C’est un sale endroit, par ici, dit Podrick, c’est un sale endroit. »
Brienne éprouvait la même impression, mais l’admettre n’aurait rien arrangé. « Il fait toujours sombre, dans les bois de pins, mais, en fin de compte, ce ne sont jamais que des bois. Tu n’as rien à craindre, ici, absolument rien.
— Mais les esquicheurs ? Et les têtes ?
— C’est qu’il est fute-fute, ce garçon ! » s’exclama Crabbe en rigolant.
Brienne le fixa d’un air horripilé. « Il n’y a pas d’esquicheurs, dit-elle à Podrick, et pas de têtes non plus. »
Les collines montaient, les collines descendaient. Brienne se surprit à prier que Dick Main-leste soit honnête et sache où il les emmenait. Elle n’était même pas certaine que, toute seule, elle aurait été capable de retrouver la mer. De jour comme de nuit, le ciel était d’un gris fer sans faille qui, ne laissant pas plus filtrer de soleil que d’étoiles, lui aurait interdit de s’orienter si peu que ce soit.
Ce soir-là, ils établirent assez tôt leur camp, après avoir dévalé encore une colline et s’être retrouvés au bord d’un marécage aux miroitements verts. Dans le jour gris-vert, le terrain, devant, paraissait assez ferme, mais, lorsqu’ils s’y étaient risqués, il avait dégluti leurs chevaux jusqu’au garrot, ce qui les avait contraints à faire demi-tour et à regagner, non sans mal, un endroit où reprendre pied. « C’est pas grave, leur assura Crabbe. On va remonter en haut de la colline et puis emprunter pour descendre un autre chemin. »
Le lendemain ne différa en rien. Ils chevauchèrent à travers pinèdes et marais, sous des ciels sinistres et des averses intermittentes, dépassant tantôt des dolines en forme d’entonnoirs, tantôt des grottes et tantôt les ruines d’anciens manoirs fortifiés dont les pierres étaient tapissées de mousse. Chacun de ces monceaux de décombres avait une histoire, et Dick Main-leste les leur conta toutes. A en croire ce qu’il débitait, les indigènes de Clacquepince avaient abreuvé de sang leurs forêts. La patience de Brienne commença bientôt à se lasser. « Il y en a encore pour longtemps ? finit-elle par s’enquérir. Nous devons avoir vu maintenant tous les arbres de la presqu’île…
— C’te blague ! répondit Crabbe. On est plus très loin. Voyez, là-bas, où c’est que les bois s’éclaircissent. On est presque au bord de la mer. »
Ce bouffon qu’il m’a promis risque fort de n’être à la fin que mon propre reflet dans une mare, songea Brienne, mais elle trouva totalement absurde de rebrousser chemin après être venue jusque-là. A quoi bon le nier ? ce qu’elle était fatiguée, pourtant ! Elle avait les cuisses dures comme du fer, à force d’être en selle, et c’est tout juste si elle avait dormi quatre heures par nuit, ces derniers temps, pendant que Podrick veillait sur elle. Si Dick Main-leste projetait de tenter de les assassiner, elle était persuadée que c’était ici que la chose se passerait, sur un terrain qu’il connaissait à merveille. Il avait tout pouvoir en ce moment même pour les entraîner vers une tanière de voleurs où il disposerait de parents aussi faux-jetons que lui. Ou peut-être les faisait-il tout bonnement tourner en rond, en attendant que ce maudit cavalier les rattrape… Depuis qu’ils avaient laissé derrière eux le château de lord Brune, celui-ci ne leur avait pas fourni le moindre indice de sa présence éventuelle dans les parages, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il eût abandonné la chasse.
