CHAPITRE X

Malko allait donner sa clé à la réception quand un cri perçant le fit retourner.

La silhouette diaphane de Po-yick disparaissait complètement entre deux gurkhas trapus qui la tenaient littéralement par la peau du cou. La petite Chinoise se débattait de toutes ses forces en poussant des cris aigus de souris. L’un des hindous la décolla du sol et elle donna de furieux coups de pied. Le sang bleu de Malko ne fit qu’un tour : bousculant deux gros Philippins huileux, il traversa le hall comme une fusée Saturne.

— Laissez cette petite fille tranquille, ordonna-t-il aux gurkhas.

Les deux hindous le regardèrent sans comprendre, haussèrent les épaules et continuèrent à entraîner Po-yick.

Malko se planta devant le plus grand et enfonça son index dans le ventre rebondi :

— Stop it !

Déjà le manager accourait, les gens commençaient à s’attrouper sous l’œil impavide des employés chinois et des hôtesses en long cheong-sam fendu. Ils ne regardaient même pas, comme si la scène s’était déroulée sur une autre planète. La peur.

Malko sourit à Po-yick et la prit par sa seule main libre :

— N’ayez pas peur.

Le manager, un Italien à lunettes, affreusement ennuyé, s’interposa :

— Sir, cette fille est soupçonnée de porter des bombes. Cela fait un long moment qu’elle se dissimule dans le hall. C’est très grave, il ne faut pas entraver l’action de la police.

Malko haussa les épaules et le foudroya de ses yeux dorés :

— Ridicule, elle ne pose pas de bombes. Elle avait rendez-vous avec moi.

— Avec vous ?

La mâchoire de l’Italien sembla se décrocher. Il regarda Malko avec son élégant costume d’alpaga et la petite Chinoise en socquettes blanches. Puis il fit un signe de tête aux deux hindous, qui, dociles, lâchèrent leur proie. Aussitôt, Po-yick vint se réfugier près de Malko, les yeux brillants de fureur derrière ses lunettes. Le manager toussa discrètement :

— Il faut nous excuser, sir, mais dans les circonstances actuelles, n’est-ce pas…

Il s’éloigna, ayant hâte d’apporter un potin tout chaud à la réception, qui en avait pourtant vu d’autres. Dignement Po-yick ramassa son cartable et suivit Malko au Dragon Boat Bar. C’est la première fois qu’elle acceptait d’y mettre les pieds. Il n’osa pas lui proposer de monter dans sa chambre. Le colonel Whitcomb aurait été trop content de l’inculper de détournement de mineurs… Il commanda un jus d’orange pour elle et une vodka pour lui, regrettant qu’elle ne puisse goûter au Moët et Chandon que la direction avait fait porter dans sa chambre. Ryan avait dû avertir de sa fraîche nomination…

— Vous étiez venu me voir ? demanda Malko.

La Chinoise hocha la tête et dit d’une voix fluette :

— J’ai raccompagné une amie qui habite tout à côté. Alors je suis passée. Je voulais vous parler de Steve MacQueen. Est-ce que c’est un impérialiste ?

Malko éclata de rire. Où va se nicher le communisme ?

— Pourquoi ? demanda-t-il.

Po-yick prit l’air profondément boudeur.

— Il y a un film de lui qui passe au Royal dans Shen-tung Street. Je voudrais bien le voir, mais Chairman Mao a dit qu’il fallait lutter contre l’impérialisme par tous les moyens. Si Steve MacQueen est un impérialiste, je ne peux pas aller voir le film…

— Je vous assure que Steve n’est pas un impérialiste, pas plus que moi, en tout cas…

Elle le regarda en dessous :

— Tous les Américains sont des impérialistes. Vous n’êtes pas Américain ? L’Autriche, c’est près de l’Amérique ?

— C’est assez loin. Mais nous admirons beaucoup la Chine.

Les lunettes de Po-yick s’embuèrent d’émotion.

