CHAPITRE IX

Jamais encore, depuis le début de sa liaison avec Mme Yao, Holy Tong ne s’était aventuré jusqu’à son bureau du Cinéma Astor. Il se sentait mal à l’aise et oppressé en frappant à la porte. C’est la voix autoritaire de sa maîtresse qui répondit immédiatement : il poussa le battant et tenta de se composer un visage avenant et paisible. Mais intérieurement, il tremblait.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Mme Yao marcha sur lui sans lui laisser le temps d’entrer dans la pièce. Il sembla à Holy que les grandes dents jaunes allaient le dévorer.

— Je… je voulais te parler, balbutia-t-il. Pas au téléphone. C’est important.

Elle alla se rasseoir et Holy déglutit devant l’ondulation de sa croupe maigre.

— Tu es fou de venir ici ! fit-elle, d’une voix basse et furieuse.

— On sait que je te soigne, protesta Holy Tong. Soudain, tout ce qu’il avait préparé se dissolvait dans son cerveau. Il commença maladroitement :

— Ce n’est pas bien, tu as fait tuer cette pauvre femme.

Elle n’avait rien fait. C’est encore une chose qui m’empêche de dormir… Mme Yao envoya le mufle en avant :

— Ne te mêle pas de mes affaires. Misérable. Tu es abject. C’est à cause de toi que tout ça est arrivé, de ta langue fourchue ; je devrais te l’arracher, et te la faire manger. Imbécile. C’est tout ce que tu avais à me dire ?

Évidemment ce n’était pas des mots d’amour. Le pauvre Holy Tong commençait à regretter sa visite. Mais le plus dur restait à dire.

— J’ai reçu la visite d’un homme. Un agent américain, je crois. Il… cherchait à savoir. Je veux dire…

Les mots s’embrouillaient dans la tête de Holy Tong sous le regard froid de la Chinoise. Il raconta la visite de Malko, avec trop de détails, parla du traitement qu’il allait lui prodiguer et s’arrêta, le front couvert de sueur.

— Comment t’a-t-il trouvé ? questionna Mme Yao menaçante.

Holy croisa ses mains grassouillettes !

— C’est… c’est cette femme qui est morte qui lui a parlé de moi.

Il ne disait pas « que tu as fait tuer » pour ne pas la vexer.

Mme Yao réfléchissait. Elle connaissait l’existence de cet agent américain. Depuis qu’il avait été réclamer le corps de Cheng. Soudain, elle voyait un moyen de l’utiliser.

— Puisque tu vas revoir cet homme, dit-elle, tu vas me rendre un service.

— Oh ! non, gémit Holy. J’ai peur.

— Tu aurais encore plus peur si je te fais tuer. Tu refuses ? fit-elle, menaçante.

— Non, non. Je ferai ce que tu veux…

Elle prit un paquet de Craven sur la table, en alluma une sans en offrir à Holy, la mit dans un long fume-cigarette en bambou et croisa les jambes très haut :

— Je te donne le moyen de te racheter, fit-elle doucereusement. Voici ce que tu vas dire…

Holy cligna des yeux derrière ses lunettes. Mme Yao le fascinait comme un serpent. Pendant dix minutes, il écouta sa maîtresse, docilement. La tête lui tournait. Il avait la sensation de s’enfoncer dans un puits sans limite. Et surtout, il avait peur. Combien il maudissait le soir où il avait voulu briller devant son ami Cheng Chang.

— Je ferai comme tu veux, dit-il d’une voix presque imperceptible.

Satisfaite, elle sourit. Sans transition, ce n’était plus qu’une femme sensuelle, et avide de plaire.

— Je viendrai te voir demain, roucoula-t-elle. Mon dos me fait mal…

La carotte et le bâton.

Holy sentit une boule de chaleur au creux de son estomac. Quand elle faisait l’amour avec lui, Mme Yao lui disait des choses que même les putains des meilleurs bordels de Kowloon ne savaient pas inventer.

— Va-t’en maintenant, fit Mme Yao d’une voix redevenue dure.

Holy se retrouva dans Hanoi Road, grouillante de monde. Il n’était pas bien dans sa peau. Un tueur à gages ne coûtait pas même cinq mille dollars Hong-Kong. Une misère. Tout en marchant le long de Nankin Road, Holy tournait et retournait le problème dans sa tête. Il était coincé.

