CHAPITRE XV

Les pensées de Mao étaient partout. Sur de grandes affiches en caractères rouges, collées sur les arbres et sur les murs ; peintes à même la chaussée de l’Avenida Salazar, en petits tracts distribués par des gamins nu-pieds. Comme si cela ne suffisait pas, les haut-parleurs installés pour le Grand Prix de Macao du dimanche suivant diffusaient, entre deux airs de musique aigrelette, les plus récents aphorismes du génial Mao Tsé-toung.

Malko, cahoté dans son taxi sans amortisseurs, aperçut la carcasse inachevée d’un énorme building surmontant la baie de Praia Grande : un casino qui ne serait jamais terminé. Le moteur du taxi hoquetait en grimpant la côte de l’Avenida Salazar. À Macao, même l’essence était fatiguée.

Une mélancolie pathétique montait de cette petite ville vieillotte aux maisons pastel qui était en train de s’éteindre tout doucement sous la férule communiste. Où était le temps où les riches compradores – les Chinois qui commerçaient avec l’étranger – avaient fait de cette petite ville de province portugaise l’enfer du jeu ?

Maintenant, les riches avaient fui depuis longtemps. Tous les dimanches, l’évêque, symbole de l’ultime résistance aux Rouges, devait demander au Parti la permission d’ouvrir son église sur la colline de l’Armida-de-Penha… En semaine, deux soldats portugais somnolaient devant la porte pour empêcher les fidèles d’entrer.

Les derniers Portugais restaient là, englués par l’habitude, mais l’enfer du jeu était mort en se transformant en paradis communiste.

Sur la baie plate et sans grâce de la rivière des Perles, il n’y avait que deux vieux cargos rouilles et des jonques usées, aux voiles en lambeaux.

Dans un effort dérisoire et touchant pour faire venir un peu de monde, on organisait chaque année un Grand Prix automobile sur les avenues désertes qui encerclaient la petite bourgade. Cette année, en dépit des préparatifs fiévreux, on ignorait s’il allait se dérouler. De mauvaise humeur, les communistes avaient menacé de faire assassiner les pilotes impérialistes.

Une nouvelle carcasse de béton et d’acier apparut dans la côte. Le chauffeur de Malko, un métis chino-portugais, eut une mimique désabusée :

— Encore un casino. Il ne sera jamais achevé. Les propriétaires sont partis à Singapour, il y a deux ans.

Singapour ! Un autre monde.

Et l’on n’était qu’à une heure et quart de Hong-Kong par les hydroglisseurs ultramodernes de la compagnie Shuntak. Voyage féerique à travers la mer de Chine, entre des milliers d’îles inhabitées.

Enfoncé dans l’eau le long de son ponton, l’hydroglisseur était le seul objet moderne de Macao. Tout le reste était resté au XIXe siècle.

L’arrivée des engins amenait un peu d’animation, puis l’apathie retombait. Seuls les cyclo-pousses à la capote verte pédalaient comme des fous, traînant les rares touristes et saluant respectueusement tous les uniformes rencontrés. Dans cet univers kafkaïen, le policier chinois de la place du Sénat était plus puissant que le gouverneur portugais. Il faisait partie de l’ordre nouveau, à la fois invisible et omniprésent.

Le taxi déposa Malko sur une placette ombragée, en face de l’Hôtel de Bela-Vista, le palace de Macao. Le dernier endroit où on trouvait encore du café brésilien.

L’Avenida Almeida-Ribeiro s’ouvrait devant lui, avec ses boutiques de pacotille. Il hésita un instant, craignant d’être suivi. Mais il avait eu beau examiner un à un ses compagnons de voyage, il n’avait pas décelé celui ou celle qui le surveillait.

Ici, l’espionnage et la violence paraissaient appartenir à un autre monde. Malko s’engagea en flânant dans l’avenue. Au fond des boutiques, les commerçants apathiques n’espéraient plus rien.

Il découvrit sans aucune peine la boutique du philatéliste. Elle était la seule dans son genre, minuscule et poussiéreuse, coincée entre deux marchands de souvenirs.

Qui pouvait collectionner les timbres à Macao ?

La vitrine ne renfermait que quelques pochettes jaunies et un catalogue de 1956.