Chaque fois qu’elle ne se croyait pas observée, elle dévorait Malko des yeux. Gravement, elle avala son jus d’orange et demanda :

— J’ai peur des hommes barbus. Est-ce que vous voulez me raccompagner jusqu’à la station des autobus, au coin de Ice Street ?

Encore un prétexte pour être avec lui. Malko n’avait rien à faire jusqu’au déjeuner. Sauf chercher Cheng Chang, bien entendu. Tâche à peu près impossible.

Il paya et, suivi de Po-yick, quitta la pénombre de Dragon Boat Bar pour s’engager dans l’escalator. Le gurkha de service lui jeta un regard noir. Il regrettait sincèrement de ne pas avoir discrètement tordu le cou de la petite fille avant l’arrivée de Malko. Comme tous les hindous, il haïssait cordialement les Chinois.

Un coolie-pousse maigre à glisser sous une porte leur barra le passage et Malko ne s’en débarrassa qu’avec un billet de cinq dollars. Po-yick trottinait à côté de lui, très guillerette. Soudain, avant d’arriver au croisement de Queen’s Road et d’Ice Street, elle s’arrêta et attira Malko par la main près d’une porte cochère. Surpris, il se retrouva dans l’ombre, serré contre la petite fille. Il n’eut pas le temps de se poser de questions sur son étrange conduite.

— Tenez-moi ça, demanda-t-elle.

Elle lui tendait son cartable, pour y fouiller plus à l’aise. Elle en sortit quelque chose qui ressemblait à une lanterne japonaise en papier, couverte de caractères chinois à l’encre rouge.

Vivement, elle souffla dans une sorte d’embouchure et l’objet se gonfla, prenant la forme d’un ballon presque carré, entouré de papier marron. Elle ligatura l’embout et posa l’objet par terre avec un air de concentration comique. Cela avait la taille d’un ballon de football.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko. Poc-yick pouffa :

— Une bombe !

— Une bombe !

Il regarda l’objet. Pourtant, il avait vu gonfler ce qui semblait être un ballon d’enfant. Mais déjà Po-yick l’entraînait par la main. Ils se retrouvèrent sur le trottoir de Queen’s Road. Po-yick marchait nettement plus vite, jusqu’à l’arrêt du bus, où elle se mit dans la file avec un regard espiègle pour Malko.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit-il sévèrement.

La Chinoise riait aux anges :

— C’est une bombe démocratique. Enfin, une fausse. Il y a des inscriptions en chinois pour dire de s’écarter, que cela va sauter et tuer les ennemis du peuple. La police va la trouver et enverra une voiture et beaucoup d’agents. Ils ne savent pas si elle est vraie ou pas, vous comprenez ? Comme ça, ils se fatiguent beaucoup et ils n’ont plus le temps de courir après les vrais démocrates…

Malko en était estomaqué. Il regarda en direction de la porte où se trouvait la « bombe ».

— C’est très mal. Et si on vous attrape ?

— Je serai une martyre de la révolution, fit avec un sérieux imperturbable Po-yick. Les policiers me violeront et me battront. Mais je ne dénoncerai personne…

Le bus vert à impériale arrivait. Po-yick se haussa sur la pointe de ses ballerines et embrassa Malko sur la joue.

— Vous êtes très gentil. Puisque vous n’êtes pas un impérialiste, vous n’êtes pas fâché, n’est-ce pas ? Les bombes sont seulement contre les impérialistes…

Passablement affolé, Malko eut le temps de demander :

— Vous faites cela souvent ?

— Chaque fois qu’on me le demande, dit fièrement Po-yick. J’appartiens à la Fraternité des Papillons de Wan-chai. Nous sommes très actifs et…

Le reste se perdit dans le grondement de l’autobus. Malko regarda le lourd véhicule démarrer avec lenteur. Il commençait à comprendre pourquoi les Anglais auraient une dépression nerveuse avant les Chinois…


* * *

Holy Tong mangeait sans appétit. Pourtant, à l’Ascot, il était chez lui et le chef, un ancien légionnaire français déserteur, arrivé un jour du Cambodge, lui mitonnait de merveilleux ragoûts.

