33

On appuya sur la sonnette de nuit en la pressant plusieurs fois de suite, en signal d’urgence. Le brigadier Estalère libéra la porte cochère et reçut un homme en sueur, en complet-veston boutonné à la hâte et chemise ouverte sur une crinière de poils noirs.

— Grouillez-vous mon vieux, dit l’homme en se mettant rapidement à l’abri dans les locaux de la Brigade. Je veux faire une déposition. Sur l’assassin, sur l’homme de la peste.

Estalère n’osa pas alerter le commissaire principal et réveilla le capitaine Danglard.

— Merde, Estalère, dit Danglard depuis son lit, pourquoi vous m’appelez ? Secouez Adamsberg, il dort dans son bureau.

— Justement, capitaine. Si ce n’est pas important, j’ai peur de me faire savonner par le commissaire.

— Et vous avez moins peur de moi, Estalère ?

— Oui, capitaine.

— Vous avez tort. Depuis six semaines que vous le côtoyez, vous avez déjà vu Adamsberg gueuler ?

— Non, capitaine.

— Eh bien dans trente ans, vous n’aurez toujours pas vu. Mais moi si, pas plus tard qu’en ce moment, brigadier. Réveillez-le, merde. Il n’a pas besoin de beaucoup de sommeil, de toute façon. Moi oui.

— Bien, capitaine.

— Une minute, Estalère. Qu’est-ce qu’il veut, ce type ?

— C’est un paniquard, il a peur que l’assassin ne l’assassine.

— Les paniquards, on a dit depuis longtemps qu’on laissait tomber. Ils sont cent mille dans la ville à présent. Foutez-le dehors et laissez dormir le commissaire.

— Il prétend qu’il est un cas spécial, précisa Estalère.

— Tous les paniquards se croient spéciaux. Sinon, ils ne paniqueraient pas.

— Non, il prétend qu’il vient d’être piqué par des puces.

— Quand ? demanda Danglard en s’asseyant sur son lit.

— Cette nuit.

— C’est bon, Estalère, réveillez-le. J’arrive aussi.


Adamsberg se passa le visage et le torse sous l’eau froide, commanda un café à Estalère — la nouvelle machine avait été installée la veille —, repoussa du pied le lit de camp au fond de son bureau.

— Amenez-moi ce type, brigadier, dit-il.

— Estalère, se présenta le jeune homme.

Adamsberg hocha la tête et reprit son mémento. Maintenant que le semeur était en cellule, il allait peut-être pouvoir s’occuper de cette troupe d’inconnus qui peuplait sa Brigade. Il inscrivit : Visage rond, Yeux verts, Craintif égale Estalère. Auquel il ajouta dans la foulée : Entomologue, Puces, Pomme d’Adam égale Martin.

— Il s’appelle comment ? demanda-t-il.

— Roubaud Kévin, dit le brigadier.

— Quel âge ?

— La trentaine, estima Estalère.

— Il a été piqué cette nuit, c’est cela son histoire ?

— Oui, et il panique.

— Pas mal.

Estalère conduisit Roubaud Kévin jusqu’au bureau du commissaire, tout en tenant une tasse de café dans la main gauche, sans sucre. Le commissaire ne prenait pas de sucre. Au contraire d’Adamsberg, Estalère aimait les petits détails de la vie, il aimait s’en souvenir et il aimait démontrer qu’il s’en souvenait.

— Je ne vous ai pas mis de sucre, commissaire, dit-il en posant la tasse sur la table et Rouhaud Kévin sur la chaise.

— Merci, Estalère.

L’homme passait les doigts dans les poils denses de sa poitrine, agité, mal à l’aise. Il sentait la sueur et sa sueur sentait le vin.

— Jamais eu de puces auparavant ? lui demanda Adamsberg.

— Jamais.

— Vous êtes certain que les piqûres datent de cette nuit ?

— Il n’y a pas deux heures et c’est cela qui m’a réveillé. Alors j’ai filé pour vous avertir.

