Gérard De Villiers Les trois veuves de Hong-Kong

CHAPITRE PREMIER

Les trois énormes machines ronronnaient doucement, clignotant de tous leurs voyants lumineux. Chacune d’entre elles mesurait environ trente pieds de long sur dix de haut. Leurs connexions électroniques se prolongeaient sur plusieurs pieds d’épaisseur, derrière le mur d’acier. Elles fonctionnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans à-coup. Devant chacune des façades métalliques, le pupitre avec son opérateur paraissait minuscule. Le clavier de commande de chacun des trois éléments était aussi complexe que celui d’un Bœing.

À l’exception du faible bruit des machines alignées contre la paroi, aucun bruit n’atteignait l’immense pièce. Les murs et le plafond étaient entièrement recouverts d’un revêtement antibruit absorbant toutes les radiations sonores, intérieures et extérieures. Des milliers de troncs de cône en plastique noir, un peu comme des emballages d’œufs. Les mots semblaient mourir sur les lèvres, ce qui provoquait très vite une sensation de malaise.

Malko, pris d’une indéfinissable angoisse devant ces monstres, s’éclaircit la voix, rien que pour entendre un bruit. Comme s’il avait deviné sa pensée, David Wise, directeur de la division des plans à la CIA[1] remarqua :

— L’ordinateur a horreur du bruit. Nous avons découvert que ses délicats circuits électroniques se détraquent facilement lorsqu’ils sont soumis à un environnement sonore de plus de quinze décibels. IBM nous a étudié ce revêtement absolument silencieux, c’est assez impressionnant, n’est-ce pas ? Nous devons changer les opérateurs toutes les quatre heures, autrement, ils présentent des troubles psychologiques graves.

Malko regarda le dos de l’homme assis devant un clavier ressemblant à un télétype :

— Pourquoi diable m’avez-vous emmené ici ? C’est sinistre.

Ils se trouvaient au troisième sous-sol du bâtiment A de la Central Intelligence Agency, à Langley, dans la banlieue de Washington. À la porte de la salle des ordinateurs veillaient deux gardes ayant l’ordre de refouler toute personne non porteuse du badge vert, réservé aux chefs de service.

— Pour vous présenter « Max », le cerveau électronique le plus moderne du monde, répliqua David Wise, avec un rien de mélancolie dans la voix. Dans vingt ans il nous rendra tous inutiles. Vous pourrez enfin vous retirer dans votre fichu château, où vous vous ennuierez à mourir…

Malko sourit. Son château à Liezen, en Autriche, était son point faible. Depuis des années, il y engloutissait des sommes importantes, gagnées à la CIA, pour le restaurer dignement. C’était la seule raison qui avait fait de lui, authentique prince autrichien, aux innombrables titres, une barbouze de luxe hors cadre à la CIA. Son charme, sa mémoire étonnante et sa chance suppléaient à son manque de discipline. Et son titre d’Altesse Sérénissime lui ouvrait plus de portes que les gros pistolets de ses collègues. Un prince, même barbouze, reste toujours un prince.

— Vous faites en tout cas tout ce que vous pouvez pour que je ne m’y retire que mort, fit-il mi-figue, mi-raisin. Mais je ne vois pas en quoi l’existence de ce Max me concerne…

— Vous allez comprendre, fit David Wise, mystérieux. Regardez.

Il prit Malko par le bras et le fit s’approcher des gigantesques machines.

— Il n’existe que deux ordinateurs géants de la série 9000 au monde, expliqua-t-il. L’autre est au Pentagone. La première machine absorbe tous les renseignements codés pendant des mois ou des années, orientés vers le but final que l’on cherche à atteindre.

David Wise fit quelques pas vers le second élément.

