CHAPITRE XIX

Le lieutenant Cari Schwab, calé dans un siège de toile sur la passerelle de commandement du Coral-Sea, suivait à la jumelle les ferries et les jonques qui se croisaient dans Victoria Harbour, s’amusant à repérer les jolies filles. L’équipage du Coral-Sea étant consigné, il n’y avait rien de mieux à faire.

Pour l’instant, il suivait un gros ferry vert qui venait de partir de Hong-Kong et semblait se diriger sur Kwa-wan, le quartier entourant l’aéroport de Kai-tak. Il allait passer près du Coral-Sea. Après deux mois d’opérations dans le golfe du Tonkin, la vue d’une jolie Chinoise, même à cent mètres, était un réconfort.

Les jumelles bien au point, Schwab commença à inspecter le ferry, qui semblait bondé.

Soudain une petite tache rouge apparut dans les jumelles, aussi petite qu’un défaut dans une photo en couleur.

Croyant à une saleté collée sur le verre, Schwab souffla sur ses jumelles et reprit son observation.

Le temps de refaire le point sur le ferry, il y avait dix taches rouges identiques.

Se demandant s’il avait des hallucinations, le lieutenant Schwab héla l’homme de quart debout dans sa cage étroite, au-dessus de lui :

— Hé ! Jimmy, regarde le ferry à « trois heures ». Qu’est-ce que tu vois ?

De nouveau, il fit le point soigneusement sur le ferry qui arrivait droit sur le Coral-Sea. Comme une rougeole géante, les taches rouges s’étaient encore multipliées ! Il en naissait sous les yeux de l’officier américain. Tout à coup Schwab jura.

Il distinguait maintenant que les taches rouges étaient des drapeaux communistes brandis par les passagers du ferry !

Au même moment, Jimmy, l’homme de quart, hurla :

— Ce sont des commies, mon lieutenant, ils arrivent droit sur nous.

Schwab rentra en courant dans la chambre de commandement et décrocha le téléphone vert relié à l’appartement de l’amiral Riley. Son cœur faisait des sauts dans sa poitrine. La note confidentielle mettant en garde les officiers et les marins du Coral-Sea contre un attentat possible était affichée devant lui, mais il n’aurait jamais pensé à cela. Et que pouvait faire un ferry contre le plus puissant porte-avions de la 7e flotte ?

Un orage allait éclater et de gros nuages noirs passaient au-dessus de la rade, filant vers la Chine. Un hélicoptère de protection tournait comme un bourdon au-dessus du porte-avions. Invisibles, mais efficaces, les hommes-grenouilles du Coral-Sea glissaient entre deux eaux autour de l’énorme coque grise.

Derrière le lieutenant Schwab, deux officiers de quart se partageaient entre les écrans du sonar et du radar et la lecture du dernier Play-boy.

Il y eut un déclic et la voix de l’amiral Riley demanda :

— Que se passe-t-il ?

Le lieutenant Schwab resta un instant silencieux. Brusquement, il avait honte d’avoir dérangé son amiral parce que des énergumènes brandissaient des drapeaux sur un vieux rafiot.

— Euh, sir, fit-il. Nous avons repéré quelque chose d’étrange. Un ferry vient vers nous avec ce qui semble être des communistes ; ils ont des drapeaux.

— Déclenchez immédiatement l’alerte, fit l’amiral, j’arrive.

Schwab raccrocha et se précipita sur le tableau de commande. Deux secondes plus tard, la sirène d’alarme du Coral-Sea commençait ses jappements sinistres. L’officier courut à la passerelle : le pont du ferry disparaissait maintenant sous les drapeaux rouges. Il se dirigeait droit sur le porte-avions et un panache de fumée noire sortait de sa haute cheminée.

Moins d’un demi-mille le séparait du porte-avions. Il fallait à ce dernier au minimum vingt minutes pour remonter ses ancres et manœuvrer.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! cria Schwab d’une voix hystérique.

Il venait de penser à tous les chasseurs supersoniques aux ailes repliées, rangés dans les grands hangars sous le pont, vulnérables comme des escargots sans coquille. Les énormes ouvertures latérales de la coque destinées au passage des ascenseurs étaient ouvertes. Si le ferry, chargé d’explosifs, s’engouffrait là-dedans, le Coral-Sea serait coupé en deux. Sans parler des réservoirs d’essence supplémentaires rangés au-dessus des avions et des containers à napalm…

Des marins revêtus de gilets de sauvetage orange couraient à travers le pont jusqu’aux deux canons de 127 qui défendaient le flanc gauche du porte-avions. Les deux tubes pivotèrent et se fixèrent sur le ferry.