Il avait peur. Mme Yao était venue le voir le matin même, dans sa villa. Ils avaient fait l’amour particulièrement bien. Mais il y avait quelque chose de retenu dans l’attitude de la Chinoise qui l’avait effrayé, bien qu’elle n’ait pas dépassé le niveau habituel de mépris. Holy lui avait fidèlement rapporté sa conversation avec Malko. Mme Yao avait paru satisfaite, mais il avait senti une certaine réticence. Sans le regarder, elle avait remarqué :

— Je n’aime pas cet homme. Il semble moins bête que Crâne-d’Œuf. Il peut être dangereux.

Crâne d’Œuf était le surnom donné à Dick Ryan par les communistes.

En se rhabillant, Mme Yao avait dit avec le grincement qui lui tenait lieu de rire :

— Si les Américains t’enlevaient et te torturaient, en enfonçant des aiguilles dans ton gros ventre, tu parlerais.

— Jamais, avait juré faiblement Holy, sans y croire lui-même.

Mme Yao lui avait tordu méchamment le sexe, si fort que des larmes avaient jailli des yeux du Chinois. Elle s’était relevée avec une tape amicale, comme pour le rassurer :

— Tu parlerais, j’en suis sûre.

Holy repoussa son assiette encore aux trois quarts pleine. Les phrases de Mme Yao tournaient en rond dans sa tête. Et il avait rendez-vous avec l’homme aux yeux d’or pour une nouvelle séance d’acupuncture. Il grillait d’envie de lui téléphoner pour se décommander, mais n’osait pas. Ce serait perdre la face. Et, chose beaucoup plus grave, désobéir à Mme Yao.

La porte du restaurant s’ouvrit. Sur Malko. Holy Tong se força à continuer à mâcher. Les yeux de l’arrivant étant dissimulés derrière des lunettes noires il ne voyait pas leur expression. Il se décida pour un sourire timide. Malko, sans se presser s’approcha de la table et s’assit. Holy en avala son beignet sans le mâcher, ce qui lui fit émettre un rot discret.

— Votre ami Cheng Chang est vivant, annonça Malko après avoir pris place en face du Chinois. Voilà une nouvelle qui va vous réjouir, je pense.

Subitement, Holy eut l’impression qu’il était en train de mâcher du coton.

— Mais c’est impossible, s’entendit-il dire.

— Eh ! si, il a pu se sauver à la nage, après l’explosion du Bœing.

Il y eut un silence qui parut interminable au Chinois. Les yeux impitoyables de sa maîtresse dansaient devant lui : il avait déjà vu des cadavres « interrogés » dans les caves du Cinéma Astor.

— Où est-il ? demanda-t-il dans un souffle. De la réponse, dépendait sa vie ou sa mort.

— Je voudrais bien le savoir, soupira Malko. Peut-être pourrez-vous m’aider à le retrouver.

Le Chinois renvoya d’un geste les mangues confites qu’on venait de lui apporter. Malko décida de le laisser mijoter dans son jus.

— Je vous abandonne, dit-il. Je préfère me mettre plus près de la fenêtre. J’aime le spectacle de la rue…

Holy ne le retint même pas. Il nageait dans un bain de sueur. Sa première réaction avait été de se précipiter au téléphone pour prévenir Mme Yao. Heureusement, il n’en avait rien fait. La colère de la Chinoise allait être effroyable. Tant que Cheng Chang n’était pas retrouvé, il y avait une toute petite chance. Peut-être même allait-il mourir… Holy eut honte de cette pensée, mais dans sa situation, c’était pourtant la seule lueur d’espoir. Du coup, il décida de se taire jusqu’à nouvel ordre.