Il se pourrait que je sois obligée de le tuer, se dit-elle, une nuit où elle arpentait en tous sens les abords du camp. L’idée lui souleva le cœur. Son vieux maître d’armes avait toujours douté qu’elle soit assez dure pour une vraie bataille. « Tu as dans les bras la force d’un homme, lui avait dit ser Bonvainc, plutôt cent fois qu’une, mais ton cœur est aussi tendre que celui de n’importe quelle autre jeune fille. C’est une chose que de s’exercer dans la cour, une épée mouchetée au poing, c’en est une toute différente que d’enfoncer deux empans d’acier acéré dans les tripes d’un type et de voir la lumière quitter ses yeux. » Afin de l’endurcir, ser Bonvainc l’expédiait régulièrement massacrer des agneaux et des cochons de lait chez le boucher de son père. Les porcelets couinaient, les agnelets piaulaient comme des mioches terrifiés. Une fois achevée la tuerie, Brienne était aveuglée par les larmes, et ses vêtements étaient si ensanglantés qu’elle les remettait à sa femme de chambre pour les brûler. Ser Bonvainc n’en persistait pas moins dans son scepticisme. « Un petit porc est un petit porc. Ce n’est pas pareil avec un être humain. Du temps où j’étais un jeune écuyer de ton âge, j’avais un copain qui était costaud, rapide et agile, un sacré champion dans la cour. Nous savions tous qu’un jour il serait un chevalier splendide. Puis la guerre parvint aux Degrés de Pierre. Je vis mon copain flanquer son adversaire à genoux, lui faire sauter sa hache du poing, mais, au moment où il aurait pu l’achever, il se retint l’espace d’un demi-battement de cœur. Au combat, un demi-battement de cœur équivaut à une existence entière. L’autre, en tapinois, tira son poignard et sut trouver le défaut de l’armure. La vigueur de mon copain, sa vitesse, sa vaillance, toute sa dextérité chèrement acquise… tout cela valut moins qu’un pet de pitre, parce qu’il avait hésité à tuer. Souviens-toi de cela, ma fille. »
Je ne manquerai pas de m’en souvenir, promit-elle à l’ombre du disparu, là, dans la pinède. Elle s’assit sur une pierre, tira son épée au clair et entreprit d’en affûter le fil. Je le ferai, et, sur mon âme, je n’hésiterai pas.
L’aube blêmit, le jour suivant, couverte et glaciale. Il leur fut impossible de voir se lever le soleil, mais le passage du noir au gris apprit à Brienne que l’heure avait sonné de seller de nouveau les bêtes. Puis, Dick Main-leste ouvrant la voie, ils retournèrent dans le sous-bois. Brienne le suivait de près, et Podrick fermait le ban sur son roussin pie.
Le château leur tomba dessus à l’improviste. Une seconde avant, ils se tenaient au fin fond de la forêt, sans rien d’autre devant les yeux que des résineux sur des lieues et des lieues, et puis, au détour d’un gros rocher, une brèche apparut, droit devant. A un mille de là, le couvert cessait brusquement. Par-delà se trouvaient le ciel et la mer avec, sur le rebord d’une falaise, les ruines abandonnées, submergées par la végétation, d’un très vieux château. « Les Murmures, annonça Dick Main-leste. Prêtez l’oreille. Vous allez pouvoir entendre les têtes. »
Podrick demeura bouche bée. « Je les entends. »
Brienne les entendit aussi. Un chuchotement presque imperceptible et qui, tout bas, paraissait aussi bien provenir de la terre elle-même que du château. Comme ils approchaient des falaises, le bruit devint plus fort. C’était la mer qui le produisait, comprit-elle subitement. Les vagues avaient profondément rongé la base des falaises, y creusant des cavernes et des tunnels dans lesquels elles s’engouffraient en grondant. « Il n’y a pas de têtes, dit-elle. Ce sont les murmures des vagues que tu entends.
— Les vagues ne murmurent pas. Ce sont bien des têtes. »
Bâti en pierres de tous calibres, pas deux pareilles, et sans mortier, le château ne datait pas d’hier. Une mousse épaisse poussait au creux des lézardes et des éboulis, des arbres avaient pris racine dans les fondations. La plupart des châteaux de la même époque possédaient un bois sacré. De celui des Murmures ne subsistait apparemment pas grand-chose d’autre. Brienne conduisit sa jument jusqu’au bord du vide, où la courtine s’était écroulée. Des vignes vierges vénéneuses rouges assaillaient à foison les monceaux de moellons épars. Après avoir attaché sa monture à un arbre, elle s’approcha du précipice avec plus d’audace que de témérité. Cinquante pieds plus bas, les vagues bouillonnaient sur et dans les vestiges d’une tour effondrée. En deçà s’entrevoyait la gueule d’une vaste grotte.