Le pont disparaissait sous les chasseurs Phantom. Il fallait au moins sauver ceux-là. Schwab appuya sur l’interphone le reliant au carré des pilotes.

— Faites décoller le maximum d’appareils, ordonna-t-il. Catapultes 1, 2, 3 et 4…

Malko se glissa hors de son panneau protecteur et regarda autour de lui. Tous les Chinois se trouvaient à l’avant, et leurs clameurs rythmées étaient assourdissantes et terrifiantes, bien que le vent en emportât une partie. Il se pencha par-dessus bord et regarda vers l’avant : la masse grise du Coral-Sea semblait énorme maintenant. Une fusée rouge partit du gros porte-avions et retomba gracieusement dans la mer.

Malko eut un sourire amer. Malgré lui, il se trouvait au centre de l’attaque-suicide des communistes. Dans quelques minutes le ferry, chargé probablement d’explosifs, allait s’écraser sur le Coral-Sea. Ce serait un beau feu d’artifice dont il serait une des étoiles. Il regarda l’eau grise au-dessous de lui. C’était tentant de sauter. Un dernier réflexe de conscience professionnelle l’en empêcha ; il y avait encore une chance minuscule de détourner le ferry. Il devait la tenter. Ne serait-ce que par panache.

Au ras des flots, un hélicoptère fonça sur le ferry. Au moment de le heurter, il redressa brusquement et resta suspendu au-dessus du pont, comme retenu par un fil invisible. La voix nasillarde et rauque d’un mégaphone couvrit le bruit des clameurs chinoises :

— Stop immediatly or You will be shot at.

Il restait à Malko quelques minutes pour agir. Des voix aiguës de petites Chinoises entonnèrent l’hymne à Mao. La seule chance était de gagner la dunette et tenter de s’emparer de la barre.

Se faufilant entre les plaques d’acier amovibles, il avança vers l’avant. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première marche de l’escalier métallique menant au pont supérieur, il entendit un cri derrière lui. Il se retourna : trois Chinois, en salopette, le regardaient. L’un d’eux tendit le doigt vers lui et l’interpella d’un ton menaçant.

Il n’avait pas le temps de grimper l’échelle. Les trois Chinois se lançaient déjà à sa poursuite, hurlant et appelant à l’aide. Heureusement, les clameurs de l’avant couvraient leurs appels.

Les Chinois connaissaient le ferry mieux que Malko. L’un d’eux surgit soudain devant lui, un couteau à la main. Les deux autres étaient derrière, l’un avec une barre de fer.

Ils s’observèrent une seconde puis le Chinois au couteau fonça. La lame rata Malko de justesse. Il pivota, s’accrochant à un des panneaux métalliques mobiles qui servaient, sur certains trajets, à ménager un passage pour les passagers, de chaque côté des voitures. Il sentit le panneau rouler aisément sous ses doigts et comprit instantanément le parti qu’il pouvait en tirer. Les deux autres Chinois arrivaient sur lui. Il les laissa venir, puis, dès qu’ils furent entre les deux panneaux, il s’appuya de toutes ses forces sur le sien.

Il y eut deux cris étranglés. Comme des mouches coincées sous une tapette, les Chinois étaient pris entre les deux parois d’acier. Malko lâcha le panneau, qui revint un peu vers lui. Deux corps glissèrent à terre. L’un des Chinois avait tout le visage écrasé, comme par un marteau-pilon géant. Le nez, la bouche, le menton n’étaient plus qu’une bouillie sanglante. Le second remuait par terre comme un ver coupé en deux : le lourd panneau d’acier lui avait brisé les reins.

Malko n’eut pas le temps de se voter des félicitations. Le Chinois au couteau était sur lui.