Plongé dans le menu, Malko observait la salle. Il avait décidé de mettre les pieds dans le plat, de jouer un jeu dangereux. Beaucoup de choses lui échappaient dans cette histoire. Les personnes qui gravitaient autour du fantôme de Cheng Chang avaient des rapports étranges. La belle Mina, le lubrique Holy, le colonel Whitcomb, la troisième veuve qu’il n’avait fait qu’entrevoir… Que voulaient-ils tous ? Il y avait de quoi donner du fil à retordre même à Max l’ordinateur. Alors lui qui n’avait qu’un modeste cerveau d’aristocrate un peu barbouze…

Il commanda un gigot, plat rarissime à Hong-Kong. La Légion avait du bon.


* * *

Mme Yao s’était enfermée dans son bureau en dessus du Cinéma Astor pour réfléchir. Pour la première fois depuis des années, elle ressentait un sentiment formellement interdit par les lois non écrites du Parti : de l’attachement pour un être qui était dangereux pour l’action des forces démocratiques.

Elle avait beau se répéter que Holy Tong n’était qu’une misérable larve, un porc qui ne pensait qu’à satisfaire son sexe, un lâche et, pire, un être apolitique, elle n’arrivait pas à se décider à le faire supprimer. C’était pourtant la solution correcte. Elle s’étonnait elle-même. Quel grain de sable bloquait la machine parfaite qui avait fait d’elle la responsable du parti pour Hong-Kong ?

Et pourtant, elle n’y arrivait pas. Aussi commença-t-elle à envisager une seconde politique. Au fond, il suffisait de gagner quelques jours.

La dialectique recommençait à fonctionner. Il lui fallut cinq minutes pour se convaincre elle-même. D’ailleurs, elle faisait d’une pierre deux coups : en sauvant Holy Tong, elle agissait dans le sens de son plan d’intoxication.

Les dés étaient jetés. Pour ce genre de décision, la liquidation d’un individu, il n’y avait pas de direction collégiale. Mme Yao était toute-puissante, à condition, bien entendu, d’établir après coup un rapport circonstancié. Mais elle y excellait.

Elle décrocha son téléphone et composa un numéro qui ne se trouvait dans aucun annuaire.


* * *

Malko dut donner cinq dollars au chauffeur de taxi pour qu’il acceptât de le conduire au Kim Hall dans Tai-wang Road. La dernière édition du Hong Kong Standard annonçait que Wan-chai venait d’être bouclée par la police à la suite d’une vraie bombe qui avait fait trois blessés graves, les policiers chargés de la désamorcer. La foule avait empêché les ambulances de parvenir jusqu’au lieu de l’attentat.

Le taxi dévala Hennessy Road, la grande artère de Wang-chai. Les innombrables enseignes « Susie Wong » se balançaient tristement au-dessus des trottoirs déserts.

En montant dans Tai-wang Road, l’animation revint peu à peu. La route escaladait une des collines dominant Wang-chai et, peu à peu, les habitations se faisaient plus rares, mais plus luxueuses. Ils passèrent devant la pagode du Baume-du-Tigre, et le taxi stoppa devant un bâtiment bas dissimulé par une haie de fleurs. La vue était féerique, avec la découverte de Wang-chai et de la baie. Un gamin de six ou huit ans s’arrêta devant Malko : en haillons, il traînait, grâce à une ficelle, une grosse boîte en carton pleine de détritus innommables recouverts de mouches.

Son dîner et celui de la famille. Il jeta un coup d’œil atone à Malko et descendit dans un petit sentier donnant sur Tai-wang Road.

Malko regarda la direction où il avait disparu.

En face un bidonville de boue séchée s’accrochait à même une colline râpée. Les Anglais appelaient pudiquement cela « zone de redistribution ». Un vallon séparait les misérables réfugiés des belles villas de Tai-wang Road et des touristes venant visiter la pagode. Malko sonna à la porte devant lui.