« Ça, c’est l’ancienne tour du Fanal, lui précisa Crabbe en s’amenant par-derrière. Elle est tombée quand j’étais moitié moins vieux que votre Popod. Y avait des marches, avant, pour descendre jusqu’à la crique, mais, quand la falaise a foutu son camp, elles ont fait pareil. Après ça, les contrebandiers, y-z-ont arrêté d’accoster ici. Y a eu un temps où c’est qu’y pouvaient entrer dans la grotte à la rame, mais plus maintenant. Voyez ? » Il lui plaqua une main dans le dos et pointa l’autre pour montrer.
Brienne en eut la chair de poule. Une simple poussée, et je vais rejoindre la tour en bas. Elle se recula. « Bas les pattes. »
Il grimaça. « Mais je faisais que…
— Je me fiche de ce que vous faisiez que ! Où se trouvent les portes ?
— En contournant, sur l’autre face. » Il hésita. « Votre bouffon, dites… C’est pas le type à garder une dent, si ? s’enquit-il d’un ton nerveux. « Je veux dire, ben… la nuit dernière, je me suis mis à penser que ça se pourrait, des fois, qu’il est en rogne après ce vieux Dick Main-leste, rapport à cette carte que j’y ai vendue, puis à la façon, comme ça, que j’ai oublié que les contrebandiers, y-z-accostaient plus par ici…
— Avec l’or que vous avez touché pour venir, vous avez de quoi lui rembourser, quel qu’en soit le montant, le prix de votre aide. » Dontos Hollard constituant une menace, elle n’arrivait pas à se le figurer. « C’est-à-dire, s’il se trouve même seulement ici. »
Ils firent le tour des murs. Le château avait été de forme triangulaire, avec des tours carrées à chaque angle. Ses portes étaient salement pourries. Quand Brienne en ébranla une, le bois se craquela, se détacha en longues échardes humides, et la moitié du vantail s’abattit sur elle. A l’intérieur, découvrit-elle, régnait le même genre de pénombre glauque qu’auparavant. La forêt avait en effet rompu les remparts et dégluti baile et manoir. Il y avait néanmoins derrière la porte une herse dont les dents s’enfonçaient profond dans la terre meuble et boueuse. La rouille en rougissait le fer, mais elle tint bon quand Brienne la secoua. « Ça fait une éternité que personne n’est passé par là.
— Je pourrais faire l’escalade, offrit Podrick. Près de la falaise. Là où le mur s’est effondré.
— C’est trop dangereux. Ces pierres m’ont paru instables, et cette vigne vierge rouge est vénéneuse. Il doit forcément y avoir une poterne. »
Ils finirent effectivement par la découvrir sur le côté nord du château, à demi camouflée derrière un énorme massif de ronces. Les mûres avaient toutes été cueillies, et l’on s’était taillé comme à coups de machette un passage vers la porte au travers du roncier. La vue des branchages brisés redoubla les inquiétudes de Brienne. « Quelqu’un est entré par ici, et récemment.
— Votre bouffon et ces gamines, répondit Crabbe. Quand je vous disais… »
Sansa ? Brienne ne pouvait le croire. Même la cervelle d’un soûlard imbibé comme Dontos Hollard aurait sécrété mieux comme idée que de l’amener dans cet endroit lugubre. Il y avait dans l’atmosphère de ces ruines un je ne sais quoi de malsain. Ce n’était sûrement pas ici qu’elle trouverait la petite Stark… Mais il fallait quand même entrer y jeter un œil. Quelqu’un était bel et bien là, songea-t-elle. Quelqu’un qui devait à tout prix se cacher. « J’entre, déclara-t-elle. Crabbe, vous viendrez avec moi. Podrick, veille sur les chevaux, s’il te plaît.
— Je veux vous accompagner. Je suis écuyer. Je peux me battre.
— C’est justement pour ça que je veux te voir rester dehors. Il peut y avoir des bandits dans ces bois. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les chevaux sans protection. »
Podrick décocha un coup de botte à un caillou. « Votre serviteur. »
Elle se faufila entre les ronces et tira sur un anneau de fer rouillé. La porte de la poterne résista un moment puis céda d’un seul coup, non sans protestations criardes de ses gonds. Quelque chose – un bruit – fit se hérisser les cheveux follets de sa nuque. Du coup, Brienne dégaina. Malgré maille et cuirs bouillis, elle se sentait toute nue.