Malko poussa la porte, déclenchant une clochette. Cela sentait le renfermé et la crasse. Un Blanc, vêtu d’une chemise sans couleur, sortit sans enthousiasme de l’arrière-boutique. Il était plus grand que Malko, avec des épaules très larges et un visage aux traits marqués, large et plat, avec des yeux très enfoncés dans leurs orbites. Il n’était pas rasé et avait les yeux injectés de sang, comme s’il n’avait pas assez dormi ou s’il avait trop bu. Il marmonna un vague bonjour à l’adresse de Malko et attendit, l’air surpris. L’élégant costume de Malko détonnait dans la boutique minable.

Ce dernier sortit de sa poche le dollar d’argent et le posa sur le comptoir, comme s’il jouait avec.

— Je voudrais une pochette de variétés de Chine 1900, demanda-t-il.

C’était la première partie du code.

D’abord, il crut que le marchand ne l’avait pas entendu. Pas un muscle de son visage n’avait tressailli. Il n’avait pas bougé. Alors, Malko poussa la pièce devant lui, sur le comptoir, à plat pour qu’il puisse voir la date : 1902. Soudain, l’homme demanda d’une voix changée :

— Pourquoi vous a-t-on envoyé ici ? Il dévisageait Malko, peu amène.

— On a besoin de vous, dit ce dernier. Une histoire sérieuse. Vous êtes le seul à pouvoir nous aider.

L’autre secoua la tête :

— Les imbéciles, fit-il, comme pour lui-même. Ils gâchent dix ans de travail.

Malko le regarda, surpris :

— Pourquoi dites-vous cela ?

Le marchand de timbres haussa les épaules.

— Tout se sait à Macao. Tout. Ce soir, « ils » sauront que vous êtes venu me voir. Dans trois jours, ils sauront qui vous êtes, et alors…

— Et alors ?

— Ils me tueront ou ils me chasseront. Je crois plutôt qu’ils me tueront. Ils n’aiment pas qu’on se moque d’eux. Enfin, que voulez-vous de moi ?

La résignation de la voix était incroyable. Brusquement, Malko découvrait le visage ingrat de l’espionnage. Cet homme vendait des timbres dans une boutique miteuse depuis des années, avait oublié la vie de son pays, afin de servir une seule fois, pour une chose dont il ne saurait même pas l’importance. Malko allait lui expliquer lorsque un vacarme infernal retentit dans l’avenue. Des haut-parleurs crachaient des slogans en chinois, d’une voix nasillarde et criarde. Les murs en tremblaient.

— Qu’est-ce que c’est ?

Malko s’en bouchait les oreilles. Le marchand de timbres sourit tristement.

— Le lavage de cerveau quotidien. Les communistes ont installé des haut-parleurs dans toute la ville. De deux à cinq, ils endoctrinent la population et les visiteurs.

Saisissant. Pourquoi Mina était-elle venue se réfugier ici, dans la gueule du loup ?

— Voilà ce que je viens chercher, expliqua-t-il, entre deux vociférations…

Il décrivit Mina, donna son nom. L’autre écoutait attentivement, il hocha la tête, à la fin :

— Je pense que ce ne sera pas difficile, dit-il, sauf si elle est déjà passée de l’autre côté.

— Je ne crois pas, dit Malko. Elle en venait.

— Qui sait ? dit l’Américain, rêveusement. Ils ne raisonnent pas comme nous. Mais si elle est à Macao, je vais la trouver. Ce sera le premier et le dernier service que je rendrai ici. Ma femme est Chinoise, vous comprenez, membre du parti. C’était une belle réussite, n’est-ce pas ? Elle ignore qui je suis réellement.

Il eut un geste fataliste :

— Revenez ici à la fin de la journée. En attendant, promenez-vous, faites le touriste, n’attirez pas l’attention sur vous, surtout… Tenez !

Malko empocha une pochette de timbres multicolores. L’autre le raccompagnait déjà à la porte et lui disait au revoir d’un ton indifférent.


* * *

De l’autre côté de la rivière, large d’une dizaine de mètres, la sentinelle faisait les cent pas entre un petit blockhaus et un bouquet d’arbres. On distinguait nettement la mitraillette à chargeur camembert passée à l’épaule et la toque de fourrure avec l’étoile rouge communiste.

C’était fascinant, cette étroite rivière séparant deux mondes aussi dissemblables. Sur la rive portugaise, il y avait quelques cahutes de tôle ondulée et rien de l’autre côté.

— Venez, fit le chauffeur du taxi à Malko, ils n’aiment pas qu’on les regarde trop longtemps.