— Il y a des 4 sur les portes de votre immeuble, monsieur Rouhaud ?

— Deux. La gardienne en a fait un sur sa vitre, au feutre, et le type du cinquième gauche.

— Alors ce n’est pas lui. Et ce ne sont pas ses puces. Vous pouvez rentrer tranquille.

— Vous rigolez ? dit l’homme en haussant le ton. J’exige une protection.

— Le semeur peint toutes les portes, sauf une, avant de lâcher ses puces, martela Adamsberg. Ce sont d’autres puces. Vous avez reçu quelqu’un, ces derniers jours ? Quelqu’un avec un animal ?

— Oui, dit Rouhaud, renfrogné. Un ami est passé il y a deux jours avec son clebs.

— Alors voilà. Rentrez chez vous, monsieur Roubaud, et dormez. On va tous se rendormir pour une petite heure, ça fera du bien à tout le monde.

— Non. Je ne veux pas.

— Si vous êtes inquiet à ce point, dit Adamsberg en se levant, appelez la désinfection et puis merde.

— Ça ne servirait à rien. Le tueur m’a choisi, il me tuera, puces ou pas puces. J’exige une protection.

Adamsberg revint à sa table, se recula vers son mur et examina plus attentivement Kévin Roubaud. La trentaine, violent, soucieux, et quelque chose de furtif dans ses gros yeux sombres un peu exorbités.

— Bien, dit Adamsberg. Il vous a choisi. Il n’y a pas un seul 4 digne de ce nom dans votre immeuble, mais vous savez qu’il vous a choisi.

— Les puces, gronda Roubaud. C’est dans le journal. Toutes les victimes ont eu des puces.

— Et le chien de votre ami ?

— Non, ce n’est pas ça.

— Comment en êtes-vous si sûr ?

Le ton du commissaire se modifiait, Roubaud le sentit et se ramassa sur sa chaise.

— Dans le journal, répéta-t-il.

— Non, Roubaud, c’est autre chose.

Danglard venait d’arriver, il était six heures cinq du matin et Adamsberg lui fit signe de s’installer. Le capitaine se déplaça en silence et se plaça au clavier.

— Dites donc, dit Roubaud en reprenant de l’assurance, on me menace, un cinglé essaie de me tuer et c’est moi qu’on emmerde ?

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? demanda Adamsberg en adoucissant le ton.

— Je travaille au rayon des linos dans un grand magasin d’ameublement, derrière la gare de l’Est.

— Vous êtes marié ?

— Je suis divorcé depuis deux ans.

— Des enfants ?

— Deux.

— Ils vivent avec vous ?

— Avec leur mère. J’ai droit de visite le week-end.

— Vous dînez dehors ? Chez vous ? Vous savez cuisiner ?

— Ça dépend, dit Roubaud, un peu décontenancé. Des fois je me fais une soupe et un plat surgelé. Des fois je descends au café. C’est trop cher, les restaurants.

— Vous aimez la musique ?

— Oui, dit Roubaud, un peu perdu.

— Vous avez une chaîne, une télé ?

— Oui.

— Vous regardez le foot ?

— Oui, évidemment.

— Calé ?

— Assez.

— Nantes-Bordeaux, vous l’avez regardé ?

— Oui.

— Pas mal joué, non ? dit Adamsberg qui ne l’avait pas vu.

— Si on veut, dit Roubaud avec une grimace. Ça a tapé plutôt mou et ça s’est fini par un nul. On aurait pu le parier dès la première mi-temps.

— Vous avez suivi les informations, à la mi-temps ?

— Oui, dit Roubaud machinalement.

— Alors, dit Adamsberg en venant s’asseoir devant lui, vous savez qu’on a cueilli hier soir le semeur de peste.

— C’est ce qu’ils ont dit, murmura Roubaud, troublé.

— En ce cas, qu’est-ce qui vous fait peur ?

Le type se mordit les lèvres.

— Qu’est-ce qui vous fait peur ? répéta Adamsberg.

