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Entre les trois criées du jeudi, Joss, à l’aide de la petite fourgonnette prêtée par Damas, déménagea ses affaires en quelques allers et retours, dans une sorte d’impatience anxieuse. Damas lui prêta main-forte pour le dernier voyage où l’on fit descendre par les six étages étroits le gros du mobilier. Cela se réduisait à peu de choses : une malle cabine toilée de noir et cloutée de cuivre, un trumeau dont la partie peinte figurait un trois-mâts à quai, un lourd fauteuil aux sculptures artisanales que l’arrière-arrière-grand-père avait réalisé de ses grosses mains lors de ses brefs séjours en famille.

Il avait passé la nuit à échafauder de nouvelles craintes. Decambrais — c’est-à-dire Hervé Ducouëdic — en avait trop dit hier, chargé qu’il était de quelque six pichets de vin rouge. Joss avait redouté qu’il ne s’éveille dans la panique et que son premier réflexe soit de l’expédier à l’autre bout du monde. Mais rien de la sorte ne s’était produit et Decambrais avait assumé dignement la situation, livre en main contre son chambranle dès huit heures trente. S’il avait des regrets, et il en avait probablement, voire s’il tremblait d’avoir déposé son secret entre les mains rugueuses d’un inconnu, doublé d’une brute, il n’en avait rien laissé paraître. Et s’il avait la tête lourde, et il l’avait certainement, autant que Joss, il n’en avait rien montré non plus, le visage tout aussi concentré lorsque étaient passées les deux annonces du jour, celles qu’ils nommaient désormais « les spéciales ».

Joss les lui avait remises toutes les deux ce soir en achevant son déménagement. Une fois seul dans sa nouvelle chambre, son premier geste avait été d’ôter chaussures et chaussettes et de se camper pieds nus sur le tapis, jambes écartées, bras pendants, yeux fermés. Ce fut le moment que choisit Nicolas Le Guern, né à Locmaria en 1832, pour s’asseoir sur le vaste lit aux montants de bois et lui dire salut. Salut, dit Joss.

— Bien joué, fiston, dit le vieux en s’accoudant sur l’édredon.

— N’est-ce pas ? dit Joss en ouvrant à demi les yeux.

— T’es mieux ici que là-bas. Je t’avais dit qu’en faisant crieur, on pouvait monter haut.

— Ça fait sept ans que tu me le dis. C’est pour ça que t’es venu ?

— Ces annonces, dit lentement l’aïeul en se grattant une joue mal rasée, ces « spéciales » comme tu les appelles, celles que tu files à l’aristo, eh bien je serais toi, je donnerais du mou. C’est du mauvais.

— C’est payé, l’ancêtre, et bien payé, dit Joss en se rechaussant.

Le vieux haussa les épaules.

— Je serais toi, je donnerais du mou.

— Ça veut dire ?

— Ça veut dire ce que ça veut dire, Joss.


Ignorant de la visite de Nicolas Le Guern au premier étage de sa propre maison, Decambrais travaillait dans son étroit bureau au rez-de-chaussée. Cette fois, il lui semblait qu’une des « spéciales » du jour avait livré un déclic, très fragile mais peut-être décisif.

Le texte de la criée du matin présentait la suite anecdotique de ce que Joss nommait « l’histoire du type sans queue ni tête ». Précisément, pensait Decambrais, il s’agissait bien d’extraits d’un livre que l’on avait piochés en son milieu, négligeant son ouverture. Pourquoi ? Decambrais relisait régulièrement ces passages dans l’espoir que ces phrases familières et insaisissables annoncent enfin le nom de leur créateur.

À l’église avec ma femme, qui n’y était pas allée depuis un mois ou deux. (…) Je me demande si c’est grâce à la patte de lièvre destinée à me préserver contre les vents, mais je n’ai jamais eu la colique depuis que je la porte.

Decambrais reposa la feuille avec un soupir et reprit l’autre, celle au déclic :

Et de eis quae significant illud, est ut videas mures et animalia quae habitant sub terra fugere ad superficiem terrae et pati sedar, id est, commoveri hinc inde sicut animalia ebria.

Il en avait noté une traduction rapide en dessous, avec un point d’interrogation en son milieu : Et parmi ces choses qui en sont le signe, il y a que tu vois des rats et de ces animaux qui habitent sous la terre fuir vers la surface et souffrir ( ?), c’est-à-dire qu’ils vont hors de ce lieu comme des animaux ivres.

Il butait depuis une heure sur ce « sedar », qui n’était pas un mot latin. Il était convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une erreur de transcription, le cuistre étant si méticuleux qu’il indiquait par des points de suspension toutes les coupures qu’il se permettait d’effectuer dans les textes originaux. Si le cuistre avait tapé « sedar », c’est que ce « sedar » existait assurément, en plein cœur d’un texte en parfait bas latin. En escaladant son vieil escabeau de bois pour atteindre un dictionnaire, Decambrais s’arrêta net.