Il avait l’air aussi effrayé que si la rivière avait été une ligne symbolique. Malko regagna la voiture avec regret. C’était de loin ce qu’il y avait de plus intéressant à voir à Macao, cette frontière palpable avec la Chine. Il avait parcouru distraitement les rues endormies de la petite ville. Il n’y avait rien à vendre, à part quelques souvenirs sans valeur.

Bientôt, tout Macao ressemblerait aux ruines de la vieille église du XVIe siècle qui dominait la ville : une façade sans rien derrière.

— Je voudrais bien aller à Hong-Kong, dit timidement le chauffeur. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui me donnerait du travail. Je suis un bon mécanicien.

Toujours le même refrain. Partir, fuir. Malko eut envie de lui dire que Hong-Kong était un autre cul-de-sac. Qu’après il ne pourrait plus fuir ailleurs, mais il n’eut pas le courage. Le métis quêtait un encouragement de ses bons gros yeux. Voyant que Malko ne répondait pas, il remit sa voiture en route.

Un peu plus loin, il s’arrêta : un groupe de musiciens en tenues fripées et élimées, avec des dragons en papier, étaient assis à la terrasse d’un café.

— Ils vont enterrer quelqu’un expliqua le métis, vous voulez voir ?

Le dernier spectacle de Macao.

Mina se cachait quelque part dans cette ville fossile. Qu’on était loin du grouillement de Hong-Kong. Ici c’était déjà la résignation des grands malades… Il n’y avait plus d’espoir.

— Retournons dans le centre, ordonna Malko, je voudrais faire quelques achats.

Il était sûr de ne pas avoir été suivi depuis qu’il était en taxi. Il y avait extrêmement peu de véhicules à Macao.

Laissant généreusement cent dollars Hong-Kong à son guide, il reprit l’Avenida Almeida-Ribeiro. Il entra dans plusieurs boutiques pour marchander des souvenirs. Les haut-parleurs s’étaient tus mais partout d’immenses banderoles recouvertes de caractères rouges, exaltaient la sagesse de Mao Tsé-toung. Les gens passaient devant, les yeux baissés, sauf un groupe de touristes qui se faisaient complaisamment photographier devant.

La boutique de philatéliste était toujours vide. Malko passa devant une fois, revint sur ses pas et entra. Cette fois, l’Américain devait le guetter, car il souleva tout de suite le rideau de l’arrière-boutique, et se pencha sur le comptoir.

— Rendez-moi la pochette que je vous ai donnée tout à l’heure, dit-il à voix basse.

Malko la lui tendit. Le marchand la classa et en sortit plusieurs qu’il étala devant Malko.

— Faites semblant de choisir, souffla-t-il. Il faut être très prudent.

Malko se pencha sur les timbres, la gorge nouée.

— Vous avez retrouvé la fille ?

Les lèvres de l’Américain bougèrent à peine. Comme à regret il laissa tomber :

— Oui.

— Alors ?

— Elle partage depuis ce matin une chambre à l’Hôtel Barra près du Bela-Vista avec une autre fille, qui est croupière au dernier casino de Macao. C’est une péniche ancrée dans le port intérieur. C’est tout ce que je sais.

— Merci.

Les yeux dorés de Malko se firent plus chauds. Le courage de cet homme lui inspirait le respect. C’était beaucoup plus dur de rester là, à Macao, à avoir peur, que de risquer la mort avec une vie agréable.

— Vous allez rester ?

— Oui. Ce serait trop bête. J’espère que je passerai à travers. Maintenant, partez et bonne chance. Ne restez pas trop à Macao.

Malko empocha une pochette de timbres et se dirigea vers la porte. L’Américain, au dernier moment, lui glissa :

— J’aimerais bien revoir la Californie, un jour, mais je n’y crois pas beaucoup.

L’Avenida Almeida-Ribeiro s’était vidée des touristes. Le dernier hydroglisseur repartait une demi-heure plus tard. Malko repartit vers le Bela-Vista. Il n’eut aucun mal à trouver l’Hôtel Barra, situé dans une petite rue à côté. Assez minable. Malko n’eut pas le temps de se demander ce qu’il allait faire. Deux filles sortaient de l’hôtel en se tenant par le bras. L’une d’elles était Mina. Il se jeta dans une encoignure de porte. Elles passèrent devant lui et montèrent dans un cyclo-pousse.