La lutte fut très courte. Heureusement, l’autre ne savait pas se battre. Malko parvint à lui immobiliser le poignet avec ses deux mains et commença à le cogner contre le panneau d’acier, à coups redoublés. Contre son visage, le Chinois grimaçait et l’injuriait dans sa langue, mais il ne lâchait pas l’arme. Comme des derviches en folie, les deux hommes tournaient autour du panneau bringuebalant. Enfin, Malko parvint pendant une seconde à tenir le poignet appuyé à l’intérieur du panneau. De tout son corps, il poussa, entraînant son adversaire avec lui. Le Chinois poussa un cri inhumain cherchant à se dégager.

Trop tard.

Un craquement d’os brisés. Le visage du Chinois vira au gris. Malko le sentit devenir tout mou et il le lâcha. L’autre glissa à terre, le visage convulsé de douleur. Son poignet et sa main droite avaient été écrasés comme sous une presse.

Malko courut jusqu’à l’échelle métallique. Aucun adversaire n’était en vue mais le Coral-Sea se trouvait à moins de cinq cents yards. Des flocons blancs apparurent devant le ferry : les canons du porte-avions venaient de tirer la première salve de semonces. Les hurlements des fillettes chinoises se firent plus stridents.

Comme pour saluer le porte-avions, le ferry lâcha trois brefs coups de sirène. Aussitôt, tous les autres ferries de la rade lui répondirent, et les ululements se répercutèrent sur les collines de Kowloon.

Au même moment le premier des chasseurs embarqués décolla de sa catapulte avec une explosion sourde et fila au ras des flots. Un second appareil l’imita et passa dans un grondement d’apocalypse au-dessus de la tête de Malko, qui vit distinctement la tête du pilote dans le cockpit transparent.

Il arrivait à la minuscule cabine de commandement. À travers les vitres il aperçut plusieurs hommes à l’intérieur. Mais l’un d’eux se retourna et vit Malko. Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et deux Chinois se précipitèrent vers la porte et s’y adossèrent. Malko de l’extérieur pesa de tout son poids. Sans le moindre résultat. De toute façon, même s’il parvenait à ouvrir la porte, il ne pourrait venir à bout de tous ses adversaires.

Découragé, il reprit son souffle et regarda au-dessous de lui la masse impressionnante des Chinois groupés à l’avant. Les petites filles continuaient à chanter de leurs voix aiguës. Comme si elles avaient été dans une chorale.

Deux explosions sourdes firent trembler le ferry, suivies de deux énormes gerbes d’eau à quelques mètres de l’avant du ferry qui éclaboussèrent les chanteurs et les drapeaux rouges. Les pièces de 127 du Coral-Sea tiraient à obus réels, volontairement trop court. De quoi pulvériser le vieux ferry.

Malko regarda le visage des hommes dans l’habitacle. Ils étaient impassibles, comme si les coups de canon ne les avaient pas concernés. C’en était incroyable. Ils n’étaient pas assez fous pour croire qu’ils allaient échapper aux canons tirant à bout portant. Ils n’approcheraient jamais le Coral-Sea. Le ferry et ses passagers voleraient en éclats avant.

Tout ce plan compliqué pour en arriver à un échec aussi flagrant ! Ce n’était même plus une mission-suicide, mais de la stupidité.

Et les petites Chinoises qui continuaient à entonner leurs hymnes, inconscientes du danger !

Tout à coup, la vérité apparut à Malko, fulgurante. Si les Chinoises chantaient avec autant de cœur, c’est qu’elles pensaient qu’il n’y avait pas de danger. Pour elles, c’était une démonstration pacifique contre les impérialistes. Seuls les hommes de la dunette savaient la vérité. Ils n’avaient jamais eu l’intention de s’attaquer au Coral-Sea. Il fallait seulement que les Américains le croient, qu’ils tirent, qu’ils détruisent le ferry, que les obus déchiquettent les fillettes et les civils…

Froidement ils avaient sacrifié la vie de plusieurs centaines de participants pour monter leur provocation. Tout avait été fait pour mettre les Américains en condition, pour leur faire croire à un danger qui n’existait pas. C’était le système des fausses bombes alternées avec les vraies. Peu à peu on détruisait les nerfs de l’adversaire…

Le Coral-Sea n’était pas en danger. Mais avec le premier obus qui atteindrait le ferry, ce serait le commencement de la fin pour les Anglais de Hong Kong. C’était l’incident grave dont les communistes avaient besoin pour faire céder les Anglais, leur faire perdre définitivement la face.