— Je ne suis pas sûr que ce soit lui, lâcha l’homme d’une voix hésitante.

— Oui ? Vous vous y connaissez, en tueurs ?

Roubaud avala complètement sa lèvre inférieure, les doigts enfoncés dans les poils de son torse.

— C’est moi qu’on menace et c’est moi qu’on emmerde ? répéta-t-il. J’aurais dû le savoir. Les flics, dès qu’on les sonne, ils vous collent au ballon, c’est tout ce qu’ils savent faire. J’aurais dû me démerder moi-même. On veut aider la justice et voilà le résultat.

— Mais vous allez aider, Roubaud, et beaucoup même.

— Ouais ? Je crois que vous vous le fourrez profond, commissaire.

— Ne fais pas le fortiche, Roubaud, parce que t’es pas assez malin pour ça.

— Ouais ?

— Ouais. Mais si tu ne veux pas aider, tu vas rentrer chez toi, bien gentiment. Chez toi, Roubaud. Si tu essaies de filer, on te ramènera au domicile. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Depuis quand les flics me dictent où je dois aller ?

— Depuis que tu m’emmerdes. Mais vas-y, Roubaud, tu es libre. File.

L’homme ne bougea pas.

— Tu as peur, hein ? Tu as peur qu’il ne t’étrangle au fil cranté comme les cinq autres ? Tu sais que tu ne pourras pas te défendre. Tu sais qu’il te rattrapera, où que tu sois, à Lyon, à Nice, à Berlin. Tu es la cible. Et tu sais pourquoi.

Adamsberg ouvrit son tiroir puis étala devant l’homme les photos des cinq victimes.

— Tu sais que tu vas les rejoindre, hein ? Tu les connais, tous, et c’est pour cela que t’as peur.

— Foutez-moi la paix, dit Roubaud en se tournant de côté.

— Alors file. Casse-toi.

Il s’écoula deux longues minutes.

— Ça va, se décida l’homme.

— Tu les connais ?

— Oui et non.

— Explique.

— Disons que je les ai rencontrés un soir, il y a longtemps, sept ou huit ans au moins. On a bu un coup.

— Ah oui. Vous avez bu un coup et c’est pour cela qu’on vous dézingue les uns après les autres.

L’homme transpirait, et l’odeur de sa sueur emplissait toute la pièce.

— Tu veux un café ? demanda Adamsberg.

— Je veux bien.

— Avec quelque chose à bouffer ?

— Je veux bien.

— Danglard, dites à Estalère d’apporter tout ça.

— Et des clopes, ajouta Roubaud.


— Raconte, répéta Adamsberg pendant que Roubaud se remontait au café très sucré, avec du lait. Vous étiez combien ?

— Sept, murmura Roubaud. On s’est retrouvés dans un rade, parole.

Adamsberg regarda aussitôt ses gros yeux noirs, et il vit qu’un peu de vérité était passé avec ce « parole ».

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Rien.

— Roubaud, j’ai le semeur dans la cellule. Si tu veux, je te colle avec lui, je ferme les yeux et on n’en parle plus. Dans une demi-heure, tu es mort.

— Disons qu’on a asticoté un gars.

— Pour quoi faire ?

— C’est loin. On était payés pour que ce type crache quelque chose, c’est tout. Il avait volé un bazar et il devait le rendre. On l’a asticoté, c’était le contrat.

— Le contrat ?

— Ouais, on nous avait loués. Un petit boulot, quoi.

— Où l’avez-vous « asticoté » ?

— Dans une salle de gym. On nous avait refilé l’adresse, le nom du type et le nom du rade où on devait se regrouper. Parce qu’on ne se connaissait pas avant.

— Aucun de vous ?

— Non. On était sept, et personne ne se connaissait. Il nous avait tous piochés séparément. Un malin.

— Où vous avait-on piochés ? Roubaud haussa les épaules.

— Dans des endroits où on trouve des gars qui veulent bien asticoter les autres pour de la tune. C’est pas très sorcier. Moi, on m’a alpagué dans une boîte de merde de la rue Saint-Denis. Parole, je ne touche plus à ce genre de business depuis des lunes. Parole, commissaire.