Il arriva devant le Peninsula Hôtel au moment où un autocar débarquait un flot de touristes japonais du Matsamaru, cargo ancré dans la rade.

Malko attendait Holy Tong, qui devait venir l’acupuncter à onze heures, en lisant le South China Morning Post. C’était une longue litanie d’attentats et de troubles. Le meurtre de Mme Cheng Chang semblait être passé complètement inaperçu. Officiellement tout au moins.

On frappa un coup léger à la porte et il alla ouvrir. La silhouette rondouillarde de Holy Tong se tenait dans l’embrasure.

Le Chinois semblait fébrile et nerveux. Ils échangèrent quelques banalités sur le temps, puis Malko s’étendit sur le lit après s’être déshabillé, ne gardant qu’un slip. Holy Tong commença à tâter délicatement les traces de son ancienne blessure. Il avait des mains extraordinairement douces pour un homme.

— Je pense que je vais vous soulager beaucoup, dit-il après son examen. C’est un cas relativement simple.

Il tira de sa poche une petite trousse avec ses aiguilles. Mais il était si nerveux qu’il la fit tomber sur le lit.

— Qu’y a-t-il, monsieur Tong, demanda Malko ? Vous êtes toujours aussi tendu avant de soigner quelqu’un…

Le Chinois secoua la tête :

— Non. Non, mais j’ai repensé à ce que vous m’aviez dit l’autre jour. À propos de mon ami Cheng Chang…

Malko dressa l’oreille. Le Chinois venait de lui enfoncer une aiguille d’or entre deux côtes et il ne ressentait absolument aucune douleur. Étonnant. Les trois autres aiguilles se plantèrent dans sa chair de la même façon, comme s’il s’était agi d’une autre personne. Assez impressionnant.

— Il faut les garder dix minutes environ, commenta Holy Tong, pour que cela agisse sur les terminaisons nerveuses.

— Pourquoi êtes-vous tracassé au sujet de Cheng Chang, demanda Malko ? Il est mort.

Holy hocha la tête tristement.

— Je sais, je sais, fit vivement le Chinois, mais je me demande si je ne sais pas pourquoi…

Malko se dressa sur ses coudes si brusquement qu’il manqua arracher ses aiguilles !

— Quoi !

Mais déjà Holy Tong battait en retraite :

— Je ne sais rien de précis, assura-t-il. Seulement une phrase m’est revenue, une chose qu’il m’avait dite.

Malko était sur des charbons ardents. Le Chinois jouait avec une des aiguilles non utilisées. Voilà donc ce qui expliquait sa nervosité de leur première rencontre.

— Monsieur Tong, dit-il, très doucement, si vous savez quelque chose, il faut me le dire. C’est très, très important.

Le Chinois baissa les yeux :

— J’ai peur. Regardez ce qui est arrivé à Cheng Chang. Non, je crois qu’il vaut mieux que je garde cela pour moi. Si on savait que je vous ai parlé.

— Personne ne le saura jamais, affirma Malko…

Holy songea avec amertume qu’on lui avait tenu exactement les mêmes propos vingt ans plus tôt. On finissait toujours par savoir. Surtout à Hong-Kong.

Il resta silencieux un moment, puis dit lentement :

— Deux jours avant qu’il ne parte pour Taipeh, j’ai vu Cheng Chang. Il était très excité.

— Pourquoi ?

Holy se pencha à son oreille comme si la chambre avait été pleine d’espions :

— Il m’a dit que les communistes allaient attaquer la flotte américaine la prochaine fois qu’elle serait à Hongkong !

Malko regarda le Chinois. Holy soutint fermement le regard des yeux jaunes. Intérieurement, Malko jubilait. L’électronique, c’était quand même extraordinaire.

L’aveu de ce Chinois recoupait parfaitement ce qu’avait prévu Max l’ordinateur.

— Vous ne savez rien d’autre ? demanda-t-il. Le Chinois secoua la tête.

— Rien. Il ne parlait pas beaucoup. Sur le moment, j’ai cru que ce n’était pas sérieux. Puis, avec ce qui s’est passé…

— Beaucoup de gens ont cru que ce n’était pas sérieux, dit sombrement Malko.