Tout le monde s’était trompé depuis le début. Y compris Max l’ordinateur. Le plan communiste n’était pas dirigé contre la 7e flotte, mais contre les Anglais.

Malko serra les poings de désespoir. Il restait moins d’une minute et il n’avait aucun moyen de prévenir le Coral-Sea. Il avait le choix entre deux solutions : sauter par-dessus bord ou être pulvérisé avec le ferry. Un bruit troubla sa réflexion. La porte de l’habitacle s’ouvrit et un Chinois sortit, un pistolet à la main.

Précipitamment, Malko battit en retraite, tournant autour de la dunette. Soudain, une corde lui fouetta le visage. Il leva la tête et vit qu’elle commandait la sirène de brume du ferry.

Aussitôt, il l’empoigna. L’homme au pistolet arrivait. Il leva son arme vers Malko et visa soigneusement.

L’amiral Riley, debout sur la passerelle de commandement, le visage de marbre, suivait la course du ferry dans ses jumelles. Le « bang » sourd des catapultes secouait le porte-avions toutes les trente secondes. Pétrifiés, un groupe d’officiers contemplaient le ferry couvert de drapeaux rouges. Un téléphone se mit à sonner et le lieutenant Schwab décrocha, puis tendit l’appareil à l’amiral.

— Vous avez le consul, sir.

La communication avait été coupée quelques secondes plus tôt.

— Ils ne sont plus qu’à quatre cents yards, annonça l’amiral. Je vais être obligé de les détruire.

Le consul eut un soupir angoissé :

— Êtes-vous sûr ?… Peuvent-ils vous occasionner d’importants dégâts ?

— Si ce ferry est chargé d’explosifs, fit l’amiral, et qu’il vienne s’écraser contre ma coque, il peut détruire mon navire, et mes avions. Je suis responsable du Coral-Sea devant le président des États-Unis, monsieur le consul, ne l’oubliez pas.

— Attendez le dernier moment, supplia le consul.

— C’est le dernier moment, martela l’amiral Riley.

Il y eut un court silence, puis le consul dit d’une voix presque inaudible :

— Détruisez-le, si c’est indispensable, mais que Dieu vous garde. Cela va être un massacre.

Le combiné toujours à la main, l’amiral regarda ses officiers. Tous baissèrent les yeux. Personne ne se souciait de prendre une telle responsabilité. Les hurlements rythmés des Chinois grandissaient.

— Que crient-ils ? demanda l’amiral.

L’officier de sécurité fit un pas en avant. Il parlait parfaitement le chinois :

— Ils crient des slogans, sir. « Gloire à Chairman Mao.

Mort aux impérialistes. Détruisons les fauteurs de guerre. »

L’amiral Riley prit une profonde aspiration. Les canons des destroyers et les deux pièces de 127 du Coral-Sea étaient prêts à déverser un déluge de feu sur le ferry.

— Lieutenant Schwab, ordonna-t-il, dans trente secondes, donnez l’ordre aux batteries d’ouvrir le feu. Visez la coque, tâchez d’épargner les gens.

L’officier se précipita vers l’interphone. Au même moment le ululement de la sirène du ferry couvrit les cris des Chinois.

Malko se pendit à la corde de la sirène. L’énorme coque grise du Coral-Sea approchait inexorablement. Sa traction déclencha un meuglement puissant qui couvrit les cris des Chinois. Il était peut-être temps encore d’éviter la catastrophe. Il ferma les yeux une seconde pour se concentrer. Lors de ses stages de formation, quelques années plus tôt, il avait appris le morse. Il avait eu peu l’occasion de s’en servir, mais tout était là, dans un recoin de sa fabuleuse mémoire.

Une explosion sèche le fit sursauter : il avait oublié le Chinois au pistolet. La première balle venait de le frôler.

Il leva les yeux sur le Chinois et comprit qu’il n’aurait jamais le temps de transmettre son message et d’échapper aux balles. Il eut une imperceptible hésitation. Il avait encore le temps de sauter par-dessus bord. Le Coral-Sea ne serait pas détruit et il s’en sortirait vivant. Sans que personne puisse rien lui reprocher.

Puis il pensa au colonel Whitcomb et à Po-yick. À sa place le vieil Anglais n’aurait pas hésité.