Une Chinoise sans âge vint lui ouvrir. Il n’eut rien à demander. Après avoir refermé la porte, elle le précéda dans un couloir laqué de rouge sombre, faiblement éclairé. Les murs devaient être très épais, car aucun bruit extérieur ne pénétrait. Soudain, il se trouva devant une ouverture fermée par un rideau de velours noir. La Chinoise l’écarta, il descendit quelques marches et se trouva dans un autre monde.

C’était une grande pièce aux murs fluorescents, au plafond assez bas, d’où pendaient d’innombrables cages remplies d’oiseaux de toutes les couleurs.

On se serait cru dans un aquarium. Partout, des bassins étaient creusés dans le sol de mosaïque où glissaient de merveilleux poissons tropicaux aux teintes irréelles. On ne voyait ni tables, ni sièges. Toute la salle était divisée en sortes de boxes, comme un labyrinthe, par des cloisons de verre opaque, coloré et irisé, qui renvoyaient à l’infini la fluorescence des murs.

Malko mit bien une minute pour identifier l’étonnant bruit de fond qui régnait dans ce paradis artificiel : un mélange de musique chinoise authentique et du pépiement des innombrables oiseaux. Au milieu, il y avait une minuscule piste de danse, déserte. D’ailleurs, à première vue, à cause des cloisons de verre, l’ensemble paraissait vide. Ce n’est qu’en tendant l’oreille que l’on surprenait des rires, des voix.

L’inévitable mama-san[12] surgit aussitôt et s’inclina devant Malko.

— Je voudrais voir Mlle Mina, demanda-t-il.

Elle hocha la tête et lui fit signe de la suivre à travers le labyrinthe coloré. Au fur et à mesure qu’il avançait, Malko découvrait derrière chaque cloison de verre des filles plus ravissantes les unes que les autres, longues, diaphanes, avec des robes qui semblaient coulées sur elles. Chaque box comportait une longue table basse où l’on posait les boissons, séparant deux balancelles mœlleuses, croulant de coussins de soie, pour s’asseoir ou s’étendre.

Les boxes qu’aperçut Malko étaient occupés par des Chinois et des hôtesses en très sage conversation. Soudain sa guide s’arrêta devant un box.

Mina s’y trouvait, en grande discussion avec deux autres Chinoises, au fin visage triangulaire. En voyant Malko, elles se levèrent vivement et, sur un regard de Mina, disparurent dans le labyrinthe…

La Chinoise portait une tunique mauve sur des pantalons de même couleur et un maquillage délicat. Malko s’enfonça près d’elle dans le divan.

— Thé ou alcool ? demanda Mina.

— Thé.

Il s’attendait à voir un garçon. Soudain un carré de mosaïque du sol descendit, comme un minuscule ascenseur, découvrant une ouverture sombre. Moins d’une minute après, il reprit sa place, chargé d’un plateau de thé.

Devant la surprise de Malko, Mina daigna sourire.

— Nous aimons la discrétion, dit-elle.

— Voulez-vous fumer l’opium ? Il est excellent, en provenance des hautes vallées de Birmanie.

Malko refusa poliment. Il n’avait d’yeux que pour Mina. Sa beauté était presque incroyable. Comme celle des poissons tropicaux nageant dans le bassin qui se trouvait sous leur table.

— C’est un endroit agréable, remarqua Malko. Féerique même.

La bouche de la Chinoise se tordit :

— Vous croyez ?

C’était si différent des dancings poussiéreux et minables qui foisonnent en Extrême-Orient et où sévissent des putains analphabètes et sans grâce. Ou des immenses halls à taxi-girls où on choisit sa cavalière parmi trois cents filles qui ressemblent à des poupées mécaniques.

— Je veux dire que ce n’est pas une maison de rendez-vous comme tous les dancings de Hong-Kong.

Mina découvrit ses dents éblouissantes :

— Écoutez.

Malko tendit l’oreille. Derrière l’écran qui les séparait de l’autre box s’élevait un bruit confus de soupirs rythmés et de gémissements qui ne laissaient aucun doute sur l’activité pratiquée par ses occupants.