— Voici la mémoire de Max, expliqua-t-il. Toutes les informations sont mises sur cartes perforées et vont alimenter la mémoire, qui à son tour nourrit la troisième machine, la plus extraordinaire, le « cerveau » qui, grâce aux éléments des deux autres machines, arrive à donner des conseils terriblement efficaces, car ils sont basés sur des données totalement objectives…

Malko écoutait, fasciné. David Wise soupira :

— Avec Max, nous aurions évité le désastre de la Baie des Cochons. Il ne nous aurait jamais donné le feu vert…

Malgré son impassibilité, l’opérateur de Max jeta un coup d’œil scandalisé à David Wise. La Baie des Cochons, c’était le cadavre dans le placard, la honte de la CIA, le stigmate dont on ne parlait jamais, l’invasion ratée de Cuba, déclenchée sur des renseignements partiaux non recoupés…

— Nous avons fait du chemin depuis, continua David Wise. Max n’est en service que depuis six mois. Et il a fallu apprendre à nous en servir… IBM adore vendre de gros ordinateurs, mais, quand il faut les faire marcher correctement, leurs ingénieurs attrapent tous des dépressions nerveuses. Enfin, maintenant, nous y sommes…

Malko suivait toutes ces explications, assez perplexe.

— Vous m’avez amené ici pour me donner un complexe d’infériorité ? demanda-t-il.

Le patron de la Division des Plans daigna sourire.

— Nous. Vous êtes directement concerné. Max a désigné votre prochaine mission. Regardez.

Il se pencha vers l’opérateur de la troisième machine et lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci se leva, alla prendre un paquet de fiches orange dans un casier et les fit pénétrer dans une fente de la machine. Puis il appuya sur plusieurs touches et attendit.

Le bourdonnement de l’ordinateur augmenta. Il ne se passa rien pendant quelques secondes, puis le clavier du télex se mit en marche, tapant très rapidement. Malko et David Wise se penchèrent sur le papier qui se déroulait devant eux. Trois mots venaient de s’inscrire.

— Action. Danger immédiat.

Le ronronnement cessa. David Wise arracha la bande et la mit dans sa poche. Malko fronça les sourcils :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Que vous partez pour Hong-Kong, fit paisiblement le patron de la Division des Plans. Je ne suis pour rien dans cette décision, j’aurais d’ailleurs préféré vous laisser vous reposer un peu, après vos avatars…[2]

Il referma soigneusement la lourde porte défendant Max. Malko plissa ses yeux dorés qui ressemblaient à une coulée d’or liquide. Ils ne viraient au vert qu’en cas de contrariété grave.

— Espérons que Max ne boit pas, il aurait pu aussi bien m’expédier au Kamtchatka. Mais, puisqu’il est si intelligent, pourquoi ne vous donne-t-il pas l’ordre d’utiliser un de vos hommes de l’antenne locale ? Vous tenez à gaspiller les dollars des contribuables ? Ça vous mènera devant un grand jury, comme Jimmy Hoffa.

L’ascenseur ouvrit silencieusement ses portes et David Wise s’effaça pour laisser passer Malko, avant de lui répondre :

— Il faut un homme neuf. Puisque nous sortons de la routine, autant le faire complètement. En plus, tous nos agents là-bas sont tellement étiquetés qu’ils pourraient se promener en uniforme avec un badge « agent secret » sans rien apprendre à personne. Les Anglais sont aussi très susceptibles. Ils tolèrent nos analystes et nos sinologues, mais ont une sainte horreur du personnel de notre Division…

Les vingt et un étages avaient été avalés en seize secondes. Ici à Langley, c’était déjà le siècle futur. David Wise ouvrit la porte de son bureau en enfonçant la petite clé qui ne le quittait jamais et qui commandait la serrure à combinaison. Malko s’assit dans le seul fauteuil, où bien peu de gens avaient le privilège de prendre place, et attendit. David Wise bourra sa pipe :

— Ne vous moquez pas de Max. Il va peut-être nous éviter un coup dur de première grandeur.

« Il y a peu de temps, un informateur même pas classé[3] a contacté notre antenne de Hong-Kong. Ce Chinois prétendait détenir une information extrêmement importante concernant la sécurité de la flotte, dans le Pacifique. Le chef de l’antenne d’Hong-Kong, Dick Ryan, n’a pas donné suite, concluant au manque de crédibilité de la source. Mais, comme nous le faisons maintenant, l’incident a été mis en fiche codée et donné à digérer à Max.