Chacun dans sa vie rencontre sa minute de vérité. Malko savait qu’il vivait la sienne. Ce serait peut-être la dernière de sa vie. Calmement, il commença à tirer sur la corde en cadence, sans perdre de vue le Chinois.

Lorsqu’il vit le doigt se crisper sur la détente, il se rejeta brusquement sur le côté. Il sentit une brûlure sur sa lèvre et immédiatement le goût du sang dans sa bouche. À petits coups, il continuait à émettre. Les mots se déroulaient avec une lenteur désespérante. À chaque seconde, il attendait l’obus qui enverrait le ferry par le fond.

La seconde balle du Chinois le frappa à l’épaule gauche. Il eut la sensation de recevoir un coup de marteau. Décontenancé, son adversaire s’énervait et les mouvements du ferry gênaient son tir. Une balle rata Malko. Celui-ci cherchait à deviner la direction des coups, d’après la position du canon, sautait sans cesse sur place.

Il ne put éviter la quatrième balle qui pénétra sa hanche gauche au-dessus de l’os. Le choc le rejeta d’un mètre en arrière et arracha un meuglement d’agonie à la sirène.

Ivre de rage, le Chinois vida son chargeur. Un des projectiles érafla le cuir chevelu de Malko, un autre le frappa à la poitrine, dans le sein droit, et le troisième lui traversa la cuisse tout près de l’aine.

Il avait l’impression d’être soumis à de violentes décharges électriques. Ce n’était pas douloureux mais ses forces diminuaient. Un voile rouge passa devant ses yeux et il dut s’accrocher à la corde pour ne pas tomber. Les mots se brouillaient dans sa tête. Le sang qui coulait de ses cheveux l’aveuglait. En face de lui, le Chinois remettait un chargeur dans son arme.

Malko se traîna jusqu’au bordage, l’enjamba en réunissant ses dernières forces et se laissa tomber dans l’eau.

— Hausse zéro. À mon commandement, feu ! Le quartier-maître commandait la pièce de 127. Deux marins enfournèrent un obus dans le tube.

— Paré.

Le sous-officier ouvrait la bouche quand le grondement du mégaphone l’arrêta :

— Halte au feu !

Il crut avoir mal entendu. Mais la voix de l’amiral Riley répéta son ordre.

« Il est devenu fou, pensa le quartier-maître. Ces foutus Chinois vont nous faire sauter. »

L’amiral n’était pas devenu fou. Près de lui, l’officier de sécurité traduisait le morse au fur et à mesure…

— Ici, SAS, ne tirez pas, je répète, ne tirez pas, c’est un bluff, une provocation.

L’amiral porta le récepteur du téléphone à son oreille :

— Monsieur le consul, annonça-t-il, notre agent se trouve sur ce ferry et nous envoie un message en morse demandant de ne pas tirer. Il s’agirait d’un bluff, d’une provocation. Peut-on lui faire confiance ?

Le consul n’eut pas le temps de répondre. Un répétiteur amplifiait les paroles de l’amiral dans son bureau où se trouvait également Dick Ryan. Ce dernier lui arracha l’appareil des mains.

— Vous pouvez, hurla-t-il. Vous pouvez.

L’amiral se souvenait de Malko. Ce fut peut-être autant le souvenir de cette rencontre qui compta que l’affirmation de Dick Ryan. Il avait le sentiment de s’y connaître en homme. Mais c’était aussi la décision la plus difficile de sa vie. S’il se trompait, il n’avait plus qu’à se tirer une balle dans la tête.

— Ils viennent de le jeter par-dessus bord, sir, cria un officier qui observait le ferry.

— Ne tirez pas, répéta l’amiral.

Les secondes qui suivirent furent intolérablement longues. Deux chasseurs décollèrent encore des catapultes, secouant le Coral-Sea comme un coup de tabac.

Un léger tremblement agitait la lèvre inférieure de l’amiral John Riley.

Le ferry était tout près. On distinguait les visages hurlants des Chinois et les innombrables drapeaux rouges remués à bout de bras. Tout le premier rang était occupé par des jeunes filles en chemisier blanc et jupe bleue qui criaient plus fort que les autres.