— Qui t’a alpagué ?

— Je n’en sais rien, tout était par écrit. Une fille qui m’a remis le courrier. Du papier chic, propre. J’ai fait confiance.

— De la part de qui ?

— Parole, je n’ai jamais su qui nous louait. Trop futé, le patron. Des fois qu’on aurait réclamé davantage.

— Alors vous vous êtes retrouvés tous les sept et vous avez été cueillir votre victime.

— Oui.

— C’était quand ?

— Un 17 mars, un jeudi.

— Et vous l’avez embarqué dans cette salle de gym. Et ensuite ?

— Je l’ai dit, merde, dit Roubaud en s’agitant sur sa chaise. On l’a asticoté.

— Efficace ? Il a craché ce qu’il devait cracher ?

— Oui. Il a fini par téléphoner. Il a refilé toutes les informations.

— De quoi s’agissait-à ? Fric ? Dope ?

— Je n’ai pas compris, parole. Le patron a dû être satisfait, parce qu’on n’en a plus entendu parler.

— Bien payé ?

— Ouais.

— Asticoté, hein ? Et le type a tout craché ? Tu ne dirais pas plutôt torturé ?

— Asticoté.

— Et votre victime vous ferait payer huit ans plus tard ?

— C’est ce que je crois.

— Pour un asticotage ? Tu te fous de moi, Roubaud. Tu vas rentrer chez toi.

— C’est la vérité, dit Roubaud en s’accrochant à sa chaise. Pourquoi qu’on les aurait torturés, merde ? Ils avaient rien dans le ventre, ils se faisaient dessus rien que de nous regarder.

— « Ils » ?

Roubaud avala de nouveau sa lèvre inférieure.

— Ils étaient plusieurs ? Grouille-toi, Roubaud, je sens que ça presse.

— Il y avait une fille aussi, murmura Roubaud. On n’a pas eu le choix. Quand on est venus saisir le mec, il était avec sa copine, qu’est-ce que ça change ? On les a embarqués tous les deux.

— Asticotée aussi, la fille ?

— Un petit peu. Pas moi, je le jure.

— Tu mens. Sors de ce bureau, je ne veux plus te voir. Cavale vers ton destin, Kévin Roubaud, je m’en lave les mains.

— C’était pas moi, dit Roubaud en chuchotant, je le jure. Je ne suis pas une brute. Un peu sur les bords si on me cherche mais pas comme les autres. Moi, je rigolais juste, et assurais les arrières.

— Je te crois, dit Adamsberg, qui ne le croyait nullement. Tu rigolais de quoi ?

— Eh ben, de ce qu’ils faisaient.

— Dépêche-toi, Roubaud, tu n’as plus que cinq minutes et je te vire.

Roubaud prit une bruyante inspiration.

— Ils l’ont désapé, continua-t-il à voix basse, ils lui ont versé de l’essence sur la… sur le…

— Sur le sexe, suggéra Adamsberg.

Roubaud acquiesça. Les gouttes de sueur roulaient sur ses joues et venaient se perdre sur son torse.

— Ils ont allumé des briquets et ils lui ont tourné tout autour, en s’approchant de sa… de son truc. Le type, il hurlait, il mourait de trouille à l’idée que son machin parte en flammes.

— Asticoté, murmura Adamsberg. Après ?

— Après, ils l’ont retourné sur la table de gym, et puis ils l’ont clouté.

— Clouté ?

— Ben oui. Ça s’appelle décorer un gars. Ils lui ont enfoncé des punaises dans le corps, et puis ils lui ont collé une matraque dans les, dans le, dans le cul.

— Formidable, dit Adamsberg entre ses dents. Et la jeune fille ? Ne me dis pas que vous n’avez pas touché à la fille.

— Pas moi, cria Roubaud, j’assurais les arrières. Juste je me marrai.

— Et aujourd’hui, tu te marres encore ?