Il se tut un instant pour donner plus de poids à ses paroles.

— Eh bien, instantanément Max a réagi. Cette information recoupait d’autres éléments que l’ordinateur possède et que nous ne relions même pas, nous, à ce tuyau. Voilà l’avantage de Max : il effectue une synthèse immédiate de renseignements que nous mettrions des semaines à coordonner et à analyser. Nous avons effectué tous les contrôles possibles. Max est formel. L’information de ce Chinois a quatre-vingt-dix pour cent de chances d’être vraie et vitale… Voilà pourquoi vous partez pour Hongkong. Tâchez de ne pas trop froisser la susceptibilité de ce bon Dick, qui effectue un travail ingrat.

— Mais pourquoi Hong-Kong ? demanda Malko. David Wise jeta un coup d’œil au calendrier électronique posé sur son bureau.

— Nous sommes le 2 novembre. Le 17, arrivera à Hong-Kong le porte-avions Coral-Sea, le plus grand bâtiment de la 7e flotte. À part le Viêt-Nam, Hong-Kong est le seul port où il puisse relâcher à trois mille milles à la ronde.

— Je vois, fit Malko, rêveusement.

La pluie fouettait les vitres bleutées du bureau. On grelottait à Washington. Au fond, la perspective d’aller au soleil ne lui déplaisait pas trop. D’autant qu’au fond de lui-même, il n’avait pas trop confiance en Max… Cela risquait fort d’être un voyage pour rien.

— Voici votre viatique, dit David Wise en lui tendant une épaisse enveloppe marron. De l’argent, une lettre de crédit sur la Barclays Bank et vos papiers… Votre couverture est extrêmement simple : vous êtes le producteur délégué de la Transinter Films, à Hong-Kong pour un repérage d’extérieurs… Tous les détails sont à l’intérieur. Le film est réellement programmé, d’ailleurs…

— Mais la Transinter…

— Elle nous appartient. Ah ! à propos, pas d’arme surtout. Les Anglais sont pointilleux comme des vieilles filles sur ce point. Je n’ai pas envie que vous vous fassiez refouler en descendant d’avion…

Malko ouvrit l’enveloppe, jeta un coup d’œil sur le billet d’avion et sursauta : il décollait le soir même de New York par le vol Scandinavian Airlines 912 à destination de Copenhague, où il arriverait le lendemain matin à neuf heures…

— Vous ne perdez pas de temps, remarqua-t-il. David Wise s’excusa d’un sourire.

— C’est dans votre intérêt. La comptabilité vous avait réservé sur la Panam par la route du sud : Francfort, Zurich, Rome, Beyrouth, Téhéran, Karachi, New Delhi, Bangkok. C’est interminable. Vous seriez arrivé au bord de la dépression nerveuse. Je vous ai pris une première sur la nouvelle ligne de la Scandinavian, le Transasian, via Copenhague et Tachkent. Vous changez d’avion une fois à Bangkok. Et vous gagnez huit heures, je crois que c’est appréciable…

» Seulement, le Transasian, comme ils l’appellent, n’opère que trois jours par semaine, lundi, mercredi et samedi. Il fallait que vous partiez ce soir. Je connais vos goûts de luxe, mon cher prince Malko. À Tachkent, vous pourrez faire votre marché : caviar et cette vodka russe que vous aimez tant…

Les yeux d’or de Malko pétillèrent de mille paillettes. Il aimait bien David Wise, et savait que l’Américain enviait secrètement ses titres et son élégance. Ce dernier, au moment de serrer la main de Malko, fit :

— Une dernière question : où avez-vous fait couper le costume que vous avez sur le dos ?

Malko faillit éclater de rire :

— Je vous le dirai à mon retour, répondit-il en s’éloignant dans le couloir. Ainsi vous penserez un peu à moi. Vous avez raison de vouloir un bon tailleur : un homme qui s’habille comme un gentleman est déjà un peu un gentleman.

Sur cette flèche du Parthe, il s’engouffra dans l’ascenseur.