Brusquement, il se sentait beaucoup plus léger. Sa mission était terminée. À l’équipe de Dick Ryan de veiller sur le Coral-Sea, lorsqu’il arriverait. Au fond tout cela avait été merveilleusement facile. Il allait enfin pouvoir se comporter comme un touriste normal. Se faire faire des costumes, aller fumer un peu d’opium et admirer le merveilleux spectacle de la baie sans craindre de recevoir une balle dans le dos. Quand le Coral-Sea arriverait, il serait loin au fond de son château, en Autriche. En revenant par la Scandinavian, il descendrait à Copenhague et le tour serait joué. Il fut plein de reconnaissance pour Holy Tong.

La seule à être sérieusement déçue serait la belle Mina. Ce n’est pas lui qui lui offrirait son passeport. Dans sa joie, il dit à Holy :

— Mon cher, je vous invite à déjeuner.

Le Chinois protesta faiblement, mais Malko insista tant qu’il finit par céder. Le temps de se rhabiller et ils étaient dans le hall.

Malko faillit éclater de rire : Po-yick était sagement assise sur une banquette ! Avec son inséparable amie. Décidément, elle était folle amoureuse. Fugitivement, Malko regretta d’avoir invité le Chinois à déjeuner.

— Attendez-moi une seconde, demanda-t-il, je dois dire un mot à cette jeune personne.

Po-yick semblait toujours aussi timide.

— Mon amie a voulu aller manger un ice-cream à la cafétéria, alors je l’ai accompagnée… Je ne pensais pas vous voir.

Malko sourit devant l’énorme mensonge. Les yeux de la Chinoise disaient assez son trouble. C’était charmant et touchant.

— Je dois aller déjeuner avec un monsieur, expliqua-t-il, mais, à partir d’aujourd’hui, je serai beaucoup plus libre si vous avez des devoirs. Venez vers six heures.

Elle hocha la tête sans répondre. Malko lui caressa la joue et rejoignit Holy Tong. Au regard de ce dernier, il comprit qu’il avait nettement monté dans son estime.

— Je connais un très bon restaurant coréen dans Wan-chai, dit le Chinois, nous y serons tranquilles.

Malko se laissa guider. Ils prirent un taxi et descendirent à Harcourt Road. En entrant dans Gloucester Road, ils furent stoppés par une voiture de police mise en travers de la route. Un important groupe de manifestants s’était formé dans les bidonvilles de Morrisson Hill, près du champ de courses de Happy Valley. Les voitures ne pouvaient plus pénétrer dans Wan-chai.

— Continuons à pied, conseilla Holy Tong, c’est tout près.

Effectivement, le restaurant coréen se trouvait à moins d’un quart de mille, près de l’embarcadère du ferry de Jordan Street. Malko était le seul Européen. Sur chaque table était posé un réchaud à gaz !

Étrange. Malko comprit pourquoi lorsqu’on leur apporta des morceaux de viande crue… La cuisine coréenne tenait de la fondue bourguignonne et du barbecue… Avec une sauce à arracher le vernis de la table.

Quant au vin, on aurait dit une purge. Amer et fort. Holy Tong encouragea Malko à en boire :

— C’est excellent pour la virilité, affirma-t-il. C’est du vin de Gien-seng. Très recherché.

Incorrigible Holy.

Malko prit rendez-vous pour le lendemain, afin de poursuivre son traitement. Mais Holy avait déjà autre chose en tête :

— Je peux vous emmener dans un endroit étonnant, glissa-t-il à Malko. Cela s’appelle la Maison des Oiseaux. C’est rempli d’immenses volières d’oiseaux les plus rares. Et il y a les plus belles filles de Hong-Kong. Si vous voulez, cela ne vous coûtera pas un sou…

— Ce sont des philanthropes ? Holy gloussa, l’œil lubrique.

— Non. Mais il y a beaucoup de riches Chinois trop vieux pour faire l’amour. Alors, ils viennent et ils regardent. Ce sont eux qui paient pour les filles.

À l’écouter, Holy devait être un habitué. Pour son compte, il n’avait pas la moindre envie de servir de cobaye à de vieux Chinois. Il régla l’addition et ils sortirent. Malko avait hâte de se rendre au consulat rapporter la bonne nouvelle à Dick Ryan. Le Chinois remontait dans sa villa et il le déposa au pied du funiculaire dans Garden Street.