— Il n’y a pas de chambres ici, précisa Mina. Mais ces divans sont assez confortables pour y faire l’amour… Si vous voulez essayer.

Il eut envie d’elle et elle le vit. Mais elle ne bougea pas, l’observant comme un insecte derrière un microscope. Si elle avait seulement posé la main sur lui, il l’aurait prise là, tout de suite, sur la balancelle. Peut-être à cause de cette ambiance d’érotisme collectif et raffiné. Comme si elle avait lu dans les pensées de Malko, Mina précisa :

— Beaucoup d’hommes viennent ici avec leur femme légitime. Pour se retrouver amoureux.

— Ils ne craignent pas d’être dérangés, ironisa-t-il. Les longs doigts de la Chinoise écartèrent un petit coussin de soie, découvrant un véritable clavier dissimulé dans le sol à côté de l’aquarium.

— Ce bouton-là avertit qu’il ne faut plus passer devant le box. Celui-ci fait venir une seconde fille, celui-là un médecin…

— Un médecin ?

— Beaucoup de clients sont âgés. Ils abusent de leurs forces… Cet autre est pour appeler au secours… Enfin celui-ci – elle désigna un bouton noir – permet l’enregistrement sonore de ce qui se passe dans le box. Tout est centralisé dans une salle sous celle-ci. Tout est noté. Lorsqu’un client arrive, les mama-san l’aiguillent sur celle qui est capable de satisfaire le mieux ses goûts les plus intimes.

— Eh bien ! fit Malko, suffoqué, il ne manque que la télévision.

— Certains boxes sont pourvus de caméras, précisa Mina, imperturbable. Mais l’on ne filme que les Blancs, à leur insu. Ensuite, les films sont revendus très cher à l’étranger.

Les chefs de la maffia en auraient mangé leur cigare de dépit, devant une telle organisation. Malko eut du mal à redescendre sur terre.

— Mina, dit-il, vous allez peut-être gagner votre passeport. L’homme dont vous réclamiez le cadavre, Cheng Chang, est vivant. Il se cache quelque part dans Hongkong. J’ai cinq jours pour le retrouver. Pouvez-vous m’aider ?

— Il est vivant, répéta-t-elle à voix basse. Vous en êtes sûr ?

— Certain, dit-il, s’avançant un peu. Et il me le faut. Mina semblait à mille lieues. Soudain, elle fit :

— Demain, je ne travaille pas. Je pourrai vous voir. Je saurai peut-être quelque chose.

— D’accord, acquiesça Malko. Venez me prendre au Hilton. Appartement 2220. Vers huit heures.

Il but une gorgée de thé et se leva. Il avait rendez-vous avec Dick Ryan. Mina le raccompagna jusqu’à la porte. La mama-san lui présenta la note : cent dollars HK. C’était hors de prix pour une tasse de thé, même avec la pulpeuse Mina. Il se retrouva sous le soleil de Tai-Wang Road un peu étourdi. Décidément Hong-Kong réservait bien des surprises. L’enseigne au néon de Damaru, le grand magasin japonais, brillait au-dessus de Wang-chai. Il allait faire nuit.

Il entrait à peine dans sa chambre que le téléphone sonnait. Il décrocha. Une voix féminine, incontestablement chinoise, parlant un anglais sifflant et heurté, demanda :

— Monsieur Linge ?

— Oui.

— Si vous voulez savoir quelque chose sur M. Cheng Chang, venez dans une heure au Fenwick Street Pier. Ne dites rien à personne.

Elle raccrocha. Malko resta le combiné à la main. Sa mémoire hors pair ne pouvait pas le tromper, c’était la voix déguisée de la troisième veuve de Cheng Chang, celle qu’il n’avait plus revue depuis la morgue. Pour qui travaillait-elle, celle-là ?