Roubaud baissa la tête, les mains toujours accrochées à la chaise.

— La fille ? répéta Adamsberg.

— Violée par les cinq types, coup sur coup. Elle a fait une hémorragie. A la fin, elle était inerte. J’ai même cru qu’on avait fait la bourde, qu’elle était morte. En fait, elle était devenue folle, elle ne reconnaissait plus personne.

— Cinq ? Je croyais que vous étiez sept.

— Je l’ai pas touchée.

— Mais le sixième gars ? Il n’a rien fait ?

— C’était une fille. Elle, dit Roubaud en montrant du doigt la photo de Marianne Bardou. Elle était maquée avec un des gars. On voulait pas de gonzesses mais elle était accrochée, alors elle a suivi.

— Qu’est-ce qu’elle faisait ?

— C’est elle qui a étalé l’essence. Elle se marrait bien.

— Décidément.

— Oui, dit Roubaud.

— Et ensuite ?

— Après que le gars a eu fini de téléphoner, dans son vomi, on les a foutus dehors tous les deux, à poil avec leur fourbi, et on a tous été se pinter la gueule.

— Bonne soirée, commenta Adamsberg. Ça s’arrose.

— Parole, ça m’a refroidi. J’ai jamais retouché à ça, et j’ai jamais revu les types. J’ai reçu les tunes par la poste, comme convenu, et j’en ai plus entendu parler.

— Jusqu’à cette semaine.

— Oui.

— Où tu as reconnu les victimes.

— Seulement lui, lui, et la femme, dit Roubaud en désignant les photos de Viard, Clerc et Bardou. Je ne les avais vus qu’un soir.

— T’as percuté, tout de suite ?

— Seulement après le meurtre de la femme. Je l’ai reconnue parce qu’elle avait plein de grains de beauté sur le visage. Alors j’ai regardé les photos des autres, et j’ai pigé.

— Qu’il était revenu.

— Oui.

— Tu sais pourquoi il a attendu tout ce temps ?

— Non, je le connais pas.

— Parce qu’il a fait cinq ans de taule après ça. Sa petite amie, la fille que vous avez rendue cinglée, s’est jetée par la fenêtre un mois plus tard. Digère ça, Roubaud, si tu n’en as pas déjà assez sur le râble.

Adamsberg se leva, ouvrit grand la fenêtre pour respirer, chasser l’odeur de la sueur et de l’horreur. Il resta penché un moment à la rambarde, abaissant son regard vers les gens qui marchaient en dessous, dans la rue, et qui n’avaient pas entendu l’histoire. Sept heures quinze. Le semeur dormait toujours.

— Pourquoi as-tu peur, puisqu’il est en taule ? dit-il en se retournant.

— Parce que c’est pas lui, souffla Roubaud. Vous vous êtes foutu le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Le gars qu’on a torturé, c’était un grand malingre qu’on aurait fait sauter d’une pichenette, un minable, une lavette, un intellectuel de mes deux qu’aurait pas pu soulever une pince à linge. Le type qu’ils ont montré à la télé, c’est un costaud, un physique, rien à voir, vous pouvez me croire.

— Sûr ?

— Certain. Ce mec avait une gueule d’alouette, je m’en souviens très bien. Il est toujours dehors, et il me guette. Je vous ai tout dit maintenant, je demande la protection. Mais parole, j’ai rien fait, j’assurais…

— Les arrières, j’ai entendu, ne te fatigue pas. Mais tu ne crois pas qu’un homme a pu changer, en cinq ans de taule ? Surtout s’il a décidé de se venger, comme une idée fixe ? Tu ne crois pas que des muscles, ça se fabrique, à la différence d’une cervelle ? Et que si toi, t’es resté aussi con, lui, il a pu se transformer, volontairement ?

— Pour quoi faire ?

— Pour nettoyer la honte, pour vivre et pour vous condamner.

Adamsberg alla à l’armoire, en tira un sachet plastique qui contenait une grande enveloppe ivoire, et la balança doucement sous les yeux de Boubaud.