Dick Ryan était vêtu d’une façon qui aurait fait hurler le colonel Whitcomb. Un costume léger avec des raies si larges qu’il ressemblait à un pyjama de déporté. Deux grandes rides plissaient son front très bombé. Il n’avait pris aucune note depuis le début du récit de Malko, mais crayonnait son sous-main.

Ils se trouvaient dans son bureau, au onzième étage. Par les fenêtres on apercevait Wan-chai et l’est de la baie de Kowloon.

Malko termina son récit. Ryan but une gorgée de thé et alla à la fenêtre. Les barbelés du toit de la Bank of China se découpaient dans le soleil.

— Je donnerais cher pour aller faire un tour là-dedans, soupira-t-il.

Il se tourna vers Malko :

— Le Coral-Sea sera ici dans une semaine.

» Je crois à votre histoire, maintenant. Mais je voudrais bien savoir comment ce minable de Cheng Chang a pu avoir une information aussi capitale et vraie ! Puisqu’on l’a tué. Il y a un mystère là-dessous.

— Qu’allez-vous faire au sujet du Coral-Sea ? Ryan émit un bruit peu distingué.

— Prier. Avertir Washington et les Anglais. Le mieux serait qu’il retarde sa visite. Cela donnerait le temps de découvrir quelque chose de plus précis. Mais c’est une décision qui ne dépend pas de moi.

— Pourquoi ne rien dire aux Anglais et empêcher le Coral-Sea de venir tout simplement ? suggéra Malko.

Ryan cracha avec précision dans un crachoir, à un mètre.

— Vous plaisantez ? Et les British ? Et le commerce local ? La 7e flotte, c’est la manne pour les putes et les boîtes de Wan-chai. Sans compter les tailleurs. Si on leur faisait ce coup-là, en douce, ils seraient fichus de nous virer. On ne peut pas se permettre de les doubler. Hongkong appartient encore à Sa Gracieuse Majesté…

« Je vais convoquer ce cher colonel Whitcomb pour une petite conférence… Le plus tôt sera le mieux. Il n’y a plus qu’à prier Bouddha pour qu’il nous donne son feu vert. Lui sait que le Coral-Sea est en route pour Hongkong… C’est aussi un petit encouragement vis-à-vis de la Chine de Taipeh. Imaginez ce qui se passerait si le Coral-Sea et deux ou trois autres étaient dans la rade juste au moment où les Rouges décident d’envahir Hong-Kong ? Sacrée force de dissuasion, non ?

» Croyez-moi, Whitcomb ne nous aime pas, mais on va avoir du mal à le lui arracher son porte-avions. Ça vaut tous les lanciers du Bengale…


* * *

Les yeux bleus du colonel Whitcomb transperçaient Dick Ryan sans le voir.

— Je refuse, dit-il d’une voix égale… En tant que responsable de la sécurité dans la colonie, je puis vous affirmer que rien de fâcheux n’arrivera aux bâtiments de la 7e flotte tant qu’ils seront mouillés dans la rade. Je vous en réponds sur ma tête.

Bougon, Ryan haussa les épaules et marmonna :

— Cela nous fera une belle jambe, quand le Coral-Sea sera au fond de l’eau, d’avoir votre démission.

Le colonel Whitcomb fit comme s’il n’avait pas entendu. Il tapotait, à un rythme exaspérant, le buvard placé devant lui. Les trois hommes se trouvaient dans la salle de conférence, au troisième étage du consulat. Malko avait juste eu le temps de redescendre au Hilton une heure avant la réunion.

Le colonel Whitcomb n’avait marqué aucune surprise en trouvant Malko dans le bureau. Il avait même fait comme s’il n’existait pas.

— Mais enfin, monsieur Ryan, fit Whitcomb, sarcastique, que craignez-vous donc ? Je croyais que le Coral-Sea était invulnérable ?

Ryan cracha et leva un doigt accusateur :

— Bon sang, et si les Rouges s’amusent à installer un canon à charge creuse sur la Bank of China, il vous faudra combien de temps pour aller les déloger ? Vos hélicoptères ne peuvent pas y atterrir. Et si vous devez vous battre dans les étages, ça prendra trois semaines…

» D’accord, le Coral-Sea viendra. Mais que le drapeau anglais flotte sur la Bank of China…

Whitcomb serra les lèvres. Dick Ryan avait touché un point sensible. Ces enclaves communistes dans la colonie étaient comme des épines dans sa chair.