« Allez-y, m’dame, la pressa Dick Main-leste, sur ses talons. Pourquoi c’est-y que vous attendez ? Le vieux Crabbe est mort y a mille ans. »
Oui, pourquoi attendait-elle, en effet ? Elle se tança, se dit qu’elle était en train de perdre la boule… Le bruit, ce bruit-là, n’était rien d’autre que celui de la mer, ressassé sans fin par les échos des cavernes, sous le château, que celui de la mer qui se soulevait, s’écroulait, vague après vague. Mais c’était fou, quand même, ce qu’il ressemblait à des chuchotements, des vrais, y ressemblait tant que, pendant un moment, elle fut presque en mesure de voir les têtes, alignées sur leurs étagères et se marmonnant des choses les unes aux autres. « J’aurais mieux fait d’utiliser l’épée, disait l’une d’elles. J’aurais mieux fait d’utiliser l’épée magique ! »
« Podrick, dit-elle, il y a une épée et un fourreau emballés dans mon paquetage. Va me les chercher.
— Oui, ser. Ma dame. Tout de suite. » Il prit ses jambes à son cou.
« Une épée ? » Dick Main-leste se grattouilla derrière l’oreille. « Vous avez une épée à la main. Pourquoi c’est-y qu’y vous en faut une autre ?
— Celle-ci est pour vous. » Elle la lui présenta du côté de la poignée.
« Sans charre ? » Crabbe tendit une main hésitante, comme si l’arme risquait de le mordre. « La donzelle méfiante allant vous filer une lame au vieux Dick ?
— Vous savez comment on s’en sert ?
— Je suis un Crabbe. » Il s’empara de la rapière. « J’ai le même sang que le bon vieux ser Clarence. » Il en cingla l’air puis fit un large sourire à Brienne. « C’est l’épée qui fait le seigneur, y en a qui disent. »
A son retour, Podrick Payne tenait Féale avec autant de précautions que s’il s’agissait d’un bambin. Dick Main-leste poussa un sifflement d’admiration devant la magnificence du fourreau et de ses rangées de mufles léonins, mais il se tut en voyant Brienne tirer la lame et en fouetter l’air. Même le son qu’elle produit est plus tranchant que celui d’une épée ordinaire. « Suivez-moi », dit-elle à Crabbe. Elle se faufila de biais dans l’embrasure de la poterne en baissant la tête pour ne pas heurter l’arceau du chambranle.
Le baile s’ouvrait devant elle, envahi par la végétation. A sa gauche se trouvaient la porte principale et la carcasse en ruine de ce qui avait dû être une écurie. La moitié des stalles étaient bondées d’arbrisseaux dont la cime pointait au travers du chaume brunâtre de la toiture. Sur sa droite, elle distingua des marches de bois pourries qui descendaient dans les ténèbres de quelque cachot, si ce n’était d’un cellier à betteraves. Un tas de pierres erratiques enfoui sous des mousses vertes et violacées signalait l’ancien emplacement du manoir. La cour était un fouillis d’herbes folles jonché d’aiguilles de pin. Il y avait des pins plantons partout, campés en un garde-à-vous solennel. Au milieu d’eux se dressait un étranger pâle : un jeune barral svelte au tronc aussi blanc que le teint d’une vierge cloîtrée, et dont le branchage pathétique avait des feuilles rouge sombre. Par-delà béait le vide du ciel et de la mer, à l’endroit où le mur avait basculé dans le précipice…
… et elle aperçut les restes d’un feu.
Les murmures lui agaçaient les oreilles, insistants. Elle s’agenouilla près du feu, ramassa un bout de bois noirci, le flaira, remua les cendres. Quelqu’un essayait de se préserver du froid, la nuit dernière. A moins qu’il n’ait tenté d’adresser un signal à un bateau qui passait par là.
« Houhouuuuu… ! appela Dick Main-leste. Y a personne, ici ?
— Silence ! lui enjoignit Brienne.