— Tu connais ça ?

— Oui, dit Roubaud en plissant le front. Il y en avait une par terre quand j’ai quitté la maison tout à l’heure. Il n’y avait rien dedans, c’était vide et déjà ouvert.

— C’était lui, le semeur. C’est l’enveloppe qui t’a largué les puces missiles.

Roubaud serra ses deux bras sur son ventre.

— Tu as peur de la peste ?

— Pas trop, dit Roubaud. Je ne crois pas vraiment à ces conneries, c’est du flan pour embobiner. Je crois qu’il étrangle.

— Et tu as raison. Cette enveloppe, tu es certain qu’elle n’était pas là hier ?

— Certain.

Adamsberg se passa la main sur la joue, pensif.

— Viens le voir, dit-il en se dirigeant vers la porte. Roubaud hésita.

— Tu te marres moins qu’avant, hein ? Quand c’était le bon temps ? Viens, tu ne risques rien, la bête est en cage.


Adamsberg traîna Roubaud jusqu’à la cellule de Damas.

Celui-ci dormait encore du sommeil du juste, le visage de profil posé sur la couverture.

— Regarde-le bien, dit Adamsberg. Prends ton temps. N’oublie pas que ça fait presque huit ans que tu ne l’as pas vu et qu’alors, le gars n’était pas au mieux de sa forme.

Roubaud examina Damas à travers les barreaux, presque fasciné.

— Alors ? demanda Adamsberg.

— C’est possible, dit Roubaud. La bouche, c’est possible. Faudrait que je voie ses yeux.

Adamsberg ouvrit la cellule sous le regard presque paniqué de Roubaud.

— Tu veux que je referme ? demanda Adamsberg. Ou tu veux que je te boucle en sa compagnie, pour que vous puissiez vous amuser ensemble comme quand vous étiez jeunes, en évoquant les bons souvenirs ?

— Déconnez pas, dit Roubaud sombrement. Il est peut-être dangereux.

— Toi aussi tu l’as été, dangereux.

Adamsberg s’enferma avec Damas et Roubaud le regarda comme on admire un dompteur qui pénètre dans l’arène. Le commissaire secoua Damas à l’épaule.

— Réveille-toi, Damas, tu as de la visite.

Damas s’assit en grommelant et regarda les murs de la cellule, stupéfait. Puis il se souvint et jeta ses cheveux en arrière.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Je peux partir ?

— Mets-toi debout. Il y a un mec qui veut te regarder, une vieille relation.

Damas s’exécuta, roulé dans sa couverture, toujours docile, et Adamsberg observa alternativement les deux hommes. Le visage de Damas sembla se fermer légèrement. Roubaud écarquilla les yeux, puis s’éloigna.

— Alors ? demanda Adamsberg une fois dans son bureau. Ça te revient ?

— C’est possible, dit Roubaud, mal convaincu. Mais si c’est lui, il a doublé de volume.

— Son visage ?

— C’est possible. Il n’avait pas les cheveux longs.

— Tu ne te mouilles pas, hein ? Parce que t’as peur ? Roubaud hocha la tête.

— Tu n’as peut-être pas tort, dit Adamsberg. Ton vengeur n’opère probablement pas seul. Je te garde ici jusqu’à ce qu’on y voie plus clair.

— Merci, dit Roubaud.

— Donne-moi le nom de la prochaine victime.

— Ben moi.

— J’ai compris. Mais l’autre ? Vous étiez sept, moins cinq qui sont morts égale deux, moins toi égale un. Qui est-ce qui reste ?

— Un type efflanqué et laid comme une taupe, le plus mauvais de la troupe, à mon avis. C’est lui qui a mis la matraque.

— Son nom ?

— On ne s’est pas dit les noms, ni les prénoms. Sur ce genre de coup, personne ne prend de risque.

— Age ?

— Comme nous tous. Il avait dans les vingt, vingt-cinq.

— De Paris ?

— Je suppose.