Arabe. Un terme d’origine arabe.

Presque fébrile, il revint à sa table, les deux mains appliquées sur le texte, comme pour s’assurer qu’il ne s’envolerait pas. Arabe, latin, un mélange. Decambrais rechercha rapidement les autres annonces évoquant cette fuite des anirnaux vers la surface de la terre, y compris le premier texte latin que Joss avait lu la veille et qui commençait presque à l’identique :

Tu verras les animaux nés de la corruption se multiplier sous la terre, tels les vers, crapauds et mouches, et si la cause en est souterraine, tu verras les reptiles habitant les profondeurs sortir à la surface de la terre et abandonner leurs œufs et quelque uns mourir. Et si la cause en est dans l’air, de même en ira-t-il des oiseaux.

Des écrits qui se recopiaient les uns les autres, parfois mot pour mot. Différents auteurs ressassant une seule idée, jusqu’au XVIIème siècle encore, une idée qui se transmettait de génération en génération. À la manière des moines reproduisant les décrets de l’Auctoritas à travers les âges. Donc une corporation. Elitiste, cultivée. Mais pas des moines, non. Cela n’avait rien de religieux.

Le front appuyé sur sa main, Decambrais réfléchissait encore lorsque l’appel de Lizbeth résonna dans toute la maisonnée pour appeler à table, comme une chanson.

En descendant à la salle à manger, Joss découvrit les convives de l’hôtel Decambrais déjà tous installés, rompus aux usages, déroulant leurs serviettes de table hors de leurs ronds en bois, chacun des ronds étant marqué d’un signe distinctif. Il avait hésité à rejoindre la tablée dès ce soir — le dîner demi-pension n’étant pas obligatoire, si tant est qu’on avait signalé son absence la veille —, saisi d’un embarras inaccoutumé. Joss s’était habitué à vivre seul, bouffer seul, dormir seul et parler seul, sauf quand il allait parfois dîner chez Bertin. Durant les treize années de sa vie parisienne, il avait eu trois amies, pour des temps assez courts, mais jamais il n’avait osé les emmener dans sa chambre pour leur proposer l’accueil du matelas posé a même le sol. Les maisons des femmes, même rudimentaires, avaient toujours été plus accueillantes que sa retraite délabrée.

Joss fit un effort pour secouer cette balourdise qui semblait revenir des temps anciens de son adolescence, agressive et empruntée. Lizbeth lui sourit en lui tendant son rond de serviette personnel. Quand Lizbeth souriait si largement, il ressentait l’envie, dans un brusque élan, de se jeter contre elle, comme un naufragé qui rencontre un rocher dans la nuit. Un splendide rocher, rond, lisse et sombre, auquel on vouera une gratitude éternelle. Ça l’étonnait. Il ne connaissait cette violence sentimentale qu’avec Lizbeth, et quand elle souriait. Un murmure confus des convives souhaita la bienvenue à Joss, qui prit place à la droite de Decambrais. Lizbeth présidait à l’autre bout de la table, s’activant au service. Il y avait là les deux autres pensionnaires de l’hôtel, chambre 1, Castillon, un forgeron retraité qui avait passé la première moitié de sa vie à exercer la profession de prestidigitateur, courant tous les cabarets d’Europe, et, chambre 4, Evelyne Curie, une petite femme de moins de trente ans, effacée, le visage doux et démodé, penché vers son assiette. Lizbeth avait affranchi Joss dès son arrivée à l’hôtel.

