14

L’homme pénétra à la nuit tombée dans la courte allée qui conduisait à la maison délabrée. Il connaissait par cœur les reliefs des pavés déchaussés et le poli de la vieille porte en bois contre laquelle il cogna cinq fois.

— C’est toi ?

— C’est moi, Mané. Ouvre.

Une vieille femme, grosse et grande, le guida à la lampe électrique jusqu’au salon-cuisine. Il n’y avait pas d’électricité dans la petite entrée. Il avait maintes fois proposé à la vieille Mané de faire restaurer sa maison et d’en améliorer le confort mais elle repoussait ses projets avec un entêtement constant.

— Plus tard, Arnaud, disait-elle. Quand ce sera ton argent. Je me fous bien de ton fameux confort.

Puis elle lui montrait ses pieds, chaussés de lourds mocassins noirs.

— Tu sais à quel âge on m’a payé ma première paire ? À quatre ans. Jusqu’à quatre ans, j’ai marché pieds nus.

— Je sais, Mané, disait l’homme. Mais la toiture fuit et ça pourrit le plancher du grenier. Je ne veux pas que tu passes à travers, un jour.

— Inquiète-toi plutôt de tes oignons.

L’homme s’assit sur le canapé à fleurs et Mané apporta du vin cuit et une assiette de galettes.

— Avant, dit Mané en déposant l’assiette devant lui, je pouvais te faire des Petites galettes à la peau de lait. Mais on ne peut plus trouver du lait qui fasse de la peau. C’est fini, fini. Tu peux le laisser dix jours à l’air libre, il moisira sur pied sans faire un gramme de peau. C’est plus du lait, c’est de la flotte. Je suis obligée de remplacer par de la crème. Je suis obligée, Arnaud.

— Je sais, Mané, dit Arnaud en remplissant les verres, que la vieille femme choisissait plutôt grands.

— Ça change beaucoup le goût ?

— Non, ils sont aussi bons, je t’assure. Tu n’as pas à t’en faire avec ces petits gâteaux.

— T’as raison, trêve de conneries. Où t’en es ?

— C’est prêt.

Un dur sourire élargit le visage de Mané.

— Combien de portes ?

— Deux cent cinquante-trois. Je les fais de plus en plus vite. Ils sont très beaux, tu sais, très fins.

Le sourire de la vieille femme s’agrandit encore, plus doux.

— T’as tous les dons, mon Arnaud, et ces dons, tu vas les reprendre, je te le jure bien sur l’Évangile.

Arnaud sourit aussi et posa sa tête contre la grosse poitrine affaissée de la vieille dame. Elle sentait le parfum et l’huile d’olive.

— Tous, mon petit Arnaud, répéta-t-elle en lui caressant les cheveux. Ils vont crever jusqu’au dernier, tout seuls comme des grands.

— Tous, dit Arnaud en lui serrant la main très fort. La vieille femme sursauta.

— Tu as ta bague, Arnaud ? Ta bague ?

— Ne t’inquiète pas, dit-il en se redressant, je l’ai juste changée de main.

— Montre voir.

Arnaud lui confia sa main droite, ornée d’un anneau au majeur. Elle effleura du pouce le petit diamant qui brillait dans sa paume. Puis elle l’ôta et lui passa à la main gauche.

— Laisse-la à gauche, ordonna-t-elle, et ne l’enlève jamais.

— Bon. Ne t’en fais pas.

— À gauche, Arnaud. Sur l’annulaire. Oui.

— On a attendu, on a attendu des années. Et ce soir, on y est. Je remercie le Seigneur qui m’a fait vivre pour voir cette nuit. Et s’Il l’a fait, Arnaud, c’est qu’Il le voulait. Il voulait que je soye là pour que tu puisses accomplir.

— C’est vrai, Mané.

— Buvons, Arnaud, à ton salut.

La vieille femme leva son verre et l’entrechoqua contre celui d’Arnaud. Ils avalèrent plusieurs gorgées en silence, les mains toujours entrecroisées.

— Trêve de conneries, dit Mané. Tout est bien prêt ? Tu as le code, l’étage ? Ils sont combien là-dedans ?

— Il vit tout seul.

— Viens, je vais te donner le matériel, faut pas trop que tu traînes. Je les ai affamées depuis quarante-huit heures, elles se jetteront sur lui comme la vérole sur le bas clergé. Mets tes gants.

Arnaud la suivit jusqu’à l’échelle de meunier qui grimpait au grenier.

— Te casse pas la gueule, Mané.

— T’occupe. Je fais la manœuvre deux fois par jour. Mané se hissa sans peine jusqu’au grenier, qui résonnait de couinements suraigus.

— Du calme, les petits, ordonna-t-elle. Eclaire-moi, Arnaud, celle de gauche.

Arnaud braqua sa lampe sur une vaste cage où grouillaient une vingtaine de rats.

— Regarde celui-là qu’agonise dans le coin. J’en aurai des neuves pas plus tard que demain.

— Tu es sûre qu’elles sont infectées ?

— Chargées jusqu’à la garde. Tu mettrais pas en doute ma compétence, des foyes ? A l’instant du grand soir ?

— Bien sûr que non. Mais je préférerais que tu m’en mettes dix plutôt que cinq. On serait plus sûrs.

— Je t’en mettrai quinze si tu veux. Comme ça, tu pourras dormir sur tes deux oreilles.

La vieille femme se pencha pour ramasser un petit sac de toile qui reposait sur le sol, à côté de la cage.

— Mort de peste avant-hier, dit-elle en secouant le sac sous le nez d’Arnaud. On va lui ratisser ses puces et en voiture Simone. Éclaire-moi.

Arnaud regarda Mané s’activer dans la cuisine sur le cadavre du rat.

— Fais attention à toi. Si elles te piquent ?

— Je crains rien, je te dis, gronda Nlané. Et je suis couverte d’huile de la tête aux pieds. T’es rassuré ?

Dix minutes plus tard, elle jetait la bestiole à la poubelle et tendait une grosse enveloppe à Arnaud.

— Vingt-deux puces, dit-elle, tu vois que t’as de la marge. Il glissa avec précaution l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste.

— J’y vais, mané.

— Ouvre-la d’un coup, rapidement, et glisse-la sous la porte. Et ouvre-la sans crainte. Tu es le maître.

La vieille femme le serra dans ses bras brièvement.

— Trêve de conneries, dit-elle. À toi de jouer, le Seigneur t’ait en sa garde et méfie-toi des flics.

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