* * *

Qui n’a pas rêvé des casinos de Macao ? Quand le cyclo-pousse de Malko s’arrêta, il eut envie de se frotter les yeux. Il se trouvait de l’autre côté de Macao, en face de la côte de Chine, dans un quartier populaire dont les murs lépreux des maisons disparaissaient sous les affiches Mao. Devant lui, se trouvait une sorte de péniche à deux étages, ancrée au quai. Mina et l’autre Chinoise venaient de s’y engouffrer.

Une demi-douzaine de cyclo-pousses somnolaient devant.

C’était le casino Royal.

Malko descendit, abasourdi. À Las Vegas, on n’aurait même pas osé y mettre des machines à sous. C’était minuscule, minable, ce casino flottant, ancré face à la Chine. C’est tout ce qui restait du grand Macao, le Monte-Carlo de l’Asie !

On aurait dit un bateau-mouche abandonné. Certes, les dorures et la peinture rouge y étaient, mais il n’y avait même pas de portier : économies. Les propriétaires auraient bien remorqué le casino ailleurs si l’endroit le plus proche où le jeu était toléré ne s’était trouvé à deux mille milles marins…

La nuit tombait. Une musique aigre-douce venait du casino. Malko fit les cent pas pendant une vingtaine de minutes, espérant que Mina allait ressortir. Il aurait préféré lui parler seul à seul. Finalement, il se décida à enjamber la passerelle. Le rez-de-chaussée avait été transformé en salle de spectacle. Des acteurs masqués, en costume somptueux, jouaient une pièce chinoise hermétique devant une trentaine de spectateurs sirotant du thé au jasmin.

De chaque côté de la péniche, des escaliers menaient aux étages supérieurs, où se trouvaient les jeux. Malko emprunta l’escalier de gauche.

Le premier étage était sinistre. Il n’y avait que des tables de fan-tan et de « 21 » tenues par des croupières, jolies filles habillées très court, douées d’une dextérité infernale pour brouiller les cartes et ramasser les jetons de toutes les couleurs. Malko s’approcha d’une table.

Aussitôt, une fille aux longs cils, avec une sacoche d’encaisseur, s’approcha de lui :

— Change, sir.

Pour ne pas se faire remarquer, il changea cent dollars de jetons mauves.

Comme toujours en Asie, les apparences ne comptaient pas. À la table, un vieux Chinois jouait sans arrêt de gros bancos. On l’aurait cru à l’Armée du Salut. Une chemise élimée et sans col, une barbe de trois jours, des mains sales, un pantalon tire-bouchonné. Mais régulièrement, sur un signe imperceptible des doigts sales, une des vaporeuses caissières s’approchait et déposait devant lui une pile de jetons. Sans signature, sans compter, sans rien.

Grâce aux glaces qui recouvraient les murs, Malko surveillait les gens circulant entre les tables. Il avait peur d’avoir été suivi depuis Hong-Kong. Mais par qui ? L’anxiété du marchand de timbres et ses remarques augmentaient encore son angoisse. C’était la mouche et l’araignée. Ici, à Macao, il pouvait disparaître à tout jamais, sans que personne sache ce qu’il était devenu. Les Chinois faisaient ce qu’ils voulaient.

Le casino se remplissait peu à peu. Beaucoup de curieux, l’entrée étant libre. Mais au fond, il restait cinq tables de « 21 » sans aucun joueur. En vain, les croupières prenaient des poses sexy, lançaient des œillades enflammées.

Pas de Mina.

Malko reprit l’escalier tapissé de glaces. Un court instant, au moment où il passait, un visage d’homme s’y refléta. Banal. Un Chinois entre deux âges, aux cheveux lissés en arrière, le visage bouffi, bien habillé. Mais un « tilt » se fit dans le cerveau de Malko. Sa mémoire fonctionnait toujours aussi bien. Cet homme était assis à quelques places de lui, dans l’hydroglisseur.

Bien sûr, cela pouvait ne rien dire. Son regard ne croisa même pas celui de Malko. Déjà, il avait disparu.

Le dernier étage était bien différent des deux autres. C’était l’étage noble, celui du mah-jong, le jeu traditionnel chinois, dont les règles sont totalement incompréhensibles aux Européens. Le mah-jong se joue sur deux étages. En face de Malko, il y avait une longue table, avec d’un côté, les joueurs, de l’autre, les croupières. Celles-ci annonçaient d’une voix aiguë, en chinois, les mises et les numéros. Sans arrêt, les joueurs faisaient claquer sur la table les pièces du mah-jong ressemblant à des dominos, causant un vacarme infernal.