— Attention marinier, avait-elle sermonné en l’attirant discrètement dans la salle de bains, pas de bévue. Avec le Castillon, tu peux y aller franchement, c’est un costaud qui se croit très fort pour la rigolade, ça ne présume pas de l’intérieur mais tu ne risques pas de faire de la casse. T’inquiète pas si tu vois s’envoler ta montre an cours du dîner, c’est plus fort que lui, il te la rend toujours au dessert. C’est compote toute la semaine ou fruits frais selon la saison, gâteau de semoule le dimanche. Ici, c’est pas de la cuisine en plastique, tu peux manger les yeux fermés. Mais gare à la petite. Elle est là depuis dix-huit mois, en sécurité. Elle s’est barrée du domicile conjugal après s’être fait cogner dessus pendant huit ans. Huit ans, tu te figures ça ? Paraît qu’elle l’aimait. Enfin, elle a fini par retrouver sa raison et elle a rappliqué ici un beau soir. Mais attention, marinier. Son homme la cherche dans toute la ville pour lui faire la peau et la ramener au bercail. C’est pas compatible évidemment, mais ces types-là, c’est comme ça que ça marche, il n’y a pas trente-six commandes. Il est prêt à la buter pour pas qu’elle soit à d’autres, tu as vécu, tu connais la musique. Alors, le nom d’Évelyne Curie, tu ne sais pas, tu n’as jamais entendu. Ici, on l’appelle Éva, ça n’engage à rien. Reçu, marinier ? Tu la traites avec ménagement. Elle ne parle pas beaucoup, elle sursaute souvent, elle rougit, comme si elle avait toujours peur. Petit à petit elle se remet, mais faut le temps. Quant à moi, tu me connais assez, je suis bonne fille mais les blagues de cul, je peux plus les encaisser. C’est tout. Descends à table, ça va être l’heure, et mieux vaut que tu le saches d’entrée, c’est deux bouteilles et, parce que Decambrais a tendance, donc je freine, pas plus. Ceux qui veulent une rallonge vont au Viking. Et petit déjeuner de sept à huit, ça arrange tout le monde sauf le forgeron qui se lève tard, chacun sa manière. Je t’ai tout dit, reste pas dans mes jambes, je te prépare ton rond. J’en ai un avec un poussin et un avec un bateau. Qu’est-ce que tu préfères ?

— Quel rond ? avait demandé Joss.

— Pour rouler ta serviette. Lessive toutes les semaines, au fait, le blanc le vendredi, la couleur le mardi. Si tu ne veux pas que ton linge tourne avec celui du forgeron, t’as la laverie à deux cents mètres. Si tu veux le repassage, faudra payer Marie-Belle en sus, qui vient pour les vitres. Alors pour le rond, tu décides quoi ?

— Le poussin, avait répondu Joss fermement.

— Les hommes, avait soupiré Lizbeth en sortant, faut toujours que ça fasse les malins.

Soupe, sauté de veau, fromages et poires cuites. Castillon parlait un peu tout seul, Joss attendait prudemment de prendre ses marques, comme on aborde une mer nouvelle. La petite Éva mangeait sans bruit et ne leva qu’une seule fois le visage pour demander du pain à Lizbeth. Lizbeth lui sourit et Joss eut l’impression curieuse qu’Eva avait eu envie de se jeter dans ses bras. A moins que ce ne fût encore lui.

Decambrais n’avait pratiquement pas parlé du dîner. Lizbeth avait glissé à Joss, qui aidait à débarrasser : « Quand il est comme ça, c’est qu’il travaille en mangeant. » Et en effet, Decambrais s’était levé de table sitôt les poires avalées et s’était excusé auprès de tous avant de retourner à son bureau.

La lumière se fit au matin, au premier instant de conscience. Le nom se propulsa sur ses lèvres avant même qu’il eût ouvert les yeux, comme si ce mot avait attendu toute la nuit le réveil du dormeur, brûlant de se présenter. Decambrais s’entendit l’énoncer à voix basse : Avicenne.

Il se leva en le répétant plusieurs fois, de peur qu’il ne s’évanouisse dans la dissipation des brumes du sommeil. Pour plus de sûreté, il le nota sur une feuille. Avicenne, puis il écrivit à côté : Liber canonis. Le Canon de la médecine.

Avicenne. Le grand Avicenne, médecin et philosophe persan, tout début du XIème siècle, mille fois recopié d’Orient en Occident. Rédaction latine semée de locutions arabes. Maintenant, il tenait la piste.

Souriant, Decambrais attendit de croiser le Breton dans l’escalier. Il l’attrapa au passage.

— Bien dormi, Le Guern ?

Joss vit clairement que quelque chose s’était produit. Le visage blanc et mince de Decambrais, ordinairement un peu cadavérique, s’était ranimé comme sous l’effet d’un coup de soleil. Au lieu de ce sourire un peu cynique, un peu poseur qu’il affectait de manière générale, Decambrais jubilait, tout simplement.

— Je le tiens, Le Guern, je le tiens.

— Quoi ?

— Notre cuistre ! Je le tiens, nom de Dieu. Gardez-moi les « spéciales » du jour, je file en bibliothèque.

— En bas, dans votre bureau ?

— Non, Le Guern. Je n’ai pas tous les livres.

— Ah bon, dit Joss, surpris.

Decambrais, manteau sur le dos et cartable calé entre ses pieds, nota la « spéciale » du matin :

Après les dérèglements des saisons en leurs qualitez, comme quand l’hiver est chaud, au lieu d’être froid ; l’été frais, au lieu d’être chaud, et ainsi du printemps, et l’automne, car cette grande inégalité monstre une mauvaise constitution, et des astres, et de l’air (…).

Il glissa la feuille dans sa serviette puis attendit quelques minutes pour entendre le naufrage du jour. À neuf heures moins cinq, il s’engouffra dans le métro.

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