27

Camille grimpa les quatre étages étroits qui conduisaient au logement d’Adamsberg. Au passage, elle nota que l’occupant du troisième étage gauche avait barré sa porte d’un gigantesque 4 noir. Ils étaient convenus avec Jean-Baptiste de se rejoindre ce soir pour partager la nuit, pas avant dix heures en raison des journées imprévisibles que le semeur faisait vivre à la Brigade.

Elle était emmerdée, avec ce bébé chat sous le bras. Il l’avait suivie dans la rue depuis des heures. Camille l’avait caressé puis laissé, puis semé, mais le bébé chat s’était obstinément collé à ses talons, s’exténuant à courir par bonds désordonnés pour la rattraper. Camille avait traversé le square pour couper court à la filature. Elle l’avait abandonné à la porte pendant qu’elle dînait et l’avait retrouvé sur le palier au moment de sortir. Le chaton avait repris sa poursuite, courageux, braqué sur son objectif. De guerre lasse, parvenue devant l’immeuble d’Adamsberg, et ne sachant que faire de cet animal qui l’avait élue, elle l’avait soulevé et coincé sous son bras. C’était une simple boule blanche et grise, légère comme une balle de mousse, aux yeux parfaitement ronds et bleus.

À dix heures cinq, Camille poussa la porte qu’Adamsberg laissait presque toujours ouverte et ne trouva personne, ni dans la pièce principale ni dans la cuisine. La vaisselle s’égouttait sur l’évier et Camille en conclut que Jean-Baptiste s’était endormi en l’attendant. Elle pourrait le rejoindre sans l’éveiller dans son premier sommeil, qu’elle épargnait beaucoup dans les moments d’enquête intense, et poser la tête sur son ventre pour la nuit. Elle déposa son sac à dos et son blouson, installa le chaton sur la banquette et passa dans la chambre en avançant avec précaution.


Dans la pièce sombre, Jean-Baptiste ne dormait pas. Camille mit un instant à comprendre, en le découvrant nu, de dos, son corps se détachant en brun sur les draps blancs, qu’il faisait l’amour avec une fille.


Une douleur fulgurante lui traversa le front comme un éclat d’obus venu se planter entre ses yeux et, sous le coup de cet éclair, elle s’imagina une fraction de seconde qu’elle n’y verrait plus jamais de sa vie. Les jambes coupées, elle se laissa tomber dans la pénombre sur la malle en bois qui servait à tout, et qui avait servi ce soir au dépôt des vêtements de la jeune fille. Devant elle, inconscients de sa présence silencieuse, les deux corps bougeaient. Camille les regardait, abrutie. Elle vit Jean-Baptiste faire des gestes et elle les reconnut, un à un, mouvement après mouvement. La fulgurance, vissée comme un foret chauffé au rouge entre ses sourcils, l’obligeait à serrer les yeux. Tableau violent, tableau ordinaire, blessure et banalité. Camille abaissa son regard. Ne pleure pas, Camille.

Elle fixa un point sur le sol, abandonnant les corps allongés sur le lit.

Pars, Camille. Pars vite, loin, et longtemps. Cito, longe, tarde.

Camille essaya de bouger, mais elle s’aperçut que ses cuisses n’étaient pas capables de la tenir debout. Elle baissa plus encore les yeux et se concentra ardemment sur le bout de ses pieds. Sur ses bottes en cuir noir dont elle détailla intensément le bout carré, la boucle latérale, les replis grisés de poussière, le talon biseauté par la marche.

Tes bottes, Camille, regarde tes bottes.

Je les regarde.

Une chance qu’elle n’ait pas quitté ses chaussures. Pieds nus et désarmée, elle n’aurait plus été en mesure d’aller où que ce soit. Peut-être qu’elle serait restée là, fichée sur cette malle, avec son foret dans le front. Un foret à béton, certainement, pas un foret à bois. Regarde tes bottes, puisque tu les as. Regarde-les bien. Et cours, Camille.

Mais c’était trop tôt. Ses jambes reposaient comme des drapeaux affalés sur le bois de la malle. Ne lève pas la tête, ne regarde pas.

Bien sûr qu’elle savait. Ça avait toujours été comme ça. Il y avait toujours eu des filles, beaucoup d’autres filles, pour des séjours variables, cela dépendait de la résistance de la fille, Adamsberg laissant toute situation se déliter jusqu’à épuisement. Bien sûr qu’il y en avait toujours eu, des filles, qui nageaient comme des sirènes au long du fleuve, qui s’enroulaient aux berges. « Elles me touchent », disait laconiquement Jean-Baptiste. Oui, Camille savait tout cela, les moments d’éclipse, les temps voilés, tout ce qui bouillonnait là-bas, au loin. Une fois, elle avait rebroussé chemin et s’était éloignée. Elle avait oublié Jean-Baptiste Adamsberg et ses berges surpeuplées, monde de drames bruissants qui la frôlaient de trop près. Elle s’était éloignée pendant des années et avait enterré Adamsberg avec les honneurs dus à ceux que l’on a tant aimés.

Jusqu’à ce qu’il apparaisse au détour d’une route, l’été dernier, et que sa mémoire morte lui restitue, par un tour de passe-passe assez retors, l’amont de son fleuve intact. Elle l’avait réinvesti du bout d’une botte, un pied dehors, un pied dedans, opérant un grand écart expérimental et parfois vacillant entre les bras de la liberté et ceux de Jean-Baptiste. Jusqu’à ce soir où cette percussion imprévue lui avait enfoncé ce machin dans le front. Pour une simple confusion de jour. Jean-Baptiste n’avait jamais été très sourcilleux sur les questions de dates.

A force de fixer ses bottes, ses jambes avaient retrouvé une sorte de fermeté. Sur le lit, le mouvement s’éteignait. Camille se leva très doucement et contourna la malle. Elle se glissait par la porte quand la jeune fille se dressa et poussa un cri. Camille entendit le bruit des corps qui s’affolent, Jean-Baptiste qui se mettait debout d’un bond sur le plancher et qui criait son nom.

Pars, Camille.

Je fais ce que je peux. Camille attrapa son blouson, son sac à dos, avisa le chaton perdu sur la banquette et le ramassa. Elle entendait la jeune fille parler et questionner. Fuir, rapidement. Camille dévala l’escalier et courut longtemps dans la rue. Elle s’arrêta en soufflant devant un square désert, passa par-dessus les grilles et se cala sur un banc, les genoux repliés, serrant ses bottes entre ses mains. Le machin enfoncé dans le front relâchait son étreinte.

Un jeune homme aux cheveux teints s’assit à côté d’elle.

— Ça ne va pas, affirma-t-il doucement.

Il lui déposa un baiser sur la tempe et s’éloigna en silence.

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