Le plafond était évidé en ovale. D’autres croupières se tenaient dissimulées, assises sur des chaises basses, avec chacune, un petit panier pendu à une cordelette. On mettait la mise dans le panier qui redescendait avec les jetons en cas de gain.

Malko s’approcha de la table.

Les paniers allaient et venaient. Tout à coup, il aperçut Mina, debout à côté d’une croupière. De grosses poches marquaient ses yeux et elle avait les traits tirés. Les yeux brillants, elle suivait le mouvement des jetons. Son amie croupière travaillait les yeux baissés.

Le cœur de Malko battit plus vite. Il avait réussi la première partie de sa mission grâce au philatéliste, mais le plus dur restait à faire.

Il vint se placer juste en face de Mina, debout, derrière un Chinois au visage grêlé de petite vérole.

En principe, il ne risquait rien dans le casino. Il aurait toujours le temps d’intervenir si on attaquait Mina. Mais cela se gâterait à la sortie. Il n’avait pas la moindre arme.

Mina leva soudain les yeux et le vit. Il fut le seul à remarquer son mouvement de recul. Elle reprit cependant très vite son sang-froid. Mais ses pommettes s’étaient colorées et Malko vit une grosse veine battre sur sa tempe gauche.

Soudain, Mina s’éloigna de la table, tournant le dos à Malko.

Il lui emboîta le pas aussitôt. Sans se retourner, elle disparut à droite dans l’escalier. Il pressa le pas juste à temps pour la voir s’engouffrer dans les lavatories des dames.

Oubliant provisoirement sa bonne éducation, il entra. Mina lui fit face aussitôt :

— Partez, siffla-t-elle. Vous êtes fou d’être venu jusqu’ici. Comment m’avez-vous retrouvée ?

Malko ignora la question. Ses yeux dorés se firent les plus caressants possible.

— Je vous ai retrouvée et c’est le principal. Il faut que vous m’écoutiez. Je suis prêt à vous donner ce que vous voulez. Tenez.

Il sortit de sa poche intérieure le passeport que lui avait remis Dick Ryan.

— Il ne manque que votre signature et votre photo sur ce document, dit Malko. Vous pourrez quitter Hong-Kong avec quand vous voudrez. Enfin dès que nous serons sûr que votre information est exacte. Alors ?

Tous les sentiments passaient sur le visage de la jeune Chinoise. Malko la sentit vaciller. Il avait gardé le passeport à la main, exprès. Puis, brutalement, elle se reprit :

— Vous êtes fou, cracha-t-elle. Fou à lier. C’est ma peau qui est en jeu, si je vous dis ce que je sais. Ils me retrouveront partout, je suis Chinoise, ne l’oubliez pas.

Une femme essaya d’entrer et Malko dut peser de tout son poids sur la porte, sans que Mina s’en aperçoive. Heureusement, l’inconnue n’insista pas.

— De toute façon, vous allez les vendre, ces renseignements, insista-t-il, vous me l’avez dit.

La Chinoise prit l’air infiniment rusé :

— Bien sûr. Mais c’est sans danger. Pas comme avec vous. Maintenant, laissez-moi passer.

Brutalement, elle bouscula Malko. Mais déjà elle était dehors. Il repartit dans la salle de jeu, s’excusant auprès d’une grosse Chinoise qui le foudroya du regard.

La partie de mah-jong continuait. Mina avait repris sa place près de son amie.

Malko se remit en face d’elle. Il fallait qu’elle cédât. Qu’elle ait encore plus peur de lui que des autres. Ostensiblement il appela une changeuse et prit mille dollars de jetons. Il ne connaissait rigoureusement rien au mah-jong, mais la CIA paierait la note de frais. On lui fit place respectueusement, et il commença à lancer ses jetons dans les petits paniers.

Mina le fusillait du regard chaque fois qu’il misait. À un moment, il parvint à se rapprocher d’elle et lui glissa :

— Je vous attendrai jusqu’à ce que le casino ferme. J’ai tout le temps. Vous devriez penser à votre passeport.

À un changement infinitésimal dans l’expression de la Chinoise, il comprit qu’il l’avait touchée. Elle jeta soudain un regard anxieux autour d’elle.

Rien ne se passa pendant près d’une heure. Malko et Mina s’observaient. Un panier plein de jetons lui arriva sans qu’il sache pourquoi.