Sur le plan de Hong-Kong, il trouva facilement Fenwick Street Pier. C’était une petite jetée, à l’entrée de Wang-chai, près de la caserne de police et du terrain d’hélicoptères. Il pouvait y aller à pied de l’hôtel. Se méfiant du colonel Whitcomb, il descendit dans le hall téléphoner d’une cabine publique, à Dick Ryan. L’Américain en siffla de joie.

— Vous allez voir qu’on va se retrouver avec deux ou trois Cheng Chang et autant d’informations fausses…

Toujours optimiste.

Malko aurait bien voulu savoir si c’était le résultat de ses indiscrétions contrôlées. En tout cas, cela bougeait… Il n’y avait plus qu’à mettre la main dans le piège en espérant qu’il ne se refermerait pas trop vite. Dommage que ses deux gorilles, Chris Jones et Milton Brabeck ne soient pas là avec leur artillerie portative. Ils n’avaient peur de rien. Sauf des virus et microbes. Même pas des Chinois.

Fenwick Street Pier était aussi sinistre que désert. C’était une mince bande de ciment s’avançant dans la mer, séparée de Hartcourt Road par un terrain vague. Malko attendait, en faisant les cent pas. L’heure du rendez-vous était passée depuis une bonne demi-heure. Il avait beau écarquiller les yeux, rien ne bougeait sur les petits sampans sans lumière ancrés au pier.

De l’autre côté de Hartcourt Road, clignotaient les néons nostalgiques du Suzie Wong Bar, vide de marins. Une voiture de police grillagée ralentit en passant devant le portier et tourna dans Fenwick Street, regagnant la caserne.

En venant à pied, juste à côté du bar, Malko avait senti soudain l’odeur caractéristique de l’opium, devant un rideau de fer baissé.

Une fumerie clandestine.

Pas de veuve. Malko avait sérieusement envie de s’en aller.

Plusieurs silhouettes inquiétantes étaient déjà apparues dans l’ombre du quai. C’était un coin à se faire étrangler.

L’eau noire clapotait contre le quai. Un couple enlacé passa près de Malko sans le regarder et monta dans un des sampans. Des rafales de vent plaquaient le costume léger de Malko contre lui. Une fille sortit d’un sampan et vint se planter devant lui. Il ne comprit pas d’abord ce qu’elle disait. Puis, soudain, elle écarta sa blouse pour montrer deux jeunes seins pointus. Elle n’avait pas seize ans. Cela se passait de commentaires. Il refusa avec un sourire et la fille regagna son sampan.

Il retraversait le terrain vague pour partir lorsque la « veuve » apparut, essoufflée, venant de Wang-chai, vêtue d’un pantalon noir et d’une blouse assortie, les cheveux tirés en chignon. Elle bredouilla des explications embrouillées à propos d’un barrage de police qui l’avait retenue, puis entraîna Malko par la main.

Elle s’engagea sur le pier et le suivit jusqu’au bout. Un Chinois attendait debout près du dernier sampan. Il la salua. Mme Cheng aida Malko à monter.

Le sampan était aménagé en chambre à coucher. Une banquette assez longue pour s’y étendre occupait tout le fond. Des toiles fermaient hermétiquement les quatre côtés. Bien en vue sur le lit, il y avait une vieille serviette sans couleur. C’était une maison de rendez-vous flottante. Une lanterne de papier diffusait une lueur jaunâtre. La Chinoise sauta à bord à son tour. Aussitôt, Malko sentit que le sampan glissait silencieusement en avant. Le Chinois manœuvrait à la godille.

— Où allons-nous ? demanda Malko, médiocrement rassuré.

— Je vous expliquerai, répondit la Chinoise. Plus tard. Il ne faut rien dire.