Adamsberg déposa Roubaud dans une cellule, sans la fermer, puis passa la tête à travers les barreaux de celle de Damas, en lui tendant ses vêtements.


— Le juge a décidé ta mise en examen.

— Bon, dit Damas, placide, assis sur sa banquette.

— Tu parles latin, Damas ?

— Non.

— Tu n’as toujours rien à me dire ? À propos de ces puces ?

— Non.

— Et à propos de six mecs qui t’ont passé à la question, un jeudi 17 mars ? Tu n’as rien à me dire ? Et d’une fille qui se marrait ?

Damas resta silencieux, les paumes de ses mains tournées vers lui, son pouce effleurant le diamant.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont pris, Damas ? À part ton amie, ton corps, ton honneur ? Qu’est-ce qu’ils cherchaient ?

Damas ne bougea pas.

— Bon, dit Adamsberg. Je t’envoie de quoi petit-déjeuner. Habille-toi.

Adamsberg tira Danglard à l’écart.

— Ce fumier de Roubaud n’est pas affirmatif, dit Danglard. C’est emmerdant pour vous.

— Damas a un complice à l’extérieur, Danglard. Les puces ont été livrées chez Roubaud alors que Damas était déjà chez nous. Quelqu’un a pris le relais dès l’annonce de son arrestation. Il a fait très vite, sans prendre le temps de peindre les 4 de prévention.

— S’il y a complice, cela expliquerait sa tranquillité. Il a quelqu’un pour poursuivre la besogne et il compte là-dessus.

— Envoyez des hommes interroger la sœur, Éva, et tous les habitués de la place pour savoir s’il voyait des amis. Et surtout, je veux le relevé de tous ses appels téléphoniques depuis deux mois. Ceux de la boutique et ceux de l’appartement.

— Vous ne voulez pas nous accompagner ?

— Je ne suis plus en odeur de sainteté sur la place. Je suis le traître, Danglard. Ils parleront plus facilement à des officiers qu’ils ne connaissent pas.

— Vu, dit Danglard. On aurait pu le chercher longtemps, ce point commun. Une rencontre, un rade, un soir, des gars qui ne se connaissaient même pas. Coup de chance que ce Roubaud ait paniqué.

— Il y a de quoi, Danglard.


Adamsberg sortit son portable et le regarda dans les yeux. À force de l’adjurer en silence de sonner, de bouger, de faire quelque chose d’intéressant il finissait par confondre l’appareil avec une projection de Camille elle-même. Il lui parlait, il lui racontait la vie, comme si Camille pouvait l’entendre aisément. Mais comme disait Bertin justement, ça ne donne pas que des satisfactions, ces trucs-là, et Camille ne sortait pas du portable comme le génie de la lampe. Et si ça se trouve, ça lui était égal. Il le déposa délicatement par terre, pour ne pas lui faire mal, et il se rallongea une heure et demie pour dormir.

Danglard l’éveilla avec le relevé des appels téléphoniques de Damas. Les interrogatoires sur la place ne donnaient pas grand-chose. Eva était soudée comme une huître, Marie-Belle fondait en sanglots à tout bout de champ, Decambrais faisait la gueule, Lizbeth insultait et Bertin s’exprimait par monosyllabes, toute défiance normande revenue. De tout cela, il ressortait quand même que Damas ne quittait pour ainsi dire pas la place et passait toutes ses soirées à écouter Lizbeth au cabaret, sans s’y lier avec personne. On ne lui connaissait pas d’ami et il passait le dimanche avec sa sœur.

Adamsberg dépouilla la liste des appels téléphoniques à la recherche d’un numéro récurrent. Si complice il y avait, Damas était nécessairement en contact suivi avec lui, tant le calendrier complexe des 4, des puces et des meurtres était serré. Mais Damas téléphonait exceptionnellement peu. De chez lui, on notait des appels vers la boutique, sans doute donnés par Marie-Belle à Damas, et de la boutique, une liste très réduite et de rares répétitions. Adamsberg contrôla les quatre numéros qui revenaient un peu régulièrement, tous des fournisseurs de planches, de roulements et de casques de sport. Adamsberg repoussa les relevés sur un coin de sa table.