Puis la Chinoise se rapprocha de lui et lui dit à voix basse :

— J’ai changé d’avis, mais ne restez pas là, c’est dangereux. Allez à l’hôtel, je vous rejoindrai.

Malko n’avait pas envie de bouger. Mina pouvait encore changer d’avis. Ensuite, à son avis, le casino était plus sûr que l’obscurité des rues de Macao.

Perdu dans ses pensées il suivait d’un œil distrait le va-et-vient des petits paniers. C’est son subconscient qui enregistra le premier la chose anormale. Un panier venait d’atterrir sur le feutre vert. Et il avait fait du bruit, un choc sourd comme si c’était un sac de sable. Il regarda et son cœur s’arrêta de battre.

Au milieu des jetons, il y avait une grenade quadrillée dégoupillée. Un léger sifflement s’échappait de la fusée. Il resta une seconde fasciné par l’objet mortel. Puis il hurla :

— Mina, attention !

La Chinoise leva les yeux sur la table et son visage se décomposa. Elle ne cria même pas mais ses longs doigts s’incrustèrent sur le tapis vert comme si c’était le salut.

Malko plongea sous la table. Un dixième de seconde avant l’explosion. Il eut l’impression que son corps était déchiqueté en mille morceaux.


* * *

Un Chinois flegmatique en blouse blanche épongeait une énorme tache de sang sur le plancher de bois. Des débris de la table de jeu avaient volé partout.

Le jeu était arrêté et tous les joueurs retenus par la police s’étaient groupés à quelques mètres des corps étendus.

Les jambes de Mina émergeaient d’un tapis vert, jeté hâtivement sur son corps massacré. Les plus gros éclats de la grenade avaient haché son corps à la hauteur du ventre, la coupant pratiquement en deux. Elle était morte sur le coup. Un autre éclat avait sectionné sa carotide et le sang avait giclé à trois mètres.

Trois autres corps étaient étendus près de Mina, recouverts eux aussi d’un tapis vert : deux joueurs et une autre croupière qui n’avait pas eu le réflexe de se baisser. Malko était le seul à peu près indemne car il avait été le premier à plonger sous la table et les éclats étaient passés au-dessus de lui. Seul le souffle l’avait projeté à plusieurs mètres et étourdi.

Soutenu par deux garçons, il reprenait son souffle. On lui apporta un liquide rouge dans un verre : du vin chinois tiède et écœurant. Il réprima une nausée et se remit sur ses pieds. La cicatrice de son coup de couteau de Bangkok lui faisait mal à la poitrine. S’il avait tourné la tête au moment où la grenade était descendue, il serait lui aussi sous un tapis vert.

Il tomba en arrêt devant un morceau de la table de jeu : quatre longs et fins doigts y étaient restés accrochés, comme coupés par un rasoir. Ceux de Mina. Le passeport le brûlait au fond de sa poche. La jeune Chinoise n’en aurait plus jamais besoin. Pas plus que de quitter Hongkong. Son long voyage s’était terminé presque à son point de départ. Malko eut un goût de cendre dans la bouche, en dépit de la férocité qu’avait montrée Mina lorsqu’elle avait tué Cheng Chang et l’autre Chinoise.

Des policiers en casquette plate, l’air endormi, avaient envahi le casino. On fouillait tout le monde. Malko s’approcha et demanda des explications. Après d’interminables palabres, on le conduisit devant un groupe de Chinois pâles et tremblants : les croupiers du haut. De leurs explications, il ressortait qu’un homme avait posé une grenade dans un des paniers et tenu les croupiers en respect avec un pistolet, pendant que le panier descendait, menaçant de tirer au moindre cri.

Une seconde avant l’explosion, il s’était enfui, jetant son arme à la tête d’un courageux garçon qui avait voulu le poursuivre. Les policiers se passaient le pistolet avec un respect mêlé de crainte. Malko jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’un petit Chinois.

C’était une arme étrange : un gros pistolet à deux canons joints un peu comme un fusil de chasse. Il y avait deux culasses et deux chargeurs. Une arme fabriquée en Chine populaire à destination des maquis étrangers.

Il n’y avait pas plus à en savoir. Le Coral-Sea arriverait le lendemain matin à Hong-Kong et personne ne savait encore ce qui se tramait contre lui.

L’enjeu n’avait pas de prix. La liste des cadavres qui s’allongeait le montrait assez.

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