Pendant plusieurs minutes, ils n’échangèrent pas une parole. Elle s’était assise près de lui. On n’entendait que le clapotis de la godille et le bruissement de l’eau contre la coque. Soudain, Mme Cheng se rapprocha de Malko. Elle était assez jolie. Il sentit d’abord sa cuisse contre la sienne, puis, insensiblement, tout son corps. Il crut d’abord que le léger roulis du sampan en était responsable, mais il bougea un peu et la Chinoise suivit son mouvement. Sa main se posa sur le genou de Malko. Toujours sans qu’une parole ait été échangée.

Lentement la main remonta le long de sa cuisse. En même temps, la Chinoise se laissait aller en arrière sur la banquette. Décidément, les veuves de Cheng étaient d’humeur folâtre. Malko gardait la tête froide, heureusement. Ce subit accès de passion ne lui disait rien qui vaille. Discrètement, il repoussa le rideau de son côté.

Ils étaient au beau milieu de la baie de Kowloon. La masse sombre d’un cargo japonais se dressait tout près d’eux. Soudain, Mme Cheng se leva et souffla la lanterne. Quand elle se recoucha, sa main s’attarda sur le corps de Malko, avec une précision qui aurait fait honte à un légionnaire. Il comprit en un éclair le but de cette exploration systématique : elle vérifiait s’il ne portait pas d’arme.

Lorsque la Chinoise l’attira sur elle, il se laissa faire, tendu comme une corde à violon, prêt à tout.

Elle eut un dixième de seconde d’avance. Ses jambes et ses bras l’emprisonnèrent avec une force insoupçonnée. En même temps, elle poussait un cri guttural :

— Gung ho !

Les parois de toile de l’avant s’écartèrent brutalement : deux Chinois vêtus seulement d’un short se jetèrent sur Malko. Leurs corps étaient enduits d’huile et leurs muscles durs comme du teck. Chacun tenait à la main un nœud coulant tout préparé. L’un immobilisa les chevilles de Malko, l’autre les bras.

Mme Cheng se releva sans un mot, rajusta son chignon et ralluma la lanterne. Malko ouvrit la bouche pour hurler et l’un des Chinois lui enfonça immédiatement un chiffon sale dans la bouche.

Un des deux Chinois se releva et disparut sur le pont. Il revint portant un objet long que Malko n’identifia pas immédiatement Ce n’est que le nez dessus qu’il vit qu’il s’agissait d’une énorme barre de sel gemme. Le contact rugueux lui râpait la joue. À son deuxième voyage, le Chinois ramena une autre barre identique.

Le reste se passa très vite… Malko fut basculé sur le fond, face contre terre. Il sentit qu’on posait les deux barres sur son dos. Les deux Chinois les attachèrent solidement avec de grosses cordes. C’était une excellente méthode : lesté de deux barres de sel, il allait couler à pic, bien que ses liens soient assez lâches. Il n’aurait jamais le temps de se défaire avant d’étouffer. Ensuite, le sel fondrait rapidement et les cordes se détacheraient d’elles-mêmes ; il ne resterait aucune trace du meurtre : noyade accidentelle.

Indifférente, la Chinoise regardait la scène. Son regard croisa celui de Malko sans qu’elle manifestât le moindre intérêt. Comme si on noyait une portée de chats.

Sans ménagement, les deux Chinois empoignèrent Malko, l’un par les épaules, l’autre par les pieds. On défit les cordes des chevilles et des poignets. La veuve de Cheng Chang entrouvrit la toile. D’un geste précis les deux hommes balancèrent le corps. Il y eut un plouf sourd et plus rien.

Malko sentit l’eau froide avant d’avoir peur. Il n’eut même pas le temps de voir quoi que ce soit. Déjà il coulait dans l’eau noire, les yeux ouverts. Désespérément, il essaya de se dégager, mais les poids l’entraînaient impitoyablement vers le fond. Déjà ses poumons lui faisaient mal. Il pourrait tenir peut-être une minute, pas plus. Pour soulager la pression intolérable, il lâcha un peu d’air. Le sang battait à ses tempes. La pensée de son château le traversa, puis il ouvrit la bouche toute grande et l’eau nauséabonde pénétra dans ses poumons.

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