— Si vous étiez chargé de la sécurité de Hong-Kong répliqua-t-il, j’aimerais savoir comment vous vous y prendriez. Je vous rappelle que les communistes peuvent nous couper l’eau quand ils le veulent et déclencher ainsi la révolution en quarante-huit heures. Sans tirer un coup de feu…

Malko se gratta la gorge. Visiblement Ryan et Whitcomb se haïssaient. Ce qui n’était pas pour arranger les choses.

— Colonel, demanda-t-il, en quoi cela vous est-il nuisible que le Coral-Sea ne vienne pas à Hong-Kong cette fois-ci ? Ce n’est pas une mesure définitive, nous voulons seulement éviter un risque d’incident.

— Monsieur, fit Whitcomb avec un mépris infini dans la voix, vous ne connaissez rien aux Jaunes. De deux choses l’une : ou, comme je le crois, il s’agit d’une habile intoxication. Dans ce cas, nos adversaires verront qu’il suffit de nous faire peur pour nous faire reculer. Imaginez les conséquences désastreuses pour la colonie, à longue échéance.

Il s’adressa plus particulièrement à Ryan, sarcastiquement :

— À Macao, l’évêque a besoin de l’autorisation du parti pour ouvrir son église. Voulez-vous que ce soit la même chose à Hong-Kong ?

Personne ne répondit. Le colonel Whitcomb alluma sa pipe et continua :

— Dans l’hypothèse où tout cela n’est qu’un bluff, nous sommes également perdants. Les communistes savent que le Coral-Sea doit relâcher ici ; ils se demanderont pourquoi il ne vient pas. Et cela créera un précédent. Car ils prétendront que c’est l’action des forces démocratiques qui l’a empêché de venir. N’oubliez pas que nous sommes engagés dans un combat à mort, un combat où la psychologie a plus d’importance que les armes. En lui-même, le Coral-Sea n’a pas plus d’importance que les huit divisions rouges qui se trouvent de l’autre côté de la frontière. Mais il doit être là…

« Bref, ajourner cette visite serait perdre la face vis-à-vis des Chinois. Je m’y oppose absolument et j’exprime l’opinion du représentant de Sa Très Gracieuse Majesté la Reine et du gouvernement du Royaume-Uni.

« De toute façon, le cocktail de bienvenue est déjà préparé, pour les officiers supérieurs du Coral-Sea, jusqu’au grade de capitaine…

Ça risquait d’être un cocktail Molotov… Le côté armée des Indes ne perdait pas ses droits. Malko guignait du coin de l’œil Dick Ryan qui se retenait d’exploser. L’Américain serrait tellement ses petites lèvres, qu’il semblait ne plus en avoir du tout.

— Colonel, fit-il doucereusement, votre raisonnement est parfait. Mais pouvez-vous me dire ce qui arrivera si vos calculs sont faux, et si on retrouve le Coral-Sea au fond de la rade de Hong-Kong. Vous oubliez une chose aussi : moi, je suis responsable de la sécurité des bâtiments de la flotte lorsqu’elle relâche ici. Et cette sécurité, dans les circonstances actuelles, je ne peux absolument pas l’assurer. Ceux qui ont mis une bombe à bord du Bœing des China Airlines ne sont pas des plaisantins. Les avez-vous identifiés ?

L’ambiance ne s’arrangeait pas. Un ange passa et s’enfuit à tire-d’aile.

Le colonel Whitcomb resta silencieux pendant une interminable minute :

— Well, fit-il. D’abord nos services suivent de très près l’affaire du Bœing. Puisque vous m’y forcez, je peux aussi vous dire que j’ai la preuve que le dénommé Cheng Chang est vivant. Nous sommes sur sa piste. Lui retrouvé, nous posséderons les informations qui nous manquent. C’est ce qui explique mon optimisme…

Ryan et Malko échangèrent un regard d’intense surprise. Ça, c’était nouveau. Nouveau et explosif.

— Comment savez-vous qu’il est vivant ? coupa Ryan brutalement.

— Nous avons retrouvé la personne qui a transporté un Chinois blessé de Kai-tak jusqu’à une maison de Hanoi Street, le soir de l’accident. L’enquête a montré qu’il ne pouvait s’agir que de Cheng Chang. Depuis, nous avons perdu sa trace.