Tout à coup, la proue ronde obliqua vers la gauche. Gracieusement, le ferry virait de bord. Il passa si près du Coral-Sea que les ascenseurs latéraux de l’énorme porte-avions surplombaient la cheminée du ferry. Pendant quelques secondes, il y eut un assaut d’injures entre les marins américains et les passagers chinois du ferry. Puis celui-ci s’éloigna dans un sillage d’écume. Presque aussitôt les clameurs cessèrent, les drapeaux rouges disparurent. Avec une fabuleuse discipline, les Chinois pliaient leurs petits chiffons rouges et les mettaient dans leurs poches. Les jeunes filles se rassirent sur les bancs de bois et se remirent à papoter, ignorant qu’elles venaient d’échapper à la mort. Pour elles, tout s’était déroulé normalement.

Le ferry était redevenu un des anonymes ferries de la baie de Kowloon. Alertées par les coups de canon, plusieurs vedettes de la police lui donnaient la chasse, comme une meute de chiens.

Un même soupir s’échappa de la poitrine de tous les officiers. L’amiral eut un pâle sourire.

— Faites rentrer les avions, ordonna-t-il. Soudain, un des officiers poussa un cri :

— Regardez !

L’hélicoptère s’était immobilisé au-dessus d’un objet flottant à la surface de l’eau sale. Une échelle de corde descendit et un des membres de l’équipage plongea pour récupérer le corps inerte de Malko.


* * *

Holy Tong se sentait soudain extrêmement calme et bien dans sa peau. La soie chaude de son kimono orange lui tenait chaud et l’air frais du matin remplissait ses poumons. La rade de Hong-Kong était encore noyée dans une brise matinale, ce qui le contraria un peu. Il ne s’était jamais lassé de ce paysage féerique, lui le montagnard de Tchung-kong.

Sans commentaire, Tuan, apporta les deux jerricans et se tint respectueusement debout, à deux mètres de son patron.

— Aide-moi, demanda Tong. Fais comme je t’ai expliqué.

Tuan prit le premier jerrican et versa le liquide glacé sur les épaules de Tong. Ce dernier frissonna mais demeura immobile.

Consciencieusement, le domestique vida toute l’essence et attendit, une grosse boîte d’allumettes à la main. Holy Tong méditait, les yeux fermés. Il n’avait pas peur du tout. Plus du tout. Et encore moins envie de vivre. Mme Yao était « tombée » de la fenêtre de son sixième étage, poussée par son huissier qui était devenu commissaire à la Sécurité. L’appareil du parti ne permettait pas les échecs.

Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.

Tous les morts des deux dernières semaines hantaient Tong. Il avait trop perdu la face, vis-à-vis de tout le monde. Toute la nuit, il avait réfléchi à ce qu’aurait fait son grand-père dans les mêmes circonstances. Il avait trouvé la réponse quand les premiers rayons de soleil avaient éclairé Hong-Kong.

— Maintenant, dit-il à Tuan.

Le domestique frotta une poignée d’allumettes. Une flamme claire jaillit de sa main et il projeta le bras en avant.

Il y eut un plouf sourd et une flamme noire jaillit à plusieurs mètres de hauteur. Un instant, Holy Tong parut une divinité entourée de flammes. Puis il s’affaissa sur lui-même, sans un cri et continua de brûler.

Fasciné, Tuan regardait. Cela faisait un tout petit incendie.

Le Bœing 707, frappé de l’étoile bleue de l’Air Force, volait contre le soleil à trente-cinq mille pieds au-dessus de la surface brillante du Pacifique.

Il n’y avait qu’un seul passager à bord : Son Altesse Sérénissime le prince Malko. Immobilisé sur une civière avec quatre balles dans le corps et un litre de sang en moins. Une équipe composée de deux médecins et de deux infirmières se relayait sans cesse auprès de lui.

Lorsqu’on l’avait repêché, les médecins anglais de Hongkong lui avaient donné une chance sur cent de survie. Sa faiblesse rendait toute opération impossible. C’est l’amiral Riley qui avait fait venir spécialement de Tokyo un Bœing militaire pour emmener Malko à l’hôpital de la Navy de San Diego, en Californie. Il avait accompagné lui-même la civière dans l’avion à Kai-tak et demandé au médecin :

— S’il y reste, je veux le savoir. Je vous jure que ce jour-là tous les pavillons de la 7e flotte seront en berne.

En contemplant le visage cireux du blessé, le médecin de garde se demanda s’il tiendrait jusqu’à San Diego.


FIN
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