— Y a quelqu’un qui pourrait se cacher. Vouloir nous zyeuter un coup avant de se montrer. » Il gagna le coin où l’escalier descendait sous terre et sonda les ténèbres. « Houhouuuuu… ! appela-t-il de nouveau. Y a personne, en bas, là ? »
Brienne vit un arbrisseau se balancer. Des fourrés sortit à la dérobée un homme, un homme si tartiné de terre qu’il paraissait y avoir poussé. Une épée brisée prolongeait son bras, mais c’est en voyant son visage, ses yeux tout petits et ses larges narines épatées, que Brienne hésita.
Elle reconnut ce nez. Elle reconnut ces yeux. Pyg, l’avaient appelé ses camarades.
Tout sembla se passer en un battement de cœur. Un deuxième individu se glissa par-dessus la margelle du puits, sans faire plus de bruit que n’en aurait fait un serpent se faufilant dans un tas de feuilles mortes. Il était coiffé d’un demi-heaume de fer enturbanné de soie rouge toute tachée, et il tenait à la main une courte et massive pique de jet. Lui aussi, Brienne le reconnut. De derrière elle lui parvint un bruissement, causé par une tête surgie là-haut, parmi le feuillage rouge. Précisément planté sous le barral, Crabbe leva les yeux et la vit. « Tenez, lança-t-il à Brienne, le v’là, votre bouffon.
— Dick ! riposta-t-elle d’un ton d’urgence. Ici ! »
Huppé le Louf se laissa choir de l’arbre en hurlant de rire. Il était accoutré d’une tenue arlequinée, si crasseuse et si délavée toutefois que les roses et les gris s’y devinaient à peine sous le brunâtre. Mais, au lieu de brandir des étrivières de bouffon, il faisait tournoyer une plommée triple, dont les trois boules hérissées de clous étaient reliées par des chaînes au manche de bois. Il en balança un coup bas formidable, et l’un des genoux de Dick explosa en un poudroiement d’esquilles et de sang. « Ça, c’est marrant ! » exulta le dingue en regardant s’affaler sa victime, tandis que l’épée donnée par Brienne prenait son envol et allait se perdre parmi la jungle, que Dick se tordait par terre en gueulant, cramponné à ce qui lui restait de genou, « Ah, ben vrai, visez ! Dick le Contrebandier…, le type qu’a fait la carte pour nous… Ça serait-t-y que tu t’es tapé tout ce long voyage essprès pour venir nous rendre notre or ?
— S’il vous plaît…, pleurnicha le blessé, s’il vous plaît… non ! Ma jambe…
— Ça fait bobo ? Je peux y remédier…
— Fichez-lui la paix ! intervint Brienne.
— NON ! hurla Crabbe en levant ses deux mains sanglantes pour se protéger le crâne. Huppé le Louf fit tournoyer une fois de plus les trois boules hérissées de pointes au-dessus de sa propre tête et les abattit en plein milieu de la figure du malheureux. D’où résulta un bruit d’écrabouillement dégueulasse… Dans le prodigieux silence qui s’ensuivit, Brienne entendit clair et net le vacarme que faisait son cœur.
« Méchant Louf », fît le type qu’avait dégorgé le puits. En voyant la tête que faisait Brienne, il se mit à rire. « Encore toi, bobonne ? Ça alors ! T’es venue nous traquer comme du gibier ? Ou ben c’est nos bouilles amicales qui te manquaient ? »
Huppé se mit à gambader d’un pied sur l’autre en faisant tournoyer sa plommée. « C’est pour moi qu’elle est ici. C’est de moi qu’elle rêve toutes les nuits, quand elle se fourre les doigts dans sa fente. C’est moi qu’elle veut, les gars, la grande bique était en manque de son joyeux Louf ! Je vais vous lui bourrer le cul et le lui farcir de foutre arlequiné jusqu’à ce qu’elle me mette bas un petit mézigue… !
— Faut te servir d’un autre trou pour ça, Louf », conseilla Timeon de sa voix traînarde de Dornien.