— Et vous prétendez retrouver un Chinois à Hong-Kong en quelques jours, ironisa Ryan, alors que vous n’êtes pas même fichu d’empêcher les poseurs de bombes…

Whitcomb rougit violemment.

— Je suis à Hong-Kong depuis quinze ans, Mister Ryan, fit-il et je peux vous dire que nous subissons rarement des échecs.

— Cheng Chang était-il grièvement blessé ? demanda Malko pour éviter que l’Anglais et l’Américain ne se sautent à la gorge.

Le colonel daigna répondre :

— Assez sérieusement, d’après les déclarations de notre témoin, mais pas assez pour mettre sa vie en danger.

— Vous n’êtes pas le seul à le rechercher, ce Cheng Chang, dit perfidement Ryan. Rien ne dit que vous serez le premier à le retrouver…

Whitcomb ne broncha pas. Il avait raté sa carrière. Au poker, il aurait gagné dix fois sa solde.

— Je suis heureux de rencontrer ici M. Linge, qui s’était fait passer à mes yeux pour ce qu’il n’était pas, fit-il.

Ses yeux bleus se fixèrent sur Malko :

— J’enquête sur le meurtre d’une Chinoise. Justement l’épouse de ce Cheng Chang. Elle a été assassinée à l’aide d’une dose massive de cyanure le lendemain de l’explosion du Bœing. Or, un témoin chinois, une jeune fille, a aperçu un homme, un Blanc, dont le signalement correspond absolument à celui de M. Linge, entrant dans l’appartement du meurtre, quelques minutes avant que l’on ne découvre le corps.

« Nous avons également retrouvé le chauffeur de taxi, qui a conduit M. Linge loin du lieu du crime.

« Je vais donc demander à votre collaborateur de se mettre à notre disposition. Une arrestation n’est pas exclue…

Malko se sentit plutôt mal à l’aise. Les prisons à Hongkong, ça devait être quelque chose. Il se voyait déjà immolé sur l’autel des dissentiments anglo-américains… Il glissa un œil à Ryan : l’Américain virait à l’aubergine, rejoignant la couleur de sa chemise.

— Colonel Whitcomb, dit-il en martelant chaque mot, j’ai l’honneur de vous faire savoir que le prince Malko Linge appartient au personnel diplomatique de notre consulat ; au titre de vice-consul. Et qu’en conséquence, il est hors de question que vous le poursuiviez et même que vous l’interrogiez. Tout ce que vous pouvez faire, c’est demander son rappel. Dans les circonstances actuelles, je crains que les démarches ne soient extrêmement longues…

Malko ferma ses yeux dorés. C’était la douche écossaise : le fait d’être vice-consul n’était pas désagréable… Cela correspondait plus à ses aspirations profondes que d’être barbouze de luxe. Évidemment, lorsqu’on savait que le modeste consulat de Hong-Kong comptait cent cinquante vice-consuls, pour une population de trois mille cinq cents Américains, le poste était un peu moins honorifique… Mais enfin…

Le colonel Whitcomb n’avait pas désarmé.

— Puis-je vous demander à quand remonte cette nomination ?

— À maintenant, fit brutalement Ryan. Et ne me dites pas que je n’ai pas le pouvoir de nommer le prince Malko. Je l’ai.

L’Anglais en resta la bouche ouverte. Vraiment ces Américains n’avaient pas le sens des convenances. Mais Ryan n’avait pas fini :

— Whitcomb, fit-il, oubliant volontairement son grade, si les gens de Formose savaient l’histoire de la filière du Kwang-si, je pense que vous auriez intérêt à demander une mutation…

— L’histoire du Kwang-si ? répéta le colonel Whitcomb d’une voix neutre. Je ne vois pas…

— Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire, cingla Ryan. Il y avait une filière d’infiltration en Chine rouge. Formose y a envoyé une douzaine d’agents l’an dernier. Jusqu’au moment où ils se sont aperçus que leurs agents étaient attendus au relais de Canton et coupés en morceaux avec tous les raffinements dus à leur rang.

L’Américain brandit un index vengeur.

— Vous le saviez depuis le début, colonel Whitcomb. Par cette vieille fripouille de Wang-chau qui a déjà trois fois changé de camp. Il se tourna vers Malko : Wang-chau est le chef de la police chinoise de Hong-Kong. Il est resté trois ans chez les communistes puis est revenu. Seulement vous n’avez rien dit pour ne pas risquer de le griller… Whitcomb tira sur sa pipe :

— Ces gens seraient morts de toute façon. Ils étaient stupides…

— Si vous voulez tuer tous les cons, fit Ryan, vaut mieux creuser le grand canon du Colorado. Ils n’y tiendront pas tous.