Damas n’était pas un con. Damas était un surdoué qui jouait à vider son regard. Ça aussi, il l’avait préparé en taule, et après. Tout préparé depuis sept années. S’il avait un complice, il n’allait pas risquer de le faire découvrir en le contactant de chez lui. Adamsberg appela l’agence du 14ème arrondissement pour demander le relevé des appels passés depuis la cabine publique de la rue de la Gaîté. Le fax sortit de son appareil vingt minutes plus tard. Depuis l’expansion des portables, l’usage des cabines était tombé en chute libre et Adamsberg eut à éplucher une liste assez légère. Il y releva onze numéros à répétition.

— Je vous les décode, si vous voulez, proposa Danglard.

— Celui-là d’abord, dit Adamsberg en posant le doigt sur un numéro. Celui-là, dans le 92, les Hauts-de-Seine.

— Je peux savoir ? demanda Danglard en partant interroger son écran.

— Banlieue nord, c’est la nôtre. Avec de la chance, on tombe à Clichy.

— Ça ne serait pas plus prudent de contrôler les autres ?

— Ils ne vont pas s’envoler.

Danglard pianota quelques instants en silence.

— Clichy, annonça-t-il.

— Dans le mille. Le foyer de la peste de 1920. C’est dans sa famille, c’est son fantôme. Et c’est là qu’il vivait, probable. Vite, Danglard, le nom, l’adresse.

— Clémentine Courbet, 22, rue Hauptoul.

— Cherchez à l’Identité.

Danglard travailla le clavier pendant qu’Adamsberg marchait dans la salle, en cherchant à éviter le chaton qui jouait avec un fil qui pendait du bas de son pantalon.

— Clémentine Courbet, née Journot, à Clichy, épouse Jean Courbet.

— Quoi d’autre ?

— Laissez tomber, commissaire. Elle a quatre-vingt-six ans. C’est une vieille dame, laissez tomber.

Adamsberg fit la moue.

— Quoi d’autre ? insista Adamsberg.

— Elle a eu une fille, née en 42 à Clichy, énonça mécaniquement Danglard, Roseline Courbet.

— Tenez bon sur cette Roseline.

Adamsberg ramassa la boule et la colla dans le panier. Elle en ressortit aussitôt.

— Roseline, née Courbet, épouse Heller-Deville, Antoine. Danglard regarda Adamsberg sans rien dire.

— Ils ont eu un fils ? Arnaud ?

— Arnaud Damas, confirma Danglard.

— Sa grand-mère, dit Adamsberg. Il appelle sa grand-mère en douce de la cabine publique. Les parents de cette grand-mère, Danglard ?

— Morts. On ne va pas remonter jusqu’au Moyen Age.

— Leurs noms ?

Les touches du clavier cliquetèrent rapidement.

— Émile Journot et Célestine Davelle, nés à Clichy, cité Hauptoul.

— Les voilà, murmura Adamsberg, les vainqueurs de la peste. La grand-mère de Damas avait six ans pendant l’épidémie.

Il décrocha le poste de Danglard et composa le numéro de Vandoosler.

— Marc Vandoosler ? Ici Adamsberg.

— Une seconde, commissaire, dit Marc, je pose mon fer.

— La cité Hauptoul, à Clichy, ça vous dit quelque chose ?

— Hauptoul, c’était le cœur de l’épidémie, les baraquements des chiffonniers. Vous avez une spéciale qui en parle ?

— Non, une adresse.

— La cité est rasée depuis longtemps, remplacée par des ruelles et des maisons pauvres.

— Merci, Vandoosler. Adamsberg raccrocha lentement.

— Deux hommes, Danglard. On fonce là-bas.

— Quatre ? Pour une vieille femme ?

— A quatre. On passe chez le juge prendre un mandat.

— Quand est-ce qu’on bouffe ?

— En route.

Загрузка...