« Plutôt de tous ses trous que je me servirai, alors. Rien que pour être tout à fait sûr. » Il fit mouvement vers sa droite, pendant que Pyg se mettait à la tourner par sa gauche, ce qui la contraignit à reculer vers le rebord dentelé du précipice. Passage pour trois, se rappela-t-elle. « Il n’y a que vous trois. »
Timeon haussa les épaules. « On est tous allés chacun de notre propre côté, après avoir quitté Harrenhal. Urswyck et sa bande ont filé au sud à destination de Villevieille. Rorge a pensé, lui, qu’il pourrait s’échapper ni vu ni connu par Salins. Moi et mes potes, on a pris la route de Viergétang mais, là-bas, on a jamais pu s’approcher d’un bateau. » Le Dornien souleva sa pique. « Tu t’es fait Vargo, tu sais ? Avec cette sacrée morsure… Son oreille est devenue noire et a commencé à suppurer. Rorge et Urswyck étaient pour déguerpir, mais la Chèvre qui nous dit que nous avons à tenir le château. Sire d’Harrenhal, il dit qu’il est, que personne allait le lui enlever. Il a dit ça baveux, la façon qu’il causait toujours. On a appris, nous, que la Montagne se l’était offert ensuite morceau par morceau. Une main un jour, un pied le suivant, tout ça tranché propre et net. On bandait soigneusement les moignons pour que le Hèvre, il crève pas, surtout. Sa biroute, le Gregor Clegane se la gardait pour la bonne bouche, mais un oiseau l’a rappelé à Port-Réal, alors il a fini le boulot, et puis il est parti.
— Ce n’est pas pour vous que je me trouve ici. Je suis à la recherche de m… » Il s’en fallut de rien qu’elle ne dise ma sœur. « … d’un bouffon.
— Je suis un bouffon, déclara joyeusement le Louf.
— Pas le bon, lâcha-t-elle. Celui que je veux accompagne une adolescente de haute naissance, la fille de lord Stark de Winterfell.
— Alors, c’est après le Limier que vous en avez, dit Simeon. Ça se trouve qu’il est pas ici non plus. Y a que nous.
— Sandor Clegane ? s’étonna Brienne. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— C’est lui, le type qui s’est aboulé la petite Stark. D’après ce que j’ai entendu dire, elle se rendait à Vivesaigues, et il l’a raflée. Maudit clébard. »
Vivesaigues, songea Brienne. Elle se rendait à Vivesaigues. Auprès de ses oncles. « D’où tenez-vous ça ?
— Un des gugusses de la clique à Béric. Le seigneur la Foudre la recherche pareil. Il a expédié ses hommes descendre et remonter tout le Trident, la truffe après sa piste. On est tombés par hasard sur trois d’entre eux après Harrenhal, et y en a un qu’on y a tiré l’histoire avant qu’il est clamsé.
— Il pourrait en avoir menti.
— Y pouvait, mais ’l a pas. Plus tard, on a entendu le truc comme quoi le Limier avait zigouillé trois zèbres à son frangin dans une auberge près du carrefour. La gigolette était avec lui, là. Le gargotier l’a juré avant que Rorge le bousille, et les putes, elles ont dit pareil. Un tas de mochetés, que c’était. Pas si moches que toi, remarque, mais quand même… »
Il essaie de me distraire,s’avisa Brienne, de m’endormir avec ses papotages. Pyg se rapprochait en coin. Huppé fit un sautillement vers elle. Elle recula pour rétablir l’écart. Ils m’acculeront au vide si je les laisse faire. « Gardez vos distances, les prévint-elle.
— Après tout, c’est le nase, je crois, que je vais te tringler, pouffiasse, annonça le Louf. Ça sera-t-y pas rigolo, ça ?
— Il a une toute petite quéquette, expliqua Timeon. Laisse-moi tomber cette épée jolie, et ça se pourrait qu’on se montrera gentils avec toi, femme. On a besoin d’or pour payer ces contrebandiers, c’est tout.
— Et si je vous donne de l’or, vous nous laisserez partir ?
— Oui-da. » Timeon sourit. « Une fois que t’auras trempé nos biscuits à tous. On te paiera comme une putain convenable. Une pièce d’argent chaque coup. Autrement, on prendra l’or, et on te baisera quand même, et on te fera comme a fait la Montagne à lord Varshé. Quoi c’est que tu choisis ?
— Ceci. » Elle se rua vers Pyg.