— Mais vous en auriez fait autant, soupira Whitcomb angéliquement. Je ne pense pas que vous ayez une très grande estime pour les gens de Formose, n’est-ce pas ?

L’ange repassa et s’enfuit, dégoûté de tant de cynisme. Malko regardait la table. Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Le colonel Whitcomb se leva comme si de rien n’était, après un coup d’œil à sa montre.

— Je dois partir maintenant, faites-moi savoir le jour exact d’arrivée du Coral-Sea.

Il tendit la main à Malko :

— Félicitation pour votre promotion, cher monsieur. Vous me ferez tenir votre adresse afin que nous puissions vous envoyer des invitations.

Pas la moindre trace d’ironie dans sa voix. Ça sert l’armée des Indes. Il ne serra pas la main de Ryan, mais eut une brève inclination de tête. L’Américain, jouant avec des papiers, répondit à peine. Dès que l’Anglais eut refermé la porte derrière lui Ryan explosa :

— Quel guignol, non, mais quel guignol ! Et faux jeton avec ça ! Ils savent tout ces fumiers-là, mais ils ne lèvent pas le petit doigt. Comme pour le Kwang-si.

— Pourquoi êtes-vous tellement accroché à cette histoire de Kwang-Si ?

Ryan crayonnait rageusement sur la feuille de papier devant lui :

— Parmi les types de Formose, il y en avait un qui n’était pas tout à fait jaune, fit-il sombrement. De chez nous. Ce fumier de Whitcomb le savait parfaitement, mais il considère que Hong-Kong est chasse gardée. Alors vous avez intérêt à faire attention. D’ici qu’il vous balance à ses petits copains, il n’y a pas loin.

« La dernière chose que je ferai avant de partir d’ici, fit rêveusement Ryan, c’est de filer cinq cents dollars à un gars pour qu’il pousse ce fumier d’Anglais sous un tramway. Je partirai heureux.

Charmant…

C’est ce qu’on appelle l’entente cordiale… Malko ne voulut pas s’associer, même moralement, à une aussi vilaine pensée. Ryan ne devait pas être un petit ange, non plus.

— Bon, fit l’Américain, vous avez compris. Il s’agit de retrouver ce foutu bonhomme avant Whitcomb et avant les autres, surtout. À vous de jouer…

— Vous êtes très optimiste, soupira Malko. Il y a deux millions de Chinois à Hong-Kong…

— Démerdez-vous. N’oubliez pas que je vous ai échangé contre un porte-avions, grogna Ryan. Le Coral-Sea arrive dans une semaine et j’aimerais bien en savoir plus sur cette histoire. D’ici à ce qu’ils aient un sous-marin miniature ou un truc comme ça…

» Allez-y. Je suis prêt à vous aider de toutes les façons. C’est-à-dire, en pratique, à vous donner des tickets pour la cantine, une voiture qui vous fera repérer à dix milles et une carte de Hong-Kong…

Il serra quand même vigoureusement la main de Malko et remonta se plonger dans ses synthèses. Malko quitta le consulat, perplexe.

Comment retrouver Cheng Chang ?

Seuls, Holy Tong et peut-être Mina pouvaient l’aider. Les deux étaient aussi peu dignes de confiance l’un que l’autre. Un soleil radieux brillait sur Hong-Kong. Dans la rade, les ferries et les walla-wallas ressemblaient à des jouets. Une grosse jonque, avec des voiles déchirées, défilait majestueusement devant le Central District. Indifférent au luxe de l’île l’équipage, accroupi sur le bordage, se lavait avec des seaux tirés de la mer. Ils arboraient le pavillon communiste et retournaient en Chine, probablement chargés de matériel de contrebande. Une des contradictions de Hong-Kong.

Avant d’entrer au Hilton, Malko songea à l’homme traqué, quelque part dans ce territoire minuscule. Si on le retrouvait, il mourrait certainement. Mais aucun de ceux qui le cherchaient ne s’en souciait. Il était pris dans l’engrenage impitoyable de la guerre secrète.

En face du Hilton, l’équipe de cricket s’entraînait comme si de rien n’était.

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