En franchissant la porte avant du super DC-8 des Scandinavian Airlines, Malko eut l’impression d’entrer de plain-pied dans un bain de vapeur. C’était la fin de la saison des pluies à Bangkok et l’aéroport de Don-muang était écrasé d’une chaleur lourde et humide. En dix pas, on était trempé.

Malko songea avec nostalgie à son confortable fauteuil de première. Après avoir volé plus de douze mille kilomètres, il se sentait à peine fatigué. À Copenhague, il avait eu le temps de prendre une douche et de se raser dans une des pièces de repos que la Scandinavian mettait à la disposition des passagers. Il avait horreur de voyager sale et mal rasé ; cela lui donnait des complexes, il se sentait une âme d’émigrant.

L’étape Copenhague-Tachkent avait passé comme une flèche. Agrémentée d’un somptueux repas qui aurait fait honte à bien des restaurants « trois étoiles ». Membre de la Chaîne des rôtisseurs, la plus vieille association gastronomique, les Scandinavian Airlines faisaient des prodiges en cuisine. Malko, en vieil Européen, y était particulièrement sensible.

Cette fois, il n’avait pas ressenti d’angoisse en posant le pied à Tachkent, où, comme David Wise l’avait dit, il avait pu s’offrir un kilo de caviar au prix d’un kilo de riz. Après, cela avait été la splendeur de l’Himalaya. Le grand Super-DC-8 glissait silencieusement à douze mille mètres, sans une secousse, le long de l’immense chaîne enneigée. Spectacle féerique. La voisine de Malko, une sculpturale Suédoise, poussait des cris d’admiration en maniant fiévreusement sa caméra. Cela avait été le début d’un agréable flirt, qui s’était terminé au-dessus de Rangoon : elle s’était endormie sur l’épaule de Malko, imprégnant sa veste d’alpaga de parfum. Pas trop de regrets, elle allait à Djakarta.

Clignant des yeux, derrière ses éternelles lunettes noires, sous l’effroyable soleil, il vit venir vers lui une gracieuse Thaï de la Thai International.

— Le prince Malko Linge ? demanda-t-elle en anglais gazouillant.

Il ne sut jamais comment elle l’avait reconnu.

— C’est moi.

— Nous avons reçu le télex de la Scandinavian. Votre place est retenue sur notre Caravelle de Hong-Kong qui part dans une heure et demie. Donnez-moi vos tickets de bagages, je vais m’en occuper.

La délicieuse hospitalité thaï lui remit bien des choses en mémoire. Qu’était devenue la belle Thepin[4] ? Pour se changer les idées, il suivit des yeux la petite croupe tendue de mauve qui ondulait devant lui. Les hôtesses de la Thai étaient toujours aussi charmantes et efficaces. Il se retrouva dans une salle d’attente climatisée, miraculeusement à l’abri de l’étuve. Son hôtesse lui apporta un namana[5] bien glacé et des magazines. Trois quarts d’heure plus tard, un grondement lui fit lever la tête : le Super-DC-8 de la Scandinavian repartait pour Singapour et Djakarta. Avec sa belle Suédoise, dont il ne savait même pas le nom.

Peu de temps après, le haut-parleur annonça :

— La Thai International annonce le départ de son vol N°748 à destination de Hong-Kong, Taipeh et Tokyo…

Malko se leva. Comme par miracle « son » hôtesse réapparut et le fit passer en tête, comme passager en transit. Après la traversée du ciment brûlant, la cabine de la Caravelle lui sembla un havre glacé. Deux autres hôtesses s’empressèrent autour de lui, moulées jusqu’aux chevilles dans de longs sarongs orange, infiniment gracieuses. Malko s’enfonça avec plaisir dans son fauteuil. Comme à chaque changement de température, il souffrait de sa blessure reçue à Bangkok. De violentes névralgies intercostales.

Tandis qu’il s’épongeait le visage avec une petite serviette brûlante distribuée par l’hôtesse, la Caravelle de la Thai décolla sans une secousse. Destination Hong-Kong, où ils arriveraient quatre heures plus tard.

Hong-Kong qui signifie en chinois « Havre paisible ».

Pas si paisible que cela à en croire Max l’ordinateur.

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