Il leva vivement son épée brisée pour se protéger le visage, mais en le voyant hausser sa garde, elle se fendit bas. Féale transperça cuirs, laine, peau, muscles de la cuisse du mercenaire. Pendant que sa jambe se dérobait sous lui, il répliqua par une taillade féroce, son tronçon d’arme érafla la chaîne de maille, et il s’affala sur le dos. Elle le poignarda en pleine gorge, vrilla durement la lame et la retira tout en pivotant sur elle-même juste au moment où la pique de Simeon lui fusait au ras du visage. Je n’ai pas hésité, pensa-t-elle, en dépit du sang qui ruisselait, rouge, le long de sa joue. Vous avez vu, ser Bonvainc ? Elle sentait à peine la balafre.
« Votre tour », dit-elle à Timeon, tandis qu’il tirait une seconde pique, plus courte et massive que la première. « Lancez-la donc !
— Pour que tu puisses l’esquiver par un entrechat puis me foncer dessus ? Je finirais mort comme Pyg. Non merci. Aligne-moi-la, Louf.
— Aligne-toi-la toi-même, riposta l’autre. T’as vu ce qu’elle a fait à Pyg ? Son sang de lune qui la rend dingo. » Le bouffon se trouvait derrière elle, Timeon devant. De quelque manière qu’elle se tourne, elle en avait un dans son dos.
« Aligne-toi-la, pressa le Dornien, et tu pourras baiser son cadavre.
— Oh, toi, pour m’aimer, tu m’aimes ! » La plommée tourbillonnait. Choisis-en un, se dit Brienne. Choisis-en un, et tue-le vite. Au même instant survint de nulle part une pierre qui atteignit Huppé à la tête et, sans marquer l’ombre d’une hésitation, Brienne vola contre Timeon.
Il avait beau être plus habile que Pyg, il ne disposait jamais que d’une courte pique de jet, tandis qu’elle maniait de l’acier valyrien. Elle avait le sentiment que, dans son poing, Féale était vivante. Jamais elle n’avait été si rapide. Sa lame se réduisit à un éclair gris flou. Le Dornien la blessa à l’épaule lorsqu’elle vint à sa portée, mais elle lui faucha une oreille et la moitié de la joue, décapita sa pique d’un coup de hachoir et planta dans son ventre, en dépit du haubert de chaîne de mailles qu’il portait, deux bons empans d’acier moiré.
Timeon s’efforça de poursuivre la lutte lorsqu’elle libéra Féale dont les onglets dégorgeaient de sang pourpre. Il agrippa sa ceinture et brandit un poignard, si bien que Brienne lui trancha la main. Ça, c’était pour Jaime. « La Mère ait miséricorde ! » hoqueta-t-il, les lèvres ensanglantées de bulles et son poignet pissant à grosses giclées. « Finis le boulot. Renvoie-moi à Dorne, putain de garce. »
Ce qu’elle fit.
Lorsqu’elle se retourna, Huppé se trouvait agenouillé et, l’air hébété, tâtonnait pour récupérer sa plommée. Comme il tâchait en titubant de se relever, une nouvelle pierre lui souffleta la tempe. Podrick s’était perché sur les éboulis du mur, et il se tenait là, en pleine vigne vierge, la mine menaçante et un gros caillou tout prêt dans la main. « Je vous l’avais bien dit que je pouvais me battre ! » cocoriqua-t-il de là-haut.
Le Louf essaya de se défiler à quatre pattes. « Je me rends ! piaula-t-il, je me rends ! Vous devez pas faire du mal au gentil Huppé, je suis trop rigolo pour mourir…
— Vous ne valez pas mieux que les deux autres. Vous avez volé, violé, assassiné.
— Oh, pour ça, oui, oui, je vais pas nier… Mais je suis marrant, avec toutes mes blagues et toutes mes cabrioles. Je fais se fendre la poire aux mecs.
— Et pleurer les femmes.
— C’est ma faute, ça, si les gonzesses ont pas le sens de l’humour ? »
Brienne abaissa Féale. « Creusez une tombe. Là-bas, sous le barral. » Elle pointa l’épée pour désigner l’endroit.
« J’ai pas de pelle.
— Vous avez deux mains. » Une de plus que vous n’en avez laissé à Jaime.
« Pourquoi vous enquiquiner de ça ? Z’avez qu’à les abandonner aux corbeaux…
— Pyg et Timeon pourront toujours repaître les corbeaux. Dick Main-leste aura une tombe, lui. Il était un Crabbe. C’est chez lui, ici. »
La pluie avait eu beau ameublir la terre, il fallut quand même au bouffon le restant du jour pour que la fosse soit assez profonde. La nuit tombait quand il en eut fini, et il avait les doigts pleins d’ampoules et en sang. Brienne rengaina Féale, souleva Dick Crabbe et le transporta jusqu’au trou. Le visage du mort était dur à regarder. « Je suis navrée de ne vous avoir jamais fait confiance. Je ne sais plus comment m’y prendre pour faire confiance à qui que ce soit. »
Comme elle se mettait à genoux pour déposer le corps sur le sol, elle songea : C’est maintenant que le bouffon va tenter son coup, pendant que j’ai le dos tourné.
Elle entendit le souffle haletant du Louf moins d’une seconde avant le cri d’alarme poussé par Podrick. Huppé tenait dans son poing crispé un gros pavé déchiqueté. Elle avait pour sa part son poignard dans sa manche.
Un poignard l’emportera presque toujours sur un pavé.
Elle écarta brutalement le bras de l’agresseur et planta l’acier dans ses tripes. « Rigole ! » lui gronda-t-elle. Et comme il se mettait à geindre, au lieu de cela, « Rigole ! » répéta-t-elle, en l’empoignant d’une main par la gorge et en le frappant au ventre de l’autre à coups redoublés. « Rigole ! » dit-elle et redit-elle encore et encore, jusqu’à ce que sa main soit jusqu’au poignet d’un rouge vermeil, et que la puanteur du bouffon moribond manque la faire dégueuler, mais Huppé le Louf ne rigola pas une seule fois. Quant aux sanglots qu’elle percevait, ils étaient tous de son propre fait, finit-elle par se rendre compte et, alors, elle jeta son poignard par terre, prise de frissons.
Podrick l’aida à descendre Dick Main-leste dans la fosse. La lune se levait quand cette macabre besogne fut terminée. Après avoir frotté l’une contre l’autre ses mains terreuses, Brienne lança deux dragons dans la tombe.
« Pourquoi avez-vous fait cela, ma dame ? Ser ? questionna Podrick.
— C’était la prime que je lui avais promise s’il me retrouvait le bouffon. »
Un éclat de rire retentit derrière eux. Elle dégaina Féale et pivota d’un trait, s’attendant à de nouveaux Pitres Sanglants, mais il n’y avait, sur les décombres du mur, personne d’autre que Hyle Hunt, assis les jambes croisées. « S’il y a des bordels au fin fond de l’enfer, le salopard vous rendra grâces, lança le chevalier du haut de son perchoir. Sans cela, c’est du gâchis d’or bel et bon.
— Je tiens mes promesses. Qu’est-ce que vous venez fiche ici, vous ?
— Lord Randyll m’a donné l’ordre de vous suivre. S’il arrivait par impossible qu’une veine de cocu vous fasse trébucher sur Sansa Stark, j’avais pour mission de la ramener à Viergétang. Mais, rassurez-vous, il m’était également commandé de ne pas vous faire le moindre mal. »
Elle émit un reniflement de mépris. « Comme si vous en aviez les moyens…
— Qu’allez-vous faire maintenant, ma dame ?
— Le recouvrir.
— Au sujet de la petite, je voulais dire. La lady Sansa. »
Brienne réfléchit un moment. « Elle était en route pour Vivesaigues, s’il faut en croire ce qu’a raconté Timeon. Quelque part sur le trajet, le Limier s’est emparé d’elle. Si je réussis à lui mettre la main dessus…
— … il vous tuera.
— Ou je le tuerai, répliqua-t-elle d’un air têtu. Voulez-vous bien m’aider à recouvrir le pauvre Crabbe, ser ?
— Aucun chevalier digne de ce nom ne saurait opposer de refus à tant de vénusté. » Ser Hyle dégringola jusqu’au bas des ruines. Ensemble, ils repoussèrent la terre par-dessus la dépouille de Dick Main-leste, tandis que la lune s’élevait dans le firmament et que, sous leurs pieds, dans les entrailles de la falaise, les têtes de rois oubliés continuaient à se chuchoter des secrets.